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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Christian Bromberger, L'EUROPE AU MIROIR DU FOOTBALL.” Texte paru en anglais sous le titre « Cultures and identities in Europe through the looking glass of football » dans l’ouvrage sous la direction de Marion Demossier The European puzzle. The Political Structuring of Cultural Identities at a Time of Transition, pp. 119-140. New York & Oxford, Berghahn Books, 2007, 236 pp. [Autorisation accordée par l'auteur le 17 février 2012.]

Christian Bromberger

L'EUROPE AU MIROIR
DU FOOTBALL
.”

Texte paru en anglais sous le titre « Cultures and identities in Europe through the looking glass of football » dans l’ouvrage sous la direction de Marion Demossier The European puzzle. The Political Structuring of Cultural Identities at a Time of Transition, pp. 119-140. New York & Oxford, Berghahn Books, 2007, 236 pp.

Des public schools au people's game
Patrons, syndicats et patronages
Une théâtralisation des sociétés modernes
Une exaltation des identités
Styles et identités
L'équipe comme figure de la collectivité
Le public du football
Supporters
Entre le rituel et le show


Né dans les public schools anglaises au milieu du XIXème siècle (son avènement formel remonte à 1863 [1]), s'étant rapidement popularisé et diffusé sur le continent, le football n'est pas seulement européen par son lieu de naissance et de première expansion, il l'est aussi parce qu'il cristallise les valeurs et les contradictions des sociétés industrielles qui en ont été le berceau.

Des public schools au people's game

Le développement massif des sports modernes, avec leurs calendriers autonomes de compétitions, est indissociable de l'accroissement du temps libre et de l'émergence d'une "civilisation des loisirs" dans les milieux populaires. C'est dans ce contexte, celui de la fin du XIXème siècle et du début du XXème siècle, que la pratique et le spectacle du football, à l'origine aristocratiques, se diffusent rapidement dans les cités industrielles. En une vingtaine d'années, ce sport va devenir, en Angleterre, un des emblèmes de la culture ouvrière au même titre que le pub, le fish and chips et la casquette plate. Les clubs sont créés à l'initiative d'oeuvres paroissiales (comme Aston Vila ou Everton) ou d'entreprises (c'est le cas de West Ham ou d'Arsenal) dans un but d'hygiène sociale (pour arracher les jeunes à la rue et les travailleurs aux mauvais loisirs) et pour promouvoir l'esprit de solidarité. Symbole de cette prompte popularisation, la victoire en 1883, en finale de la Cup (créée en 1871), de l'équipe ouvrière du Blackburn Olympic sur celle des Old Etonians, formée par les anciens élèves de la prestigieuse école d'Eton. Devenu le people's game, le football va incarner, à l'encontre même des intentions de ses promoteurs, des valeurs désormais différentes de celles qui avaient suscité sa création dans les public schools. À l'idéal élitiste de l'amateurisme, du jeu pour le jeu, du fair play, de la "défaite honorable" se substituent la valorisation de la compétition, du professionnalisme (le premier championnat professionnel se déroule en Angleterre en 1888) et la défense turbulente et passionnée des couleurs de "son" club. Dès lors, le football va être étroitement associé au monde industriel, à la ville, à la sociabilité des bars de quartier (où l'on commente les matchs et fête les victoires), à l'exaltation des identités locales.

La diffusion du football sur le continent européen va suivre un cheminement similaire à celui que nous venons d'esquisser pour l'Angleterre. Une pratique d'abord aristocratique, bourgeoise et gratuite, va se transformer en un loisir populaire, pôle d'identification pour la population laborieuse d'une usine, d'un quartier ou d'une grande cité industrielle. Les employés des compagnies britanniques de navigation ou de commerce vont être les pionniers de cette rapide diffusion du jeu qui gagna d'abord les ports d'Europe septentrionale : création, en France, du Havre Athletic Club en 1872, en Belgique d'Antwerp FC en 1880, en Allemagne du Hamburger SV en 1887... La propagation du nouveau sport fut un peu plus tardive mais suivit le même scénario dans la plupart des villes portuaires d'Europe méridionale : fondation en Grèce du Panionos d'Athènes dès 1890, en Italie du Genoa Cricket and Athletic Club (qui deviendra le FC Genoa) en 1893, du Naples Football and Cricket Club (le futur Calcio Napoli) en 1904, en Espagne de l'Athletic Club Bilbao en 1898... Les étudiants anglais qui poursuivaient leur scolarité dans différentes villes européennes ou leurs homologues continentaux de retour des collèges britanniques jouèrent aussi un rôle important dans la diffusion du football. Ainsi, la Juventus de Turin est à l'origine (1897) un club étudiant et cosmopolite ; l'Olympique de Marseille est fondé en 1899 par de jeunes gens de la bourgeoisie locale, ayant accompli leurs études en Grande-Bretagne... La présence en Suisse de nombreux jeunes Anglais dans les institutions privées d'éducation explique l'implantation particulièrement précoce du football dans ce pays (création du FC Saint Gall en 1879, des Grasshoppers de Zurich en 1880) et le rôle que tinrent les Suisses dans la diffusion de ce sport au tournant du XXème siècle : le FC Barcelone fut créé, en 1899, par l'un d'entre eux, Hans Gamper, qui, selon une des nombreuses légendes relatant la fondation du club, aurait donné les couleurs (bleu et grenat) de son canton d'origine au maillot de l'équipe. Par le biais des étudiants et des cadres des entreprises britanniques, le football se répandit aussi rapidement dans les métropoles de l'Empire austro-hongrois  (création d'Ujpesti de Budapest en 1885, du Slavia et du Sparta de Prague en 1893) et de l'Empire russe (fondation, à Moscou, en 1887, de l'équipe du Morozov Cotton Mills, qui deviendra, après la Révolution bolchévique, le Dynamo).

Dans tous les cas, le football est, à ses débuts, un symbole de modernité, prisé par les milieux huppés qui apprécient les nouveautés venues de la patrie, au XIXème siècle, des innovations et des loisirs, l'Angleterre.

Le jeu se démocratisant, ce sont les entreprises industrielles locales, soucieuses d'organiser les loisirs de leurs ouvriers, qui vont associer leur nom et leurs moyens à l'essor des clubs de football. La Juventus de Turin devient, en 1923, l'équipe de la Fiat, dirigée par le patron de l'entreprise, Edoardo Agnelli. Peugeot fonde en 1930 le FC Sochaux, premier club en France composé de joueurs professionnels qui seront, plus tard, surnommés "les lionceaux" à l'instar de l'emblème de la marque automobile.  Le RC Lens fut directement patronné de 1934 à 1969 par la Société des Mines ; son stade, situé au coeur des houillères, entre les fosses 1 et 9, prit le nom (Bollaert) du président de la Société d'alors. Le club hollandais d'Eindhoven demeure lié par contrat à Philips, tandis que le Bayer Leverkusen affiche dans son nom même la marque de l'industrie chimique et pharmaceutique qui le soutient. On pourrait multiplier les exemples de cette liaison forte entre football et monde industriel, qui apparaît clairement quand on examine la répartition des grands clubs dans la première moitié du XXème siècle et jusqu'aujourd'hui. En Allemagne la quasi-totalité des équipes renommées est concentrée dans la Ruhr, en Angleterre dans le nord urbain et industriel ; en Italie aussi le football est surtout une affaire septentrionale avec ses trois métropoles, Milan, Gênes et Turin, chacune dotée de deux grands clubs.

Patrons, syndicats et patronages

Cette propagation rapide vers les villes du continent ne se fit pas sans heurts, tensions, oppositions, particularismes, révélant chacun à leur façon les clivages qui façonnent les sociétés européennes.

En Allemagne, les cols blancs, et non les ouvriers, furent les premiers à imiter les étudiants anglophiles et à adopter le football [2]. La diffusion de ce sport se heurta, comme dans d'autres pays européens mais plus sensiblement ici, à l'essor volontariste de la discipline reine de la fin du XIXème siècle, la gymnastique, promue pour développer les vertus militaires et patriotiques. Le sport "étranger", qui plus est professionnel, suscita dans les milieux conservateurs méfiance et stigmatisation.

