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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Christian Bromberger, Cultures régionales en débat.” Un article publié dans la revue Ethnologie française, Vol. 33, no 3, 2003, pp. 357-361. URL Cairn. [Autorisation accordée par l'auteur le 17 février 2012.]

Christian Bromberger et Mireille Meyer

Cultures régionales
en débat
.”


Un article publié dans la revue Ethnologie française, Vol. 33, no 3, 2003, pp. 357-361. 
URL Cairn.

Une histoire continue en dents de scie
Culture régionale, qu’est-ce à dire ?
Constructions et arguments
Références bibliographiques

Associant deux mots au contenu fuyant, la notion de « culture régionale » prête à controverse. Elle connote, dans des proportions variables, un art de vivre ancré dans un territoire, un sentiment de « pays », un « entre soi », un folklore pittoresque volontiers exhibé à des fins touristiques, la défense et la promotion d’une langue et de ses expressions singulières, parfois une revendication d’autonomie, voire, récemment, d’indépendance. Autant dire que le débat sur le sens des mots n’est pas seulement académique, mais qu’il réveille une querelle récurrente dans la vie politique française sur les rapports entre l’État et les entités qui lui sont subordonnées. À ce titre, les positions affichées par les uns et par les autres sur le statut souhaitable des cultures régionales font figure de marqueurs idéologiques, traçant une frontière entre partisans d’une conception « jacobine » ou « girondine » de la République.


UNE HISTOIRE CONTINUE
EN DENTS DE SCIE

Figure 1.
L’Alsace merveilleuse de Hansi (doc. D. Dossetto).

Si l’expression même de « culture régionale » est récente (une circulaire du ministère de l’Éducation nationale l’officialise en 1969), elle est l’héritière de revendications qui se sont développées en contrecoup de l’œuvre d’unification entreprise par la Révolution et qui ont connu de fortes poussées en période de crise du modèle de l’État-nation. Le « régionalisme » qui s’organise sous la IIIe République (le mot apparaît en 1874, la Fédération régionaliste de France est créée en 1900) prône sans doute la décentralisation et la reconnaissance culturelle des « petites patries » ou d’ensembles plus vastes, mais ne remet pas en cause le modèle national (voir l’article de M. Meyer), pas plus que ne l’avaient fait les mouvements lotharingiste, breton (voir l’article de F. Postic, J.-Y. Veillard, D. Laurent et J.-F. Simon) ou le Félibrige provençal (voir la contribution de P. Pasquini), qui prennent corps au milieu du XIXe siècle. En revanche, à deux moments de l’histoire récente et sur des toiles de fond politiques radicalement différentes, la revendication régionaliste a pris un tour extrémiste.

Dans sa (contre) Révolution nationale, l’« État français » exalta le folklore et les traditions paysannes. Il mit au placard Marianne et célébra l’Arlésienne [Faure, 1989]. Dès septembre 1940, des commissions de propagande régionaliste furent mises sur pied dans chaque département de la zone sud ; les circulaires Ripert et Carcopino, en octobre 1940 et en décembre 1941, encouragèrent l’enseignement des « langues dialectales ». En zone libre, comme en zone occupée, plusieurs mouvements régionalistes se compromirent avec le pétainisme, voire avec le nazisme (pour l’Alsace : Raphaël et Herberich-Marx [1991] ; pour la Bretagne : Bougeard [2002], Morvan [2002] ; pour l’Occitanie, Abrate [2003] et, ci-dessous, l’article de J.-M. Guillon).

