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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Christian Bromberger, Brèves notes de Sirius et d’Iran.”  In Revue du monde musulman et de la Méditerranée, no 62, 1991. pp. 101-103. Numéro Hors-série. Persee. [Autorisation accordée par l'auteur le 17 février 2012.]

[101]

Christian Bromberger

Brèves notes
de Sirius et d’Iran
.”

In Revue du monde musulman et de la Méditerranée, no 62, 1991. pp. 101-103. Numéro Hors-série.


Les Iraniens sont surtout préoccupés par les difficultés de la vie quotidienne : coupures de l'électricité deux ou trois heures pour jour, coût des denrées de base, abondantes sur le marché libre mais à des prix prohibitifs, écoles surpeuplées, chômage (25% de la population active...). Dans un tel contexte, les mots d'ordre du gouvernement de Hashemi-Rafsandjani (élu à la présidence de la République le 28-VII-1989) ont été, dans un climat morose, plutôt bien reçus : redressement et libéralisation économiques, « réalisme » prenant le pas sur l'islamisme révolutionnaire. Dans les ministères, les administrations, les technocrates supplantent progressivement les idéologues, les moustachus, les barbus. Le gouvernement s'accommode, plus ou moins, de la double vie que mène une partie de la population urbaine, respectant, à l'extérieur, les attitudes imposées (y compris un air grave, signe d'une adhésion aux normes), renouant, à l'abri des murs, avec des aspects facétieux de la culture persane ou avec des oeuvres occidentales (le marché des vidéocassettes est particulièrement florissant à Téhéran). Ce parti-pris du réalisme économique et ce ralentissement relatif des tracasseries éthiques ne vont pas sans grincements ni tensions : les « durs » du régime (partisans de l'ancien Premier ministre Mousavi et de l'ancien ministre de l'Intérieur Mohtashemi) dénoncent régulièrement cette dérive d'un islam révolutionnaire vers un islam gestionnaire.

Sur le chemin — incertain — du redressement économique et de la reconquête d'une position éminente sur le plan international, la crise du Golfe a été, jusqu'à présent, un adjuvant inattendu pour l'Iran. La hausse du prix du pétrole et l'augmentation des exportations ont donné un coup de fouet à l'économie (toujours fortement dépendante de l'étranger alors qu'un des mots d'ordre du mouvement révolutionnaire était la restauration de l'autosuffisance). Mobilisé sur un autre front, Saddam Hoseyn a reconnu, dès le mois d'août 1990, l'accord d'Alger de 1975 fixant la frontière fluviale entre les deux pays au milieu des eaux du Chatt al-Arab, accord qu'il avait dénoncé lors de son agression contre l'Iran en septembre 1980 ; il a fait évacuer ses troupes des 1 500 km2 qu'elles occupaient encore et procéder à l'échange de tous les prisonniers. L'Iran obtenait ainsi, en quelques jours, la satisfaction de ses principales revendications, en particulier frontalières.

On sait que le gouvernement iranien, faisant du redressement national son objectif prioritaire, a adopté, dans le présent conflit, une position neutre (bi taraf), condamnant tout à la fois l'expansionnisme de l'Irak — un concurrent pour la suprématie régionale — et la présence des forces occidentales dans le Golfe. Fort de cette position, l'Iran reconquiert progressivement la place de grande puissance régionale que son isolement lui avait fait temporairement abdiquer. Le déclin de l'islamisme révolutionnaire (et des velléités d'exporter la révolution), la récession économique confinaient, en effet, le pays dans une position secondaire sur la scène des nations musulmanes où le néo-fondamentalisme — plus piétiste qu'activiste — et l'arabisme étaient devenus, ces dernières années, les références majeures. Les bénéfices de cette neutralité ambiguë (cf. l'affaire des avions irakiens) sont multiples : Téhéran est devenu une capitale diplomatique, se posant comme un interlocuteur crédible avec les plus grands (l'URSS, la France mais aussi, à terme, les États-Unis, puissance qui demeure ici la constante aulne de référence) et faisant de l'Irak, l'ennemi d'hier, son obligé. Nation la plus répulsive aux yeux des Occidentaux ces dernières années, l'Iran est redevenu, en quelques semaines, un pays respecté. Au lendemain de la guerre, il pourrait tirer parti, auprès des populations de la région, de ce rôle nouveau de médiateur compréhensif et éventuellement appuyer, en cas d'effondrement du régime baassiste, [102] une solution de rechange politique : l'opposition shi'ite irakienne est dirigée à Téhéran par l'hojjat ol-eslâm Bagher Hakim, fils du grand ayatollah Mohsen Hakim (plusieurs membres de cette famille de dignitaires religieux ont été arrêtés et pendus sur les ordres de Saddam Hoseyn).

