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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Christian Bromberger, Allez l'O.M.! Forza Juve! La passion pour le football à Marseille et à Turin.” Christian Bromberger, Alain Hayot et Jean-Marc Mariottini, « Allez l'O.M.! Forza Juve! », In revue Terrain, numéro 8 - Rituels contemporains, avril 1987, [En ligne]. URL. Consulté le 27 mars 2012. [Autorisation accordée par l'auteur le 17 février 2012.]

Christian Bromberger, Alain Hayot
et Jean-Marc Mariottini


Allez l'O.M. ! Forza Juve !
La passion pour le football
à Marseille et à Turin
.”

Christian Bromberger, Alain Hayot et Jean-Marc Mariottini, « Allez l'O.M. ! Forza Juve ! », In revue Terrain, numéro 8 - Rituels contemporains, avril 1987, [En ligne]. URL. Consulté le 27 mars 2012.

Marco, Marseille, le Nord, le Sud
Turin, la Maratona, la Filadelfia, le rouge et le noir
Le football aujourd'hui : un référent universel
Un exceptionnel creuset d'identifications
Les figures de l'identité collective : le style et la composition de l'équipe
Les joueurs : des figures emblématiques des identités sociales
José ou la figure emblématique de la fidélité
Le football : un modèle professionnel, un modèle de société
Une symbolisation des drames de la vie
Une théâtralisation expressive des rapports sociaux
Où il est question de guerre, de vie, de mort, de sexe
Le match de football, une sorte de rituel religieux ?




Marco, Marseille, le Nord, le Sud

"Les jours qui précèdent un grand match de l'O.M., je suis tendu, comme malade. Cela me prend... une semaine, parfois quinze jours avant une partie décisive. Par exemple, avant Lyon-O.M. en 1984" – match dont l'issue favorable à Marseille permit la remontée de l'équipe en première division après quatre ans de "purgatoire"–, «  je ne pensais qu'à ça, chez moi comme au travail. Une semaine avant de partir pour Lyon, je me suis habillé aux couleurs de l'O.M. : je ne portais plus que des slips et des chaussettes bleus. J'essaie bien de ne pas être superstitieux, de maîtriser mes émotions mais je n'y arrive pas. Quand j'approche du stade, quatre ou cinq heures avant le début de la partie, je suis pris de tremblements nerveux et j'arrive difficilement à me dominer. » Chef du Commando ultra [1], qui regroupe les jeunes supporters les plus ardents de l'O.M., Marco dirige pourtant avec calme et autorité les manifestations de soutien à son équipe favorite, programmées minutieusement à l'avance : slogans rythmés par des battements de tambours, chants, embrasement de fusées multicolores à l'entrée des joueurs sur la pelouse, déploiement d'une immense "toile" bleue et blanche, lâcher de ballons, eux aussi aux couleurs du club, etc. Le match fini il faudra remballer les accessoires, faire le bilan de la tenue des troupes ("trop d'indiscipline aujourd'hui... mauvaise coordination dans l'embrasement des fusées"), tirer des leçons pour améliorer les manifestations de soutien à l'équipe lors des prochaines confrontations. Victoire ou défaite, liesse ou souffrance, Marco demeurera "sous tension" la nuit suivant le match ; il cherchera en vain le sommeil, revivant le scénario de la partie, les moments de joie, les drames qui se sont succédé pendant cette heure et demie hebdomadaire qui rythme sa vie.

La passion pour le foot et pour l'O.M. n'occupe pas seulement les jours et les rêves de Marco ; elle forme la trame sensible des principaux jalons de son existence. Fils d'un immigré sicilien, bien intégré dans sa ville d'adoption, Marco doit à son père "son amour pour le ballon", le stade et Marseille, trois termes équivalents dans ses propos. Chez lui, comme chez la plupart des supporters, l'intérêt pour le football est une affaire de tradition familiale, et l'identification fusionnelle à une ville d'autant plus forte, pour un immigré ou un enfant d'immigré, qu'elle symbolise la plénitude et la réussite d'une insertion [2]. Un événement tragique joue un rôle décisif dans la vocation et la carrière de supporter de Marco ; adolescent, celui-ci perd un de ses oncles, victime d'un accident. Cet oncle, nous dit-il, veillait sur lui "comme un frère" et avait fortement contribué à son éducation religieuse, l'emmenant tous les dimanches à la messe. Face à ce qu'il perçoit comme une injustice du destin, Marco perd la foi mais rapidement une ferveur nouvelle se substitue à ses sentiments religieux ; c'est, en effet, l'année qui suit la mort de son oncle qu'il commence à se passionner véritablement pour le football, pour l'O.M. mais aussi pour la Juventus de Turin, le club phare du championnat italien, qui rallie largement les faveurs des émigrés de toute la péninsule. Au printemps 1984, Marco se marie, le jour même de la victoire de l'O.M. sur Thonon, qui consacre définitivement la remontée de l'équipe en première division (la date du mariage a été délibérément fixée en fonction de cet événement). À cette occasion, Marco se fait photographier sur une "voilure" aux couleurs de l'O.M., devant la mairie de Marseille ; c'est là, pour lui, un des souvenirs les plus marquants de cette cérémonie. Âgé aujourd'hui de vingt-cinq ans, Marco berce son fils sur les mélodies des chants qu'entonnent les tifosi [3] de la Juventus de Turin pour encourager leur équipe, mélodies qu'il tente, avec les siens, de populariser auprès des supporters de l'O.M. pour enrichir un répertoire choral beaucoup plus pauvre en France qu'en Italie.

«  Il coule, il coule, le fleuve olympien. Parti étalé des abords du stade, le flot des supporters a enflé, enflé pour envahir la rue de Rome et la rue Saint-Ferréol et a surgi, annoncé par les klaxons sur la Canebière qui n'en revenait pas et cherchait dans ses souvenirs une soirée comparable.

«  L'artère marseillaise se refaisait une jeunesse aux sons des cornes. Les jours heureux étaient revenus et toute une ville vibrait aux cris des supporters.

« Tout le centre-ville était bouché par les piétons et les automobilistes qui venaient de vivre la montée au paradis du football marseillais : "Dis, l'ohême, emmène-moi au ciel !"

« C'est fait, les copains, et la nuit est à nous. Sonnez trompettes, résonnez klaxons, il est ressuscité, l'enfant de la Bonne Mère qui s'ébat du côté de Michelet [3a].

« On brandissait les drapeaux, on tapait du pied sur les carrosseries, on battait des rythmes nouveaux pour saluer ses onze héros.

« La ville n'était qu'un cri : "On a gagné !"

« Dans les bars, on faisait sauter les bouchons pendant que, dans les rues, des bouchons gigantesques naissaient.

« Il fallait crier, hurler, pleurer, danser pour oublier quatre années de purgatoire. C'était Marseille-sur-Liesse. »

Extrait d'un "Cahier de supporter", évoquant la victoire de l'O.M. sur Thonon en 1984, qui consacra la remontée de l'équipe en première division.


Jusqu'à la fin de la saison 1985-1986, les Ultras occupaient un espace bien délimité dans le virage nord du stade (cf. schéma pp. 18-19), formant la cohorte la plus bruyante et la mieux organisée d'un public jeune, issu principalement des quartiers populaires du nord de l'agglomération marseillaise. La répartition du public dans le stade reflète, en effet, dans ses grandes lignes, la géographie sociale de la cité (nous analyserons plus loin les mécanismes précis de cette territorialisation) ; aux supporters tumultueux des virages nord s'oppose traditionnellement le public plus fortuné, plus familial, plus âgé et paisible des virages sud, provenant des banlieues et des quartiers méridionaux de la cité. Au début de la saison 1986-1987, Marco et les siens décident d'investir le virage sud et d'y établir leur territoire.

Cette migration dans l'espace du stade fut l'objet d'âpres discussions parmi les Ultras et vécue, par certains d'entre eux, comme un arrachement : "Ça m'a fait mal. Je suis de La Rose – un quartier du nord de Marseille – et depuis que je suis tout petit je viens aux virages nord. Depuis le début de cette saison, quelque chose s'est cassé." François, qui a rejoint le sud avec amertume, se tient désormais quelque peu en marge du noyau dur du commando. Marco a été, lui, le principal artisan et défenseur de ce transfert : "Dans le virage sud, on peut mieux s'organiser, l'espace est moins compté, le public plus discipliné et puis il faut briser ce cloisonnement entre le nord et le sud, donner une image plus unanime du stade et de la ville." En fait, pour Marco, cette transition du nord au sud symbolise surtout la trajectoire idéale qu'il s'est fixée et qu'il a en partie suivie ; né dans un quartier populaire du nord de la ville, il habite aujourd'hui au sud de l'agglomération ; marié, installé dans la vie, il ne se sent plus guère d'affinités avec le public jeune des banlieues ouvrières, qui occupe le virage nord du stade ; dans ses propos filtre un profond désir de reconnaissance et de promotion, désir qu'ont partiellement satisfait ses activités d'animateur du commando : de spectateur anonyme, il est devenu, avec les siens, objet de spectacle, reconnu par ses affidés mais aussi par les dirigeants du club, interviewé par des journalistes et... des ethnologues. "Quel chemin parcouru !" remarquait-il fièrement à la mi-temps du match O.M. Paris-Saint-Germain (28-11-1986), constatant que le groupe ultra qui comptait à ses débuts en 1983 une dizaine de passionnés est désormais constitué en une association qui regroupe plus de 600 adhérents.

Le destin de Marco, depuis son adolescence, est sans doute exceptionnel puisqu'il présente une parfaite osmose entre les principales étapes qui ont rythmé sa vie personnelle et les grands épisodes qui ont scandé l'histoire de son club favori ou du groupe de supporters qu'il dirige ; il offre cependant un condensé exemplaire, si paroxystique soit-il, des valeurs, des enjeux, des comportements que recouvrent la passion pour le football et la fréquentation assidue d'un stade : l'effervescence émotionnelle qui se traduit par une intense participation corporelle, l'identification à une ville dans une atmosphère de guerre ritualisée (étendards aux couleurs du club, présence de "commandos" de supporters pour soutenir l'équipe), l'affirmation des identités sociales dans l'espace spéculaire du stade, la sociabilité de groupes de pairs que scellent, match après match, des retrouvailles sur les mêmes gradins, la symbolisation des drames, des joies, des étapes de l'existence (la relégation, la promotion, la victoire, la défaite) et, chez certains, une ferveur pétrie de religiosité qui tente d'apprivoiser le sort par une profusion d'attitudes et de symboles propitiatoires.