Mises en veilleuse pendant les « Trente Glorieuses », ces poussées identitaires connurent un regain dans la foulée des événements de 1968 et dans un tout autre contexte idéologique que celui des années 1940. La mise en cause de l’État centralisé, la revendication de droits à la différence, etc., suscitèrent une floraison de discours sur « le colonialisme intérieur », « le génocide culturel » et la nécessaire « réparation historique » [1] Les initiatives pour la reconnaissance de ces cultures minoritaires allèrent, pendant ces trente dernières années, de la patrimonialisation douce avec son pullulement de musées, de relances de fêtes et de produits régionaux [Bromberger et Chevallier, 2003], à la revendication nationaliste violente, faisant de la culture et de l’identité ses arguments [358] majeurs. Des mesures institutionnelles dans les domaines de l’éducation (loi Haby de 1975 prévoyant un enseignement de langues et cultures régionales), de l’organisation du territoire (pouvoirs accordés aux régions par la loi Defferre de 1982), favorisèrent l’essor de ces aspirations à la diversité, bienvenues dans un ensemble européen regroupant des nations à l’héritage étatique moins lourd. À l’échelle du continent, divers mouvements, bien ancrés dans l’Allemagne des Länder, coordonnent et stimulent ces revendications. Ainsi, la fédération Peuples et ethnies solidaires a été à l’origine de la Charte des langues et cultures minoritaires, votée par le Conseil de l’Europe en 1992. Le refus par la France, qui ne reconnaît pas le droit des communautés, de ratifier cette charte a suscité, en 1999, de vives polémiques. Si l’âpreté du débat sur les cultures régionales tient à la singularité de l’histoire politique et intellectuelle française, elle est accusée par la confusion et la plasticité des termes et des notions. Un des buts de ce numéro d’Ethnologie française est de jeter quelque clarté sur cet objet « fuyant sous le regard et sous les mots », pour paraphraser une formule de J. Revel [1984 : 851].

Figure 2.
Figurantes du groupe Le ruban de Provence, Arles,
fête du Collectif Provence (2001, photo D. Dossetto).


CULTURE RÉGIONALE,
QU’EST-CE À DIRE ?


De cette notion, les contributions réunies dans ce volume distinguent plusieurs acceptions plus ou moins enchevêtrées.

Tantôt celle-ci se réfère à des habitudes singulières, qui affleurent à peine à la conscience et ne font l’objet d’aucune revendication. C’est « la façon d’être ce que l’on est là où l’on est » [Brochot et al., 2001 : 6]. G. Ravis-Giordani nous montre ainsi qu’une matrice commune des comportements dans la société insulaire corse est « une propension à la relation de face à face ». Il s’agit là de culture vécue au quotidien, de codes sous-jacents, qui se déchiffrent plutôt qu’ils ne s’affichent et l’on voit mal comment inscrire ce sentiment diffus d’appartenance dans un cadre réglementaire et institutionnel.

Tantôt l’expression « culture régionale » désigne un ensemble de pratiques territorialisées promues volontairement au rang d’emblèmes signalant aux autres des singularités positives, sources de fierté pour les gens du lieu : costume, gastronomie et produits régionaux, style architectural, traditions festives, spectacles, jeux locaux… Il s’agit là d’une culture choisie, représentée, exposée, a fortiori dans le musée (cf. M.-H. Guyonnet à propos des objets typiques présentés dans les établissements provençaux). Des pans marquants de cette culture jouent un rôle important pour asseoir l’image et la notoriété d’un territoire dans un contexte où la région n’est pas seulement un outil de catégorisation spatiale, mais aussi un moyen de classement hiérarchique entre entités concurrentielles. Parmi ces identificateurs à forte portée communautaire, la musique et le chant occupent aujourd’hui le premier rang : festoù-noz bretons, relancés depuis 1957, festival interceltique de Lorient… et du Stade de France, connaissant un énorme succès, rock basque dont P. Bidart nous dit ici qu’il « constitue le vecteur le plus important et le plus efficace de la socialisation de la pensée nationale basque », chant polyphonique corse, etc. Comme le dit F. Morvan [2002 : 271], en parodiant le slogan d’un mouvement national breton : « l’Europe des ethnies se fera par la musique ». Mais l’exemple de la musique nous plonge au cœur du paradoxe de l’ethnicité dans l’Europe d’aujourd’hui : les productions régionales ou nationalitaires amalgament des rythmes et des mélodies disparates, du très ancien et du très nouveau, du local et du mondial, constituant ainsi une forme d’expression qui correspond bien au contexte contemporain de la globalisation.