Quelle que soit l'issue de la guerre, cette crise devrait contribuer à restaurer le leadership de l'Iran dans cette région du monde, une position qui lui revient quasi naturellement si l'on tient compte des données géostratégiques, démographiques (56 millions d'habitants en 1990, 3,9% de croissance annuelle de la population) et des potentialités économiques du pays.

Cette neutralité ambiguë — plus compréhensive à l'égard de l'Irak qu'à l'égard des coalisés — compose avec les assauts des « durs » du régime et plus encore avec un sentiment croissant dans la population de sympathie pour l'Irak et son leader. Ces positions irakophiles peuvent, au premier abord, sembler déconcertantes tant elles tranchent avec les attitudes affichées avec le conflit.

Pour les radicaux, qui avaient dénoncé comme une capitulation indigne le cessez-le-feu avec l'Irak en août 1988, Saddam Hoseyn demeurait, début janvier, un « valet de l'Amérique ». Jusqu'à la déclaration de guerre, des hezbollâhi expliquaient que l'invasion du Koweit était le fruit d'un complot qu'avaient manigancé les États-Unis, par l'entremise de Saddam, pour occuper les Lieux saints. Ces infidèles parachevaient ainsi leur œuvre entamée avec l'occupation de Qods (Jérusalem) par Israël interposé. Au fond ceux-là ne croyaient guère, jusqu'au 17 janvier, au déclenchement des hostilités. Face à l'évidence du conflit, les plus durs ont fait valoir qu'entre deux maux il fallait choisir le moindre et que la priorité était de combattre les États-Unis et le sionisme. Au Parlement et dans la rue, certains avançaient que les ennemis d'hier pouvaient devenir des alliés, invoquant à l'appui d'une telle attitude les exemples de ceux qui avaient rejoint le Prophète après l'avoir combattu.

Ce point de vue extrême, prônant un engagement actif aux côtés de l'ennemi — valet d'hier devenu le champion de la lutte anti-impérialiste —, demeure le fait d'une minorité. Mais l'opinion publique telle que j'ai pu la saisir (et non pas la sonder, tel n'est pas mon métier) dans les villes et villages de province que je connais a aussi sensiblement évolué au rythme du mois écoulé.

L'image de Saddam et de l'Irak demeure sans doute fortement gravée par une guerre de huit ans qui a fait au moins 350 000 victimes iraniennes et atteint le moindre village du pays, qui compte son lot de martyrs, de blessés, de prisonniers récemment rapatriés. Pendant toute la durée de ce conflit, le chef de l'État irakien a été comparé à Yazid, le calife omeyyade responsable du martyre de l'emâm Hoseyn. Les destructions de villes (Esfahân, Dezful, Xorramsahr, Abâdân, etc.) ont été considérables, contraignant les survivants à l'exode. Ce drame a avivé l'anti-irakisme, voire l'anti-arabisme, et exalté le sentiment de la patrie (yatân) fortement ancré dans ce pays, le seul de la région, avec la Turquie, qui puisse exciper d'une continuité étatique multiséculaire. L'attitude des dirigeants pendant ce conflit a fait ressortir une des ambiguïtés constitutives de l'identité iranienne : tantôt ils ont fait fond sur ce sentiment patriotique, sur des traditions spécifiquement shi'ites (références au martyrisme imamite, etc.), tantôt ils ont insisté sur le caractère secondaire de ces différences en affirmant hautement la prééminence de la communauté des croyants {omma) et sur la nécessité d'en expurger les rejetons impies. Le ressentiment populaire contre l'agresseur s'est doublé d'une amertume considérable à l'endroit des puissances occidentales qui ont soutenu l'Irak : les États-Unis, l'Angleterre, la France, selon une échelle subjective qui ne correspond pas à l'échelle objective des responsabilités.

