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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Christian Bromberger, Du but contre son camp à l'erreur d'arbitrage: les talons d'Achille des footballeurs et de leurs juges”. In revue Le temps des savoirs, no 2, n° spécial sur "L'erreur", 2000, pp. 17-38. Paris: Éditons Odile Jacob. [Autorisation accordée par l'auteur le 17 février 2012.]

[17]

Christian Bromberger

Du but contre son camp
à l'erreur d'arbitrage:
les talons d'Achille des footballeurs
et de leurs juges
.”

In revue Le temps des savoirs, no 2, n° spécial sur "L'erreur", 2000, pp. 17-38. Paris : Éditons Odile Jacob.

Le football comme royaume de l'erreur
Face à l'erreur
Les vertus de l'erreur
La vidéo comme panacée ?


Le football comme royaume de l'erreur

Nul sport n'offre plus de prises à l'erreur que le football. Un match est une somme de problèmes auxquels les joueurs s'efforcent de "trouver les bonnes solutions" mais, quelles que soient leur excellence et leur expérience, ils y parviennent bien rarement. Sur le chemin du but ou pour défendre leur camp, l'erreur les guette et se faufile à chaque rebond du ballon et sur chaque recoin du terrain. Elle se décline sous toutes ses formes et dans toutes ses variantes.

Elle est technique, quand un joueur marche sur le ballon, quand un avant, seul devant le gardien, "vendange" (rate) "une occasion immanquable", quand le libero, dernier rempart, se "mélange les pinceaux" et fait donc une "toile" qui ouvre le chemin du but à l'équipe opposée ou encore quand le goal plonge, arrête le ballon puis le laisse glisser sous son torse (cette erreur, dont se gaussent les supporters adverses, s'est même vu doter d'un nom, l'"arconadade", par référence à l'infortuné gardien espagnol, Luis Arconada, qui laissa ainsi échapper le ballon tiré par Michel Platini lors de la finale du championnat d'Europe des nations en 1984). Comble de ces erreurs techniques, le but contre son camp (l'auto goal, disent les Italiens), oeuvre d'un défenseur [18] maladroit qui détourne le ballon dans la "cage" de son gardien alors qu'il souhaitait le dégager. C'est là un cas de figure propre au football (dans aucune autre discipline on ne marque contre son camp), qui confirme que nous sommes bien ici au royaume sportif de l'erreur.

À côté des maladresses, et parfois combinées avec elles, les erreurs d'appréciation. Jouer au football, c'est choisir entre plusieurs solutions : tirer, passer, dribbler, en tenant compte de la position de ses adversaires et de ses partenaires. Comment trancher dans ces situations d'incertitude, prendre instantanément la décision opportune ? Ce sont là les talons d'Achille de la pensée des footballeurs qui doivent maîtriser et anticiper, en un clin d'oeil, une multitude de paramètres. Seuls les joueurs d'exception, réputés pour leur clairvoyance et leur "vision périphérique du jeu", leur vista, disent les Espagnols, choisissent régulièrement la solution idoine. Il arrive bien souvent que les autres s'enferrent dans des dribbles, ne lèvent pas suffisamment le regard, ne voient pas le joueur démarqué, ne "sachent pas concrétiser". À ces choix malheureux, les spectateurs, goguenards ou furieux, opposent après coup, une fois la preuve faite, la solution qui "s'imposait" : "Il aurait dû passer ! Pourquoi il n'a pas tiré ?" Ces erreurs de jugement ne reposent pas seulement sur une mauvaise appréciation des données spatiales du jeu. Il faut aussi savoir gérer le temps. Quand leur équipe gagne et que la partie approche de sa fin, les joueurs ont tout intérêt à "conserver le ballon" pour n'en rien faire,  comme il vaut mieux parfois, dans la vie sociale, parler pour ne rien dire et faire durer la conversation. Selon le moment du match, la prise de risque offensif peut ainsi être un coup de maître ou la pire des erreurs. Qui, parmi les amateurs de football, ne se rappelle l'"impardonnable faute" de David Ginola lors d'un match qualificatif pour la Coupe du monde, qui opposait la France à la Bulgarie le 17 novembre 1993 ? Bénéficiant d'un coup franc à la dernière minute de la partie, l'attaquant tenta un exploit personnel au lieu de temporiser. Bien mal lui en prit. Les Bulgares récupérèrent le ballon mal tiré et l'un d'eux s'en alla marquer un but qui élimina la France du Mondial 1994. Ce but d'Émile Kostadinov demeure le symbole de ces [19] renversements du sort in extremis, dûs à une évaluation présomptueuse et à une "absence de réalisme". Le récent championnat d'Europe des nations, qui s'est déroulé en Belgique et en Hollande en juin et juillet 2000, a aussi été fertile en ces retournements de situation de dernière minute, dont l'un, coruscant, lors de la finale qui opposait la France à l'Italie, apparaît comme une sorte de réplique symétrique et inverse de l'épisode Kostadinov : à la ... 93ème minute et 12 secondes, les Français, dans un ultime sursaut et profitant d'une erreur d'un défenseur italien, parvinrent à égaliser, alors que les jeux semblaient définitivement faits. Une faute d'inattention et un excès de confiance, dans une équipe pourtant experte dans l'art de "conserver un résultat", ouvraient les portes des prolongations conclues par un but de David Trezeguet et une victoire tricolore. Un amer débat sur l'exacte mesure et la bonne gestion du temps enflamma l'Italie après la partie : le temps additionnel accordé par l'arbitre n'avait-il pas été excessif ? la juste mesure n'était-elle pas de trois minutes et non de quatre ? et surtout comment des gaillards aussi expérimentés n'avaient-ils su temporiser à bon escient ?

Mais, au palmarès des erreurs, ce sont celles des arbitres (et pas seulement dans le calcul du temps additionnel !) qui suscitent le plus de controverses. La justice au football revêt, il est vrai, un visage bien singulier. Elle est immédiate, fondée sur la seule appréciation de l'arbitre [1] et irrévocable. Les XVII lois du jeu sanctionnent des fautes parfois difficiles à percevoir et laissent une large place à l'interprétation du juge. Contrairement à la plupart des sports où la mesure sert d'étalon, de preuve et de verdict, le football est ainsi le théâtre d'erreurs judiciaires patentes, définitives, sans appel et souvent déterminantes sur le résultat du match.