La mainmise des entreprises sur le football entraîna, dans le contexte de lutte des classes de l'ère industrielle, de fortes oppositions du mouvement ouvrier. Les syndicalistes et les socialistes de la fin du XIXème siècle et du début du XXème siècle redoutaient que les patrons n'utilisent le football pour atténuer les tensions sociales et endormir la conscience de classe de leurs employés. Des fédérations sportives ouvrières se créèrent, organisant leurs propres compétitions, pour contrecarrer "le football capitaliste des exploiteurs qui excitent les ouvriers sur le terrain comme ils les poussent à augmenter la cadence dans leurs usines" [3]. Ce football ouvrier, doté de ses propres structures, fut particulièrement important en Allemagne jusqu'à l'avènement du nazisme : 140 000 joueurs participaient aux compétitions organisées dans ce cadre en 1930.

Les conflits entre partisans de la laïcité et militants chrétiens, entre catholiques et protestants imprimèrent également leurs marques sur les débuts du football. L'Église catholique regarda d'abord avec méfiance ce sport qui favorisait les contacts corporels entre les joueurs et risquait d'entraîner "l'horrible délit de pédérastie" mais, rapidement, les patronages, soucieux d'encadrer une activité qui plaisait aux jeunes, créèrent leurs propres structures et compétitions. La Fédération gymnique et sportive des patronages de France fut fondée en 1903 (elle comptait plus de 1 000 équipes de football à la veille de la première guerre), la Fédération des associations  sportives catholiques italiennes (FASCI) fut créée en 1906 (elle regroupait, avant 1914, plus d'adhérents que les associations laïques). Face à ces offensives confessionnelles, des militants laïques créèrent leurs propres structures. En France, où le conflit fut particulièrement vif, une association des anciens élèves de l'école laïque vit le jour, organisant des compétitions autonomes ;  dans le sud-ouest du pays, les instituteurs de l'école publique promurent le rugby contre le clergé qui favorisa, à travers les patronages, la diffusion du football. Les facteurs religieux jouèrent un rôle majeur dans les villes et les régions partagées confessionnellement. Ainsi à Liverpool, où les Bleus protestants d'Everton s'opposent aux Rouges catholiques du FC Liverpool, mais plus encore à Glasgow où l'opposition est séculaire entre le Celtic, club catholique fondé par un frère mariste, présidé, à ses débuts, par l'archevêque de la ville, soutenu par les Irlandais immigrés, et les Rangers, protestants et unionistes qui célèbrent, à travers leurs chants et leurs slogans, la victoire de Guillaume III sur les "papistes" en 1690.

Une théâtralisation des sociétés modernes

Si l'accroissement du temps libre, la volonté d'encadrer les loisirs des jeunes et des travailleurs favorisèrent la rapide expansion du football, les propriétés du jeu lui-même, au diapason des valeurs de la société industrielle, furent de puissants adjuvants dans ce processus de popularisation.

Le succès du football tient sans doute à un éventail de caractéristiques singulières de ce sport de contact et de compétition. Voilà un jeu simple, sinon facile, qui ne requiert pas d'instruments ni d'aménagements spécifiques. On peut jouer au football en bleu de travail et en chaussures de ville, sur une place ou dans une cour d'usine, à deux ou à onze, avec un ballon ou un substitut de ballon (rien de tel au rugby, par exemple, dont la pratique nécessite de grandes surfaces herbeuses désencombrées). Petit ou grand, robuste ou gracile, chacun peut trouver sur le terrain sa place (contrairement au basket où mieux vaut avoir une grande taille). On avancera aussi que la popularité du football repose sur les qualités scéniques et dramatiques que les matchs mettent en oeuvre. Une partie est une histoire singulière et répétitive tout à la fois à la mesure des grands genres de représentation qui ont fasciné l'Occident. On y respecte la trilogie classique : unité de lieu, de temps - deux mi-temps de 45 minutes, la durée conventionnnelle d'une pièce de théâtre ou d'un film - et d'action. Le déroulement du match n'est pas saccadé et interrompu (comme au football américain) mais épouse le temps du récit que l'on prise dans les sociétés européennes, avec ses phases d'inertie, ses rebondissements, ses pauses, ses dénouements dramatiques. On retrouve ici la "bonne dimension" qui, selon Aristote, modèle la tragédie, c'est-à-dire "celle qui comprend tous les événements qui font passer les personnages du malheur au bonheur ou du bonheur au malheur" [4].

Mais si le football est devenu "la bagatelle la plus sérieuse du monde" [5], c'est qu'il condense et théâtralise, sur le mode de l'illusion réaliste, les valeurs cardinales des sociétés modernes et industrielles.

Comme l'a montré A. Ehrenberg [6], la popularité des sports réside dans leur capacité à incarner l'idéal des sociétés démocratiques en nous montrant, par le truchement de leurs héros, que "n'importe qui peut devenir quelqu'un", que les statuts ne s'acquièrent pas dès la naissance mais se conquièrent au cours de l'existence. Si Di Stefano, Kopa, Beckenbauer, Blokhine, Cruijff, Rumennige, Figo, Zidane, etc., fascinent, c'est bien sûr en raison de la qualité de leurs exploits mais aussi parce que nous avons la certitude qu'ils ont atteint la gloire par leur propre mérite et non par des privilèges qui leur auraient été légués. Il est, au demeurant, symptomatique que les compétitions sportives aient pris corps, aux deux moments de l'histoire européenne où s'affiche un idéal démocratique : dans la Grèce antique puis dans l'Angleterre du XIXème siècle, là même où la compétition sociale, la remise en cause des hiérarchies est désormais pensable. Imagine-t-on que des serfs aient pu, à l'époque médiévale, participer à des tournois de chevalerie ? À l'inverse, le football exalte la compétition entre égaux ; il donne à voir et à penser, de façon brutale et réaliste, l'incertitude et la mobilité des statuts individuels et collectifs que symbolisent les figures emblématiques des joueurs sur le banc de touche, les ascensions et les déchéances des vedettes, les promotions et relégations des équipes, les rigoureuses procédures de classement, cette règle d'or des sociétés contemporaines fondées sur l'évaluation des compétences. Ces compétitions généralisées n'ont pu émerger que dans des sociétés qui font de l'égalité théorique des chances un idéal, où le dernier peut devenir le premier. Telle est la figure du champion, cette création de la société moderne.

Plusieurs propriétés du jeu symbolisent, par ailleurs, les caractéristiques saillantes de la société industrielle dont ce sport est historiquement le produit. Sur le terrain, il faut, pour parvenir au succès, associer la planification collective (les dispositions tactiques), la division des tâches (une rigoureuse répartition par postes) et les initiatives individuelles. Chaque poste requiert la mise en oeuvre de qualités spécifiques (la force du stoppeur "qui sait se faire respecter", l'endurance des milieux de terrain, "les poumons de l'équipe", la finesse des ailiers  "dribblant dans un mouchoir de poche", le sens de l'organisation du numéro 10, la fameuse "vision périphérique du jeu", estampille singulière du "patron" de la formation).

Le club et l'équipe ont, au demeurant, longtemps été pensés à l'image d'une entreprise rigoureusement hiérarchisée où les exécutants doivent se plier, dans un esprit de solidarité et sans sourciller, aux directives des cadres et des responsables. Ce modèle disciplinaire et paternaliste a notamment été mis en oeuvre dans les grandes sociétés industrielles (telles la Fiat ou Peugeot) dont les équipes devaient refléter l'esprit de corps et la rigueur. Le Juventus stile, modèle inventé par Edoardo Agnelli, est symbolisé par les trois S (Semplicità, serietà, sobrietà : "simplicité, sérieux, sobriété"). Il définit tout autant un style de jeu qu'un projet d'entreprise. Même rigueur à Sochaux : "Il appartient aux responsables de l'équipe de connaître parfaitement chaque équipier afin de le placer à l'endroit où il est capable son maximum, lit-on dans un numéro du journal de la firme de 1954. À l'usine, c'est la même chose, chacun doit être à sa place et il appartient aux chefs d'y veiller" et  l'entraîneur renchérissait sur le même mode en 1976 : "Pas de concertation, pas de contestation, une hiérarchie bien établie".

Un schéma à la fois voisin et très différent a prévalu dans les pays socialistes. Voisin car les clubs ont été souvent associés aux grandes entreprises industrielles, mais appartenant ici à l'État (on pense à ces équipes symboles de "l'industrialisation socialiste", comme Rotor - anciennement Traktor - Volgograd et aux innombrables Lokomotiv - de Moscou, de Sofia, de Tbilissi, etc.). Différent car l'organisation de nombreux grands clubs de football a été ici l'affaire de la police et de l'armée, du Ministère de l'intérieur et de celui de la défense. Plusieurs "Dynamos" qui ont fleuri à l'Est (à Moscou, à Kiev, à Zagreb, à Bucarest...) étaient des émanations de la police nationale, tandis que le CSKA Moscou, le Steaua Bucarest, le Dukla Prague, le Legia Varsovie, le Partizan de Belgrade, etc. étaient les fleurons de l'armée. En Hongrie le Honved  ("Défenseur de la patrie"), où jouaient Puskàs et Kocsis, membres de l'Équipe d'or des années 1950, dépendait directement du Ministère de la défense, tandis que l'Ujpesti-Dozsa était le club officiel de la police nationale (le D de Dozsa, cousu sur son emblème, l'apparentait aux Dynamos des "pays frères").

