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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Christian Bromberger, L’idée de région dans la France d’aujourd’hui. Entretien avec Maurice Agulhon.” Un article publié dans la revue Ethnologie française, vol. 33, no 3, 2003, p. 459-464. URL Cairne. 
DOI : 10.3917/ethn.033.0459. [Autorisation accordée par l'auteur le 17 février 2012.]

[459]

Christian Bromberger et Mireille Meyer

L’idée de région
dans la France d’aujourd’hui
.
Entretien avec Maurice Agulhon.”

Un article publié dans la revue Ethnologie française, vol. 33, no 3, 2003, p. 459-464. 
URL Cairne. 
DOI : 10.3917/ethn.033.0459.


Christian Bromberger : Quand on évoque les régions et le régionalisme, on se réfère à des situations et à des revendications bien distinctes. Comment percevez-vous cette hétérogénéité ?

Maurice Agulhon : Il y a sans doute deux choses qu’il faut distinguer : des parties de la France, bien repérées, minoritaires, mais souvent actives, où existent des aspirations régionalistes, voire autonomistes : la Corse, le Pays basque, la Bretagne, peut-être un peu l’Alsace. Et puis, on peut repérer une tendance plus générale, celle des gens qui veulent faire prospérer leur petite région et, pour cela, s’attacher à ses spécificités, lui donner une identité, etc. Ce sont des cas de figure différents. L’idée d’avoir un certain quant-à-soi, du moins des originalités à cultiver, est très répandue, tandis qu’un régionalisme plus ou moins antifrançais ou, en tout cas, autonomiste, l’est beaucoup moins.

Ch. B. : Quand on parle de région, on se réfère tantôt à une réalité historique, tantôt à un découpage administratif récent…

M. A. : Quand on pense aux cultures périphériques, on pense aux anciennes provinces, mais on y pense et l’on en parle aujourd’hui plutôt en termes de régions… Or, il n’y a pas coïncidence, il y a même parfois un problème de non-coïncidence entre les provinces d’avant 1789, léguées par l’histoire, et les régions reconstituées officiellement en 1965 après plusieurs tentatives. Les créateurs des régions dans leur configuration et leur nomenclature actuelle, dont le principal paraît avoir été Michel Debré – qui se voulait très républicain et patriote centralisateur – étaient très soucieux de créer des régions avec une logique économique et non pas historique. L’exemple le plus caractéristique, c’est celui de la Bretagne, qui a été reconstituée comme région avec quatre départements (Finistère, Morbihan, Ille-et-Vilaine et Côtes-du-Nord), amputée de la Loire-Atlantique (chef-lieu Nantes), historiquement bretonne, mais qui a servi à fabriquer la région des Pays de Loire, dont la logique était purement économique. C’est d’ailleurs une des revendications des autonomistes bretons que de vouloir récupérer Nantes. De même, vu l’importance de la Normandie, on l’a reconstituée sous la forme de deux régions : Haute et Basse-Normandie, autour de Rouen, Le Havre d’un côté ; Caen et Cherbourg de l’autre. Là encore, il y a un petit courant autonomiste en Normandie qui se plaint de cette partition. Plus près de nous, la prévalence de la logique économique a fait reconstituer une Provence plus grande que l’ancienne Provence, puisqu’on lui a incorporé le comté de Nice, l’ancien comté de Nice… enfin, les Alpes-Maritimes, et aussi, en 1965, le département des Hautes-Alpes. Ce dernier appartenait au ci-devant Dauphiné, mais on ne l’a pas mis dans la région Rhône-Alpes comme les autres départements ci-devant dauphinois : on a gardé la logique purement économique de l’unité de la vallée de la Durance pour lier les Hautes-Alpes au Sud plutôt qu’au Nord… Donc, là encore, dans ce cas précis (l’extension de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur aux Hautes-Alpes), la logique qui prévalait en 1965 était plus économique qu’historique. Mais, les consciences, elles, sont souvent historiques. Le choix des noms des régions, tantôt empruntés aux anciennes provinces, tantôt incorporant des notions purement topographiques (« Centre » !), tantôt même utilisant des noms de département, illustre bien cette équivoque ou cette confusion entre souvenirs historiques et logique économique. En outre, il faut considérer les mentalités collectives. Dans la [460] géographie actuelle, il y a des noms qui sont plus populaires que d’autres : par exemple, la Provence, pour prendre à nouveau cet exemple – non pas parce que nous y habitons, mais parce que ce cas est intrinsèquement intéressant. Provence est un nom populaire, et il est donc quelquefois, malgré la géographie et malgré l’histoire, revendiqué par des gens qui trouvent que ça fait gentil, d’une part, et que ça fait attrait touristique, d’autre part. Il y a une région que je connais bien parce que j’y habite : c’est la petite frange de la rive droite du Rhône où se trouve Villeneuve-lès-Avignon. Là, les gens ont beau savoir, théoriquement, qu’ils sont dans le département du Gard, dans le Languedoc-Roussillon, ils se disent provençaux, parce qu’ils regardent vers Avignon, Aix et Marseille.