Le juge et les deux assistants qui l'épaulent le long du terrain peuvent se tromper dans leurs appréciations visuelles : [20] ne pas voir qu'un joueur rusé a propulsé le ballon de la main - et non de la tête - dans le but adverse, mal évaluer, de quelques centimètres, la position des adversaires et déclarer un attaquant hors-jeu, refuser un but alors que le ballon a franchi la ligne... Le légendaire des compétitions est ponctué de ces bévues arbitrales qui changèrent d'un coup la face du monde footballistique. En 1986, lors du Mondial qui se déroulait au Mexique, Diego Maradona marqua de la main un but décisif contre l'Angleterre ; en 1990, l'Olympique de Marseille ne put accéder à la finale de la coupe d'Europe des clubs champions à la suite d'un but marqué dans les mêmes conditions irrégulières : "la main de Vata" (du nom de l'avant coupable du Benfica de Lisbonne) demeure un épisode amer dans la mémoire des supporters marseillais. Quelques années après, en 1999, l'OM fut éliminé de la Coupe de la Ligue pour un autre type d'erreur d'arbitrage : lors de l'épreuve finale des tirs aux buts, le juge ne se rendit pas compte que le ballon frappé par un joueur marseillais avait franchi la ligne après avoir rebondi sur la barre transversale. Bref, on n'en finirait pas d'égrener le long chapelet de ces erreurs techniques que ruminent les partisans quand ils évoquent les martyres de leur club.

Les erreurs d'appréciation du hors-jeu [2] ont, par leur fréquence, attiré l'attention des spécialistes de la perception du mouvement. Des chercheurs espagnols [3] les ont expliquées par le décalage, d'une fraction de seconde, entre le moment où l'arbitre assistant fixerait son regard sur le joueur qui passe le ballon et celui où il le déplacerait vers l'attaquant qui le reçoit. Entre-temps, ce dernier a pu parcourir quatre bons mètres et donne ainsi la fausse impression d'avoir été hors-jeu au départ de l'action. Dans une récente étude [4], des chercheurs [21] néerlandais récusent cette hypothèse séduisante. Ayant coiffé d'une caméra un arbitre assistant, ils montrent que celui-ci perçoit simultanément le joueur et le récepteur de la balle. Les erreurs d'appréciation seraient, en fait, dûs à des effets de perspective. C'est ce qui ressort de l'examen fouillé de 200 décisions prises par trois arbitres assistants professionnels lors de matchs opposant des équipes de jeunes joueurs de haut niveau et de celui d'un échantillon de 200 rencontres (sélectionnées parmi celles des championnats nationaux de cinq pays d'Europe et et de la Coupe du monde de 1998). Pour élargir son angle de vision, l'arbitre assistant se place dans neuf cas sur dix entre la ligne de but et le dernier défenseur. Dans ces conditions, si deux joueurs adverses sont situés exactement sur la même ligne, celui qui est le plus éloigné lui apparaîtra comme légèrement décalé sur la droite. Autrement dit, si le défenseur est intercalé entre l'attaquant et l'arbitre assistant, celui-ci aura tendance à lever à tort son drapeau. À l'inverse, il ne le lèvera pas, tout autant à tort, si un attaquant, légèrement hors-jeu, est intercalé entre le défenseur et lui. Abusés par ces images rétiniennes, les arbitres assistants commettraient 20% d'erreurs dans leurs appréciations du hors-jeu.

Mais les fautes d'arbitrage ne sont pas seulement dues à un manque d'attention, à des problèmes de parallaxe ou à une mauvaise position du juge sur le terrain. Si l'arbitrage est une affaire de perception, c'est aussi, dans bien des cas, une affaire d'interprétation instantanée. La Loi XII du jeu (sur les fautes et les incorrections) laisse le soin au juge d'apprécier la régularité d'une action et l'intentionnalité d'une infraction. Or la frontière entre la régularité et l'irrégularité est souvent floue et discutable. Le tackle était-il régulier ou irrégulier ? Voilà de quoi alimenter bien des controverses pendant et après la partie. Un match regorge toujours de ces gestes et de ces actions "à la limite de la régularité", comme disent les chroniqueurs, que l'arbitre appréciera avec indulgence ou sévérité selon son tempérament, sa culture nationale (plus ou moins tolérante aux excès de "virilité"), l'enjeu de la partie ou encore selon les consignes données par les organismes dirigeants. Il en est de certains matchs de football comme des week-ends réputés dangereux sur les autoroutes : les autorités s'empressent alors de recommander une application sourcilleuse de la règle.

Mais c'est encore plus l'intentionnalité de la faute qu'il est difficile d'apprécier, a fortiori dans un sport où la ruse et la filouterie font partie du jeu : la main était-elle volontaire ou involontaire ? la charge d'un joueur sur son adversaire était-elle "loyale", et donc admise, ou "déloyale", et donc sanctionnable ? la brutalité accidentelle ou intentionnelle ?  Des réponses instantanées à ces questions dépend parfois le sort d'un match, ce type de faute étant très lourdement puni : par un penalty si l'erreur intentionnelle a été commise dans la "surface de réparation" ou encore par l'exclusion définitive du coupable, un cas propre au football alors que dans d'autres sports, comme le basket ou le hockey sur glace, ces mises à l'écart ne sont que temporaires.