L’emblème majeur de la singularité et des revendications régionales est cependant la langue. « Qui tient la langue tient la clef », proclamait Mistral. C’est sur la sauvegarde et la promotion de la langue locale que se cristallisent, depuis le milieu du XIXe siècle, les protestations, les initiatives militantes (avec les mesures étatiques qui y répondent), en particulier la loi Deixonne de 1951. Mais les taux de pratique de ces langues varient selon leur ancrage coutumier et le volontarisme politique de la collectivité territoriale (particulièrement affirmé en Corse, en Catalogne, au Pays basque, en Bretagne…) [2] La fonction de la langue n’est pas tant ici d’assurer la communication, y compris de [359] nuances locales (le français régional avec ses expressions empruntées au dialecte y suffit souvent), mais d’exprimer une adhésion affective ou un souci patrimonial. Alors que moins de 1 % des jeunes Bretons parlent le breton [Morvan, 2002 : 30], 88 % de la population locale affirment qu’il faut le conserver. Significative de cette promotion de la langue en moyen de reconnaissance, la priorité militante est donnée à l’affichage bilingue des noms des localités et des rues, et à l’apprentissage volontaire de l’idiome local. Mais quelle langue promeut-on ? En Provence, les mistraliens revendiquent le maintien de la norme rhodanienne et tonnent contre « l’impérialisme occitano-toulousain » ; en Alsace, s’opposent les partisans de l’enseignement de l’Elsässerditsch (alsacien) et du Hochdeutsch (allemand), considéré comme langue régionale par les autorités académiques (voir l’article de M.-N. Denis) ; en Bretagne, les « néo-bretonnants » parlent une langue largement artificielle et reconstruite qu’ont du mal à comprendre les locuteurs natifs. En Provence, s’opposent les partisans de la graphie mistralienne et de la graphie occitane ; en Bretagne, ceux de l’orthographe unifiée élaborée en 1941 et ceux de l’orthographe universitaire mise au point en 1953. Au-delà de ces querelles symptomatiques des engouements passionnels [Bromberger, 1998 : 32-34], le problème de la standardisation de la langue souligne le paradoxe de la construction de l’identité régionale (et jadis nationale) : comment produire de l’unique à partir du multiple ?

Ce processus polémique d’unification se met en place quand, à la conscience de singularités, se substitue la revendication d’une spécificité, épaulée par une reconstruction militante de l’histoire régionale (cf. D. Dossetto). Il s’agit alors d’insister sur les traits distinctifs de la culture de la région et non pas de la culture dans la région. Mais dans quel territoire cette spécificité s’inscrit-elle ? Les régions administratives ont été créées, comme le rappelle plus loin M. Agulhon, sur des critères économiques, et non pas historiques ou culturels. Les « ci-devant » provinces constituent à n’en pas douter des cadres plus homogènes de pratiques et de référence dans la conscience populaire, tout comme dans les revendications militantes. Quant à la culture vécue au quotidien, symbolisée par une communauté d’usages, elle s’amortit souvent aux limites du « pays ». Dans cet enchevêtrement, une « matrie », réputée fidèle aux coutumes ancestrales, rayonne sur l’ensemble du domaine au point que, nous montre M.-H. Guyonnet, pays d’Arles et Provence deviennent équivalents dans la tradition muséographique héritée du Félibrige. La culture régionale se décline donc à différentes échelles spatiales et à différents niveaux hiérarchiques.

Figure 3.
Fête des moissons à Lambesc (14 juillet 2000, photo M. Meyer).


Qui peut entrer dans la danse de la culture régionale ? Le passant, l’amateur curieux, le résident, ou seulement le natif ? Doit-on exciper d’une longue généalogie autochtone, être un régional « de souche » pour porter le vêtement local ? De la culture enracinée à la culture « hors sol » et « hors sang », les formules acceptables varient sensiblement d’une situation régionale à l’autre. Ici, on est réticent à ce qu’une jeune fille d’origine maghrébine endosse le costume provençal [Dossetto, 2001]. Là, des « néo-résidents », soucieux d’insertion dans la société locale, s’engagent dans des actions de préservation du patrimoine sous l’œil sceptique, voire hostile, de la population [Guyonnet, 1998]. Dans plusieurs régions (Alsace, Corse, Pays basque…), le nom, l’enracinement généalogique semblent des conditions quasi nécessaires pour porter légitimement la culture. Se rejoue donc à cette échelle le débat sur les critères d’appartenance à une collectivité.