Ch. B. : Comment le débat sur les « régions » et sur les « cultures régionales » s’est-il inscrit dans l’histoire politique et idéologique de notre pays ?

M. A. : C’est une banalité de dire que la France a été bâtie à partir du centre, par l’État. En gros, c’est vrai, à condition d’ajouter qu’il y a eu une certaine continuité (malgré les batailles de la Révolution française) entre la construction de l’État national par les monarques d’Ancien Régime et les régimes libéraux puis républicains qui leur ont succédé. Cela a certes réussi, par la centralisation, mais davantage par la constitution d’une forte puissance d’attraction que par la compression. L’immense majorité des Français qui ne parlaient pas le français se sont rendu compte qu’ils avaient intérêt à le savoir pour pouvoir circuler, aller et venir, bénéficier de toutes les possibilités, de tous les emplois, etc. On a beaucoup exagéré, surtout dans les polémiques de droite, et plus récemment dans les polémiques d’extrême gauche qui les ont rejointes, les contraintes de l’apprentissage du français. La politique républicaine avait abouti à une situation de bilinguisme réel que j’ai pu encore percevoir, étant enfant, dans la génération de mes grands-parents. Ils étaient aussi fluides, fluent (comme disent les Anglais), aussi corrects dans l’usage du français que dans l’usage du provençal – ils disaient le provençal ou le patois, ils ignoraient le mot savant d’occitan –, et employaient l’un ou l’autre suivant le sujet ou suivant le statut social ou suivant l’âge de l’interlocuteur, ceci étant surtout vrai en milieu rural car les langues régionales, enfin en tout cas en Provence, sont longtemps restées des sortes de langues professionnelles du monde rural, et non pas des langues protestataires, sauf dans les discours des Félibres qui, eux, pour des raisons de principe, faisaient leurs discours en provençal, mais entre eux.

Pour noircir le rôle éducateur de la IIIe République, on a beaucoup utilisé des sottises pédagogiques comme les punitions pour les gamins qui prononçaient un mot de patois, etc. Mais je pense qu’on a eu tort de confondre une brutalité pédagogique archaïque avec une volonté de nuire, parce que, s’il y avait eu volonté de nuire à l’usage de langues locales, il y aurait eu bien d’autres choses qui auraient été faites. Des proscriptions un peu méchantes du provençal en local scolaire, à Villeneuve-lès-Avignon, ma grand-mère s’en souvenait, mais elle était née en 1877. Ma mère, qui a été dans la même école (mais à la génération suivante : elle étant née en 1901), se souvenait que quand elle y était, donc avant 1914, l’institutrice était déjà capable de spéculer sur la connaissance du provençal par les élèves, pour leur apprendre l’orthographe française, par exemple : « Sur la fenêtre tu mets un accent circonflexe parce que – en “patois” ou en “provençal” – tu dirais la finestre ; quand il y a un “s”, un “s” patois ça devient un “circonflexe” en français. » L’institutrice en question, dont le mari était un des piliers de la franc-maçonnerie, ne considérait donc pas comme sacrilège que l’on sache le patois… Mais tout cela a été montré par le livre important de mon élève Jean-François Chanet, L’école républicaine et les petites patries [Paris, Aubier, 1996], qui fait les mises au point nécessaires.