La sensibilité du public aux irrégularités dans le jeu et aux erreurs des juges sur les erreurs des joueurs a été avivée par les retransmissions télévisées de plus en plus sophistiquées, avec leurs quinze ou dix-huit caméras, leurs ralentis, leurs "loupes" sur les actions litigieuses. S'est ainsi créé un sur-spectateur, une  sorte de commissaire enquêteur, à l'affût de toutes les preuves démontrant les irrégularités du comportement des autres mais surtout les fautes d'arbitrage. Écoutons, exemple parmi d'autres, Marc, artisan carrossier dans les quartiers nord de Marseille, ardent supporter de l'OM et qui a fait de la démonstration au service de sa cause une seconde nature : "OM-Sparta de Prague en 1991 : l'arbitre nous siffle deux penaltys... Sur le premier, je veux bien, il y a faute mais sur le second, il n'y a absolument rien ! J'ai revu dix fois l'action et même à TF1 ils ont dit qu'il n'y avait rien. Mais voilà mieux : OM-Metz en 1993, après l'affaire OM-VA [5], c'est [23] le bouquet ! Anton (l'arbitre) nous refuse deux buts parfaitement réguliers, expulse sans raison trois de nos joueurs... Et puis, en décembre 1997, le fameux PSG-OM : tous les médias ont dit que Ravanelli s'était fait lui-même un croche-pied pour s'effondrer dans la surface de réparation et obtenir un penalty (qui permit à l'OM de l'emporter). Mais d'abord Rabesandratana (l'arrière parisien) qui suivait Ravanelli avait l'intention de commettre une faute, c'est normal qu'il ait été sanctionné. Puis ils ont remontré les images à Canal+ et l'on voit bien que le genou de Rabesandratana touche le talon de Ravanelli. Indiscutablement, il y a faute". Mais, même armés d'appareils sophistiqués de vérification et dotés d'un minimum de neutralité (ce qui n'est pas le cas dans notre dernier exemple), nos commissaires enquêteurs arrivent à se tromper, stigmatisant des erreurs qui n'en sont pas. Lors du match Brésil-Norvège du Mondial 1998, l'arbitre siffla un penalty pour une faute de l'arrière brésilien Junior Baiano sur l'avant norvégien Tore Andre Flo. Journalistes et spécialistes, revoyant à loisir les images de l'action litigieuse, déclarèrent le penalty "imaginaire" et crièrent d'autant plus au scandale que cette sanction entraînait indirectement l'élimination... du Maroc (au football, comme ailleurs, les erreurs des uns font, selon les cas, le bonheur ou le malheur des autres). Le lendemain cependant, des images prises, sous un autre angle, par une chaîne de télévision suédoise révélèrent que l'arbitre avait eu raison. La discussion sur les erreurs, qui est un des piments de la passion partisane, peut ainsi suivre des méandres complexes où l'administration de la preuve reste incertaine et discutable. Fallait-il expulser Laurent Blanc de la demi-finale du même Mondial, ce que fit l'arbitre ? Le joueur français avait bien touché le menton de son adversaire croate mais le juge ne s'était-il pas laissé abuser par la victime retorse qui se tenait l'oeil ?

Le florilège des erreurs sur le terrain de football est donc [24] particulièrement fourni. Maladresses, bévues inintentionnelles, fautes intentionnelles - des moyens comme d'autres pour essayer de s'en sortir quand la réussite n'est pas au rendez-vous - scandent le déroulement du match. Mais l'erreur s'étend encore en amont de la partie. Le sélectionneur peut faire de mauvais choix quand il retient des joueurs, et en exclut d'autres, pour former son équipe. L'expertise populaire et savante - celle des chroniqueurs spécialisés - fait ses choux gras de ces décisions qui lui semblent inopportunes, quitte à se raviser, voire à demander pardon en cas de victoire [6], mais, bien sûr, à renchérir en cas d'échec. Les supporters brésiliens s'indignent ainsi encore de la sélection d'un Ronaldo en méforme pour la finale du Mondial 1998, tandis que les Italiens continuent de déplorer que l'on ait préféré Alessandro Del Piero à Roberto Baggio lors de la même compétition. Au football, il est vrai, le sélectionneur ne peut asseoir ses décisions sur aucun critère indiscutable, comme c'est, à l'inverse, le cas dans les disciplines athlétiques où les performances chronométrées (pour les coureurs) ou centimétrées (pour les sauteurs et les lanceurs)  servent d'étalons au choix des champions. Et si l'on voulait définitivement se convaincre que "le football n'est pas une science exacte", il suffirait d'évoquer les déboires des amateurs de loto sportif, qui, semaine après semaine, s'acharnent en vain à prévoir correctement les résultats des matchs à venir.

À quoi tient donc la singulière propension du football à susciter autant d'erreurs aussi bien dans la pratique que dans l'interprétation ou la prévision du jeu ? Sans doute, tout d'abord, à la complexité technique de ce sport fondé sur l'utilisation anormale du pied, de la tête et du torse. On sait que le pied a mauvaise réputation, et pas seulement à tort si l'on considère l'aire corticale qui lui correspond, dérisoire si on la compare à celles qui gouvernent les organes de la préhension [25] et de la phonation. Et il est assurément difficile de maîtriser, sans commettre d'erreur, un objet avec un membre si défavorisé. Le prodige, le temps d'une partie, n'est-ce pas précisément celui dont les supporters disent dans un élan d'admiration : "C'est pas possible ! Il a une main à la place du pied !" La complexité du jeu est encore accrue par la diversité des paramètres que les joueurs doivent appréhender instantanément pour mener à bien une action victorieuse, à savoir la position et les intentions des partenaires et des adversaires. Dernières sources majeures d'erreurs, les mauvaises appréciations par le juge des fautes des joueurs, le libre-arbitre excessif que celui-ci peut exercer dans l'interprétation des règles et dans l'application des sanctions, sans que quiconque puisse contester le bien-fondé de ses décisions (à l'inverse, au football américain, l'arbitre peut être contraint, à la demande d'un des deux entraîneurs, de revoir, sur un écran de télévision, une séquence litigieuse).

Il est pour le moins paradoxal que des sociétés méritocratiques, obsédées par une juste mesure des compétences, ayant fait de la docimologie leur loi d'airain et de la vérité et de l'équité leurs idéaux, se soient donné, pour aulne universelle de leurs confrontations, un sport qui laisse un aussi vaste champ à l'erreur et à l'injustice. De prime abord, les disciplines athlétiques, où l'application de la règle ne prête pas à discussion et où les résultats sont incontestables, sembleraient plus conformes à l'ethos contemporain. À quoi riment donc cette entorse, ce contre-pied aux principes qui semblent régir notre monde ? Les réactions des joueurs et des spectateurs face à l'erreur ou à la faute jettent un premier éclairage sur le sens de ce paradoxe.

Face à l'erreur

Pour les joueurs, maladresses et bévues sont souvent imputables au sort. Mieux vaut donc, avant le début de la partie, "mettre toutes les chances de son côté" en tentant d'amadouer le destin. Dans les vestiaires et sur les bordures des terrains, on multiplie ainsi les rites propitiatoires, [26] empruntés aux registres les plus divers (religion officielle, pratiques magiques et folkloriques...), pour conjurer le malheur [7]. Le choix des équipements, et en particulier des chaussures, la façon de les enfiler, des gestes répétitifs qui ont "fait leurs preuves" (embrasser le crâne chauve du gardien, par exemple) visent à se prémunir contre les erreurs fatales. Dans ces exercices, ce sont le goal et les avants qui se montrent le plus vigilants ; leurs actions sont décisives : par un exploit ou par une bévue, ils peuvent devenir, d'un seul coup, des "héros" ou des "zéros". Est-ce à dire, pour autant, que les joueurs qui se prêtent à ces pratiques y adhèrent comme le charbonnier à sa foi ? Certainement pas. Leur conduite s'assimile à celle d'un candidat inquiet à un examen, triturant un stylo-fétiche avant la distribution des sujets et susurrant en son for intérieur : "Je sais bien mais quand même.." Les joueurs croient ainsi à leurs rites propitiatoires comme les Grecs en leurs dieux, c'est-à-dire sur un mode mineur [8], mais, tels les Romains, ils sont religiosi, c'est-à-dire formalistes et scrupuleux dans leurs pratiques [9] pour conjurer la menace de l'erreur qui rôde. Si ténues et distanciées soient ces formes de religiosité, elles attestent cependant que, pour ceux qui s'y adonnent, le bon enchaînement des causes et des effets, la justesse des gestes efficaces ne dépendent pas seulement des dons et du savoir acquis mais échappent, partiellement au moins, au pouvoir de l'homme.