Avec le déclenchement de la guerre, cette image négative de l'Irak et de son leader est devenue, chez beaucoup, ambiguë, voire favorable. Plusieurs facteurs ont pesé sur cette évolution. Le sens de l'honneur {saraf, nâmus) et la dramatisation victimiste (l'exaltation du martyre, sahâdat) constituent, dans la culture iranienne, deux ressorts symboliques majeurs de l'expérience émotionnelle. S'opposant seul aux grandes puissances, Saddam est apparu à beaucoup comme un personnage courageux, fort igavî), à la fois héros et victime. Ses coups d'audace, ses gestes de provocation et de défi, ses tirs de missiles sur Israël ont accru son prestige. Les bombardements des villes irakiennes — qui résonnent dans le Xuzestân voisin — suscitent crainte, émotion et solidarité dans une population qui a été elle-même frappée par de tels drames ; ils réveillent le sentiment communautaire, renforcent le sentiment de défiance à l'égard de l'Occident, jugé responsable de l'extension d'une crise qui aurait dû, dit-on, être [103] réglée régionalement. Les invocations du respect du droit international n'emportent pas la conviction d'une opinion qui fait souvent du complotisme le ressort de la vie politique intérieure et internationale. Des décisions du leader irakien, minutieusement concédées, ont conforté cette évolution des attitudes : quelques jours avant la guerre, Saddam Hoseyn faisait savoir que des pèlerins iraniens pourraient de nouveau se rendre à Najaf (mausolée de l'emâm Ali) et à Karbalâ (mausolée de Femâm Hoseyn), ces centres de l'espace shi'ite situés en territoire irakien. Cette décision a été saluée par des salavât (louanges rituels) dans les lieux traditionnels de sociabilité (par exemple dans les zur-xâne, « maisons de la force », gymnases où se retrouvent les hommes d'un même quartier). Cette image con-joncturellement positive connaît sans doute de sensibles variations sociales et régionales, elle est moins accusée chez les intellectuels nationalistes, rétifs à l'arabisme, nettement plus marquée, voire suspecte, chez les Arabes du Xuzestân dont les manifestations de soutien sont rigoureusement encadrées (on veille à transformer les slogans trop nettement saddamistes en slogans de soutien à l'islam).

Ces réactions de sympathie pour un voisin blessé s'estomperont sans doute rapidement si le temps du conflit et la présence occidentale dans la région sont éphémères. Ce sont néanmoins des données politiques et émotionnelles qui pourraient compter en cas d'extension de la guerre.

*

Qu'on me permette d'achever cette chronique incertaine par quelques réflexions marginales que je livre en vrac. Ces événements nous placent devant une série de problèmes scientifiques et déontologiques, qui se répètent à chaque moment vif de l'histoire. Us nous rappellent, par exemple, la faible capacité prédictive des sciences sociales et que la « nécessité historique » s'impose toujours aposteriori ! Ils montrent le rôle des « personnalités » — je n'entends pas par là de simples individualités — dans l'émergence des événements, rôle qui a été sous-évalué par une tradition faisant des luttes collectives le moteur exclusif des séquences historiques. Ils suscitent souvent chez les chercheurs — et je ne m'exclus pas du lot — des prises de position favorables aux sociétés, aux opinions publiques, aux mouvements dont ils sont spécialistes. Passons sur les réactions qui relèvent de la défense corporatiste du terrain, de la raison professionnelle — je doute d'ailleurs qu'elles puissent exister vraiment. Plus fréquente — et compréhensible — est une tendance empathique qui entraîne à glisser de l'explication à la justification, de l'ethnologie à l'ethnologisme, à ériger des pratiques culturelles en valeurs absolues, le spécifique en impératif catégorique. H n'est pas sûr que, devenu porte-parole et non plus simple exégète du sens culturel, le chercheur gagne en crédibilité. Un mot enfin, amer, sur un proche passé : la guerre Irak-Iran, le conflit le plus meurtrier depuis la Seconde Guerre mondiale, n'a suscité chez nous ni émotion ni mobilisation. La France apportait pourtant un soutien direct à l'Irak et il me semble paradoxal que des chantres de cette politique se présentent aujourd'hui comme des champions d'un humanisme pacifiste. S'il s'agit d'un changement d'opinion, qu'on le dise ; s'il s'agit d'une continuité d'attitude, qu'on invoque, de grâce, d'autres motifs !

19 février 1991



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 30 juin 2013 7:56
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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