Turin, la Maratona, la Filadelfia,
le rouge et le noir


Alors que l'O.M. est le seul club professionnel de Marseille et de sa proche région, à Turin, comme dans de nombreuses métropoles méditerranéennes et européennes, deux clubs se partagent les faveurs exclusives des supporters : le F.C. Torino (le Toro) et la Juventus de Turin (la Juve). Les tifosi du Toro et de la Juve représentent, grosso modo, deux univers sociaux et culturels distincts.

Le Toro, c'est le local, un vieux prolétariat de souche, une population autochtone qui s'arc-boute sur son identité et sur la gloire passée de sa cité ; son président S. Rossi, industriel self-made man, est lui-même originaire d'un faubourg ouvrier de la ville. La passion "grenat" (la couleur dominante du club) s'enracine fortement dans la célébration du passé ; avant-guerre et dans l'immédiat après-guerre, le Toro était une des équipes-phares du championnat italien ; en 1948, elle remportait pour la sixième fois le scudetto [4], mais un événement tragique devait mettre un terme à cette période de splendeur : le 4 mai 1949, l'avion qui transportait les joueurs s'écrasait près de Turin, sur la colline de Superga ; depuis, chaque année, les supporters du Toro effectuent un pèlerinage sur le site du drame. A cette occasion, tous les clubs de tifosi déposent une couronne près de la stèle et participent à une messe commémorative ; en 1976, le F.C. Torino, après trente ans d'éclipse, termina vainqueur du championnat. Le pèlerinage de Superga fut, cette année-là, una cosa incredibile : dix mille personnes se rendirent à pied à la basilique qui domine la colline et qui fut illuminée en la circonstance.

La Juve représente, elle, un tout autre univers ; à la nostalgie d'un passé glorieux et à l'incertitude du présent que symbolise le Toro, elle oppose la superbe d'une équipe victorieuse (elle a remporté toutes les épreuves du championnat national aux diverses coupes d'Europe), riche (on évaluait son capital en joueurs en 1985 à 90 millions de francs) et dont le rayonnement s'étend, année après année, à travers l'Italie et le monde ; on comptait, en 1985, 1166 Juventus clubs, dont 1134 en Italie et 32 à l'étranger (les chiffres de 1986 font apparaître une augmentation de cent clubs, avec une nette progression dans les pays européens, africains, asiatiques). Sa puissance, la Juve la doit à la solidité de son infrastructure ; le club est une filiale de la Fiat et fut dirigé directement de 1923 à 1935, puis de 1947 à 1962 par la famille Agnelli, présidente de la firme ; depuis l'avvocato a délégué ses pouvoirs mais continue de veiller jalousement sur les destinées de l'équipe ; son rayonnement, le club bianconero (blanc et noir) le doit sans doute à l'ampleur de ses récents succès mais aussi à sa force emblématique modelée à la mesure du phénomène industriel qui le sous-tend et qui s'affranchit des barrières locales et du campanilisme ; les principales forces de soutien de la Juve ne se recrutent pas, en effet, dans la population autochtone ; ce sont essentiellement les ouvriers de la Fiat, immigrés d'Italie du sud (d'après le recensement de 1981, 55% des migrants installés dans la région du Piémont sont nés dans le Mezzogiorno), la population régionale non turinoise, des étudiants dont l'horizon déborde celui de la cité, des milliers de tifosi répartis à travers l'Italie et le monde pour qui la Juve représente un modèle de réussite. Ainsi, pour camper grossièrement les choses, le Toro (qui évoque le nom et la puissance de la ville) et la Juventus (où s'efface la référence de Turin) s'opposent comme le local à l'universel, le passé au présent et au futur, l'infortune à la fortune... Quando tutti tradiranno, solo noi rimarremo fedeli !!! (« Quand tous trahiront, nous seuls resterons fidèles !!! » ), dit un slogan de la Legione granata (la Légion grenat), un des groupes ultras supporters du Toro.

Deux fois par ans, le derby [5] entre le F.C. Torino et la Juventus de Turin constitue un des sommets du championnat italien ; en cette circonstance, les deux immenses virages du Stadio communale constituent deux territoires nettement symbolisés : la Maratona est le fief des supporters du Toro, la Filadelfia celui de la tifoseria bianconera. Dans chaque virage, les groupes de supporters se répartissent du centre vers les marges en fonction de leur importance respective et selon un protocole convenu ; trois heures avant le début du match, les troupes sont en place, entonnant chants, slogans à la gloire de leur équipe favorite ou disqualifiant l'équipe adverse ; gestes, paroles, hymnes, déploiement des étendards et des voiles, lâchers de ballons... sont minutieusement orchestrés, dans chaque groupe, par un capo-tifo (chef supporter), encore appelé carismatico. Les mouvements d'ensemble à l'échelle d'un même virage sont réglés par un chorégraphe ; celui qui dirige la tifoseria granata – celle du Toro, la plus belle d'Italie, dit-on – est spécialisée – notons-le en passant – dans la restauration des fresques des églises. D'un virage à l'autre fusent les insultes, mi-parodiques, mi-dramatiques, scandées à tue-tête ou inscrites sur des banderoles ; cette joute, parlée et écrite, s'organise selon un crescendo, les offenses devenant au fil du scénario plus blessantes ; quand les supporters de la Juve exhibent une banderole où est inscrit Grande Toro, ti preghiamo : si prendi l'aero, te lo pagiamo noi ("Grand Toro, nous t'en prions : si tu prends l'avion, c'est nous qui te le payons", évocation parodique du drame de Superga), les tifosi du Torino répliquent immédiatement : Animali, con voi Bruxelles è stato troppo onesta ("Animaux, Bruxelles a été trop bonne pour vous", évocation parodique du drame du stade du Heysel) [6]. La mise en œuvre d'un tel spectacle sur les gradins suppose tout à la fois une pointilleuse organisation et d'importants investissements ; les "Black and White supporters" – un des principaux groupes ultras partisans de la Juve – indiquaient avoir dépensé onze millions de lires (55 000 F) pour la chorégraphie de leur magica curva (virage magique) à l'occasion du second derby de la saison 1985-1986.

En matière de culture et de culte attachés au football, la société italienne possède plusieurs longueurs d'avance sur la société française : une connaissance très largement répandue dans la population, masculine s'entend, des systèmes et des tactiques de jeu, quatre quotidiens sportifs à peu près exclusivement consacrés au football (un seul en France) et une floraison de revues spécialisées, une assistance moyenne aux matches du championnat de première division de 36 000 spectateurs (10 000 en France), un mercatifo (marché du supporter) florissant, offrant aux passionnés une profusion d'objets emblématiques (écharpes, stylos, maillots, boutons de manchettes, adhésifs, etc.) [7]. Mais c'est surtout dans les manifestations de soutien aux équipes que les décalages – qualitatifs et quantitatifs – entre les deux traditions sont les plus apparents : l'effervescence émotionnelle, la tension, la théâtralisation des passions, la variété des pratiques magico-religieuses mises en œuvre pour infléchir le destin sont sans commune mesure en Italie et en France. Les excellents films de P. Demont (Les Fous du Stade) et de D. Segre (Ragazzi di Stadio), consacrés aux tifosi de la Juve, fournissent de remarquables exemples de cet engouement et de cette ferveur paroxystiques ; quarante jours avant une partie décisive, tel supporter a noué une écharpe blanche et noire autour du cou d'une statue du Christ, qui figure en bonne place dans sa chambre : "J'aurais pas peur, commente-t-il, de mourir pour la Juventus ; la plus belle mort que je souhaite, c'est lors d'un match de la Juve." D. Segre, pour sa part, nous montre par le menu les préparatifs des Juventini (partisans de la Juventus), sur un terrain vague proche du Stadio communale, à l'approche du derby : confection d'une croix, de masques de diables... qui seront brandis pendant la partie pour défier, disqualifier les ennemis, attirer le mal sur eux et proclamer l'excellence des siens, les protéger contre l'infortune. On ajoutera à ces exemples d'autres faits, observés au fil des matches, qui témoignent de l'atmosphère d'intense religiosité dans laquelle baignent la préparation et le déroulement d'une grande rencontre de football en Italie : prières, aspersion propitiatoire de sel derrière les buts de l'équipe que l'on soutient, parfois sacrifice d'un coq avant le début de la partie... "L'enfant Jésus", nous disait la "Mamma Juve", une institutrice retraitée qui offre, avant chaque match, un gâteau, amoureusement préparé, aux joueurs de l'équipe, "est sans aucun doute juventino."

Aborder l'analyse des formes, des significations de l'engouement populaire pour les clubs et les matches de football par le survol de tels sommets –émotionnels et symboliques – ouvre et ferme des pistes tout à la fois. Nous voici, en effet, d'emblée projetés dans un univers surchargé de sens, où s'entrechoquent des images de vie et de mort, de guerre, de sacrifice, de rituels religieux. Et il est vrai que l'évocation de figures emblématiques de supporters, de leurs croyances, de leurs paroles, de leurs comportements nous entraîne directement – et sans forcer le trait – dans cette voie. On objectera peut-être qu'il s'agit là de pratiques et de cas marginaux, paradis à l'usage des ethnologues, mais qui ne reflètent pas les attitudes de la majorité des spectateurs. Cet argument-là semble de peu de poids. Marco, les Leoni de la Maratona (groupe ultra supporter du Toro), les Fedelessimi de la Juve offrent des raccourcis exemplaires, au sens ancien du mot, de ce qui est vécu, et parfois pensé, sur un mode mineur et euphémisé, par la foule des spectateurs assemblés dans le stade. Le dénivellement dans l'adhésion, la ferveur, la connaissance ne sont-ils pas le trait commun à toute manifestation rituelle ? Mais à se cantonner sur ces hauteurs, où l'horizon des grands symboles se dessine plus nettement, ne risque-t-on pas de ne percevoir que les fragments les plus éblouissants et de se masquer la totalité de l'édifice qui les soutient ? Au fond, la bonne démarche ne consiste pas tant à analyser, dans leur généralité, des expressions symboliques – du sacré, de la guerre ou du reste – mais de rendre intelligibles, dans leur spécificité, les processus, les médiations qui font de ce terrain-là – le terrain et le stade de football – un lieu privilégié d'affirmation d'un certain nombre de valeurs. Dès lors les questions se précisent et s'entremêlent. Pourquoi le football, plutôt qu'un autre sport, suscite-t-il aujourd'hui ferveur et engouement ? Les propriétés du jeu et du spectacle prédisposent-elles à des investissements symboliques spécifiques et selon quels mécanismes ? S'il s'agit bien là d'un rituel, quels en sont les traits distinctifs, tout autant que les caractères communs qui l'apparenteraient à d'autres formes cérémonielles ?