Sur le terrain, le spectre de l'erreur joue tantôt le rôle de frein, tantôt celui d'aiguillon de l'action. Il peut, surtout au début d'une rencontre importante, "paralyser" les joueurs, qui évitent de prendre tout risque et se débarrassent au plus vite du ballon. À l'inverse, une fois la maladresse commise, a fortiori si elle l'a été dans la "surface de vérité", là où "l'erreur est impardonnable",  il peut susciter une insatiable envie de rachat, décupler l'énergie et la créativité du coupable. [27] Les matchs de football regorgent de ce genre de "felix culpa"qui, comme la faute d'Adam, appelle une rédemption [10]. Demi-finale du Mondial 1998 opposant la France à la Croatie : au début de la deuxième mi-temps, les joueurs français tardent à entrer dans le jeu, tandis que les Croates attaquent tambour battant. L'arrière Lilian Thuram "oublie" de remonter le terrain pour mettre en position de hors-jeu son vis-à-vis, Davor Suker, qui fonce vers le but et marque. Une minute dix après cette "erreur fatale", voici que le joueur, blessé dans son orgueil, égalise d'une frappe sèche et violente, après une chevauchée rageuse, un relais et une récupération in extremis. Assis sur le terrain, savourant son exploit, il n'exulte pas, conscient de n'avoir fait que "réparer la bourde commise".  Le rachat de sa faute originelle le conduira vers une autre prouesse : il réalisera un second but, scellant la victoire de la France, lui qui n'avait jamais marqué, jusqu'à ce match, en équipe nationale...

Comme dans les autres instances compétitives de la vie, il ne suffit pas de faire peu d'erreurs pour gagner ; il faut encore que les autres en fassent davantage et savoir exploiter leurs dérapages à bon escient. Un joueur de grande classe ne se signale pas seulement par sa capacité à  réaliser des exploits individuels ou à animer des mouvements collectifs ; il sait aussi guetter et comme anticiper les erreurs des autres (un mauvais renvoi du goal, une passe maladroite en retrait...) et en faire son miel. Lors d'un match mémorable de la Coupe du monde de 1970, qui se déroulait cette année-là au Mexique, Pelé tenta ainsi de lober, du milieu du terrain, le goal de l'équipe adverse qui s'était imprudemment avancé. Ce geste est demeuré légendaire, non pas pour son efficacité (le but ne fut pas marqué) mais pour sa hardiesse et pour la capacité du champion à débusquer l'erreur lointaine.

Si les joueurs doivent se débattre avec leurs maladresses, avec celles de leurs partenaires et mettre à profit celles de leurs adversaires, ils doivent aussi, au fil du match, tenir les rôles de filous discrets, d'avocats consternés et de procureurs [28] indignés. Au football, plus que dans d'autres sports où l'interprétation des règles est moins incertaine, le simulacre, mis en oeuvre à bon escient, se révèle, en effet, un utile adjuvant. Il faut savoir duper le juge en retenant un adversaire par le maillot sans se faire voir ou encore en s'effondrant dans la surface de réparation pour un coup que l'on n'a pas reçu. Tout l'art du joueur, pris la main dans le sac et comme en flagrant délit, consiste à présenter sa faute comme une erreur involontaire pour atténuer la sanction et, s'il est victime ou prétend l'être, de présenter l'erreur de l'autre comme une faute. Si le terrain de football est un lieu d'actions, avec ses prouesses et ses maladresses, c'est aussi, et de façon indissolublement mêlée, un théâtre permanent d'interprétations partisanes où chacun tente d'imposer "sa" vérité, en imputant au juge des erreurs d'appréciation et aux adversaires des fautes intentionnelles. Il est cependant des cas qui ne prêtent guère à dénégations ou à discussions, surtout si les ralentis et les "loupes" télévisuels attestent, sous tous les angles, du délit. Mais l'argumentation, faisant flèche de tout bois, ne désarme pas pour autant. Convaincu d'avoir marqué son but contre l'Angleterre de la main, Diego Maradona confiera, non sans humour et en invoquant une raison transcendante : "J'ai mis la tête et Dieu la main." Plus communément, on arguë du cours du jeu et de sa nécessité qui justifieraient des fautes, désormais réduites à de pures contingences. "Vous avez vu, commentait un supporter à l'issue d'une partie remportée in extremis par les siens sur une action litigieuse, ils ont multiplié les exploits, tapé sur la barre, ça ne voulait pas rentrer. C'est normal qu'ils se soient un peu aidés de la main."

Pour les partisans assemblés dans les gradins, acteurs et non pas seulement spectateurs du drame qui se déroule sur le terrain, les erreurs des leurs et celles des autres suscitent - s'en étonnera-t-on ? - des réactions radicalement différentes. On excuse volontiers l'erreur bénigne de l'un des siens, tandis que l'on brocarde et siffle aussitôt celle du joueur adverse (ravalé au rang de "chèvre" ou de "Charlot") dans le but de l'humilier et de peser, par ses sarcasmes, sur le déroulement de la partie. On exonère les nôtres de la responsabilité d'une faute en accusant les autres de "faire la comédie" ("Cinéma !", "Chiqué !", crie-t-on à l'adresse d'un adversaire affalé sur la pelouse, qui réclame réparation). Mais la facétie grinçante peut aussi se retourner contre l'équipe que l'on soutient si celle-ci multiplie "les erreurs impardonnables" et porte atteinte à l'honneur local. Des quolibets cinglants, variations sur la virilité déchue, soulignent et exorcisent tout à la fois le dépit que l'on éprouve : "Allez jouer aux billes !", "Va faire le tapin !", entend-on hurler, sur un ton rageur, dans les gradins.