CONSTRUCTIONS ET ARGUMENTS

Bien des traits culturels, on le sait, perçus comme emblématiques et ancrés dans la très longue durée, sont de récentes inventions ou réinventions : la coiffe bigoudenne et le grand nœud alsacien datent du milieu du XIXe siècle ; la fixation à 13 du nombre des desserts provençaux de Noël remonte aux années 1920… Ces traits singuliers, loin de venir du fond des âges, sont souvent des adaptations locales de pratiques, qui se sont diffusées à partir de centres extra-régionaux. G. Ravis-Giordani avance ainsi que la culture corse, et au-delà toute culture régionale, est avant tout une culture [360] « régionalisée ». Dans le cas de la Corse, nous dit-il, elle l’est deux fois, dans une double référence à l’Italie et à la France.


Figure 4.
© Coopérative fromagère Jeune Montagne, Laguiole.


Toutes ces cultures, et les revendications qui leur sont attachées, n’affichent cependant pas le même dynamisme. De façon significative ce sont, en général, dans les provinces tardivement rattachées ou annexées (Bretagne, Catalogne, Alsace, Corse…) que se sont maintenues avec le plus d’intensité des pratiques distinctives. L’insertion de ces régions périphériques dans des aires culturelles transfrontalières accentue d’autant plus le constat et la conscience de leurs singularités que leurs voisines jouissent, dans leurs États, d’une reconnaissance institutionnelle. Catalans et Basques puisent une partie de leur dynamisme et de leurs aspirations dans les modèles fournis par les provinces autonomes espagnoles. Les Bretons revendiquent leur insertion dans une aire celtique qui les attire vers le pays de Galles et l’Irlande. Des militants provençaux lorgnent vers les vallées occitanes du Piémont où l’enseignement de la langue et de la culture est mieux reconnu, etc. Deux modèles d’inspiration contigus peuvent parfois entrer en concurrence. Tel fut le cas en Alsace où le mouvement régionaliste a balancé, au cours de son histoire, entre « germanisme » et « francisme » [Denis, 1987 ; Raphaël et Herberich-Marx, 1991]. Avant l’annexion de 1870, domine un groupe de lettrés luttant « pour la conservation de la langue, de la culture, des us et coutumes germaniques ». Pendant la première annexion l’équipe qui dirige et anime le Musée alsacien de Strasbourg (créé en 1902) « cherche [au contraire] à démontrer la spécificité de la culture populaire alsacienne par rapport aux pays germaniques et ses affinités avec la France » [Denis, 1987 : 9]. Entre les deux guerres, « on assiste à un retournement de situation puisqu’il s’agit alors, pour l’Alsace, d’affirmer son identité face à la France, beaucoup plus centralisatrice que l’empire allemand » (ibid. : 10). Bref, pour asseoir la reconnaissance de la « petite patrie », les revendications d’identité culturelle ont fluctué au rythme des vicissitudes historiques.

Quelles que soient la vivacité et la plasticité de ces revendications, force est de constater la place prise par le fait régional dans la France d’aujourd’hui. Paradoxe : c’est au moment où les identités des « peuples » s’étiolent qu’elles s’affirment le plus éloquemment. L’affaiblissement des valeurs associées à l’État-nation, une politique de décentralisation à la mode européenne, une quête de diversité face à la banalisation des usages, le retour périodique d’émigrés nostalgiques, une sensibilité accrue au patrimoine et à la mémoire des lieux ont contribué à promouvoir les traditions et les territoires régionaux. Plus discrète, mais également significative, la ténacité de pratiques populaires, indépendamment de tout contexte volontariste, favorise cet essor [Mac Clancy et Parkin, 1997].