Le football aujourd'hui :
un référent universel


La diffusion spatiale et sociale du football comme pratique et comme spectacle tient à une série de facteurs – extraludiques, pourrait-on dire – qu'ont bien analysés, dans leur diversité, certains sociologues et historiens britanniques (E. Dunning, E.J. Hobsbawm, C.P. Korr, T. Mason) [8] ou allemands (R. Lindner et H.T. Breuer) [9]. Rappelons ici brièvement l'essentiel. C'est dans le cadre des public schools britanniques que s'autonomise – par rapport au rugby – et se codifie progressivement le football association dans les années 1860. Il s'agit donc, au départ, d'une pratique sportive aristocratique, profondément marquée par l'esprit d'amateurisme. Mais en une vingtaine d'années, la pratique et le spectacle du football vont devenir des emblèmes de la culture ouvrière, au même titre que le pub, le fish and chips et la casquette plate. Symbole de cette rapide popularisation, la victoire en 1883 en finale de la Cup, de l'équipe ouvrière du Blackburn Olympic sur celle de la prestigieuse université d'Eton. A l'idéal élitiste de l'amateurisme, du jeu pour le jeu, de la "défaite honorable" va désormais s'opposer une éthique radicalement différente, valorisant la compétition et le professionnalisme, perçu comme un moyen de promotion sociale. Le premier championnat professionnel de la League se déroule en 1888. La plupart des équipes sont alors des émanations d'entreprises, constituées par les ouvriers eux-mêmes ou à l'initiative d'un patronat paternaliste dans un but d'hygiène sociale et de promotion de l'esprit de solidarité. Dès lors, le football va être étroitement associé au monde industriel, à la culture d'entreprise, à la grande ville, à la sociabilité des bars de quartier (où l'on commente les matches et fête les victoires).

La diffusion du football dans les divers pays européens va suivre dans ses grandes lignes – mais avec des décalages considérables dans le temps et dans le nombre de pratiquants et de spectateurs – un scénario similaire à celui que l'on vient d'esquisser pour l'Angleterre : une pratique d'abord aristocratique et gratuite se transformant en un loisir populaire, pôle d'identification pour la population laborieuse d'une usine, d'un quartier ou d'une grande cité industrielle. La Juventus de Turin, fondée en 1897, est à l'origine un club étudiant et cosmopolite, avant de devenir, on l'a dit, une équipe d'entreprise dirigée, à partir de 1923, par le patron même de la Fiat ; c'est à cette période que se met en place un championnat professionnel en Italie et que les principales villes industrielles du pays se dotent de grands stades à la mesure de l'engouement pour le spectacle mais aussi des ambitions architecturales – entre autres – de l'époque fasciste. L'Olympique de Marseille, quant à lui, est créé en 1898 à l'initiative de « nombreux jeunes gens de la bourgeoisie marseillaise, frais émoulus de leurs études en Grande-Bretagne » [10] ; le premier local du club est un cercle, ce cadre coutumier de la sociabilité méridionale [11]. Mais il faudra attendre 1924, date de la première victoire de l'O.M. en Coupe de France, pour que la ville s'identifie véritablement à son équipe. Ces liens se resserreront à la faveur de la création du championnat professionnel en 1932 et de la construction, en 1938, du Stade-Vélodrome, devenu rapidement le symbole du club, bien que ne lui appartenant pas (à Marseille, on ne dit pas : "Je vais au stade" mais "Je vais à l'O.M."). Plus généralement, la diffusion en France, comme dans la plupart des pays d'Europe, de la pratique et du spectacle du football, a épousé la nébuleuse formée par les grands pôles urbains et industriels ; en Allemagne, la quasi-totalité des grands clubs est concentrée dans la Ruhr [12] ; en France, les équipes vedettes des années 30 à 70 sont à peu près toutes des représentantes de cités ouvrières : Sochaux et Peugeot, Roubaix et l'industrie textile, Lens et les mineurs, Metz et la sidérurgie, Saint-Etienne et la "Manu", etc. Les pépinières de joueurs professionnels sont alors quasi exclusivement les bassins miniers et les banlieues industrielles. Faut-il souligner qu'aujourd'hui l'engouement pour la pratique et le spectacle du football s'est très largement diversifié socialement et géographiquement ? Quelle que soit l'échelle que l'on retienne (régionale, nationale, internationale), on constate les extraordinaires progression et diffusion de l'"amour foot", pour reprendre l'expression de J. Bureau [13]. En France, le nombre de licenciés est passé de 759 000 en 1971 à 1 606 000 en 1982 ; les rares enquêtes menées sur le public des stades (à Nantes, Rennes, Saint-Etienne, Paris [14], et par nous, à Marseille, voir infra) font apparaître que, contrairement à une idée encore solidement ancrée, les spectateurs se recrutent dans les différentes couches de la population et reflètent la physionomie sociologique d'une ville et d'une région. Même constat de diversification sociale en ce qui concerne l'origine des joueurs professionnels qui ne sont plus, à de rares exceptions près, issus des corons des banlieues ouvrières, mais le plus souvent fils de footballeurs de moindre niveau (ce corps de spécialistes commence donc à se constituer en micro-société autonome). Autre témoignage d'une plus large diffusion – spatiale et sociale – du football, une répartition géographique plus équilibrée des clubs vedettes : le nord industriel ne concentre plus les équipes phares du championnat de France.

À l'échelon international, la Fédération internationale de football association (F.I.F.A.) peut s'enorgueillir, à bon droit, de compter dans ses rangs plus de nations membres que l'O.N.U. Les compétitions s'organisent aujourd'hui selon un principe de segmentarité et d'emboîtement, à l'image des grands découpages de la société à l'échelle planétaire (des championnats régionaux et corporatifs au championnat du monde, en passant par les Coupes et championnats continentaux et intercontinentaux), offrant ainsi aux spectateurs, à chaque confrontation, un support expressif à la symbolisation d'une des facettes (locale, professionnelle, régionale, nationale...) de leur identité. Tel que nous le saisissons aujourd'hui, le football apparaît ainsi comme une sorte de référent universel, un des rares (voire le seul) éléments d'une culture mondiale masculine, compris par tous, transgressant les diversités régionales ou générationnelles ; seuls quelques isolats épars (dont... les États-Unis) échappent aujourd'hui à son emprise. Ailleurs le football est devenu, dans les interactions quotidiennes, un thème conventionnel de discussion, alimentant la fonction phatique de la communication, telle que l'ont définie Malinowski puis Jakobson [15].

Pourquoi donc le football, plutôt qu'une autre pratique sportive ou ludique, s'est-il diffusé si rapidement et suscite-t-il un tel engouement ? La réponse à cette question n'est pas simple mais on relativisera d'emblée la portée de deux types d'explications, fondées sur l'arbitraire des goûts sportifs [16] et déniant toute qualité structurelle aux phénomènes pour n'en cerner que les manipulations dans le champ social. La première fait du mimétisme le ressort de toute dynamique : les innovations – sportives entre autres – viendraient d'en haut pour se banaliser par le bas ; les pays pauvres copieraient les pays riches, l'est l'ouest, le sud le nord etc. Soit ! mais rien ne nous indique en suivant ce schéma pourquoi le football s'est popularisé quand tant d'autres pratiques et spectacles sportifs sont demeurés aristocratiques. La seconde explication, fort répandue par certaine macrosociologie dans les années 60-70 [17], voit dans la popularité du football – et d'autres sports de masse – le résultat d'un complot, manigancé, à l'échelle internationale, par des trafiquants d'opium du peuple. Le sport pratique, et plus encore, le sport-spectacle, "appareils idéologiques de l'État", seraient encouragés pour détourner les masses opprimées de la lutte de classes contre leurs exploiteurs, pour favoriser l'abrutissement intellectuel et la dépolitisation du peuple. On opposera à cette vision entièrement manipulatoire et manichéenne des faits de société que le football peut aussi bien être un opium (ce fut, par exemple, le cas au Mexique lors du dernier Mundial) [18] qu'un puissant catalyseur d'identités sociales, régionales ou nationales, bafouées et méprisées (qu'on se rappelle, par exemple, les manifestations des sidérurgistes lorrains, supporters du F.C. Metz, lors de la victoire de ce club en Coupe de France en 1984 ou, de façon plus générale, le rôle de ciment culturel et symbolique que tint le football dans les classes ouvrières du nord de l'Europe). On remarquera, en outre, que cette "explication", comme la précédente, se cantonne dans des termes très généraux ; rien, en définitive, qui nous renseigne sur l'attirance du plus grand nombre vers ce sport en particulier, attirance que l'on ne saurait expliquer par un simple jeu d'influences sur des masses amorphes et purement réceptrices.

En marge de ces théories générales, on avancera ici que la popularité du football, parmi les autres sports, tient largement aux propriétés spécifiques de ce jeu. Non qu'il y ait quelque prédisposition "naturelle" du football à occuper le premier rang dans le domaine sportif, mais à bien considérer les qualités – athlétiques, ludiques, dramatiques – que cette pratique et ce spectacle mettent en œuvre, on s'apercevra que :

1. - ce sport offre un condensé exemplaire de l'ethos qui modèle le monde urbain, industriel, moderne dont il est, sous sa forme actuelle d'organisation et de codification, le produit ; 2. - par rapport à d'autres sports d'équipe, de contact et de compétition (tels que le basket-ball, le handball ou le rugby...), avec lesquels il partage un certain nombre d'affinités structurelles, il présente un éventail de caractéristiques singulières qui ont été de puissants adjuvants dans le processus de sa popularisation. Or ce sont précisément ces attributs spécifiques qui constituent les éléments médiateurs, les points de croisement entre le champ sportif et les champs symbolique et rituel où s'inscrit aujourd'hui le football.

Comme d'autres sports d'équipe, le football symbolise dans son organisation actuelle, les caractéristiques saillantes de la société industrielle : division des tâches et travail d'équipe (joueurs complémentaires répartis par postes, alliance entre une planification collective : système de jeu, de marquage... et la mise en œuvre de qualités individuelles), égalité au moins théorique des chances (les championnats et coupes sont fondés sur ce principe), compétition, performance (l'essentiel est de gagner, quitte à ajouter la "manière"), promotion, relégation (championnats organisés en divisions ou séries hiérarchisées, où les équipes accèdent ou rétrogradent en fonction des résultats qu'elles ont obtenus pendant la saison), statut incertain des individus, qu'incarnent les figures emblématiques des "joueurs sur le banc de touche", qui n'ont pas été "titularisés" et pourront tenter de "faire leurs preuves" s'ils entrent en cours de match. La configuration de l'espace de jeu (un terrain rectangulaire de 100 à 110 m de longueur sur 64 à 75 m de largeur) favorise, par ailleurs, la concentration de foules importantes au sein du stade clos qui enserre la pelouse ; faut-il souligner que des pratiques sportives qui se déroulent sur des aires réduites (le ping-pong, par exemple) ne se prêtent pas à de telles réunions de masse, qui sont à la mesure des phénomènes d'identité collective dans le cadre moderne de la vie urbaine et industrielle. Le stade s'offre aussi, nous y reviendrons, comme un espace stratifié, où l'on voit plus ou moins bien selon la position que l'on y occupe, et où peuvent donc s'inscrire et se lire d'un coup d'œil les différenciations sociales qui façonnent la cité.