Mais c'est face aux erreurs d'arbitrage défavorables aux nôtres que ces réactions passionnées atteignent leur paroxysme. Chez les supporters les plus ardents, ces mauvaises appréciations du juge ne sauraient être de simples dérapages de la perception ou de la pensée.  Ce ne sont pas des erreurs involontaires mais des fautes préméditées et partisanes, des "vols manifestes" que l'on ne cessera de dénoncer longtemps après la fin du match. Ces protestations "victimistes" prennent un tour particulièrement virulent dans des villes qui se sentent mal aimées, en raison de leur histoire singulière. Ainsi, en Italie, à Naples où les supporters égrènent volontiers le chapelet des erreurs d'arbitrage, toujours favorables à leurs rivaux. Ouvrons Napulissimo, le journal des Ultras [11] napolitains, en ce mois de mars 1990 où l'équipe méridionale lutte au coude à coude avec Milan pour le titre de champion : "XX° journée, Milan-Atalanta de Bergame 3-1. L'arbitre Lanese, manifestement intimidé par les Milanais, en fait de toutes les couleurs, faussant la partie (...). Match à annuler pour erreur technique d'arbitrage (...). Demi-finale de la Coupe d'Italie, Napoli-Milan : 1-3. Lanese n'accorde pas deux penaltys à Naples et en invente un au bénéfice du Milanais Van Basten. Arbitrage désastreux qui permet tout aux Milanais (...). Décidément tout est permis aux "fiancées" [12] de l'Italie." Des proverbes sont cités par les partisans déçus à l'appui de cette vision d'un monde [30] inexorablement manipulé par les puissants qui "dénudent qui est nu" [13] et faussent les cartes du jeu : "C'est contre les petits voleurs que les chiens aboient le plus", "Il pleut toujours là où c'est déjà mouillé", "Les jeux sont faits, la partie est truquée et le chien mord les pauvres". À ce constat résigné et amer peut se substituer, dans des contextes particuliers, le passage à l'acte pour réparer l'erreur et rétablir le "droit" : c'est l'"invasion" du terrain par les supporters, le "joker du peuple".

Désigner les coupables des erreurs, voilà bien, enfin, le programme des sombres soirées d'après-match en cas de défaites. Lors de ces jugements, qui évoquent l'ordalie, l'arbitre tient le plus souvent le rôle de bouc-émissaire, a fortiori, bien sûr, si des actions litigieuses ont ponctué le match et si le score de la partie a été "serré".  Deux ou trois autres personnages figurent régulièrement au banc des accusés : l'entraîneur, dont la clairvoyance est mise en cause, et un ou deux joueurs, mal aimés du public, qui cristallisent les rancoeurs et paient symboliquement - voire physiquement, à la sortie des vestiaires - les erreurs pour les autres.

Les vertus de l'erreur

La popularité du football tient sans doute à la capacité de ce sport d'équipe et de contact à symboliser les identités collectives, les sentiments d'appartenance, les antagonismes locaux, régionaux, nationaux. Mais elle repose aussi - et peut-être surtout - sur un éventail de propriétés  dramatiques et "philosophiques" qui confèrent à ce spectacle son attrait spécifique. Si l'on entre si volontiers dans cette histoire de ballon, de pieds, de torse et de tête, c'est que le match fait éprouver, en un raccourci de 90 minutes, toute la gamme des émotions que l'on peut ressentir dans le temps long et distendu d'une vie : la joie, la souffrance, la haine, l'angoisse, [31] l'admiration, le sentiment d'injustice... On retrouve ici "la bonne dimension" qui, selon Aristote, modèle la tragédie, c'est-à-dire "celle qui comprend tous les événements qui font passer les personnages du malheur au bonheur ou du bonheur au malheur" [14]. Encore pour ressentir pleinement ces émotions faut-il avoir pris parti pour l'un ou l'autre camp, être passé du "ils" au "nous". Mais si l'on signe si volontiers un contrat de complicité avec cette histoire, ce n'est pas seulement en raison de ses propriétés pathétiques, mais c'est aussi parce qu'elle théâtralise, sur le mode de l'illusion réaliste, les valeurs cardinales du monde contemporain [15]. À l'instar du combat de coqs à Bali analysé par Clifford Geertz [16], le match de football apparaît comme un "jeu profond", "un événement exemplaire", "un commentaire méta-social" ou encore "un mensonge qui dirait la vérité", selon l'expression de Jean Cocteau. Mais pourquoi donc l'erreur se taille-t-elle une si large place dans ce "drame philosophique" ?

Elle joue d'abord le rôle de puissant activateur dramatique. Les maladresses et les fautes des joueurs, les erreurs d'appréciation du juge font éprouver au spectateur partisan toute la palette contrastée des émotions. On se gausse des faux-pas et du malheur de l'autre qui "se fait ridiculiser" ; on s'afflige des maladresses des siens ; on se révolte contre les décisions "erronées" de l'arbitre qui nous sont défavorables, mais l'on se réjouit de ces erreurs du juge, que l'on s'empresse de relativiser, pour peu qu'elles nous soient bénéfiques. "L'arbitre s'est racheté", dit-on, pour excuser une décision dont l'injustice flagrante risquerait de gâcher le plaisir que l'on éprouve. Sans doute l'intensité de ces émotions et la mauvaise foi partisane se modulent sensiblement selon le degré de ferveur des supporters. Sans doute aussi l'engagement sincère des militants les plus ardents n'exclut pas une mise à distance facétieuse de leurs propres réactions ; il leur [32] arrive ainsi d'entrecouper de sourires entendus et goguenards leurs protestations véhémentes contre "une erreur d'arbitrage". S'ils font du jeu un drame, ils ne se privent pas, à l'occasion, de faire du drame un jeu. Cependant, parce qu'elles introduisent des ruptures dans le déroulement prévisible du jeu, les erreurs, comme les nombreux aléas qui ponctuent le cours d'un match, en rehaussent le piment dramatique et les virtualités pathétiques. Ces disjonctions narratives, qui peuvent d'un coup et contre toute attente, faire basculer le sort d'une compétition, alimentent cette recherche d'émotions fortes ("the quest for excitement ", selon les termes de Norbert Elias [17]) qui est un des ressorts essentiels du spectacle sportif.