Surtout, il y a une liaison dialectique, à mon avis, entre les consciences régionales et la conscience nationale. Jusqu’en 1914, tous les Français étaient patriotes : les uns, grâce au patriotisme républicain, pays des droits de l’homme, la République que l’on répand partout ; les autres, pour des raisons de fierté nationale remontant à Jeanne d’Arc et à Louis XIV. On trouve quelquefois, dans les livres d’histoire, des sottises du genre : « Le patriotisme français ou le nationalisme – la distinction n’est pas très nette – était une valeur de gauche jusqu’en 1875 et est passé à droite après. » C’est une sottise. La vérité, c’est qu’il y a eu, depuis la Révolution française – et plus spécialement depuis 1815 jusqu’en 1914 –, deux patriotismes français, profondément différents par leur justification philosophique, mais qui cumulaient leurs effets et ont permis à la France entière de faire la guerre de 1914 avec un minimum d’indiscipline et de désertions. Et alors, c’est cette présence du patriotisme français, même chez Mistral, qui a réduit les régionalismes à des revendications politiquement mineures, de l’ordre du culturel, de l’ordre des traditions. Le patriotisme républicain pouvait aussi aller de pair avec le goût pour les traditions et le folklore. C’est le cas de George Sand, qui conciliait républicanisme et folklorisme berrichon. Elle avait appelé sa fille Solange, sciemment, parce que c’était la sainte la plus réputée et le prénom le plus répandu dans la tradition berrichonne.

C’est lorsque, et parce que le patriotisme français est entré en crise, à cause des souffrances abominables engendrées par la guerre de 1914, dont on ne s’est pas relevé, que la force d’attraction perdue par le patriotisme traditionnel a pu être récupérée par des forces d’attraction périphériques, que des régionalismes, des occitanismes ont pu passer du niveau modestement culturel qui était le leur, au temps de Mistral, à un niveau beaucoup plus proche de l’autonomisme. Une partie très importante de l’opinion est revenue de la guerre, des récits de la guerre et de l’expérience des tranchées avec [461] l’idée qu’ils venaient de vivre l’horreur absolue et que si cette horreur absolue avait été faite pour la défense de la patrie, l’idée de patrie en était en quelque sorte coupable. C’est le point de départ de la crise du sentiment national qui, malgré des hauts et des bas, n’a fait que se développer depuis lors. Le patriotisme français est devenu à peine avouable et toute la capacité d’attraction, de séduction, de conviction qu’avait le patriotisme français depuis des siècles est compromise, et, du coup, tout cet attrait sentimental est récupérable par d’autres attachements : l’anarchisme pur ; le régionalisme, ou le révolutionnarisme tiers-mondiste… Bref, tout ce à quoi une culture nationale forte faisait obstacle ou faisait barrage monte au fur et à mesure que la culture nationale descend… Le premier grand coup a été porté, je vous l’ai dit avec assez d’insistance, par la guerre de 1914. Vous me direz, sans doute, que, face à Hitler, une partie des gens de gauche pacifistes (Léon Blum par exemple) ont consenti à réinventer contre le fascisme la notion de « guerre juste ». Mais il y en a d’autres qui n’ont pas fait ce retour, ce qui les a amenés jusqu’à Pétain. Et puis après la Seconde Guerre mondiale, malgré les mérites immenses de de Gaulle, de la France libre et de la Résistance, le patriotisme français ne s’est pas rétabli réellement, parce qu’il y avait eu Pétain. Je veux dire que la victoire de 1945, à la différence de celle de 1918, a quand même été une victoire de guerre civile, une victoire d’une partie de la France sur une autre. C’est quand même un peu triste et pas très triomphaliste. Et puis, il y a eu la décolonisation. Et tout ce que le patriotisme français traditionnel, même à gauche, tirait d’arguments du beau rôle que la France avait joué dans ses colonies, s’est effondré. À partir du moment où l’on abandonne, de façon plus ou moins forcée, les colonies, on est bien obligé de dire pourquoi et, par conséquent, de dire que la colonisation, ce n’était pas si bien que ça, qu’après tout, les peuples non français ont le droit d’avoir un espace national et un drapeau, comme les autres. Mais tout l’argument « Nous sommes les meilleurs du monde et nous avons fait le bien dans la moitié de l’Afrique et dans la péninsule indochinoise », et tout ce que l’on en tirait de fierté nationale, tout cela s’effondre.