Ces caractéristiques à la mesure du siècle se combinent avec d'autres propriétés qui confèrent au football, dans le champ sportif, une place singulière, sans doute unique. Dans une étude solidement documentée, C. Pociello [19] propose une typologie très fine des pratiques sportives (du vol à voile à la boxe anglaise), fondée sur les schèmes dominants (force, grâce, énergie, réflexes, etc.) que chacune d'entre elles met préférentiellement en œuvre ; il dégage ensuite les principes d'homologie entre disciplines ou sous-disciplines et styles de vie des catégories sociales qui s'y adonnent le plus volontiers. Or on aurait grand-peine à enfermer le football dans une seule des classes de pratiques ludiques ou sportives mises au jour par C. Pociello, ou, sur un autre mode, par R. Caillois [20]. Au vrai, ce sport participe de toutes et c'est sans doute une des raisons de sa popularité. Il s'agit là, en effet, d'une pratique ouverte au plus grand nombre parce que n'exigeant pas de caractéristiques morphostructurales uniformes (contrairement au volley ou au basket, où mieux vaut être grand) ; de Giresse (1,62 m) milieu de terrain offensif de l'O.M. à Brio, l'immense stoppeur de la Juve – que sa mère emmenait chez le médecin pour trouver un remède qui l'empêchât de grandir !–, chacun y trouve sa place en fonction des qualités spécifiques que requiert chaque poste. Ainsi ce sport d'équipe combine et synthétise, des propriétés, des schémas – corporels et intellectuels – souvent exclusifs dans d'autres jeux au profil étroitement spécialisé : force (du stoppeur qui "sait se faire respecter"), endurance des milieux de terrain ("poumons de l'équipe"), finesse des ailiers ("dribblant dans un mouchoir de poche", importance du "jeu de déviation", du "toucher de balle"...), sens tactique (la fameuse "vision périphérique du jeu", marque du joueur de grande classe, tel M. Platini). Chacun peut trouver sur ce terrain-là matière à exprimer – s'il joue – ou à reconnaître – s'il est spectateur – les qualités propres à l'univers culturel dont il participe (cf. infra).

La popularité du football, parmi les autres sports d'équipe, tient aussi sans doute à la simplicité des dispositifs spatial et instrumental que requiert l'exercice minimal ou réglementaire de la pratique.

On peut jouer au football dans une rue, une cour, sur un terrain vague ou une place où l'on a sommairement défini l'espace de jeu et aménagé des buts. Beaucoup de vedettes rappellent ainsi, avec quelque complaisance, la simplicité de leur premier terrain d'entraînement. Comparé au rugby, autre grand sport populaire mais dont la diffusion spatiale et sociale est nettement plus limitée [21], "le football peut se jouer sur des surfaces dures, bitumées, caillouteuses ou irrégulières, dans des espaces clos et sans équipement spécial (...). Lorsqu'on joue réellement au rugby, rien de tout cela ! Du fait même de la vigueur du combat et de la liberté de manœuvre du jeu à la main, le sport exige de grandes surfaces herbeuses (ou gazonnées), des terrains au sol régulier et totalement désencombrés" [22]. Ajoutons que l'aménagement d'un terrain réglementaire – et que l'on ne prenne pas ici pour étalon la pelouse du parc des Princes ! – nécessite des investissements bien moindres que les équipements nécessaires à la pratique de beaucoup d'autres sports (natation, hockey sur glace, cyclisme sur piste, etc.).

Parallèlement, le football requiert un minimum d'instruments : un ballon, ou un substitut de ballon (peu importe que celui-ci ait la circonférence – de 68 à 71 cm – et le poids – de 396 à 453 g – réglementaires !), et non autant d'engins, plus ou moins sophistiqués et coûteux, que de joueurs ; une tenue vestimentaire qui, dans des conditions minimales d'exercice de la pratique, peut être celle de tous les jours ; on peut jouer au football en chaussures de ville et en bleu de travail, quand d'autres sports d'équipe, plus violents, nécessitent des éléments protecteurs. La pratique s'accommode, par ailleurs, d'un nombre variable de joueurs, ce sport d'équipe faisant une large place au geste et à la technique individuels. Michel Hidalgo, actuel manager de l'O.M. et ancien entraîneur de l'équipe de France, nous rappelait qu'il avait appris à jouer au football à un contre un, en d'interminables parties contre son frère jumeau.

Le football se signale aussi, parmi les autres sports, par la simplicité et l'immuabilité relatives de sa réglementation ; chaque but, quelles qu'en aient été les conditions de réalisation, compte pour un point ; le nombre d'interdictions est limité (ne pas toucher la balle avec la main, ne pas agresser l'adversaire, etc., mais le ballon peut circuler dans tous les sens, contrairement au rugby, et il n'existe pas de zone interdite, comme au basket ou au handball par exemple. Seule ombre à ce tableau de simplicité, la règle du hors-jeu, dont l'interprétation est le sujet d'innombrables litiges entre l'arbitre, les joueurs et les spectateurs, piment dramatique supplémentaire dans le déroulement et l'évocation a posteriori de la partie. "Je vous assure que Turone était bien hors-jeu quand il a marqué un but justement refusé par l'arbitre, lors du match décisif Juventus-Roma du 10 mai 1981 ; j'étais en face de l'action", nous répétait un chauffeur de car du sud de l'Italie, tifoso de la Juve, qui était venu, avec des centaines d'autres, suivre l'entraînement de son équipe favorite sur les hauteurs dominant le lac de Bienne, en Suisse, en août 1986. Les XVII Lois du Jeu ont, par ailleurs, connu une stabilité relative depuis leur première codification en 1863 ; la dernière modification réglementaire importante (une nouvelle définition du hors-jeu) remonte à 1925. Soixante ans donc de continuité, ciment réglementaire entre les générations, quand d'autres disciplines modifient périodiquement leur arsenal de prescriptions.

On avancera enfin que la popularité du football, comme pratique mais surtout comme spectacle, tient à l'éventail de ses qualités dramatiques, à la mesure des grands genres de représentation scénique qui ont fasciné l'Occident. On y respecte fidèlement la trilogie classique : unité de lieu, de temps (deux mi-temps de 45 mn), d'action, ce facteur favorisant le phénomène de "communion" entre les spectateurs et les joueurs, ceux-là suivant ensemble la totalité de la partie, contrairement à ce qui se passe dans le cyclisme sur route, par exemple. Mais sa force dramatique, le football la doit surtout à la place considérable que tiennent l'aléatoire, l'incertitude dans le déroulement de la plupart des matches. Les amateurs de loto sportifs et de totocalcio le savent, eux qui font, semaine après semaine, l'expérience amère de la difficulté des pronostics. A quoi tient la singulière incertitude de ce type de confrontation ? Non pas seulement à l'égalité relative des compétiteurs mais à la complexité technique de ce jeu fondé sur l'utilisation anormale du pied, de la tête et du torse. On sait que le pied a mauvaise réputation, et pas seulement à tort si l'on considère la quantité de neurones qui lui correspondent, dérisoire si on la compare à celle qui gouverne les organes de la préhension ou de l'articulation (fig.). Or, commente Leroi-Gourhan, "la quantité de neurones affectée à chaque région du corps est proportionnelle à la finesse du jeu à en tirer" [23]. On conçoit sans peine la difficulté, l'incertitude de la maîtrise d'un objet avec un organe si défavorisé.

Tout l'art du footballeur consiste à concilier la force de la jambe – donnée "naturellement" – et la finesse du pied – résultat d'un long apprentissage, jamais achevé. De cet inachèvement procède, en partie au moins, l'indécision qui plane sur l'issue d'un match de football : tel avant-centre pourra rater une "occasion immanquable" parce qu'il aura mal "contrôlé" la balle, ou encore tirer sur la barre transversale des buts, parce qu'il l'aura dirigée de façon maladroite... Le prodige, le temps d'une partie, est précisément celui dont on dit dans les gradins : "C'est pas possible ; il a une main à la place du pied !" Et c'est un paradoxe significatif que les sociétés contemporaines aient choisi, pour aulne de leurs confrontations, des gestes sportifs, pour ainsi dire, contre-nature [24].

L'incertitude du dénouement d'un match est encore accrue par le rôle écrasant dévolu à l'arbitre pour l'appréciation des fautes (hors-jeu, main volontaire ou involontaire, tacle régulier ou irrégulier, etc.) et par la diversité des contextes de jeu, qui, comme dans le théâtre grec, ne se répètent jamais à l'identique : le vent, la pluie, le soleil... peuvent perturber les schémas tactiques les mieux rodés et les actions les mieux engagées. Un détail technique mineur peut aussi peser sur le destin. On se rappelle qu'en 1976 la face de l'Europe footballistique aurait peut-être été changée si les barres transversales des buts du terrain de Glasgow (où se déroulait la finale de la Coupe d'Europe des Clubs Champions) avaient été de section circulaire et non carrée ; le ballon, tiré par un joueur de Saint-Etienne et ayant heurté la barre, serait alors retombé au-delà – et non en deçà – de la ligne de but. Le caractère aléatoire, le piment dramatique d'un match de football tiennent souvent à ce genre de caprices.

Cette évocation des propriétés et des fondements de la popularité du football n'est pas une simple nécessité propédeutique, concession obligée à l'histoire et aux techniques, avant d'aborder l'essentiel. "L'individu ne va pas `à la chasse', écrivait M. Mauss, il va à la chasse au lièvre" [25], rappelant par là que chaque type de pratique cynégétique prédispose, en fonction de la nature du gibier, des techniques employées, etc. [26], à des investissements symboliques spécifiques. Il en va de même dans le registre des sports qui nous intéresse ici. Entre une recherche des fonctions et des significations générales du phénomène football, au gré de suggestifs raccourcis analogiques, et une analyse aplatissante qui s'arrêterait à la ventilation sociale des spectateurs, traquons du plus près comment un club et un match, par leurs propriétés singulières, sont objets d'identifications, de symbolisations, de ritualisation.