Intensificateurs dramatiques, les erreurs au football sont aussi porteuses de leçons essentielles. Tout d'abord, elles se révèlent parfois beaucoup plus efficaces sur le chemin du succès que les gestes parfaitement maîtrisés et les tactiques les mieux rodées. Un tir raté, faisant prendre au ballon une trajectoire imprévisible, peut aboutir à un but, alors qu'une frappe techniquement irréprochable, "comme à l'entraînement", ne surprendra pas le gardien. Il arrive que la balle, maladroitement dirigée, vienne ricocher ("comme au billard", disent les commentateurs) sur des pieds, des têtes, des torses qui s'entassent dans la surface de réparation et achève sa course dans les buts. Le football nous rappelle ainsi, de façon insistante,  que l'erreur est parfois productive ; il creuse une brèche dans la logique de nos certitudes, de nos prévisions et nous montre, de façon brutale, que sur l'aire de jeu comme ailleurs, dans les expériences scientifiques par exemple, de l'erreur peut jaillir la lumière.

Mais surtout, par la forme particulière qu'y revêt la justice, par la place que tiennent "les erreurs judiciaires" dans les compétitions, le football campe un univers discutable et donc humainement pensable. Ce sport incarne, en fait, une vision à la fois cohérente et contradictoire du monde contemporain. Il exalte le mérite individuel et collectif sous la forme [33] d'une compétition visant à consacrer les meilleurs ; mais il souligne aussi le rôle, pour parvenir au succès, de la chance, de la friponnerie et d'une justice imparfaite, qui sont, chacune à leur façon, des dérisions insolentes du mérite et de la rectitude. À un ordre irrécusable, le football oppose ainsi le recours du soupçon et d'une incertitude essentielle. Mais précisément qu'en serait-il d'une société ou d'un monde entièrement transparents où chacun aurait la certitude rationnelle d'occuper, à juste titre, son rang, où l'on ne pourrait plus dire : "Si seulement !", où l'on ne pourrait plus incriminer l'acharnement du sort, les trucages de l'autre et les erreurs du juge ?  Pourquoi discute-t-on tant du football, avant, pendant et après les rencontres ? On avancera, avec raison, que la popularité de ce sport en a fait, au même titre que la pluie et le beau temps, un thème commode de conversation pour "créer ou maintenir une atmosphère de sociabilité" [18]. Et il est vrai que le match alimente au bar, à l'atelier, dans les cours de lycée, la fonction phatique de la communication. Mais si l'on discute tant et tant du football, c'est peut-être surtout parce qu'il s'agit d'un sujet éminemment discutable. "Le plus beau titre que j'aie pu donner à la une de L'Équipe, me confiait Jacques Ferran, l'ancien rédacteur en chef du journal, c'est "Harry : 10"." Que dire de plus, en effet, du résultat d'un sprint que d'y ajouter des commentaires descriptifs ? Le match de football, en raison des erreurs d'appréciation qui peuvent en infléchir le dénouement, offre, à l'inverse, un champ inépuisable à l'élaboration de récits différents et d'évaluations contrastées. Il permet, sauf en cas de défaite cuisante où, précisément, "il n'y a rien à dire", d'argumenter à l'infini et de récrire une histoire vraisemblable et conforme à ses souhaits. Les propriétés incertaines du jeu, le caractère discutable des décisions du juge peuvent rendre l'échec acceptable et les plaidoyers crédibles.

[34]

Un épisode du dernier championnat d'Europe des nations offre, à point nommé, un exemple de la diversité des interprétations que peut susciter une même phase de jeu. Nul doute que Montaigne, revenu parmi nous, en aurait fait ses choux gras pour illustrer l'adage : "Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà". À la 114ème minute de la demi-finale qui opposait, le 28 juin 2000, la France au Portugal, un des juges de touche leva son drapeau pour avertir l'arbitre qu'un défenseur portugais, Abel Xavier, avait repoussé de la main le ballon qui se dirigeait vers le but. Après un bref échange avec son assistant, l'arbitre accorda aux Français un penalty qui, transformé par Zinedine Zidane, assura leur qualification pour la finale.  Ralentis, images arrêtées apportèrent aux spectateurs français, un instant sceptiques, la preuve irréfutable de la justesse de la décision de l'arbitre. "L'image arrêtée, commentait le lendemain un journaliste de L'Équipe, enlève tout le doute qui a présidé cet instant dans pas mal de têtes, sur le terrain et autour. Xavier tend bien la main gauche vers le ballon pour le détourner" [19]. Les Portugais, on s'en doute, ne partagèrent pas cette certitude. Si des journalistes de quotidiens et magazines "haut de gamme" s'inclinèrent devant cette décision de l'arbitre [20], les protestations populaires, mais aussi celles de personnages officiels, la remirent brutalement en cause. Que Xavier eût touché le ballon de la main, personne ne le contestait, mais ce geste était-il volontaire ? À l'évidence non, commentaient, indignés, la plupart des exégètes. Certains soutenaient que c'était le ballon qui était allé vers la main, et non l'inverse ; d'autres qu'il s'agissait là d'une réaction instinctive, pour se protéger d'un tir à bout portant, et non d'une faute intentionnelle, la seule qui soit sanctionnable. La complaisance des arbitres vis-à-vis des champions du monde fut aussitôt dénoncée, y compris par le ministre du travail et de la solidarité, témoignage, parmi tant d'autres, du climat actuel de surfootballisation de la société et [35] de la vie politique. Mais s'agissait-il seulement d'une complaisance ponctuelle dans le feu de l'action et de la compétition ? Beaucoup virent dans ce "coup de pouce" des arbitres le fruit d'un complot, d'une conspiration émanant des instances sportives et s'inscrivant dans le destin (fado) inexorablement malheureux d'un petit peuple. Le secrétaire général de l'union européenne de football (UEFA) n'avait-il pas déclaré qu'il souhaitait que la France participât à la finale (sans doute pour d'obscures raisons économiques : droits télévisés, etc.) ? Et les arbitres auraient-ils sanctionné une telle faute si un des champions du monde l'avait commise ? D'ailleurs, lors des quarts de finale, opposant l'Espagne à la France, Zinedine Zidane n'avait-il pas stoppé de la main, dans la surface de réparation, le ballon tiré par Josep Guardiola, sans la moindre réaction des arbitres ? Il y avait donc "deux poids, deux mesures" et cette décision confirmait la vocation tragique d'un petit pays périphérique, d'"un morceau de terre planté en bord de mer" dont on apprécie "le bon climat et les belles femmes" mais dont l'influence extérieure demeure nulle [21]. Et, finalement, commentait un chroniqueur philosophe, faisant, lui, contre mauvaise fortune bon coeur, ce "penalty maudit" n'alimentait-il pas ce "capital de plainte (queixa)" dont les Portugais ont toujours besoin ?

La vidéo comme panacée ?