Mireille Meyer : Peut-on dire qu’il y a une forme de continuité – les objectifs sont bien sûr différents – entre les politiques du Front populaire et du régime de Vichy en matière de « cultures régionales » ?

M. A. : Non, je ne crois pas, je dis cela sans a priori politique, qu’il y ait beaucoup de motivations communes entre le folklorisme de 1936 et celui de 1940. Celui de Vichy était assez nettement dans l’idéologie naïve « Vieille France », cela a été dit mille fois… À l’époque du Front populaire, cela se rattache sans doute à l’idée populaire, précisément à l’idée que le peuple ne se réduit pas au prolétariat, ouvriers et paysans, et qu’il accepte tout ce qui paraît sympathique. J’ai été très frappé jadis par la lecture d’un modeste livre de souvenirs du vieux militant communiste Léo Figuères, qui fut un dirigeant très important des Jeunesses communistes et a achevé sa carrière comme maire de Malakoff. Il avait environ vingt ans en 1936. Il était catalan, comme son nom l’indique, et se vante, dans ce livre de souvenirs (Jeunesse militante), d’avoir été parmi les premiers à faire danser la sardane aux Jeunesses communistes. On osait la danse folklorique. On ne la cataloguait donc plus comme réactionnaire parce que traditionnelle. C’est l’idée très « thorézienne », si vous voulez, que les communistes ne sont pas seulement des imitateurs de ce que font les grands camarades soviétiques, mais aussi les héritiers de ce que la France a fait de mieux. Le grand succès du communisme, à l’époque de Maurice Thorez et du Front populaire, c’est d’avoir combiné ces deux idées, la solidarité avec le socialisme en Union soviétique et l’idée d’héritage national. Nous sommes les héritiers de ce que la France a fait de mieux, disaient-ils. Alors, dans ce que la France a fait de mieux… ça ne fait de mal à personne de danser la sardane, et puisque le peuple catalan le fait, allons-y ! J’ai lu cela il y a très longtemps, mais je l’ai retenu comme un bon exemple d’élargissement par rapport à l’étroitesse « lutte de classiste » qui était le communisme des années 1920. Même très pauvre, le prolétaire n’est jamais tout nu ; il porte toujours quelque culture et cette culture a forcément ses variantes.

Ch. B. : Dans le débat sur les « cultures régionales », la IVe République semble une période de latence, même si elle adopte la loi Deixonne sur l’enseignement des langues régionales.

M. A. : La IVe République a détesté Vichy et respecté, pour l’essentiel, la IIIe République, de telle sorte que le découpage régional n’a été réintroduit qu’avec des pincettes. Les premiers regroupements de départements en préfectures de région avaient été faits pour des raisons policières par Vichy, et avaient donc mauvaise réputation. Il est vrai que les autorités de la clandestinité, France libre et Résistance, ont prévu des commissaires de la République à l’échelon régional, parce que avant la Libération, on pensait que la Libération se ferait difficilement, par morceaux, et que, par conséquent, il y aurait intérêt à ce que des commissaires de la République soient mis en place. C’est pour cela qu’il y a eu des commissaires de la République à compétence régionale, dont le célèbre et sympathique Raymond Aubrac à Marseille ou Michel Debré dans les Pays de Loire, mais cela a été prévu comme exceptionnel et très vite supprimé.

Cependant, lorsqu’en 1948 il y a eu la grande vague de grèves avec un encadrement par le parti communiste et la CGT – grèves que les bien-pensants ont trouvées insurrectionnelles –, c’est dans ce climat de lutte de classes très tendu que, là encore, par une exception à motivation d’efficacité policière, des préfets de région ont été recréés par Jules Moch sous le nom de préfet [462] IGAME (Inspecteur général de l’Administration en mission extraordinaire). Cette formule compliquée montre bien que la République trouvait toujours que l’échelon fondamental, c’était le département, et que ce qu’on mettait au-dessus, avec ces préfets, ne représentait qu’un avantage empirique et n’était pas fait pour ressusciter les vieilles provinces. Et il a fallu attendre les « régions de programme » puis les « régions » tout court, pour recréer véritablement une instance régionale à finalité plutôt de géographie économique que de résurrection culturelle. Autrement dit, pour répondre à votre question sur la IVe République : par tradition républicaine, elle a plutôt été réticente à l’égard de la reconstitution de régions et ne l’a fait que de façon tâtonnante.