Un exceptionnel creuset d'identifications

Par la diversité des qualités qu'il requiert et exhibe, le football est le foyer virtuel d'une gamme extraordinairement variée de possibilités identificatoires, qui se modulent selon les habitus spécifiques des différentes catégories de spectateurs : identification, bien sûr, à une ville, à une région, à une entreprise à travers le style de l'équipe que l'on supporte ; identification préférentielle à tel ou tel type de joueur selon les qualités (force, finesse, sens de l'organisation...) que l'on valorise dans son univers culturel et sa pratique professionnelle ; identification de l'équipe ou du club à un modèle idéal de vie collective ; identification enfin du drame que constitue un match aux expériences – heureuses et malheureuses – de la vie personnelle.

Faut-il souligner que le succès de l'équipe locale est un des rares objets de consensus dans les sociétés urbaines modernes ? Ainsi, à Marseille, la subvention que la ville accorde à l'O.M. est votée, chose tout à fait exceptionnelle, à l'unanimité du conseil municipal.

Du côté des spectateurs, les processus d'adhésion à la ville et à l'équipe suivent des cheminements complexes, variables selon les insertions vicinales et professionnelles. Dans le public populaire, les points nodaux de constitution des groupes de supporters, affiliés ou non à une association [27] sont les bars de quartier. C'est là que l'on se réunit avant et souvent après le match. Marc, vingt-cinq ans, fils d'un artisan maçon, immigré italien, est carrossier dans un quartier populaire du nord-est de Marseille, Sainte-Marthe. Il s'intéresse de près au club de son quartier, dont le stade jouxte les usines Ricard, mais sa véritable passion, c'est l'O.M. Jusqu'à ses récentes fiançailles, il se rendait au stade en compagnie d'une dizaine de camarades, fils pour la plupart, d'ouvriers "de chez Ricard". Le point de ralliement, trois ou quatre heures avant le début de la partie, était précisément le "cercle" que le célèbre anisetier, faisant fond sur les traditions méridionales de sociabilité, a fait construire pour son personnel. De là, Marc et les siens formaient un cortège bruyant de voitures et de motocyclettes jusqu'au Stade-Vélodrome ; ils s'installaient dans le virage nord, "au-dessous des panneaux" d'affichage des résultats, lieu hautement symbolique, où se concentre, on l'a dit, un public jeune et turbulent issu des quartiers nord de la ville. Depuis que sa vie s'est stabilisée, Marc a émigré, selon un processus que nous avons déjà entrevu, vers les virages sud, où il assiste au match parfois en compagnie de sa fiancée, plus souvent d'un de ses amis.

L'adhésion à la ville suit ainsi le chemin de la segmentarité pour se définir, au point d'inclusion consensuelle, contre d'autres pôles urbains, tout particulièrement contre le plus proche, qui apparaît comme une menace pour le leadership régional, et contre celui de la capitale perçue comme fière, arrogante, dominatrice. A Marseille, la passion pour l'O.M. va de pair avec des sentiments d'hostilité très marqués contre Toulon mais surtout contre Paris, ville cossue, foyer de "racisme antimarseillais". "Après tout, Notre-Dame de la Garde vaut bien la Tour Eiffel !" Au-delà de cette unanimité autour du club de la ville, les identifications se diversifient selon les profils et les origines des individus. Plaçant l'O.M. plus haut que tout, Marc, d'origine italienne, soutiendra sans réserve la Juventus de Turin quand ce club affrontera Bordeaux en Coupe d'Europe des clubs champions, mais il vibrera pour l'équipe de France quand celle-ci rencontrera l'équipe d'Italie en championnat du monde, alors que son père penchera pour la seconde. L'un et l'autre se retrouveront pourtant pour soutenir les équipes latines contre celles du nord de l'Europe. Ainsi les compétitions hiérarchisées offrent-elles un support à l'expression d'identités emboîtées et parfois contradictoires.

Les figures de l'identité collective :
le style et la composition de l'équipe


Si les supporters s'identifient avec autant d'intensité à l'équipe de leur ville, de leur entreprise, de leur pays, c'est que celle-ci est perçue, à travers son style de jeu, comme le symbole d'un mode spécifique d'existence collective, et non comme un simple signe (arbitraire) d'une commune appartenance. Le "style" de l'équipe ne correspond pas toujours, loin s'en faut, à la pratique réelle des joueurs, qui se renouvelle année après année, obéit à des choix tactiques variables selon les entraîneurs, les périodes... mais plutôt à l'image stéréotypée, enracinée dans la durée, qu'une collectivité se donne d'elle-même et qu'elle souhaite donner aux autres. A ce titre, le style participe d'une "mentalité" ou d'un "imaginaire collectif" au sens que M. Vovelle [28] donne à ces notions : non pas tant la façon dont les hommes vivent, mais la manière dont ils se plaisent à raconter leur existence. Gagner, c'est sans doute affirmer sa suprématie, mais c'est aussi éprouver la joie d'imposer son style, sa marque propre au détriment des autres. Les victoires de l'équipe de France sont ainsi régulièrement perçues comme des célébrations du "génie" d'un peuple, qui se distinguerait par sa vivacité, sa créativité, son intelligence, caractéristiques du "football champagne", du "jeu à la française".

Les styles de l'O.M. et de la Juventus de Turin sont nettement opposés, reflétant chacun une vision particulière du monde, des hommes, de la cité. L'O.M. et donc Marseille se signaleraient par leur goût du panache, du fantasque, de l'efficacité spectaculaire ; la devise du club est, dès ses débuts, "Droit au but". Et il est vrai que cette image stéréotypée reflète et modèle partiellement le destin de l'équipe : l'O.M. est davantage un club de Coupe (qu'il a remportée neuf fois) que de championnat, véritable course de fond qui demande plus de calcul, de régularité, de discipline, toutes qualités qui seraient étrangères au style local. Les responsables doivent compter avec cette image tenace d'une culture propre à la ville, à laquelle adhèrent les supporters. M. Hidalgo nous disait qu'il avait recruté ou maintenu dans l'équipe actuelle, des joueurs spectaculaires (Sliskovic, Papin, Bell, Diallo), en partie pour répondre à cette attente. D'après l'enquête à grande échelle que nous avons menée auprès d'environ 1 000 personnes lors du match O.M.- Paris-Saint-Germain en décembre 1985, ce sont ces deux derniers joueurs qui occupaient alors la tête du palmarès établi par le public : Bell, camerounais d'origine, surnommé la "panthère noire", est un goal fantasque, amateur de sorties aériennes et de gestes spectaculaires ; Diallo est un ailier sénégalais [29] vif, aux dribbles déroutants mais pas toujours efficaces... Dans la mémoire, ce sont des attaquants percutants (tel Skoblar) ou virevoltants (tel Magnusson) qui ont laissé le plus de traces, quand un défenseur de talent, mais au jeu sobre, tel Bosquier, longtemps détenteur du record de sélections en équipe de France, est aujourd'hui à peu près complètement oublié [30].

Le style de la Juventus est, pour ainsi dire, la réplique inverse de celui de l'O.M. Il est vrai qu'il ne s'agit pas là de l'image idéale de la culture d'une ville, mais de la culture d'une entreprise, rigoureusement organisée. Le Juventus stile, modèle inventé par E. Agnelli, président de la Fiat et du club des années 20 à la fin des années 50, est symbolisé par les trois S : Simplicità, serietà, sobrietà ("Simplicité, sérieux, sobriété"), qui résument un projet de société. Cette devise est complétée par un adage que se plaisait à répéter E. Agnelli au fil des succès : Una cosa fatta bene puo essere ancora fatta meglio ("Une chose bien faite peut être encore mieux faite"). Le fonctionnement du club et le style de jeu de l'équipe reflètent largement ce modèle de rigueur. Ici pas de scandale, quand le calcio italien en connaît tant, una società chiara ("un club net"), des joueurs que l'on invite à soigner leurs propos et leur comportement : on leur recommande de porter la cravate quand ils se déplacent en groupe, d'éviter toute polémique au sein ou au sujet du club, de ne pas répondre à des interviews fantaisistes. Une vie familiale stable doit, si possible, compléter cette bonne image de marque. À l'occasion, le club favorisera le mariage de tel ou tel joueur dont le célibat se prolonge. Dans la logique de l'esprit d'entreprise, ceux qui auront fidèlement servi l'image du groupe seront récompensés au terme de leur carrière : on leur accordera une responsabilité au sein du club ou une concession Fiat, privilège fort prisé. Le style de jeu de l'équipe se plie, dans ses grandes lignes, à cette éthique : simplicité tactique, rigueur défensive, avec un seul objectif, le résultat. L'important ici n'est pas de fournir un beau spectacle, de marquer un maximum de buts, mais d'abord de gagner. Le cas de M. Platini est, à cet égard, exemplaire ; adepte du "jeu à la française" lorsqu'il participait au championnat national, le capitaine de l'équipe de France est devenu, après son transfert à la Juventus, un ardent propagandiste du réalisme turinois.

La composition de l'équipe locale est aussi souvent perçue et conçue comme le reflet idéal de la population dont elle est le porte-étendard. À côté de vedettes internationales de haut standing (Boniek, Laudrup, Platini), symboles de réussite sportive, du rayonnement universel du club et facteurs indirects de promotion de la marque (le recrutement de Boniek n'était pas étranger à la politique commerciale que Fiat mène en Pologne), l'équipe de la Juventus de Turin compte régulièrement dans ses rangs des joueurs originaires du Mezzogiorno, comme le sont, on l'a dit, de nombreux ouvriers de l'entreprise : hier Anastasi, Causio, aujourd'hui Brio, Caricola, Mauro... Ce dernier, surnommé par les observateurs, il popolo della Juve ("le peuple de la Juventus"), apparaît comme une figure emblématique et caricaturale tout à la fois du destin de ces immigrés d'Italie du Sud venus chercher fortune dans la cité turinoise : né à Catanzaro, orphelin de père, il subvient aux besoins de sa mère et de ses nombreux frères restés au pays. De façon symptomatique, il n'y a, dans l'équipe, aucun joueur turinois, référence mineure, on l'a vu, dans l'image et l'imaginaire que propage et condense le club.