Des erreurs manifestes ou présumées d'arbitrage relancent périodiquement le débat sur le nécessaire recours à la vidéo pour trancher dans les situations litigieuses. La pression en faveur de cette technicisation de la justice est d'autant plus forte qu'une erreur d'appréciation du juge peut avoir aujourd'hui des conséquences financières considérables quand elle aboutit, par exemple, à l'élimination d'une équipe d'une compétition internationale. Mais le vidéo-arbitrage, pour être fiable, devrait s'accompagner de la mise en oeuvre de moyens considérables : de caméras placés tout autour et en surplomb du terrain (les fautes ne sont pas forcément commises là où se déroule l'action, l'angle de vue, l'a-t-on assez montré ?, peut fausser l'appréciation d'un hors-jeu...), voire de la reconstitution en trois dimensions de l'action litigieuse, une technique qui permettrait de faire" le tour des corps des joueurs" et d'aboutir à un verdict apparemment infaillible. Cette hypertechnicisation poserait, à vrai dire, autant de problèmes qu'elle en résoudrait [22].  Elle porterait, tout d'abord, atteinte à la fluidité et à la continuité dramatique du jeu (imagine-t-on un match interrompu par d'innombrables consultations et apartés ? [23]). Qui déciderait d'ailleurs du recours à la vidéo ? L'arbitre et ses assistants, les entraîneurs ? Quels plans consulterait-on ? Des plans rapprochés, des plans larges, des panoramiques ? Jusqu'où remonterait-on en amont de l'action litigieuse (on sait que la gravité d'une faute est souvent difficilement interprétable indépendamment de la phase de jeu qui l'a précédée) ? Combien de fois pourrait-on visionner ces images (si l'action est litigieuse, elle nécessite, telles la faute de Junior Baiano sur Tore Andre Flo ou la main d'Abel Xavier, un examen approfondi sous divers angles) ? Le deuxième écueil sur le chemin du vidéo-arbitrage est que cette technique isole, décontextualise, déréalise, nous venons d'y faire allusion, la situation qui prête à discussion, en substituant l'autopsie (avec ses loupes et ses ralentis) à la logique du vivant... "Le foot ne se joue pas au ralenti mais à vitesse réelle", note Gérard Ejnès qui illustre en [37] ces termes cette lapalissade bonne à rappeler : "Les visions ralenties des actions déforment la réalité (...) Le ralenti prolonge les impacts et les accentue. Une main qui frotte un visage et voilà une claque, un pied qui effleure la jambe d'un adversaire hurlant et voilà une agression" [24]. Si l'image, parfois déformante, est avancée comme preuve, que devient la notion fondamentale d'"esprit du jeu" qui amène à sanctionner ou à tolérer une action litigieuse selon le cours de la partie, l'agressivité des joueurs, les rappels à l'ordre qui l'ont précédée ?  Ajoutons que l'adoption du vidéo-arbitrage contribuerait à creuser le fossé, déjà profond, entre diverses modalités de la pratique (amateure,  professionnelle, dans de petits clubs et dans de grands, en Europe et dans le tiers-monde...). On voit mal, en effet, comment les 110 millions de footballeurs qui participent toutes les semaines à des compétitions officielles à travers le monde pourraient bénéficier également de ce type d'installations sophistiquées. Or l'un des plaisirs du jeu, et l'un des facteurs de sa popularité, puisent dans ce sentiment de continuité entre le petit match opposant deux clubs de quartiers et la grande confrontation entre équipes composées de vedettes.

Au football, comme dans tout épisode de la vie sociale, la partie ne peut se dérouler sans un minimum d'arbitraire. "Sans ce tiers arbitre, il n'y a pas de jeu possible. On n'imagine pas en effet que les acteurs eux-mêmes (...) puissent arrêter le jeu et commencer à débattre des manifestations des règles dans tel comportement. Même en admettant que les parties soient de bonne foi, ce serait évidemment sans fin : il faudrait en effet examiner tous les cas possibles de la manifestation de transgression des règles, s'engager dans un travail de réflexion sur la justice de celles-ci, sur leur justesse, sur leur pertinence, sur leur adéquation à la situation présente, sur leur raison d'être, sur leur incomplétude, sur leur applicabilité, etc. et le jeu ne pourrait jamais reprendre" [25]. [38] Imagine-t-on, pour n'évoquer qu'une situation comparable, le maître d'école contraint d'asseoir contradictoirement chacune de ses sanctions (pour bavardage, chahut, copiage...) sur des preuves fournies par des images provenant d'un système de vidéo-surveillance ? S'ensuivraient, preuves à l'appui, d'innombrables palabres sur la gravité relative de l'infraction, sur les coupables du même forfait qui n'ont pas été punis, sur la diversité des sanctions appliquées, au fil des jours et des cours, à des fautes similaires. Reconnaître la nécessité d'un minimum d'arbitraire, ce n'est pas faire acte d'une allégeance aveugle à une autorité respectable par nature, c'est simplement payer le prix technique indispensable pour que le cours ou le match se déroule.

Si de nouvelles dispositions (par exemple, la présence d'un juge supplémentaire  derrière la ligne de but) peuvent utilement faire reculer les erreurs d'appréciation sur un terrain de football, si le recours à la vidéo doit permettre de sanctionner a posteriori des fautes inacceptables commises par les joueurs, le mythe d'une justice parfaite et de l'infaillibilité arbitrale apparaît techniquement intenable. Il est aussi philosophiquement insoutenable.

L'idéal d'un monde entièrement transparent, soumis à une surveillance panoptique irréfutable, ne laissant plus la moindre place aux petits "pas vu, pas pris" ou aux approximations, qui font l'objet des commentaires anecdotiques ou des réflexions profondes d'après-match, camperait un monde de certitude absolue, en un sens, désespérant. Les talons d'Achille des footballeurs et de leurs juges décrivent, eux, un univers qui demeure, à ses marges, discutable, et donc vivable.