La construction d’une forte image régionale est aussi un utile adjuvant à la valorisation de la production locale. Analysant le développement du « folklore vineux » en Bourgogne entre les deux guerres (création de la « Paulée » de Meursault en 1923), G. Laferté montre, ici, comment la « renaissance » des traditions populaires, les travaux érudits, la promotion de la gastronomie régionale ont été utilisés pour asseoir la renommée de vins fins dont la production est réglementée depuis la loi de 1919 sur les appellations d’origine contrôlée. Les folkloristes des années 1930, conscients des risques qui s’attachaient à cette instrumentalisation économique des traditions, distinguaient soigneusement « folklore descriptif » (ou scientifique) et « folklore appliqué ». Cet enracinement et cette fidélité locale sont aujourd’hui perçus comme des garanties de qualité et d’authenticité dans un monde inquiet et en quête de « traçabilité ». C’est cette image de stabilité, épaulée sans doute par un « patriotisme » sincère, qu’utilise l’association d’entreprises « Produit en Bretagne », qui réunit plusieurs puissantes figures de l’industrie, de la finance et de la communication. Comme le note R. Le Coadic, ce type de démarche régionaliste « relève d’un libéralisme qui s’accommoderait bien d’un affaissement de l’État ».

Le tourisme a fortement contribué, dès le XIXe siècle, à l’essor des manifestations culturelles régionales qui se sont développées pour répondre à la demande d’exotisme des « étrangers », avides de curiosités et de pittoresque. La réponse à cette demande a été d’autant plus positive qu’elle venait combler le vide laissé par le déclin de l’agriculture et des petites industries locales (cf. M. Agulhon), mais ne va pas sans tension : [361] la fierté d’être soi ne se dégrade-t-elle pas quand ses manifestations se marchandisent et deviennent « des produits d’appel » [Brochot, 2001] ?

Les régions, comme les nations [Gellner, 1989], doivent se doter, pour exister, d’un minimum de culture commune. À cette fin, les unes comme les autres mettent en œuvre des politiques qui visent à donner une consistance au territoire qu’elles englobent. Ces choix composent avec le donné préexistant, si bien qu’ici la langue, là la danse, ici la gastronomie, là les jeux apparaissent comme les fleurons de l’identité selon une hiérarchie tributaire des singularités léguées par l’histoire. La conscience de ces spécificités, jointe à un sentiment de dépossession, peut être à l’origine du militantisme revendicatif, du basculement de la fierté régionale dans le régionalisme. L’argument culturel, éminemment présentable et source de connivence lors des consultations électorales, joue un rôle crucial dans ces processus d’affirmations autonomistes, en ramenant au second plan les aspirations et ambitions politiques et économiques.

Cette tentante réévaluation des lieux de pouvoir trouve un terreau favorable dans une société postindustrielle qui s’affranchit progressivement des contraintes de la concentration et du partage d’une culture nationale commune (qu’importe que l’on parle breton chez soi et dans la rue, si l’on peut communiquer en anglais par Internet avec la Corée du Sud ?). La promotion des régions s’accorde, par ailleurs, fort bien avec la construction d’une Europe soucieuse de faire craquer le corset des États-nations, qui en empêche l’épanouissement. Mais, à valoriser à l’excès ces subdivisions et leurs singularités, ne risque-t-on pas de les amputer de ce qui fonde historiquement leur originalité : leur constante intrication et complémentarité avec la culture nationale qui les subsume ?

Il en est des usages sociaux des cultures régionales comme des sens de l’expression : divers, ambigus, contradictoires, soft ou hard. Tantôt, en consommateur avisé ou en expert éclairé, on se délecte de ces singularités qui rompent avec la banalisation des pratiques et avec la « macdonaldisation » de la culture. Tantôt, on adhère à un ensemble de référents pour renouer avec un monde de connivences et de solidarité, par souci de faire et de dire localement. Tantôt enfin la revendication prend la forme du communautarisme, de l’ethnicisme, de l’autoritarisme culturel. Un paradoxe significatif et inquiétant, à une époque marquée par la circulation des hommes et par la créolisation des usages.

Références bibliographiques

ABRATE Laurent, 2003, « Les milieux occitanistes et la culture nationale, 1936-1945 », communication présentée au colloque Du folklore à l’ethnologie. Institutions, musées, idées en France et en Europe de 1936 à 1945, Paris, MNATP et CEF.