Le modèle autoritaire qui a prévalu, sous des modalités bien différentes à l'Ouest et à l'Est, s'est profondément transformé dans les dernières décennies, au rythme des évolutions politiques à l'Est, des changements industriels et sous l'impulsion d'une nouvelle génération de dirigeants. Aux grands patrons d'usines (de fabrication automobile, de mécanique, de produits textiles, agro-alimentaires, etc.) se sont progressivement substitués, à la tête des clubs, des responsables de groupes de communication et d'édition, de distribution de produits de consommation, des entrepreneurs de travaux publics, etc. Le style de gestion des équipes, comme des entreprises, est davantage fondé aujourd'hui sur le "management", la prise de risques et fait une large place à la médiatisation, alors que les dirigeants de naguère demeuraient des hommes de l'ombre. Les valeurs paternalistes de fidélité à l'équipe, qui assuraient aux anciens joueurs une reconversion dans l'entreprise au terme de leur carrière, se sont largement éclipsées au profit d'une logique libérale valorisant les transferts et moins soucieuse de l'ancrage des vedettes dans la vie des clubs.

Une exaltation des identités

La rapide popularisation du football tient aussi à la capacité de ce sport d'équipe à symboliser, à travers ses compétitions, les identités collectives, les antagonismes locaux, régionaux et nationaux. L'Europe où se crée le football est la patrie des États-nations, où s'exaltent les appartenances collectives dans une atmosphère de mobilisation. C'est également une terre marquée par des divisions religieuses (entre catholiques et protestants mais aussi, dans les Balkans, entre orthodoxes et musulmans), par des clivages linguistiques et "ethniques" au sein d'un même État (Flamands et Wallons en Belgique, Basques, Galiciens, Catalans, Andalous... en Espagne, Tchèques et Slovaques dans la Tchécoslovaquie d'hier, etc.). Ce continent fragmenté, où s'expriment avec virulence les sentiments nationaux, les aspirations nationalitaires et régionalistes, les allégeances confessionnelles, les arrogances des vainqueurs et les rancoeurs des vaincus, les différences idéologiques entre blocs, va fournir un terrain de choix à l'expansion du football promu en moyen de mobilisation et en arme de propagande.

C'est surtout dans l'entre-deux-guerres, à l'époque où s'affirment les totalitarismes, que les confrontations entre nations vont prendre la tournure de guerres ritualisées, où ne manquent ni les appels à la mobilisation communautaire, ni l'insistance emphatique sur les différends hérités de l'histoire, ni les emblèmes belliqueux. Les deuxième et troisième éditions de la Coupe du monde (créée en 1930), qui se déroulent en Italie et en France en 1934 et en 1938, sont l'occasion de telles démonstrations nationalistes et idéologiques. Dans l'Italie mussolinienne, les succès de l'équipe nationale, lors de ces deux compétitions, furent présentéescomme des preuves de la supériorité du fascisme sur les démocraties. "C'est au nom de Mussolini que la jeunesse se fait plus forte dans les stades et dans les gymnases, c'est au nom de Mussolini que notre équipe s'est battue à Florence, à Milan et hier à Rome, pour la conquête du titre mondial", pouvait-on lire dans Il Messaggero au lendemain de la victoire de 1934. Les joueurs furent promus par le Duce en "soldats de la cause nationale". Quant au succès remporté en 1938 dans la France où vient de rompre le Front populaire, il fut attribué à "l'excellence athlétique et sprituelle de la jeunesse fasciste dans la capitale même du pays dont les idéaux et les méthodes sont antifascistes". Cet exemple extrême illustre, sur le mode du paroxysme, le rôle que peut jouer le football dans l'affirmation d'une idéologie nationaliste. Plus banalement, les compétitions internationales réveillent et amplifient des sentiments d'hostilité hérités de l'histoire. Faut-il évoquer l'atmosphère longtemps belliqueuse qui a régné sur les France-Allemagne, Pays-Bas-Allemagne, Pologne-Russie, Angleterre-République d'Irlande, etc. ?

Mais le football n'a pas été seulement un moyen de mobilisation en temps de paix au service des États ; il a été et demeure un puissant catalyseur des revendications contestataires et nationalitaires de peuples aspirant à l'autonomie ou à l'indépendance. A Barcelone, le Barça, avec ses 110 000 socios, a été et demeure le vecteur de la revendication catalane ; ses laudateurs le définissent comme "la sublimation épique du peuple catalan dans une équipe de football", comme "une armée sans armes", "l'ambassadeur d'une nation sans État", etc. Ces qualificatifs ne sont pas purement métaphoriques. Durant la dictature de Primo de Rivera, puis pendant celle de Franco, l'étendard bleu et grenat du Barça était brandi  à la place de la senyera, le drapeau catalan, qui était interdit. De même, le club de Bilbao, l'Athletic (rebaptisé sous le franquisme l'Athletico), a été et demeure l'emblème des revendications basques. En Europe de l'Est les oppositions entre équipes de football préfigurèrent l'éclatement des républiques fédérées. En Tchécoslovaquie les matchs entre le Slovan de Bratislava, soutenu par les Slovaques, et le Sparta de Prague, symbole de l'identité tchèque, donnaient lieu à des affrontements brutaux entre supporters, tout comme, en URSS, les rencontres entre le Spartak de Moscou et le Dynamo de Kiev. Une des premières mesures prises par les états nouvellement indépendants fut d'ailleurs d'organiser un championnat national et de demander leur adhésion à la Fédération internationale de football (FIFA). C'est dire à quel point l'équipe de football est devenu aujourd'hui un emblème majeur de l'identité nationale. L'explosion de la Yougoslavie fournit l'exemple le plus récent et le plus vif des liens entre football et nationalisme. En 1990, des incidents extrêmement graves, opposant joueurs et supporters croates et serbes, émaillèrent les matchs entre le Dynamo de Zagreb et l'Étoile rouge de Belgrade puis entre Hadjuk Split  et le Partizan de Belgrade. Ce furent là les prémices de l'éclatement de la Fédération. À l'occasion de ces manifestations brutales apparut sur le devant de la scène un personnage particulièrement belliqueux, Arkan, le leader d'un groupe violent de supporters de l'Étoile rouge de Belgrade ; il formera, avec ses affidés, une milice serbe ( les "Tigres") lors de la guerre de Bosnie, se signalera par ses exactions, puis par ses frasques sous la protection de Milosevic avant de disparaître dans des conditions obscures.

Les antagonismes religieux peuvent aussi trouver sur le terrain de football un théâtre privilégié. Ainsi à Belfast où les protestants soutiennent les clubs de Lindfield et de Glentoran, tandis que les catholiques sont partisans du Celtic et de Cliftonville. Les recrutements ont longtemps posé de délicats problèmes dans ces clubs à assise confessionnelle. Ainsi en 1989 les Rangers de Glasgow recrutèrent, non sans polémique, leur premier joueur catholique depuis 80 ans, Maurice Johnston, inaugurant ainsi une ère moins sectariste, même si les slogans unionistes et anti-papistes continuent de fleurir et de résonner dans le stade. À Lindfield, la volonté de refuser la présence de joueurs catholiques dans l'équipe fut contrecarrée par le comité national irlandais des États-Unis qui fit pression sur Coca-Cola, sponsor de l'Irish Football Association ; du coup, la firme menaça de couper les subventions au cas où Lindfield persisterait dans ses velleités. L'évocation du cas irlandais amène à revenir sur un des plus étranges et plus significatifs épisodes de l'histoire européenne du football. Il y eut longtemps deux équipes nationales d'Irlande, l'une basée à Belfast et créée avant l'indépendance du sud de l'île, la seconde fondée à Dublin en 1921. Les deux fédérations (l'Irish Football Association de Belfast et la Football Association of Ireland de Dublin) revendiquaient chacune l'appellation Irlande. Deux équipes d'Irlande s'affrontaient donc dans les compétitions internationales. Ce n'est que dans les années 1970 qu'une clarification terminologique s'opéra avec l'apparition sur la scène sportive de l'Irlande du Nord.