La composition de l'équipe de l'O.M. a balancé, au cours de l'histoire, entre deux formules extrêmes, symbolisant les contradictions constitutives de l'identité de la ville : d'un côté, l'appel à des joueurs locaux, de l'autre, formule la plus prisée, le recrutement de vedettes étrangères. A une seule période, de 1981 à 1984, la ville s'est véritablement identifiée à une équipe composée quasi exclusivement de joueurs du cru, quand les "minots" [31], issus du centre de formation du club, permirent à l'O.M. de remonter en première division. 286 000 spectateurs assistèrent aux matches de l'O.M. au Stade-Vélodrome en 1983-1984 : "une moyenne de 16 000 spectateurs par match. Du jamais vu en seconde division [32]. Pour certains, l'aventure "héroïque" des minots symbolisait une formule idéale : "Pour défendre avec la foi et le courage indispensables un club et une ville, il faut l'aimer et pour cela le plus simple c'est encore d'y être né." La popularité de ces jeunes joueurs tenait largement à leur autochtonie, que l'on se plaît à rappeler : "Caminiti était de Saint-Antoine, de Falco du Canet, Flos de Sainte-Marthe, Anigo de Saint-Louis..." autant de quartiers du nord de l'agglomération, véritables fiefs du patriotisme marseillais. Mais ce cas de figure – la représentation de soi par soi –, objet d'un consensus fugitif, s'efface, dans l'histoire du football à Marseille, derrière la formule opposée, la représentation de soi par l'Autre. Sans doute doit-il toujours y avoir dans l'équipe un ou plusieurs joueurs du cru, sorte de caution morale, garants de l'identité sociale (ce rôle est aujourd'hui tenu, dans un effectif profondément renouvelé, par José Anigo et deux autres "minots historiques"). Mais ceux qui, à travers le temps, recueillent le plus de faveurs sont incontestablement les vedettes étrangères, qui, après avoir donné des gages publics de leur "adoption" (déclarations valorisant Marseille, pèlerinage ostentatoire à Notre-Dame de la Garde), ont pour mission de "faire honneur à la ville". Dès ses origines, mais surtout à partir de son accession au professionnalisme en 1932, l'O.M. pratique une politique de recrutement de talents étrangers, qui se concrétise par "l'association de joueurs d'Europe centrale et de joueurs d'Afrique du Nord" formant "une équipe spectaculaire" [33]. De cette première période du professionnalisme (de 1932 à la guerre), les vieux supporters ont conservé, vivace, le souvenir des Hongrois Eisenhoffer et surtout Kohut, de la "perle noire" nord-africaine, Ben Barek. Des équipes d'après-guerre émergent les figures du Suédois Anderson, plus près de nous des Brésiliens Paulo Cesar et Jaïrzinho, mais surtout battant tous les records [34], celles du Suédois Magnusson et du Yougoslave Skoblar, membres tous deux de la formation qui remporta le doublé (championnat et coupe) en 1972. Il est remarquable que des joueurs français, qui ont pourtant joué un rôle majeur dans le succès du club, tels Crut et Boyer avant-guerre, Dard, Scotti après-guerre, et, dans les vingt dernières années, Bonnel, Bosquier, Carnus, Trésor, soient moins présents dans la mémoire des supporters. On arguera que les vedettes étrangères furent, pour la plupart, des attaquants et que c'est à ce titre qu'elles doivent leur supplément de popularité dans une ville où l'on aime le football spectaculaire. Mais cet argument n'emporte pas pleinement la conviction : d'un part, parmi les "oubliés", on compte bon nombre de joueurs français (Zatelli, Dard, Pironti, Robin...) qui occupent une excellente place dans le palmarès des buteurs de l'équipe [35] ; d'autre part, on l'a dit, c'est un gardien de but, mais étranger, qui recueille aujourd'hui le plus de faveurs auprès des supporters. En fait, à qualités égales, le joueur étranger possède invariablement une aura supérieure à celle du joueur indigène. A quoi rime cette fascination pour la vedette étrangère ? Que nous dit-elle, qu'exprime-t-elle de l'identité de la ville ?

Ville-port méditerranéenne, la cité phocéenne se caractérise par le cosmopolitisme de sa population. L'image de l'étranger y est double : d'un côté, celle, dévalorisée, de l'immigré pauvre, arrivé en masse pour gagner sa vie sur le port, dans l'industrie ou le négoce. De l'autre, celle de l'étranger, venu de la mer, fondateur de la ville [36], pionnier, porteur de richesses matérielles et symboliques, de gloire et de prospérité pour la cité, capable de hisser très haut l'image d'une ville "en or injustement méprisée". C'est à ce second registre que se rattache, dans l'imaginaire marseillais, la figure de la vedette étrangère, symbole du cosmopolitisme idéal de la cité, où la présence de l'Autre serait source de richesse et d'honneur, et non de conflits et de stigmatisation. L'accueil extraordinaire réservé à Bernard Tapie par le public de l'O.M. et, plus généralement, par la population marseillaise ne relève-t-il pas, en partie au moins, de cette dimension imaginaire ? Sans doute l'arrivée de l'homme d'affaires a-t-elle d'abord été perçue par les supporters de l'O.M. comme une promesse de renouveau et de succès sportif ; or, l'essentiel ici est de gagner. Mais la popularité de Tapie tient aussi sans doute aux qualités qu'il se plaît à exhiber et qui rappellent celles d'autres figures de "sauveur" étranger. Lui-même est un aventurier, parti de rien, ambitieux, possédant au plus haut point le sens du spectacle et du jeu. Les trois R (Rêve, Risque, Rire) dont il a fait sa devise – contrepoint aux trois S de la famille Agnelli – ne recoupent-ils pas, au demeurant, les stéréotypes où se plaisent à se reconnaître les Marseillais ? Ajoutons qu'ici, comme dans beaucoup de sociétés méditerranéennes, l'étranger habile, homme nouveau et dispensateur d'honneur, peut susciter d'autant plus l'unanimité qu'il échappe, par son exterritorialité, aux coteries coutumières et partisanes.

Le "culte" de la vedette étrangère est, en définitive, un trait commun à plusieurs villes de la Méditerranée nord-occidentale, beaucoup moins répandu en Europe du Nord, pour rester dans les limites d'une comparaison entre clubs et pays à moyens équivalents et à structures analogues. Il participe tout à la fois du sens méditerranéen du défi et de l'honneur et d'une histoire singulière. S'attacher les meilleurs, même au prix de la ruse, faire célébrer sa propre identité par les autres, c'est à la fois affirmer sa suprématie, sa force d'attraction et répéter, sur un mode idéal, une histoire modelée par de puissants mouvements migratoires.

Les joueurs :
des figures emblématiques des identités sociales


Si l'équipe dans son ensemble offre, à travers son style et sa composition, un support expressif à l'affirmation d'une identité collective, chaque joueur suscite plus ou moins de faveurs auprès du public selon les qualités spécifiques qu'il met en œuvre. L'engouement pour une équipe est ainsi à la fois objet de consensus et support de différenciation, chaque catégorie de spectateurs s'identifiant préférentiellement à tel ou tel joueur, en fonction de caractéristiques sportives qui apparaissent comme des métaphores d'un univers social et professionnel. Les enquêtes à grande échelle et les entretiens menés à Marseille et à Turin font ressortir, au-delà de préférences communes pour des vedettes incontestées, de sensibles variations dans les palmarès établis par les différentes catégories sociales de spectateurs. A Turin, en 1984-85, beaucoup de jeunes et d'ouvriers préféraient l'avant-centre Boniek, le "cheval fou", fonceur et baroudeur, peu avare de ses efforts, à Platini, le stratège, le meneur de jeu et d'hommes, calculateur et évitant les gestes inutiles, qui recueillait davantage les faveurs des cadres. À Marseille, José Anigo, arrière latéral, fils des quartiers nord, "mouillant le maillot", allant au contact et parfois brutal, obtient ses meilleurs scores auprès du public populaire (ouvriers et petits employés) et des jeunes qui s'entassent dans le virage nord du stade ; Jacky Bonnevay, libéro [37], capitaine de l'équipe pendant la saison 1985-1986, réputé pour sa sobriété, le sérieux de son jeu et son sens tactique, est plus prisé par les patrons de l'industrie et du commerce, les artisans, les cadres supérieurs et moyens que par les ouvriers et les petits employés. C'est, de façon significative, dans la tribune est du stade, qui regroupe surtout un public d'artisans et de cadres moyens, que ce "petit patron", ayant le sens de l'organisation, réalise son meilleur score. En 1985-1986, l'O.M. comptait dans ses rangs une vedette étrangère qui ne fit pas de miracles : Kenneth Brylle, un Danois, surnommé "Canette" par le public populaire rapidement désenchanté. Au moins reconnaîtra-t-on à ce joueur de la courtoisie sur le terrain, de l'élégance dans le geste et une certaine finesse technique qui se révéla, au demeurant, rarement efficace. Brylle, s'il ne recueille guère de suffrages (4,4% de l'ensemble des spectateurs interrogés lors de notre enquête), obtient des résultats (11%) supérieurs à la moyenne dans la tribune ouest qui regroupe le public le plus huppé. Parmi les gloires anciennes ce sont, on l'a dit, Skoblar et Magnusson qui battent tous les records dans la mémoire et les cœurs. Le Yougoslave était un avant de pointe décidé, "grande gueule", "sachant se faire respecter" et s'"imposer" au sein des défenses adverses (il n'hésitait pas, rapporte-t-on, à donner un coup de coude dans le ventre de l'arrière qui lui était opposé ou à lui cracher au visage !) ; le Suédois était un extraordinaire dribbleur, préférant l'évitement au contact, au jeu tout en finesse. Les deux joueurs, symboles de succès, sont demeurés très populaires dans toutes les couches du public. Mais, de façon symptomatique, Skoblar obtient son meilleur score dans les classes populaires (auprès des petits employés), Magnusson chez les cadres moyens et supérieurs.

Ainsi les préférences pour tel ou tel joueur se modulent-elles en fonction de l'appartenance de classe des spectateurs. On prise davantage chez les cadres moyens et supérieurs la finesse tactique, les stratégies d'évitement, tandis que l'on est plus sensible, dans le public populaire, à la virilité, à la dépense corporelle, au don de soi, autant de traits distincts dans les styles de vie [38]. "Au chômage ! Regardez comme il est gras, fainéant !" Ces insultes fusent volontiers des gradins populaires où l'on apprécie l'effort physique, valeur commune au jeu et à son univers quotidien.