BOUGEARD Christian (éd.), 2002, Bretagne et identités régionales pendant la Seconde Guerre mondiale, Brest, CRBC.

BROCHOT Aline, DELFOSSE Claire, ETCHEVERRIA Olivier et Jean PILLEBOUE, 2001, Cultures régionales : Territorialité, dynamiques, enjeux, Paris, Ministère de la Culture et de la Communication (Département des études et de la prospective).

BROMBERGER Christian (éd.), 1998, Passions ordinaires. Du match de football au concours de dictée, Paris, Bayard.

BROMBERGER Christian et Denis CHEVALLIER(éds), 2003, De la châtaigne au carnaval. Relances de traditions dans l’Europe contemporaine, Die, éd. à Die.

CERQUIGLINI Bernard (éd.), 2003, Les langues de France, Paris, PUF.

DENIS M.-N., 1987. « Ethnologie en Alsace (1830-1980) : Identité politique et politique d’identité », Anthropologie sociale et ethnologie de la France (colloque du centre d’Ethnologie française et du Musée national des Arts et Traditions populaires) (Communications, t. I).

DOSSETTO Danièle, 2001, « “En Arlésienne” ou le “voile islamique” à l’envers ? Espace géographique, espace social du costume en Provence », Terrain, 36 (p. 143-158).

FAURE Christian, 1989, Le projet culturel de Vichy, Paris et Lyon, CNRS et PUL.

GELLNER Ernest, 1989, Nations et nationalismes, Paris, Payot.

GUYONNET Marie-Hélène, 1998, « Chercheurs de patrimoine en Haute-Provence : une passion et ses enjeux », in Passions ordinaires. Du match de football au concours de dictée (C. Bromberger, éd.), Paris, Bayard (p. 139-162).

LAFONT Robert, 1971, Décoloniser en France : les régions face à l’Europe, Paris, Gallimard (coll. « Idées »).

Les Temps modernes, 1973, no 324-325-326 (« Minorités nationales en France »), août-sept.

MACCLANCY J. et PARKIN, R., 1997, « Revitalization or continuity in European ritual ? The case of San Bessu », Journal of the Royal Anthropological Institute, 3, p. 61-78.

MORVAN Françoise, 2002, Le Monde comme si. Nationalisme et dérive identitaire en Bretagne, Arles, Actes Sud.

RAPHAEL F. et HERBERICH-MARX G., 1991, Mémoire plurielle de l’Alsace. Grandeurs et servitudes d’un pays des marges, Strasbourg, Publications de la Société savante d’Alsace et des régions de l’Est.

REVEL Jacques, 1984, « La région », in Les lieux de mémoire, t. III (Les France) (P. Nora, éd.), Paris, Gallimard (p. 850-883).

POUR CITER CET ARTICLE

Christian Bromberger et Mireille Meyer « Cultures régionales en débat », Ethnologie française 3/2003 (Vol. 33), p. 357-361. 
URL Cairn.



[1] Voir Lafont, 1971, Les Temps modernes, 1973 et, pour une critique acide de ce type d’arguments par une « repentie » du régionalisme offensif, Morvan [2002].

[2] Les taux de compétence déclarée, bien supérieurs à ceux, plus difficilement chiffrables, de la pratique réelle, s’élèveraient à 25% dans le Pays basque, à 31% (pour la compréhension) et à 20 % (pour la maîtrise de la langue parlée) en Bretagne, à 51% (pour la pratique courante) et à 17% (pour la seule compréhension) en Alsace, à 55% (pour la compréhension) et à 34% (pour l’usage dans la conversation) en Catalogne, à 81% (pour la compréhension) et à 64% (pour la maîtrise de la langue parlée) en Corse. Le déclin de la pratique est très sensible depuis une cinquantaine d’années (régression d’un tiers du nombre des locuteurs en Alsace, par exemple). Ces données proviennent de l’ouvrage récemment édité par B. Cerquiglini [2003].



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 30 juin 2013 5:57
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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