Caisse de résonance des antagonismes religieux, le football peut aussi l'être des différences linguistiques qui scindent les nations. Tel est le cas en Belgique où les métropoles bilingues ou situées à proximité de la frontière linguistique partagent leurs faveurs entre clubs wallons - dont le Standard de Liège est le porte-drapeau -  et flamands - dont le FC Brugge est l'emblème -.

Les compétitions peuvent également répercuter des différends et des rancoeurs légués par l'histoire. Dans de nombreuses villes en crise, nostalgiques de leur grandeur passée (Liverpool, Marseille et Naples, par exemple), la population s'agrippe avec d'autant plus de ferveur au club qui la représente qu'elle se sent bafouée de l'extérieur et victime d'une histoire mal écrite. Toute confrontation avec une équipe réputée cossue est perçue comme l'occasion d'une revanche sur un destin difficile et se double parfois d'une rivalité entre le Nord et le Sud, une autre opposition puissante qui modèle les "cartes mentales" en Europe. Aux "Benvenuti in Italia" ("Bienvenue en Italie"), "Africani" ("Africains") qui accueillent les supporters napolitains dans les stades septentrionaux, ceux-ci répliquent après la victoire de leur équipe en championnat :  "Milano, Torino, Verona, questa e l'Italia ? Meglio essere africani !" ("Milan, Turin, Vérone, c'est ça l'Italie ? Mieux vaut être africain !").

Les antagonismes footballistiques symbolisent donc les oppositions  (religieuses, nationales, régionales) qui façonnent les sociétés européennes ; ils y ajoutent les différends légués par l'histoire sportive, faite de rancoeurs et de rivalités partisanes. Sur une telle toile de fond, la création, dans la foulée des traités politiques fondateurs, de compétitions européennes (Coupe d'Europe des clubs champions, Coupe des vainqueurs de coupe, Championnat d'Europe des nations, etc.) a joué un rôle ambigu.

D'une part, elle a contribué à renforcer, voire à créer, un  sentiment d'unité européenne, en définissant un espace commun, d'emblée étendu à l'Est, de circulation, de références et de sensibilité. D'autre part, ces compétitions ont offert un théâtre à l'expression des sentiments d'hostilité intercommunautaires, à la perpétuation des stéréotypes, à l'affirmation brutale des appartenances. La ferveur qui les entoure  souligne un des paradoxes majeurs de notre temps : alors que les modes de vie se banalisent à l'échelle du continent, les sentiments d'appartenance  s'affichent avec une intensité redoublée.

Styles et identités

 

Si le football consacre, à travers les couleurs que l'on soutient, les allégeances et les loyautés, il dessine aussi, à travers la variété des styles de jeu, une géographie des manières d'être propres à chaque ville, région ou nation. Ce style, perçu comme l'emblème d'une commune appartenance, ne correspond pas toujours, loin s'en faut, à la pratique réelle des joueurs mais plutôt à l'image stéréotypée, enracinée dans la durée, qu'une collectivité se donne d'elle-même et qu'elle souhaite donner aux autres. Non pas tant, donc, à la manière dont les hommes jouent (et vivent), mais à la manière dont ils se plaisent à raconter le jeu de leur équipe (et  leur existence).  À partir des années 1920, chaque grande équipe, soucieuse de s'émanciper du modèle du "kick and rush" britannique, s'est forgé un style singulier, rapidement perçu par les commentateurs et les spectateurs comme une illustration des vertus nationales ou locales. La technicité, l'élégance et la préciosité, présentées comme des vertus nationales, définissaient le style de la Wunderteam  autrichienne qui s'illustra de 1928 à 1934. Dans les années 1930, l'équipe suisse invente la tactique défensive du "verrou", perçu comme l'image d'un Etat neutre qui se replie sur lui-même dans le contexte des conflits naissants. De même, le catenaccio italien, qui a caractérisé  le style de la squadra azzurra, des années 1930 à l'aube des années 1980, était, selon les chroniqueurs, une métaphore expressive de l'"italian way of life " ; fondé sur l'alliance des "braccianti del catenaccio" ("les hommes de peine du verrou défensif") et des "artisti del contropiede" (les "artistes de la contre-attaque"), il symbolisait deux aspects opposés, l'un négatif, l'autre positif, de l'italianité : l'absence de méthode, de préparation, d'organisation, d'une part, le génie créatif et la générosité dans l'effort, de l'autre.

Chaque grande équipe locale imprime également sa marque propre sur le jeu. Le football total, prôné par Rinus Michels et dont l'Ajax d'Amsterdam a été le porte-étendard au début des années 1970, a ainsi été à l'image d'une culture et d'un style urbains singuliers, ceux d'une ville et d'une génération rompant avec les schémas rigoureux, prisant la spontanéité et le rythme et y ajoutant une touche d'impertinence nonchalante et d'irrespect des conventions. À ce jeu festif s'opposait, à la même période, la tactique planifiée, d'une rigueur quasi mathématique du Dynamo Kiev entraîné par Lobanovski. La maîtrise technique, la complémentarité entre les lignes, les combinaisons programmées à la perfection illustraient les vertus d'un football scientifique au diapason des ambitions d'une capitale soviétique. Dans chaque nation, les grandes équipes se singularisent par un style qui leur serait propre et symboliserait la personnalité des villes qu'elles représentent. Ainsi la vaillance laborieuse, jusqu'à l'épuisement, était la dominante stylistique de l'équipe de Saint-Étienne, bastion ouvrier, dans les années 1970 ; de façon significative, dans le palmarès des vedettes établi par les supporters, c'est Oswaldo Piazza, un joueur argentin, qui occupe la première place ; il s'illustrait par sa pugnacité et par son courage, remontant le terrain en de longues chevauchées même quand tout espoir de victoire semblait envolé. A l'opposé de ce style valeureux, on pourrait citer le "jeu à la nantaise", géométrique et régulier, brillant par ses passes courtes et mesurées plutôt que par une débauche d'efforts. La manière marseillaise,  se distingue aussi fortement de ces façons laborieuses. Elle est faite de panache, de fantasque, de virtuosité et d'efficacité spectaculaire, autant de stéréotypes où l'on se plaît ici à se reconnaître.  En Italie, le style napolitain est aussi réputé pour sa virtuosité spectaculaire, l'exploit fantasque et le numéro ludique. Les joueurs emblématiques du style local sont ici des vedettes sud-américaines, venues par "doublettes" et qui ont fortement marqué l'histoire et la mémoire du club : Pesaola -Vinicio dans les années 1950, Sivori - Altafini dans la décennie suivante, Careca - Maradona dans les années 1980. Le style traditionnel de la Juventus de Turin apparaît, on y a déjà fait allusion, comme le schéma inverse de celui prôné à Marseille et à Naples ; il est fait de rigueur tout industrielle, de discipline et de bienséance, des valeurs dont le respect peut entraîner des connivences inattendues. Togliatti, l'ancien secrétaire général du parti communiste italien, était juventino et assistait parfois au match à côté du président de la Fiat et du club. Sur le terrain, l'important n'est pas ici de cultiver l'art pour l'art, d'éblouir par des facéties, mais de gagner : simplicité tactique, rigueur défensive, réalisme à proximité des buts... sont des dominantes du style local.

On pourrait multiplier les exemples de ces connivences entre manières de jouer et représentations imaginaires des identités. Ces liens se sont cependant effilochés pendant les 20 dernières années. Joueurs et entraîneurs qui assuraient cette continuité stylistique, en menant la majeure partie de leur carrière dans le même club, se sont aujourd'hui métamorphosés en météores traversant rapidement  la vie des équipes.