José ou la figure emblématique de la fidélité

Si l'origine sociale des joueurs professionnels de football tend à se diversifier, le métier étant de plus en plus et sur tous les plans, valorisé, la trajectoire de José Anigo, vingt-quatre ans, arrière droit de l'O.M. reste conforme à l'image traditionnelle : celui que les supporters appellent José est, comme il dit, "Marseillais de pure souche" (sans doute serait-il plus exact de dire depuis deux ou trois générations) ; fils d'ouvrier de la réparation navale marseillaise, il a vécu avec sa famille nombreuse (onze enfants) à la cité Consolat dans les quartiers populaires du littoral portuaire marseillais. C'est dans le club corporatif de la S.P.A.T. (les célèbres ateliers Terrin qui ont récemment fermé provoquant une crise très grave dans l'industrie navale phocéenne) qu'il fait ses premières armes dans le championnat F.S.G.T. C'est là que les recruteurs de l'O.M. le remarquent, lui proposent un contrat d'aspirant et l'intègrent au sein du centre de formation du club. Le rêve commence pour lui qui des virages nord du stade, vibrait depuis des années aux exploits des Skoblar, Magnusson et Trésor. C'est ensuite le contrat de stagiaire, le passage au professionnalisme, enfin, consécration suprême, la titularisation dans l'équipe. Certes, c'était à une époque difficile, celle de la chute en 2ème division, celle des "Minots", jeunes du club, en formation, appelés au pied levé à remplacer les vedettes parties ailleurs et qui réaliseront l'exploit de "remonter" le club en 1ère division. La chose faite, la quasi-totalité de ces joueurs sont remerciés, au sens de la mise à l'écart. Tous sauf un : José Anigo qui conserve encore aujourd'hui sa place alors que l'O.M. a engagé une pléiade de vedettes et que le club joue les premiers rôles dans le championnat de France. Cela s'explique bien sûr par les qualités propres du footballeur Anigo. Mais il y a aussi l'individu qui a les faveurs quasi unanimes du public pour ce qu'il représente : issu du Marseille populaire, il "mouille" son maillot, se "défonce" pour sa ville, son club grâce auquel il a réalisé le rêve de beaucoup d'autres, une spectaculaire et rapide promotion sociale par le football. Lorsqu'on écoute José Anigo parler de Marseille et de l'O.M. on est frappé par le fait qu'il confond sans cesse les deux : "Marseille, c'est ma ville, c'est ma vie, Marseille c'est un club immense, le plus grand club de France."
C'est avec un déchirement profond qu'il quitterait, professionnalisme oblige, la cité phocéenne. Mais, si cela devait se produire, il en est sûr, il reviendrait à Marseille où il se fait construire sa maison ; où ? dans un quartier populaire du nord de la ville.
Au fond, José, c'est sûrement à cela qu'il doit sa popularité, est un fidèle : fidèle à ses origines, à l'O.M., à Marseille.

Le football : un modèle professionnel,
un modèle de société


Quand on mène des entretiens approfondis avec les supporters, tôt ou tard la conversation emprunte des comparaisons entre le fonctionnement du club, de l'équipe, de l'entraînement... et le monde professionnel : "C'est comme dans mon métier...", "quand j'étais militaire, on avait le même type de problème...", "c'est un peu comme dans mon entreprise..." L'équipe de football est ainsi perçue – implicitement ou explicitement – comme la métaphore idéale de l'univers collectif dont on participe, et fonctionne symboliquement comme un creuset de projets – parfois contradictoires – de vie en société.

Mr. G., professeur de collège à la retraite, habite Gap, préfecture des Hautes-Alpes. Sa passion pour l'O.M. et Marseille, où il a effectué jadis son service militaire, ne s'est pas démentie depuis 1932 ; non seulement il assiste, depuis cette date, régulièrement aux matches mais écrit, de temps à autre, au président du club pour lui adresser conseils ou critiques. Au Stade-Vélodrome, "son coin depuis toujours", c'est le quart de virage sud-est. Là, il retrouve ses "collègues" [39], dont quelques jeunes gens qu'il abreuve de conseils et de recommandations pour mener à bien leur cycle d'études ou trouver un emploi. Sur l'équipe de football, cet ancien instituteur, animé par un idéal de hussard de la République, projette une vision entièrement pédagogique. L'équipe se confond, pour lui, avec une classe, comportant ses élèves doués, laborieux, ceux qui pourraient mieux faire avec l'aide d'un bon éducateur (traduisez entraîneur) et ses incorrigibles paresseux qui répandent un mauvais esprit. Son pire souvenir : D. Six, un ailier international de grand talent mais cabochard : "Un super-fainéant, pas consciencieux du tout, qui ne faisait pas un pas pour reprendre le ballon !" et dans l'équipe de l'O.M. de 1985-1986, il n'appréciait guère B. Zénier, ancien international lui aussi, mais "qui ne va pas au bout de son effort". En revanche, il conserve un souvenir ému de l'expérience des "minots" : des jeunes éduqués tous en même temps au centre de formation du club, inégalement doués sans doute, mais solidaires et sincères et écoutant leurs maîtres. "Caminiti, le capitaine, avait un rayonnement extraordinaire", nous dit-il. Projetant son passé d'éducateur sur le monde du football, il emprunte naturellement le chemin inverse, stigmatisant l'instruction d'aujourd'hui sur un mode footballistique : "On ne guide plus bien les élèves ; on fait à la manière de Carrieu [40] !"

L'équipe de football – par la diversité des vertus (solidarité, sens du devoir, et de la compétition, discipline, complicité...) qui, théoriquement au moins, la modèlent – offre ainsi un support aux projections les plus variées ; pour le militaire convaincu, le club doit être organisé selon un modèle disciplinaire ; à l'inverse, pour les jeunes elle représente la bande de copains où l'enthousiasme se conjugue avec la complicité ("Champion ! Il te l'a mis de la main (le but) et l'arbitre a rien vu !"). Arrêtons-nous sur une vision particulière de l'équipe et du club – explicite celle-là – et que ses promoteurs ont les moyens de mettre directement en œuvre, celle des chefs d'entreprise et des patrons de l'industrie. On a souligné plus haut le rôle majeur tenu par les grands industriels dans le développement des clubs de football, conçus par eux comme un des éléments de gestion sociale du personnel dans une tradition paternaliste, hygiéniste et moraliste, enfin comme des symboles de l'organisation du travail. Sur ces deux derniers plans, on assiste, depuis quelques années, à une métamorphose profonde du schéma qui façonnait les équipes et les clubs. Au modèle paternaliste, hiérarchique et disciplinaire, incarné, en France, par le F.C. Sochaux [41], filiale de Peugeot, et, en Italie, dans une moindre mesure et à une toute autre échelle, par la Juventus de Turin, s'oppose aujourd'hui une conception nettement différente de l'esprit d'équipe symbolisée, à Marseille, par B. Tapie, à Paris, par J.L. Lagardère, et à Milan, par S. Berlusconi, ces condottiere du management moderne. Il s'agit désormais de traiter les clubs de football comme des marchandises, promues par des professionnels du marketing, et non comme des associations gérées, peu ou prou, par des bénévoles. Mais la réalisation de profits financiers n'est pas – loin de là ! – le seul objectif poursuivi (l'équipe du R.C. Paris de J.L. Lagardère, la plus chère de France, joue parfois devant quelques centaines de spectateurs !). Les clubs sont, en fait, promus au rang de symboles d'un projet social à la mesure du temps : "J'ai la responsabilité d'un grand groupe industriel, déclarait J.L. Lagardère, au journal Libération, le 23 janvier 1986, et dans ces temps difficiles de la compétition technologique, économique, je sais que les atouts les plus forts sont la volonté, l'acceptation féroce de la compétition au plus haut niveau, l'esprit d'équipe. Bref, j'ai la certitude que le modèle sportif est la clé de la réussite pour les entreprises qui se battent." Dans la même enquête B. Tapie renchérit : "L'alliance du sport et de l'industrie véhicule une image qui a une double vertu : celle de communiquer sur l'extérieur et sur l'intérieur. À l'intérieur d'un groupe industriel, il y a souvent identification avec les sportifs quand ils sont les premiers." Et il poursuit, lors de son intronisation à l'Olympique de Marseille, le 12 avril : "Il faut prolonger la culture d'entreprise au sein du sport" ; parallèlement, "le sponsor doit ressentir les effets de sa sponsorisation au sein de l'entreprise". L'équipe et le club sont désormais pensés à l'image d'une entreprise régie – idéalement – par des rapports consensuels, participationnistes, où le personnel est étroitement associé aux objectifs poursuivis, condition du succès.

L'équipe de football s'offre ainsi comme un symbole à très haut degré de plasticité herméneutique où les individus projettent, en fonction de leur trajectoire, les rêves les plus contrastés d'organisation idéale de la vie collective (de la classe de collège au groupe industriel le plus performant).

Une symbolisation des drames de la vie

En définitive, un match, une compétition étalés dans le cycle annuel offrent un raccourci symbolique des drames et des étapes qui scandent l'existence : une alternance de victoires et de défaites, de promotions, de relégations, l'intervention – aléatoire et exclusive – de la fortune et de l'infortune, l'arbitraire d'une justice – tantôt favorable, tantôt défavorable – qui décident largement du sort des "bons" ("nous") contre les "méchants" ("les autres"). Ainsi, les commentaires qui suivent une défaite traduisent une vision du monde beaucoup plus profonde qu'une simple désillusion sportive. "On n'a pas eu de chance... C'est toujours comme ça... On était les meilleurs mais l'arbitre nous a désavantagés." L'issue de la partie est alors perçue à l'image d'un destin, comme l'a montré A.M. Cirese en analysant d'autres formes de jeux [42]. Dans un monde où les choses et les valeurs sont en quantité finie, la condition de l'accès au bonheur est le malheur des autres. Et, selon une conception fortement ancrée dans les couches populaires, le bonheur échoit toujours aux mêmes, aux riches, aux puissants, que le sort a favorisés. Un proverbe d'Italie du Sud résume admirablement cette vision ludico-métaphysique du monde : "Les jeux sont faits, la partie est truquée et le chien mord les pauvres [43]." Cette vue pessimiste du football et de la vie ressort de nombreux entretiens avec les supporters du F.C. Torino, équipe, on l'a dit, habituée à la défaite, quand sa rivale, la Juventus, se couvre régulièrement de gloire. "Quand nous perdons nous souffrons deux fois, d'abord, à cause de la défaite du Toro, ensuite à cause de la victoire de cette Juve. Et c'est la plupart du temps comme ça. Eux, ils ont de l'argent, la puissance, mais nous, nous avons une cause juste et, comme souvent, cette cause juste est désespérée. Moi, quand j'étais petit, je préférais, dans les westerns, les Indiens aux cowboys. Le Toro et la Juve, c'est la même chose." Dans un tel contexte, la justice de l'arbitre est perçue comme une sombre manigance, toujours, comme dans la vie, du côté des puissants. "Les joueurs de la Juve, ils tutoient l'arbitre !" Ce tutoiement, réservé aux happy few, fut l'objet d'une âpre polémique au terme du dernier derby entre les deux équipes.

Ainsi une compétition de football est tantôt perçue à l'image d'une trajectoire idéale (quand les victoires succèdent aux victoires), tantôt comme la mise à nu d'un destin.