Ch. B. : Les premiers gouvernements de la Ve République ont donc créé les régions et le général de Gaulle s’est même retiré après un référendum sur la question régionale. N’est-ce pas paradoxal quand on connaît l’attachement des gaullistes à la nation et à l’État ? Sur un plan plus général, quels ont été les facteurs de la croissance des sensibilités locales et régionales pendant les dernières décennies ?

M. A. : Le début de la Ve République a été fortement marqué par Michel Debré qui, dans ce que l’on pourrait appeler la coalition gaulliste, représentait nettement les gens venus de la gauche. Le père de Michel Debré avait été un bon dreyfusard ; Michel Debré se gargarisait de « République » et du mot « républicain », ce que tous les gaullistes ne faisaient pas. Ils ont institué les régions dans l’idée que le département était petit, qu’il fallait un échelon d’action économique plus efficace parce que plus vaste, etc., mais il ne fallait pas que ça ait l’air d’une restitution des anciennes provinces, et, dans quelques cas particuliers, on a pris soin de ne pas utiliser le nom des anciennes provinces. Ainsi, on a dit « Nord » pour représenter le Nord-Pas-de-Calais et non pas « Flandre et Artois ». Dans d’autres régions, ça a été tout à fait baroque : on a juxtaposé un nom d’ancienne province et des noms de départements. Voyez « Poitou-Charentes » ou « Champagne-Ardenne » ; d’autres fois, on a repris des noms d’anciennes provinces comme pour le Limousin, la Provence. Nous en avons déjà parlé. On s’est bien rendu compte que les gens avaient oublié que la Côte d’Azur était provençale et, alors, on a fait plaisir aux Niçois, aux Grassois, aux Cannois, etc., en appelant leur région « Provence-Alpes-Côte d’Azur ». Enfin vous voyez, tout cela dans un assez grand fouillis. Mais, enfin, avec une certaine méfiance contre l’idée de retour à l’Ancien Régime. C’est ce que je proposais d’appeler « un primat de la motivation économique sur la motivation historisante ».

Quant aux raisons qui ont poussé de Gaulle à proposer un référendum sur la régionalisation, je n’ai pas étudié la question. Mais tout ce que je peux dire, c’est que de Gaulle n’était pas incapable d’évolution ! De la monarchie à la république, de l’Empire colonial à la décolonisation, il a vécu d’autres antithèses…

Quant aux consciences de « pays », elles se sont d’autant plus développées depuis un demi-siècle que la petite industrie et l’agriculture ont été en voie de liquidation ou de crise. Quand la France avait une agriculture protégée qui faisait vivre, tant bien que mal, des paysans un peu partout et aussi de petites usines, les élus locaux pouvaient se désintéresser du tourisme. À partir du moment où l’industrie, à quelques exceptions près, et l’agriculture s’affaiblissent, s’amenuisent, les gens ont naturellement plus tendance à miser sur des attraits de substitution, du côté de la résidence secondaire et du côté de l’attrait touristique, que peuvent constituer l’histoire locale et les vieilles pierres. C’est là une des raisons, mais je ne prétendrai pas que ce soit la seule, de l’intérêt pour le patrimoine… Je vois un exemple qui m’intéresse parce qu’il concerne ma ville natale, où l’on a vu apparaître (je ne sais pas si elle existe toujours) une flamme postale et puis des panneaux touristiques : « Uzès, premier duché de France », parce que dans les hiérarchies d’autrefois, c’était le premier duché de France. Ce sont des choses qui n’auraient pas été pensables sous la IIIe République. Durant cette période, quand mon grand-père était conseiller municipal dans une majorité radicale, le duché n’était pas considéré comme emblématique de la ville, la gauche locale et l’administration républicaine n’auraient pas eu l’idée d’utiliser le duché comme un appât touristique, le symbole était encore politique, donc conflictuel. Aujourd’hui les conflits locaux sont moins violents, les besoins de valorisation locale plus grands, donc le symbole change de sens. Les micro-fiertés régionales, que l’on peut bien qualifier de culturelles, ne sont donc pas forcément d’ordre régionaliste mais plutôt d’ordre, en quelque sorte, identitaire. On mise sur les singularités quand elles sont vraiment singulières, pour attirer, quel que soit leur sens.