L'équipe comme figure de la collectivité

La composition de l'équipe nationale (et, jusqu'à un proche passé, locale) offre une autre métaphore expressive et grossissante de cette identité collective et des conceptions différentes de l'appartenance dans les divers pays européens. Qui voudrait se donner une idée de la conception française de la nation, de la prédominance du droit du sol sur le droit du sang, de la tradition républicaine d'intégration n'aurait de meilleur moyen que de consulter la composition des équipes ayant rendu célèbre le "football-champagne". Parmi les joueurs célèbres, figurent, entre autres,  Kopa (d'origine polonaise), Platini (d'origine italienne), Giresse (fils d'immigré espagnol par sa mère) et, dans la formation qui a remporté le Mondial 1998 et l'Euro 2000, on relève les noms de Zidane (originaire d'Algérie), de Pirès (d'origine portugaise), de Djorkaeff et de Boghossian (d'origine arménienne), de Trezeguet (originaire d'Argentine), de Dessailly (né au Ghana), etc. Une telle équipe illustre mieux que tout discours l'image du melting pot à la française. Contrepoint à cette formation "tricolore et muticolore", l'équipe allemande qui remporta le championnat du monde en 1990, illustration quasi parfaite  d'une nation fondée sur une communauté de sang. Seuls Guido Buchwald (dont le prénom rappelle les origines italiennes de sa mère) et Pierre Littbarski introduisaient une légère dissonance dans cet ensemble homogène. Faut-il rappeler également, pour illustrer à quel point la composition d'une équipe de football peut être un baromètre d'intégration, que le premier joueur noir dans l'équipe nationale anglaise fut Viv Anderson en...1979 ?

À l'échelle locale aussi, l'équipe a longtemps été  le reflet idéalisé de la population et de ses conceptions de l'appartenance. Parfois, le choix des joueurs était directement subordonné à un projet idéologique. A Glasgow, on l'a dit, jusqu'à ces dernières années, le critère religieux était déterminant dans le recrutement. S'y ajoutait une autre forme d'exclusion : les deux grands clubs écossais, malgré leur aisance matérielle, répugnaient à acheter des joueurs anglais. L'équipe basque de l'Athletic Bilbao, symbolisant un projet nationaliste, est composée, sauf exception,  d'originaires. Dans de nombreux autres cas, la formation ne reflète pas de façon aussi volontariste la population dont elle est le porte-étendard mais on lit, à travers la composition de l'équipe, des intentions plus ou moins affichées ou un obscur travail de l'imaginaire. À Turin, la composition de l'équipe de la Juventus a été ainsi pensée, à travers le temps, comme le reflet du rayonnement universel de la Fiat  qui soutient le club ; la formation doit donc comprendre de grandes vedettes internationales (tels le Gallois Charles, dans les années 1950, le Polonais Boniek, le Français Platini, l'Irlandais Brady dans les années 1980, le Français Zidane à la fin des années 1990, etc.). L'équipe compte aussi régulièrement dans ses rangs des joueurs du Mezzogiorno, comme le sont de nombreux ouvriers de l'entreprise. L'Olympique de Marseille, pour sa part, a compté tout au long de son histoire, un grand nombre de vedettes étrangères auxquelles les supporters s'identifient volontiers. Ne faut-il pas voir dans cette prédilection la trace d'une histoire façonnée par de puissants mouvements migratoires, l'image idéale du cosmopolitisme caractéristique de la cité ? Bref, l'équipe symbolisait et rendait visible, jusqu'à ces dernières années, à travers son style et sa composition, l'identité réelle et imaginaire de la collectivité qu'elle représentait.

De cette époque nous vivons le chant du cygne. L'arrêt Bosman en 1995 (supprimant, en accord avec la législation européenne, la limitation du nombre de joueurs, par équipe, ressortissants d'autres États membres de la commmunauté), et la transformation des clubs en entreprises privées de spectacle ont modifié le jeu d'identification entre le public et les vedettes de "son" équipe. Les joueurs qui, naguère, étaient issus du coin de la rue et accomplissaient une grande partie de leur carrière dans un même club (au prix, il est vrai, de contrats souvent léonins) se sont transformés en météores au gré des sollicitations du marché. Cette évolution est spectaculaire en Espagne, en Italie mais surtout en Angleterre où plus de la moitié, voire la quasi totalité, des joueurs de grandes équipes (Arsenal, Chelsea...) sont étrangers. Elle est d'autant plus saisissante ici que, jusqu'à la fin des années 1970, on n'y recrutait pas de joueurs étrangers. En 1987, on ne comptait encore dans les clubs de la League que 1,9% de vedettes venues d'ailleurs, en général - connivence culturelle  oblige - de Hollande, de Norvège et du Danemark (on recensait aussi quelques Yougoslaves).

 Si, aujourd'hui, la ferveur pour l'équipe ne se dément pas (les affluences dans les stades le confirment), elle change progressivement d'assise et de signification : à la célébration de l'entre-soi se substitue un show de vedettes regroupées sous les mêmes couleurs.

Le public du football

Qui sont ces habitués des tribunes et ces amateurs de matchs de football, désormais retransmis à haute dose par les chaînes de télévision ?

Une première caractéristique du public des stades de football est sa jeunesse : les moins de 35 ans forment, en moyenne, 70% de l'assistance [7], cette juvénilisation étant moins marquée dans ces deux grandes nations du football que sont l'Angleterre et l'Italie. Cette jeunesse du public est un phénomène récent qui s'est traduit par un nouveau mode d'occupation spatiale des stades : les "jeunes" (15-25 ans) se regroupent dans les gradins situés derrière les buts que l'on appelait naguère les "Populaires" et qu'il conviendrait de rebaptiser aujourd'hui les "Juvéniles". Cette autonomisation de la jeunesse, l'émergence de la catégorie des 15-25 ans et d'une sous-culture correspondante, sont des caractéristiques majeures de l'évolution des sociétés européennes, qui se donnent à lire dans cet extraordinaire miroir grossissant qu'est le grand stade de football.

Contrairement à une idée généralement admise, ce public n'est pas à prédominance  ouvrière. Le recrutement social des foules réunies dans les gradins, comme celui des téléspectateurs, apparaît aujourd'hui très diversifié et accuse, partout en Europe, un net gonflement dans les tranches moyennes de la population. Se profile donc, sans doute depuis une trentaine d'années, un mouvement inverse de celui qui prévalut dans l'Angleterre victorienne quand prit corps le spectacle des matchs de football. Jusqu'au milieu des années 1880, les spectateurs appartenaient surtout aux classes moyennes avant d'être relayés par les ouvriers qualifiés. Aujourd'hui, en revanche, le public se diversifie socialement par le haut. Faut-il pour autant en conclure qu'il ne s'agit plus aujourd'hui d'un spectacle "populaire" ? À l'évidence, non. Ces représentants des couches moyennes sont très souvent des fils d'ouvriers. Par ailleurs, par rapport au basket, au rugby à XV, au cricket, au tennis, à la Formule I, le football a un plus fort ancrage populaire.

La composition sexuelle des foules réunies dans les stades de football se modifie progressivement. Les enquêtes menées dans les années 1980 et au tournant des années 1990 mettaient en évidence une modeste et timide féminisation du public (de 7 à 14% selon les lieux). Des données plus récentes font apparaître une forte progression des spectatrices dans les stades : celles-ci forment aujourd'hui environ 20% du public. Si l'on rencontre de plus en plus dans les gradins d'authentiques passionnées, rares sont cependant les femmes qui se rendent au stade de leur propre chef ; elles accompagnent un père, un frère, un "flirt", un mari et cette complicité, ou cette concession, sont souvent éphémères. C'est à l'adolescence que cette sortie est le plus prisée ; les jeunes passionnées  prennent volontiers place dans les gradins situés derrière les buts pour participer, avec leurs compagnons, aux rites de leur classe d'âge. À l'inverse les femmes adultes, et en particulier les femmes au foyer, fréquentent très peu le stade. Seules les plus fortunées rejoignent volontiers une loge pour un rite essentiellement mondain. Les récents aménagements des stades, la "dysneylandisation" des équipements et du spectacle, la volonté des clubs de débarrasser les gradins de leurs spectateurs les plus turbulents entraînent une progressive familialisation et féminisation du public. Cette évolution se dessine quand on examine les comportements des hommes et des femmes lors de la retransmission de matchs à la télévision. L'image d'hommes regardant le match entre eux, en buvant une bière et en mangeant une pizza, doit être aujourd'hui fortement relativisée. D'après une récente enquête menée en France, 62% des téléspectateurs des matchs de football sont des hommes, 38% des femmes et l'on regarde la partie en couple dans 35% des cas. Mais l'intensité de l'intérêt varie d'un sexe à l'autre : les femmes se tiennent souvent légèrement en retrait, regardent avec une attention à éclipse, sont moins disertes en commentaires techniques...