Christian BROMBERGER  est professeur d'ethnologie à l'Université de Provence, où il dirige l'Institut d'Ethnologie Méditerranéenne et Comparative, et membre senior de l'Institut Universitaire de France. Ses travaux de recherche  portent sur les fondements, les modes d'expression et d'affirmation des identités collectives en  Iran (en particulier dans la fort originale province du Guilan qui longe la mer Caspienne, au nord du pays) et dans des régions méridionales de l'Europe (Provence, Languedoc, Piémont, Campanie...). Il mène, par ailleurs, depuis une quinzaine d'années, une recherche sur les modalités et les significations de l'engouement populaire pour les clubs et les matchs de football dans plusieurs villes et métropoles (Marseille, Naples, Turin, Lens, Téhéran...). Enfin, plusieurs de ses textes, à portée plus générale, visent à affiner et à renouveler les méthodes, les concepts et les objets de l'ethnologie, notamment quand celle-ci s'applique au monde occidental contemporain. Parmi ses publications, seul ou en collaboration : Habitat, Architecture and Rural Society in the Gilân Plain, Northern Iran, Bonn, Ferd. Dümmlers Verlag, 1989, Provence, Paris, Encyclopédies régionales Christine Bonneton, 1989, Le match de football. Ethnologie d'une passion partisane à Marseille, Naples et Turin, Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l'Homme, 1995, Football, la bagatelle la plus sérieuse du monde, Paris, Bayard, 1998, Passions ordinaires, Paris, Bayard, 1998, Carrières d'objets. Innovations et relances, Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l'Homme, 1999.



[1] Il n'en fut pas toujours ainsi. Jusqu'en 1891, à l'époque où le football était encore dominé par l'esprit de fair-play, chaque équipe désignait parmi les siens un umpire (arbitre) ; en cas d'action litigieuse, les umpires se concertaient pour établir la responsabilité et la sanction de la faute. C'est seulement s'ils ne parvenaient pas à se mettre d'accord qu'ils s'en remettaient à un arbitre neutre (referee).

[2] Rappelons que la Loi XI du football stipule qu'un joueur est hors-jeu s'il est plus rapproché de la ligne de but adverse que le ballon au moment où celui-ci est joué, sauf (...) s'il a au moins deux adversaires plus rapprochés que lui de leur propre ligne de but".

[3] J. Sanabria, C. Cenjor, F. Marquez, R. Gutierrez, D. Martinez et J.L. Prados-Garcia, "Oculomotor movements and football's Law 11", Lancet, 351, janv. 1998 (p. 268).

[4] R.R.D. Oudejans, R. Verheijen, F. C. Bakker, J.C. Gerrits, M. Steinbrückner et P.J. Beek, "Errors in judging 'offside' in football", Nature, 404, mars 2000.

[5] Au cours de l'été 1993, le président de l'Olympique de Marseille, Bernard Tapie, fut accusé d'avoir corrompu des joueurs de Valenciennes pour assurer le succès de son équipe lors d'un match de championnat de France. Sur cette affaire, les réactions qu'elle suscita, la signification des débats passionnés qui l'entourèrent, voir C. Bromberger, Le Match de football. Ethnologie d'une passion partisane à Marseille, Naples et Turin, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l'homme,  1995 (pp. 355-377).

[6] Ce que fit le rédacteur en chef de L'Équipe, qui avait vertement critiqué les choix du sélectionneur national, en reconnaissant ses erreurs de jugement, après la victoire de la France lors du Mondial 1998. À cette demande de clémence, le sélectionneur répondit sèchement qu'’"il ne pardonnerait jamais". Le football offre aussi un terrain privilégié à l'examen du pardon des fautes (des joueurs, des entraîneurs, voire des chroniqueurs). 

[7] On trouvera un inventaire et une analyse de ces pratiques dans C. Bromberger, op.cit. (pp. 330-339).

[8] Voir P. Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?, Paris, Le Seuil, 1983.

[9] Voir F. Héran, "Le rite et la croyance", Revue française de sociologie, XXVII, 1986 (pp. 231-263).

[10] "O felix culpa (la faute d'Adam) quae talem ac tantum meruit habere redemptorem", Leibniz, Théodicée, I, 10.

[11] Jeunes supporters jusqu'auboutistes regroupés dans les virages des stades.

[12] C'est un des surnoms de la Juventus de Turin étendu ici à d'autres clubs septentrionaux. 

[13] "Triste monde, en fin de compte/ Qui pourvoit le bien pourvu/ Et dénude qui est nu", Calderon de La Barca, Le Grand théâtre du monde, traduit par M. Pomès, Paris, Klincksieck, 1993 (rééd.) (scène III, v. 605-608).

[14] Poétique, chapitre VII.

[15] Je développe ce point de vue dans Football, la bagatelle la plus sérieuse du monde, Paris, Bayard, 1998 (voir notamment pp. 33-57).

[16] "Jeu d’enfer. Notes sur le combat de coqs balinais”, in  Bali. Interprétation d’une culture. Paris, Gallimard, 1983 (pp. 165-215).

[17] N. Elias et E. Dunning, Quest for Excitement.Sport and Leisure in the Civilizing Process , Oxford, Basil Blackwell, 1986.

[18] Selon la définition de la communication phatique que donne Bronislaw Malinovski dans "The Problem of Meaning in Primitive Languages" in  The Meaning of Meaning (C. Ogden et I. Richard éds.), Londres, Kegan Paul, 1923 (pp. 451-510).

[19] L'Équipe, jeudi 29 juin 2000 (p.2).

[20] Voir, par exemple, les articles parus dans Expresso du 1er juillet 2000. Que Jean-Yves et Manuela Durand, de l'Université du Minho à Braga, trouvent ici mes remerciements pour avoir réuni, à ma demande, un large échantillon d'articles de la presse portugaise traitant de cet incident.

[21] On trouvera un beau florilège de ce type de réactions dans le courrier des lecteurs de O Publico du 30 juin 2000 (p. 15).

[22] Jacques Blociszewski montre bien les limites de cette idéologie techniciste dans "Les dérives du football télévisé et le mirage du vidéo-arbitrage" in Montrer le sport (L. Véray et P. Simonet éds.), Les Cahiers de l'INSEP (hors série), 2000 (pp. 271-302).

[23] Le cas est quelque peu différent au football américain où l'action est plus hachée. La National Football League avait cependant abandonné le contrôle vidéo au terme de la saison 1990-1991 car les longues discussions entre arbitres commentant les "instant replays" ralentissaient le rythme des rencontres. Réintroduit au début de la saison 1998-1999, le recours à la vidéo est subordonné à un ensemble de conditions visant à en limiter l'usage (pendant la saison 1990-1991, il n'y avait eu pas moins de 570 arrêts de jeu pour consulter la vidéo dont 90 avaient abouti à des modifications de décision).

[24] Dans L'Équipe du 19 juin 1998, cité par Jacques Blociszewski (op.cit, p. 274).

[25] A. Coulon, "Le plaisir de l'arbitraire", Communications, 67 ("Le spectacle du sport") (p. 29).



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 30 juin 2013 6:20
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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