M. M. : Les références régionales et locales vous apparaissent donc volatiles ou plastiques et mises en avant pour capter l’attention…

M. A. : Oui, prenons-en quelques exemples. Si vous demandez quel est l’animal féroce et redoutable qui est le symbole de la ville de Nîmes, on vous répondra sans doute que c’est le taureau. Même s’il y a un crocodile sur les polos d’une marque célèbre de bonneterie, une partie considérable et actuellement dominante de la population nîmoise a oublié la légion égyptienne avec son crocodile et les empereurs romains… Nîmes se pose comme la capitale française de la corrida à l’espagnole, au point que dans les périodes de grande feria, comme ils disent, elle donne l’impression d’être une sorte d’enclave andalouse en France. C’est un fait qui montre bien une sorte de fierté identitaire, où la vieille province n’est pour rien. En réalité, tout se passe comme si la culture languedocienne et l’originalité languedocienne [463] étaient captées, le dynamisme de Georges Frêche aidant, par Montpellier, et c’est comme si, pour se faire, entre Montpellier et Avignon, une sorte de personnalité à soi, Nîmes, et plus ou moins le département du Gard autour, se repensait autour de la tauromachie.

Laissons de côté Nîmes pour Paris. Si on vous demande quel est l’emblème de Paris, si vous êtes savant, vous direz : « C’est la nef des marchands, “fluctuat nec mergitur”. » Mais, si vous vous baladez dans Paris, vous vous apercevez que ce qui est proposé aux touristes pour qu’ils l’emportent, c’est la tour Eiffel. La tour Eiffel n’a pas été faite pour représenter Paris, mais érigée comme un hymne au progrès industriel, et, accessoirement, à la Révolution française, parce que c’était en 1889. Mais comme elle s’est trouvée être, pour quelques dizaines d’années, le monument le plus haut du monde, elle a été la singularité, la spécificité de Paris et en est devenue le symbole, non pas au sens d’une symbolique officielle, mais au sens d’un emblème identitaire ou ethnographique. Pour prendre un autre exemple dont vous excuserez la vulgarité, qu’est-ce que le touriste emporte comme souvenir à quatre sous lorsqu’il a visité Bruxelles ? C’est le Manneken-Pis. Or, le Manneken-Pis n’a quand même pas été fait pour représenter Bruxelles, mais il est l’objet, si je puis dire, qu’on voit à Bruxelles et qu’on ne voit pas ailleurs ; c’est comme la Petite Sirène à Copenhague ou bien la relève de la garde à Buckingham. Il me semble que les consciences ou les sensibilités régionales, les folklores régionaux, se font de plus en plus autour de ces choses-là, très diverses par leurs origines et par leur sens ostensible, mais qui ont le mérite de distinguer un petit pays d’un autre et de le promouvoir. C’est un aspect de la question, je n’aurais pas la hardiesse de dire que c’est l’aspect principal, mais en tout cas, je pense que c’en est un ; ce n’est pas une théorie de philosophe, c’est un constat d’observateur.