Baromètre de l'évolution des distinctions entre genres, le public des stades l'est aussi des processus d'intégration des "minorités" dans la vie de la cité. La présence dans les gradins d'immigrés pour soutenir l'équipe du cru peut être interprétée comme un rite d'intégration à la société et à la citoyenneté locales. Ainsi dans le stade de Marseille la fréquentation des virages par de jeunes Maghrébins témoigne d'un processus d'identification à la ville. Dans l'ensemble cependant, les stades de football, où s'affichent sur un mode paroxystique les sentiments d'appartenance autochtone, sont peu affables aux autres, aux derniers venus ou aux minorités. Les gradins résonnent, ici et là, de slogans antisémites qui prennent pour cibles les supporters de clubs fondés par des Juifs ou réputés tels (Ajax à Amsterdam, Tottenham à Londres, Austria à Vienne, MTK à Budapest...), d'insultes à l'égard des Tsiganes (en Hongrie, en Roumanie...), de stigmatisations des joueurs et des spectateurs à la peau foncée. Plusieurs initiatives, émanant des états, des institutions européennes, des fédérations, de groupes de supporters, visent, depuis les années 1990, à éradiquer ces manifestations xénophobes. Cependant, à quelques exceptions remarquables près, le climat général n'est pas favorable à une intégration par le football, a fortiori dans les états et les métropoles où domine le communautarisme. Ainsi, en Allemagne, les Turcs organisent leurs propres compétitions et soutiennent très rarement l'équipe professionnelle de la ville où ils résident.

Les différences de statut des spectateurs s'affichent dans l'enceinte des stades, ces  espaces singuliers où l'on voit tout en étant vu et où une société, à l'échelle des temps modernes, peut se donner une image sensible de ce qui la cimente mais aussi de ce qui la compartimente. Chaque secteur, voire chaque travée d'un stade (cloisonné en tribunes, loges, virages, ends, curve, etc.), forme, en fait, une sorte de territoire où s'ancre une conscience d'appartenance commune qui s'exprime, plutôt qu'elle ne se dissout, dans l'effervescence collective. Ces processus de territorialisation ne sont pas seulement fonction du prix des places mais s'organisent selon une combinaison complexe de critères si bien que le stade apparaît tout à la fois comme une carte de la ville en réduction et un miroir grossissant des lignes de force qui façonnent nos sociétés. Au public fortuné, choyé, nourri, chauffé, qui occupe les loges surplombant la tribune centrale du stade s'opposent les jeunes supporters regroupés derrière les buts, bravant le vent et la pluie et soutenant debout leur équipe.  Dans tous les grands stades, un des espaces situés derrière les buts rassemble les partisans les plus organisés et ardents  : à Liverpool, c'est le kop, dans le stade du Standard de Liège le Hell side, à Marseille, c'est le virage sud, à Naples la curva B, etc. Ces macro-espaces, où s'affichent, se lisent et s'entendent différences de statut et d'engagement militant, se décomposent en unités plus restreintes façonnées par des liens de sociabilité. Ici et là, se rejoignent et se regroupent les habitués d'un même bar, des camarades de travail, des salariés d'une société dont les places sont partiellement ou totalement payées à l'année par le comité d'entreprise... La travée de stade est le lieu, par excellence, où se cristallisent des liens d'amitié. 70% des spectateurs viennent assister au match en groupe, le plus souvent entre amis (pour les deux tiers d'entre eux), plus rarement en famille (pour le tiers restant). Est-ce à dire que ceux qui sont venus seuls le demeurent dans les gradins ? Fréquemment, ils retrouvent des habitués des mêmes travées, engagent le dialogue avec leur voisin, dans cet espace où la parole circule et où l'on "rentre dans la conversation" encore plus facilement qu'au café.

Supporters

Les groupes de supporters impriment aujourd’hui fortement leur marque sur la vie sociale urbaine. Ils se partagent en deux grandes catégories. D’un côté des associations (en ayant en général le statut) réunissant sur la base d’affinités locales ou sociales des hommes d’âge mûr ; de l’autre, des commandos de jeunes partisans qui se sont formés plus récemment dans les gradins situés derrière les buts (ces groupements turbulents peuvent prendre la forme d’associations ou être de simples bandes plus ou  moins éphémères).

Les associations de supporters "respectables" d’âge mûr se sont développées dès la fin du XIXème siècle en Grande-Bretagne. Elles sont suffisamment nombreuses pour former en 1913 une fédération, alors que le mouvement a pris plus tardivement corps sur le continent où il s’est diffusé, sur le modèle britannique, d’abord en Belgique (on ne compte pas moins de 46 clubs de supporters soutenant l’équipe de Charleroi en 1929) ; il a ensuite gagné les différents pays européens au rythme de la popularisation et de la professionnalisation du football. Aujourd’hui chaque équipe professionnelle est flanquée d’un ou de plusieurs clubs de supporters d’âge mûr. Le phénomène a pris une ampleur considérable dans les pays latins, en particulier en Italie. Au début des années 1990, l’associazione Italiana Napoli Club (l’association italienne des clubs de supporters de Naples) compte, par exemple, 96 000 membres répartis en 526 sections et elle est loin de détenir le record dans la péninsule. La prestigieuse Juventus de Turin en regroupe alors plus du double et l’AC Milan est soutenu par 1350 sections. Chacune de ces sections est dotée d'un local et joue le rôle d'une maison de quartier, abritant des équipements de loisir  (jeux, bibliothèque...), offrant aux vieux ou aux désoeuvrés un cadre récréatif, organisant parfois des activités diversifiées entièrement étrangères au sport (sorties et excursions familiales par exemple). Associations et, dans une moindre mesure, sections sont dirigées par des notables (commerçants, petits patrons, membres des professions libérales, etc.) qui ont fait preuve de leur compétence et de leur autorité dans la gestion et sur les gradins.

Les commandos de jeunes supporters "jusqu’au-boutistes", apparus au début des années 1960 en Angleterre,  au début des années 1970 en Italie (sous la forme du phénomène "ultra"), à la fin de cette décennie en Europe de l'Est et au début des années 1980 en France, présentent une tout autre physionomie. On peut en distinguer deux grand types extrêmes entre lesquels balance toute une série de formules intermédiaires : des bandes plus ou moins éphémères, souvent belliqueuses, et des associations rigoureusement structurées, regroupant plusieurs milliers membres, disposant d’un local, distribuant des cartes d’adhérents, encaissant des cotisations, planifiant sourcilleusement la division des tâches militantes et exerçant un contrôle plus ou moins efficace sur leurs affidés. Ces deux formes distinctes de groupement sont inégalement représentées en Europe. L’Angleterre est le berceau des bandes (crews), dont le modèle s’est diffusé dans diverses nations d’Europe du nord et accessoirement dans les pays latins où domine cependant massivement la structure associative.

Quelles sont donc les caractéristiques majeures de ces groupes de jeunes supporters jusqu'au-boutistes aux comportements parfois violents,  qui accompagnent leur équipe favorite aux quatre coins de l'Europe, où ils se sentent comme exonérés des règles de la partisanerie ordinaire ?

L'image conventionnelle de ces militants belliqueux est celle de jeunes à la dérive, appartenant au sous-prolétariat, victimes du chômage, "fanatiques aliénés", volontiers séduits par les idéologies d'extrême-droite. Le cliché masque une réalité beaucoup plus hétérogène : les seuls traits communs à ces passionnés sont leur sexe (le supporterisme, plus ou moins brutal, est conçu comme une étape dans une "carrière virile"), leur âge (entre 15 et 25 ans, mais parfois plus parmi les supporters anglais qui suivent leur équipe nationale), l'attachement partisan et démonstratif à leur club, leur regroupement dans un secteur bien particulier du stade :  derrière les buts, dans un virage, une curva - en Italie -, sur les terraces ou ends - en Angleterre, dans les sides en Belgique et en Hollande, etc., qu'ils considèrent comme leur territoire. En revanche, ni l'appartenance sociale, ni les comportements, ni l'obédience politique ne permettent de dresser un portrait-type de ces jeunes supporters.

Sociologiquement, quoi de commun, en effet, entre les hooligans britanniques, jeunes de la rough working class  ("classe ouvrière dure") des faubourgs désindustrialisés et les Ultras italiens, espagnols et français qui se recrutent dans toutes les couches de la société ? Plusieurs enquêtes ont ainsi fait apparaître que les membres des groupes Ultras sont des jeunes gens ordinaires. Et même parmi les hooligans britanniques quoi de commun entre les skinheads  issus, dans les années 1970, des quartiers pauvres de l'East End londonien,  et certains casuals [8] sensiblement plus âgés et aisés, vêtus à la dernière mode, se faufilant dans les tribunes pour s'adonner à une violence plus surprenante et sophistiquée ? Variable selon les pays, les villes, les groupes soutenant une même équipe, la personnalité sociale du jeune supporter extrémiste n'est pas réductible à un "portrait-type". Au plus peut-on affirmer que l'origine sociale de ces passionnés est plus diversifiée dans les pays d'Europe latine que dans les fiefs septentrionaux du hooliganisme, où s'affirme une identité ouvrière en crise, refusant brutalement les modèles d'embourgeoisement proposés d'en haut.