Cette promotion d’un trait singulier peut parfois prendre un tour inattendu. Dans la région provençale, nous avons eu, par le hasard du calendrier, une expérience assez récente, c’est le rôle du souvenir des insurrections de décembre 1851 pour résister au coup d’État, insurrections qui étaient les effets de la républicanisation précoce de beaucoup de paysans provençaux et qui ont donné à la gauche provençale (ainsi d’ailleurs qu’en Languedoc) ses lettres de noblesse. Elles ont été exploitées pendant longtemps, même électoralement, par la gauche socialiste et communiste. Puis, cela tendit à s’atténuer. Et voici que, dans la préparation du cent cinquantenaire de cet événement, c’est-à-dire à l’approche de l’année 2001, des choses plus curieuses ont eu lieu dans le département du Var. Le Var avait fini par acquérir la réputation d’un département très à droite, avec l’élection d’une mairie Front national à Toulon, avec l’élection de Yann Piat et puis son assassinat par des gens troubles, etc. Cela a commencé à donner, en quelque sorte, mauvais genre à l’électorat de ce département. C’est alors que des hommes de droite modérés, sérieux, pas le moins du monde mafieux, en ont pris conscience et ont voulu rendre sa dignité à l’image du Var. Ils se sont lancés d’une façon un peu inattendue dans l’hommage aux ancêtres de décembre 1851, déconcertant les partis et les intellectuels de gauche qui pensaient en avoir le monopole. Cela ne leur a d’ailleurs pas mal réussi, puisque l’homme clé de cette opération, M. Falco, président du conseil général, est devenu maire de Toulon et aujourd’hui ministre, ce qui vise à redonner de la dignité au département. Il y a des traditions et des attachements aux traditions qui peuvent jouer des rôles politiques dans des configurations variées. Quelquefois aussi, cela peut relever de la simple fierté locale. Les commémorations de décembre 1851 paraissent avoir eu, dans le Var intérieur un peu appauvri, un certain succès, notamment en milieu scolaire. Non pas tellement que les enseignants qui ont mobilisé leurs élèves, dansé des farandoles, fait des jeux, etc., aient été politiquement très à gauche ou très « droite républicaine », mais il semble simplement que les habitants aient été sensibles à la redécouverte du fait qu’ils habitaient un pays intéressant, un pays où, dans ces villages appauvris, il s’était passé quelque chose d’« historique » ; et cela, ça a plu.

À l’inverse, le sens politique peut prendre le pas sur la revendication identitaire. Un collègue aixois, Jean Stefanini, me racontait qu’au temps de la guerre d’Espagne, lors d’un congrès félibréen, il s’est trouvé un Félibre naïf qui, croyant bien faire, a proposé au congrès de porter « un brin », c’est-à-dire un toast, à la Catalogne, parce que « Catalans, nos frères », etc. Or, il s’est fait conspuer, il s’est fait jeter dehors parce qu’on était dans la guerre d’Espagne, la Catalogne étant dans le camp hostile à Franco, et les Félibres, en bons réactionnaires, tous pour la rébellion franquiste. Ainsi, leur option théorique pour les Catalans, qui étaient antifranquistes en partie parce que Franco allait restaurer l’État castillan centralisateur, disparaissait derrière leur réflexe plus important de Français réactionnaires.

Ch. B. : Nous avons peu parlé du caractère vif, voire violent et exclusif, de certaines revendications nationalitaires…

M. A. : Je vais parler en moraliste. Il me semble qu’on ne peut pas moralement corriger une injustice en commettant une autre injustice qui risque d’être pire. Je suis tout à fait prêt à reconnaître qu’il y a eu un temps où la Bretagne avait droit à l’indépendance et que son incorporation au royaume de France a été une injustice historique ; il y en a eu bien d’autres de ce type. Mais, supposez que pour la corriger – cette injustice commise au temps de la duchesse Anne –, on sépare la Bretagne de la France, vous créeriez deux États qui auraient chacun un énorme problème de minorités. Quel serait le sort des innombrables Bretons établis dans la France du Centre et des innombrables Français du Centre établis en Bretagne ? Il y a eu tellement d’échanges de [464] populations et de brassages de toutes sortes entre les différentes parties de la France, que la dislocation de la France en ensembles régionaux indépendants les uns des autres créerait, dans chacun d’entre eux, des problèmes de statut et des problèmes de coexistence considérables. C’est un peu comme si pour corriger un viol, qui est un crime abominable, on tuait le bébé qui en est sorti. Eh bien ! non, le bébé a droit à la vie, même s’il a été conçu par le fait d’une énorme injustice. Il me semble qu’un bon citoyen français poussé dans ses retranchements pourrait raisonner ainsi. L’histoire ne se corrige pas par rétrogradation, parce qu’elle est créatrice. Elle corrige ses défauts présents par les inventions d’avenir, l’Europe peut-être, mais cela est une autre histoire.


POUR CITER CET ARTICLE

Christian Bromberger et Mireille Meyer « L'idée de région dans la France d'aujourd'hui », Ethnologie française 3/2003 (Vol. 33), p. 459-464. URL. DOI : 10.3917/ethn.033.0459.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 30 juin 2013 5:36
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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