Tout aussi contrastés sont les comportements de ces militants. Dans la plupart des cas, le soutien à l'équipe et la disqualification de l'adversaire s'expriment à travers des formes rigoureusement codifiées et ritualisées et ne dégénère qu'occasionnellement en actes violents, toujours liés au contexte spécifique de la partie (incidents de jeu, enjeu d'une rencontre décisive, etc.) À ces turbulences partisanes sporadiques s'oppose la recherche systématique de l'affrontement brutal dans l'enceinte ou à la périphérie des stades, dont la rencontre sportive n'est qu'un prétexte secondaire. Ainsi distingue-t-on nettement en Allemagne les jeunes supporters "classiques", militants de la cause de leur club, et les "hools", à l'affût de bagarres, y compris lors de matchs auxquels ne participe pas leur équipe favorite. Ces formes de violence "gratuite", qui ne s'inscrivent plus qu'accessoirement dans la logique partisane de la confrontation sportive, se sont fortement développées au cours des années 1980 dans les foyers de supporterisme dur de l'Europe du nord mais aussi, çà et là, dans les pays latins, en Italie par exemple.

Diverse par ses origines et ses comportements, la foule des jeunes supporters extrémistes serait-elle porteuse d'une même idéologie ? Slogans xénophobes, crânes rasés, bras levés en cadence, emblèmes fascisants... plusieurs indices sembleraient attester que les virages des stades sont des terrains occupés, voire infiltrés, par l'extrême-droite. Cette présence, plus ou moins agressive et haineuse, est indéniable : les "Ultras-sur", supporters du Real de Madrid, sont des nostalgiques du franquisme, les skinheads des clubs populaires londoniens opposent à la culture cosmopolite des hippies l'exaltation des vieilles valeurs communautaires et la haine de l'étranger ; en Belgique, en Hollande, en Allemagne mais aussi en Italie (à la Lazio de Rome en particulier), en Grèce et en France (à Paris notamment)... de nombreux groupes de jeunes "fans" affichent ouvertement racisme et antisémitisme... Ils trouvent, dans les gradins du stade - qui demeure un des rares espaces où nos sociétés tolèrent le débridement de la parole - une tribune privilégiée pour proclamer crûment des valeurs dont l'expression est socialement proscrite dans le quotidien. Mais ces démonstrations bruyantes et visibles masquent des comportements beaucoup plus divers, mouvants et ambigus. On notera tout d'abord la très grande variété idéologique des revendications extra-sportives des groupes "Ultras" : promotion ou défense d'une identité régionale ou locale (ainsi à Barcelone,  à Marseille ou à Naples, on l'a dit), contestation...de gauche, voire gauchiste, affichée par plusieurs commandos de supporters (le qualificatif "Ultras" est, à l'origine, un emprunt au vocabulaire des mouvements révolutionnaires de 1968)..., etc. On insistera ensuite sur la portée souvent relative de ces affiliations, slogans ou gestes "politiques" dans le contexte d'un match de football. Les symboles brandis  visent dans bien des cas à provoquer et à intimider les adversaires plutôt qu'à promouvoir une idéologie. Bref ces jeunes supporters se servent tout autant de la politique que la politique se sert d'eux, à l'exception des cas, mentionnés plus haut, où s'affiche brutalement, et au delà du stade, une obédience partisane. Si ni la déréliction sociale, ni une commune idéologie ne peuvent rendre compte de cette passion partisane, où donc en chercher les ferments ?

Ces ultras revendiquent, tout d'abord, d'être acteurs et non  simples spectateurs ou consommateurs. Ils refusent le statut de clients, que proposent de façon de plus en plus insistante les dirigeants des clubs et des fédérations dont la devise pourrait se résumer au triple commandement : "Paye ! Assieds-toi ! Tiens-toi bien !" Tous revendiquent à travers leur engagement un souci de faire  et d'agir. Ils sont aussi animés d’un souci de reconnaissance et de visibilité, d’une  "rage de paraître", selon l’heureuse expression d’Alain Ehrenberg [9], qui sont au principe de cette sous-culture juvénile. De façon symptomatique, ces jeunes passionnés célèbrent tout autant, voire davantage, leur groupe que leur équipe favorite. Leurs banderoles, écharpes et panoplies, exhibent leur nom, leur sigle voire leurs couleurs spécifiques. Comme tous les passionnés ces jeunes supporters sont d’infatigables collectionneurs mais ils conservent surtout les documents, notamment les coupures de presse, témoignant de leur présence et de leurs exploits. Etre vu, reconnu, identifié, y compris à travers des actes violents, tel est bien le tour de force propre à ce type de supporterisme qui abolit les frontières conventionnelles de la représentation. De sujets invisibles et anonymes contemplant des vedettes, les ultras se sont eux-mêmes hissés au rang de vedettes spectaculaires et ont su jouer de l’amplification médiatique, gage de célébrité.

Ces caractéristiques communes - passion pour le football et pour les couleurs d'un club, sens de l'honneur local, recherche d'excitation et d'émotions fortes, souci d'afficher sa virilité, de "faire", d’être reconnu, de conquérir le territoire le plus visible dans les gradins - se déclinent  sous des modalités extrêmement diverses. Des bandes belliqueuses recherchent le maximum d'excitation à travers l'affrontement violent, de moins en moins dans l'espace même du stade, désormais étroitement surveillé, mais à ses abords, dans les gares ou dans les moyens de transport urbains et interurbains ; telles sont les firms et crews  qui se signalent par leurs exactions en Angleterre, aux Pays-Bas, en Allemagne, etc., et à l'occasion des matchs internationaux en Europe. La plupart des groupes de jeunes supporters ont, surtout dans les pays latins, une structure associative et se sont transformées, au fil des années, en petites entreprises performantes avec leur salariés et leurs équipements sophistiqués (les grands groupes, rassemblant plusieurs milliers d'adhérents, sont devenus des affaires, commercialisant places et produits). Certains de ces groupes se sont dotés d’un projet extra-sportif et extra-managérial,  où l’engagement social se superpose à ou prend le pas sur le militantisme sportif. Ces "bachelleries"  (on appelait "bachelleries" dans l'ancienne France les groupes de jeunes célibataires) jouent le rôle de "maisons des jeunes" autogérées, offrant à leurs membres un cadre de socialisation alternatif, avec ses rites et ses idéaux particuliers dont témoignent des fanzines volontiers contestataires et libertaires.

Au total, à travers ces engagements et ces solidarités que suscite un engouement commun, se faufile une quête de sens et de nouvelles formes de liens sociaux. À coup sûr, les gradins situés derrière les buts sont d’excellents observatoires de la réémergence de la jeunesse comme classe d’âge autonome, des nouvelles formes transitionnelles de passage à l’âge adulte et des modes actuels de sociabilités qui se nouent autour de ferveurs partagées. Naguère de grands appareils religieux, laïques, politiques prenaient en charge, sous la houlette d'adultes, temps libre et loisirs de la jeunesse et modelaient les formes de militantisme. Le supporterisme juvénile et organisé témoigne d'une mutation de ces repères : volonté autogestionnaire et alternative, souci de faire et d'agir par soi-même, esprit de solidarité, émergence de leaders en marge des institutions... caractérisent ces groupes que les clubs redoutent pour leur turbulente autonomie (ils font désordre dans des stades que l'on souhaite clean) et parfois choient, en leur attribuant des avantages, pour les amadouer.

Les groupes de supporters organisés, jeunes comme adultes,  réclament aujourd'hui d'être plus directement associés à la gestion des clubs qu'ils soutiennent et pour lesquels ils consentent d'importants sacrifices. Alors que les clubs se transforment en sociétés anonymes cotées en bourse et s'éloignent de leur public, ces groupes commencent d'organiser la contre-offensive en devenant actionnaires (ainsi à Manchester et ailleurs en Angleterre) et en faisant désormais entendre leur point de vue au sein des instances de gestion, et non plus seulement dans les gradins. Cette formule participative prend tout son sens si l'on tient compte de l'évolution en cours des fonctions des stades qui s'apprêtent à devenir, avec leurs équipements  annexes (magasins, salles de cinéma, installations pour les enfants et pour les adultes : on peut fêter désormais son mariage dans certaines enceintes), un "lieu de vie", rappelant, toutes proportions gardées, les patronages d'antan.

Entre le rituel et le show

La ferveur des supporters, le culte des vedettes, la place prise par le stade comme monument urbain, le sentiment de communauté qui s'y exprime... invitent à dresser un parallèle entre le grand match de football et un rituel religieux. Ce n'est pas le moindre paradoxe qu'un sport moderne, laïque, qui s'est épanoui dans les grandes cités industrielles, suscite et réactive les formes de grandes cérémonies. Ces affinités entre grand match et rituel, quelles sont-elles ?

On relèvera d'abord des similitudes spatiales. Le grand stade urbain a souvent été présenté comme "le sanctuaire du monde industriel". Il est devenu un élément essentiel du patrimoine contemporain. La répartition du public dans  cette enceinte annulaire (en pays latin) ou rectangulaire (en Grande-Bretagne et généralement en Europe du Nord) évoque, par bien des aspects, la distribution rigoureuse des différents groupes sociaux lors des grandes cérémonies religieuses. Par ailleurs, un fort attachement lie les spectateurs à leur stade, comme naguère les paysans à leur clocher ; pour les supporters les plus fervents d'un club de football, le pelouse de leur stade a ainsi toutes les caractéristiques d'une "terre sainte" (ils en prélèvent une motte qu'ils conservent précieusement...).

On retiendra aussi des affinités temporelles et rythmiques : les compétitions suivent un calendrier régulier et cyclique qui culmine à certaines phases de l'année et scandent, avec leurs redites scrupuleuses, l'éternel retour des saisons ; mais le temps linéaire - avec ses promotions, ses rétrogradations, son incertitude - compose ici avec le temps rituel et ses répétitions.

On insistera davantage encore sur des ressemblances de comportements.  Les "fidèles", dont les plus fervents sont regroupés en des sortes de "confréries" (tels les groupes de supporters), expriment leur effervescence émotionnelle par une intense participation corporelle et chorale - le chant collectif est une dimension inséparable du rituel -, par des gestes et des attitudes codifiés ou encore parfois par un état proche de la transe ; des vêtements et des accessoires singuliers contribuent à cette métamorphose des apparences et des comportements qui caractérisent le temps rituel ; des pratiques symbolisent le sentiment de communauté que l'on éprouve (la modification des sensations et des émotions lors de l'arrivée au stade, des accolades avec des voisins inconnus, des conversations chaleureuses avec le premier venu, qui soulignent la transformation éphémère des relations sociales ordinaires, des repas pris en commun avant ou après l'événement, cette commensalité scellant, comme dans les autres occasions rituelles, cohésion et solidarité).

Mais qu'en est-il, dans la pratique et le spectacle du football, de la croyance en la présence agissante d'êtres ou de forces surnaturels, épine dorsale des rituels religieux ?

Le football apparaît, en fait,  comme un univers refuge et créateur de pratiques magico-religieuses, où l'on croit, sur un mode conditionnel, à l'efficacité symbolique. Les joueurs et leurs supporters les plus ardents multiplient les rites propitiatoires pour amadouer le sort. Les premiers prennent une attention particulière au choix de leurs chaussures, à la manière de les lacer, etc., les seconds portent les emblèmes les plus divers (écharpes, médailles, etc.) pour apprivoiser la Fortune. Le grand stade apparaît ainsi comme une sorte de "ramasse-rites" où s'agrègent toutes les coutumes disponibles pour conjurer le malheur. Cette religiosité émiettée atteste que, pour ceux qui s'y adonnent, le lieu du sens, de l'enchaînement des causes et des effets, est, au moins partiellement, hors de l'homme. Faut-il cependant souligner la fragilité de ces croyances ? Tous ne les partagent pas et ceux qui les respectent demeurent sceptiques sur leur efficacité. "Je sais bien, mais quand même", "On ne sait jamais", "Mieux vaut mettre toutes les chances de son côté", disent-ils, témoignant bien du statut intervallaire de la croyance aujourd'hui.

C'est encore du sceau d'une religiosité mimétique et distanciée que sont marquées les pratiques de consécration et de vénération dans le monde du football. Des objets (les coupes qui ont la forme de calice ou de ciboire, que l'on élève après les avoir remplies de vin...), des attitudes de dévotion mi-sérieuses, mi-parodiques, (à l'égard des idoles) témoignent des affinités entre un grand match et un rituel religieux. Faut-il rappeler la "Maradonamania "napolitaine, la "canonisation" de la vedette lors des fêtes du scudetto [10] de 1987, sa transformation en San Gennarmando, hybride entre le saint patron de la ville et la vedette ? Faut-il encore évoquer la vie dévote des supporters les plus fervents transformant leur intérieur en une sorte d'autel domestique où voisinent photos, emblèmes, reliques ?

Quelles qu'en soient les nuances, toutes ces attitudes témoignent d'une religiosité mineure qui emprunte aux codes conventionnels de la dévotion et se module en intensité d'une catégorie de "fidèles" à l'autre. Il existe, dans les stades comme dans les églises, une échelle de la vie dévote, des fanatiques prompts à la violence, si l'on met en cause leurs idoles et prêts à mettre leur vie en jeu, aux pratiquants occasionnels à la ferveur à éclipse. Certains se rendent au match comme à une messe, d'autres assistent à une cérémonie religieuse comme à un spectacle.

Mais que célèbre-t-on au juste ?  Contrairement aux grands rituels religieux, les grands matchs de football ne nous expliquent en rien d'où nous venons et où nous allons. Mais ils consacrent et théâtralisent, sur le mode de la fiction dramatique,  les valeurs essentielles qui façonnent nos sociétés : le mérite individuel et la solidarité collective, la compétition, la performance, le classement (dans des sociétés obsédées par la docimologie). Les sportifs sont ainsi devenus les héros de notre temps, des mixtes de stars et de saints, incarnant les idéaux contemporains, dont, au premier chef, l'excellence corporelle (n'est-il pas significatif que le couple footballeur-mannequin occupe aujourd'hui le top du panthéon populaire ?). Les compétitions exaltent aussi - nous l'avons dit - les appartenances locales, régionales, nationales ; elles consacrent les allégeances et les loyautés territoriales, rappelées par les hymnes nationaux et par les étendards brandis dans les gradins. Elles permettent d'attester et de réaffirmer périodiquement la continuité de la conscience collective d'une société éclatée dans le quotidien.

Le match de football décline cependant sur un mode bien particulier les propriétés qu'il partage avec les rituels religieux : la gravité qui sied aux grandes cérémonies voisine ici avec le dérisoire, le tragique alterne avec le comique (on rit souvent dans les gradins), la croyance avec le scepticisme, l'adhésion avec la distance, l'obligation morale et collective de soutenir les siens avec la volonté individuelle de passer un bon moment, etc.

Le people's game apparaît aujourd'hui comme un genre hybride ;  il balance entre le rituel et le show, entre la cérémonie et le spectacle, entre la ferveur du fidèle et le loisir du consommateur, entre la passion et le marché (avec ses contrats et ses intermédiaires). Ni simple spectacle, ni rituel reconnu, il constitue un genre nouveau au diapason des contradictions de notre temps.



[1] Date de la création de la Football Associaion anglaise et de l'uniformisation des règles du jeu.

[2] Voir C. Eisenberg, "Les origines de la cukture du football en Allemagne", Sociétés et représentations, 7, déc. 1998, pp. 33-48.

[3] Texte de la Fédération sportive du travail, cité par Alfred Wahl, Les archives du football, Paris, Gallimard, 1989, p. 193.

[4] Aristote, Poétique, chapitre 7.

[5] Voir C. Bromberger, Football, la bagatelle la plus sérieuse du monde, Paris, Bayard, 1998.

[6] Dans Le culte de la performance,  Paris, Calmann-Lévy, 1991.

[7] Les pourcentages fournis ici et dans la suite du texte sont issus d'une enquête dans divers stades européens, que j'ai coordonnée avec Pierre Lanfranchi à la fin des années 1990.

[8] Casual : supporter à l'apparence ordinaire (d'où le nom de casual ou de boy-next-door , "voisin de palier" qu'on leur donne), se mêlant à la foule pour y susciter des incidents extrêmement violents.

[9] A. Ehrenberg, "La rage de paraître", Autrement, 80, 1986 (p. 148-158).

[10] Écusson symbolisant le titre de champion d'Italie et, par extension, victoire en championnat.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 30 juin 2013 4:22
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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