Une théâtralisation expressive
des rapports sociaux


Lieu de spectacle d'une pratique, le stade est aussi le lieu du spectacle d'un spectacle, celui offert par le public. Par son ampleur et par sa forme, cet espace est un des seuls où une société, à l'échelle des temps modernes, peut se donner une image sensible de son unité et de ses différenciations. Pénétrons dans l'enceinte du Stade-Vélodrome de Marseille, en ce 12 décembre 1985 où l'O.M. "accueille" le Paris-Saint-Germain, leader du championnat. Qui vient assister à la rencontre ? Comment les différentes catégories de spectateurs se répartissent-elles dans cet espace cloisonné ? Comment se différencient-elles par leurs comportements ?

60% des spectateurs résident à Marseille ; 20% viennent de zones industrielles situées dans un rayon de 50km autour de l'agglomération : bassin minier de Gardanne, La Ciotat, mais surtout région de l'étang de Berre où se sont implantés dans les années 50-60 d'importants complexes pétrochimiques et sidérurgiques drainant de nombreux ouvriers marseillais ; pour ces "exilés", "venir à l'O.M." constitue une sorte de pèlerinage, un retour aux origines [44]. L'attraction du club ne s'amortit pas aux limites du département des Bouches-du-Rhône (88% des spectateurs y résident) ; une minorité non négligeable de fidèles vient du Vaucluse, du Var, des Alpes de Haute-Provence, bref des départements dont le territoire constituait l'ancienne Provence.

Ventilé par catégories socio-professionnelles, le public marseillais reflète, dans ses grandes lignes, le portrait de la population masculine active de la ville. Dans les gradins, les cadres supérieurs, les professions libérales, les chefs d'entreprise, artisans et commerçants sont à peu près autant représentés que dans la cité ; légère sous-représentation des professions dites intermédiaires (cadres moyens) et... des ouvriers ; nette sur-représentation des petits employés (fig.). L'image tenace d'un public à dominante ouvrière doit donc être très sensiblement nuancée. Doit-on pour autant en conclure que le match de football n'est plus un spectacle populaire ? À l'évidence, non ; d'une part, les ouvriers et les employés forment 70% de la population active masculine présente dans le stade, c'est-à-dire une proportion plus forte que dans la ville (62%) ; de l'autre, le "match de ballon", comme l'on dit à Marseille, est sans doute le spectacle – sportif ou autre – qui draine le plus fort pourcentage d'ouvriers.

Ventilé par origine résidentielle, le public du stade offre un calque fidèle de la structure spatiale de la cité : les différents quartiers sont représentés à proportion de leur importance démographique respective (avec toutefois une légère sur-représentation des "beaux quartiers" de la ville, ceux du sud) (fig.). Bref, l'engouement pour l'O.M. est un phénomène – socialement et spatialement – généralisé. Seules les différences de sexe et d'âge sont très nettement accusées quand on compare la composition du public et le profil de la population marseillaise ; 96% des spectateurs sont des hommes (à titre de comparaison le public du Stadio communale de Turin compte un peu plus de femmes : 10%), et des hommes jeunes : 62% ont de 15 à 39 ans (contre 37% dans la population de la ville), 30% de 40 à 59 ans (contre 23,5%), 4% plus de 60 ans (contre 21%).

La distribution des spectateurs dans le stade ne reflète pas de simples mécanismes de ségrégation par le prix des places (variant de un à sept) mais s'établit selon une combinaison complexe de critères (âges, profession, quartier). Si l'on peut dire que globalement la structure de la cité se projette sur celle du stade, il faut encore tenir compte de la multiplicité des micro-réseaux sociaux qui se constituent un territoire au sein des grands ensembles formés par les tribunes, virages, quarts de virage, etc. Faisons un rapide tour du stade en tentant de cerner les grands équilibres et les variantes plus inattendues de cette répartition.

Bien que le prix des places y soit semblable ou voisin, les tribunes ouest et est, d'une part, les virages nord et sud de l'autre, forment des univers sociologiques nettement contrastés. La tribune ouest est la plus prestigieuse ; c'est là que l'on rencontre le plus de cadres supérieurs et d'habitants du 8è arrondissement le plus chic de la ville. Au centre, les 224 places de la tribune officielle (ou présidentielle) sont réparties, selon une stricte hiérarchie entre les détenteurs du pouvoir politique (maire, adjoints, etc.), du pouvoir sportif et du pouvoir économique ("sponsors" du club mais aussi grandes sociétés ayant loué des places à l'année pour des employés méritants ou des clients que l'on souhaite séduire). Les spectateurs de la tribune est n'aiment guère ceux de la tribune ouest ; ils les trouvent peu enthousiastes, "moins marseillais" ; "À Jean Bouin (c'est-à-dire dans la tribune ouest), ils parlent "pointu" (c'est-à-dire avec l'accent parisien, suprême insulte à Marseille). Il est vrai que la tribune est apparaît comme le refuge du Marseille profond ; c'est là que se regroupent, en plus forte proportion, les artisans, commerçants, petits patrons, cadres moyens ; il s'agit d'une population plus âgée que dans le reste du stade (46% de 40-59 ans contre 30% en moyenne dans le public). On porte ici volontiers la casquette, cet emblème de l'âge mûr chez les commerçants, artisans et ouvriers qualifiés (nous avons dénombré deux fois plus de casquettes dans la tribune est que dans la tribune ouest).

Autre grand partage, déjà repéré au fil de nos entretiens avec Marc et Marco, celui entre les virages nord et sud du stade. Ici un public jeune (81% de 15-39 ans), à forte composante ouvrière et scolaire, regroupant, en majorité, une population venue des quartiers et banlieues nord de la ville ; là, un public plus âgé (55% seulement de 15-39 ans), où les "cols blancs" sont comparativement plus représentés que les "cols bleus", originaires, en majorité, des quartiers des banlieues sud de Marseille. Le "sud" est nettement moins passionné et fidèle que le "nord" : là, 25% des spectateurs viennent assister à tous les matches, ici 42% ; là, 39% d'entre eux se rendent exceptionnellement au stade, ici seulement 17%. On le voit, ces deux grands territoires sont fortement symbolisés ; un supporter des virages nord acceptera difficilement, nous l'avons dit, de s'exiler vers le sud. Mais voici plus significatif : en 1985-86, les responsables du stade avaient interdit pour la plupart des matches, l'accès des "populaires nord" distantes de quelques mètres seulement de la pelouse ; c'est de là, en effet, que fusaient régulièrement les ustensiles les plus divers à destination de l'arbitre ou des joueurs de l'équipe adverse. On aurait pu penser que le public turbulent des "populaires nord" allait rapidement s'installer dans les "populaires sud", tout aussi proches de la pelouse et qui, elles demeuraient ouvertes. Il n'en fut rien. Ces jeunes supporters se replièrent sur les gradins nord, situés à une distance respectable de la pelouse mais faisant partie de leur territoire.

Les macro-espaces dessinés par la morphologie du stade se différencient en unités plus restreintes où se regroupent des membres de réseaux préconstitués : habitués d'un même bar, camarades de travail ou d'un même établissement scolaire, membres d'une société dont les places sont partiellement ou totalement payées par le comité d'entreprise... Ici, dans la tribune est, 85 dockers se retrouvent rencontre après rencontre dans la même travée ; là dans le quart du virage nord-est, 69 employés de la Sécurité sociale. Dans le virage sud, un groupe de pieds-noirs, venus des quatre coins du département, s'est constitué un micro-territoire : ils s'installent sur des balançoires suspendues au grillage qui borde la piste incurvée de l'ancien vélodrome ou sur des tabourets qui en épousent la forme...

Chaque grande étape du trajet biographique d'un supporter se traduit, on l'a déjà entrevu, par un mode différencié d'occupation de l'espace du stade. Un jeune garçon des quartiers nord commencera sa "carrière" sous les panneaux d'affichage du virage nord ; fiancé ou marié, il s'installera dans les virages ou quarts de virage sud ; devenu artisan ou commerçant, il fréquentera la tribune est. Ainsi, sa vie bouclée, peut-être aura-t-il fait le tour du stade... Les différences entre les types de public ne s'expriment pas seulement en termes de territorialité. Chaque grande catégorie de spectateurs affiche des comportements spécifiques. On arrive tardivement au stade dans la tribune ouest, deux ou trois heures avant le match dans le virage nord. 26 juillet 1985, 19h, soit une heure et demie avant le début d'O.M.-Nice, première rencontre de la saison : on compte 16 personnes (sur 224 places) dans la tribune officielle, 3 000 environ (sur 5 000) dans le virage nord. On vient, en général, au stade avec des amis (c'est le cas pour 60% des spectateurs) mais l'arrivée en bande est un rite obligé dans les virages ou quarts de virage, beaucoup moins fréquent dans les tribunes où le public est plus familial : 40% des spectateurs de la tribune est viennent en famille, 25% seulement de ceux des virages nord. Mais surtout les attitudes corporelles, d'un type de public à l'autre, sont nettement contrastées : corps individualisé dans les tribunes aux places numérotées, corps fondu dans la masse dans les virages ; atmosphère festive, participation corporelle intense ici ; là, manifestations plus discrètes, spectacle plutôt que fête. Il arrive que les supporters des virages conspuent les spectateurs des tribunes, qu'ils jugent guindés et peu enthousiastes. Espace de consensus, le stade est donc aussi le lieu de prise de conscience et d'expression de différences et d'oppositions, constatation qui vient démentir une nouvelle fois les verdicts de certaine macro-sociologie sur les fonctions mystificatrices du spectacle sportif et sur l'homogénéité du comportement des foules.

Ces oppositions se reflètent encore dans les profils des différentes associations de supporters. A Marseille, on en compte trois : le Club central des supporters de l'O.M., dirigé par un patron de bar, regroupe des adhérents issus essentiellement des milieux populaires ; l'O.M. Animation, des cadres enthousiastes mais ne souhaitant "pas se confondre avec les porteurs de banderoles" ; l'Association des Supporters de l'O.M. – dénomination officielle du Commando ultra – des jeunes de toutes les couches sociales. Cette société de clubs s'organise aussi selon un principe de segmentarité : rivalités pour le recrutement des adhérents, polémiques sur les formes et les manifestations de soutien à l'équipe, antagonismes au sein du Comité directeur de l'O.M. mais finalement consensus sur le bien commun à défendre. Trait remarquable, seuls les Ultras se regroupent dans l'enceinte du stade, alors que les membres des autres associations de supporters demeurent dispersés pendant le match. Autrement dit, à Marseille, les spectateurs se répartissent dans l'espace surtout par affinités sociologiques. A Turin, le monde du football impose davantage sa propre hiérarchie. Dans les virages, le principe de regroupement n'est plus le quartier ou la profession mais l'appartenance à telle ou telle association de supporters. Celles-ci se répartissent du centre vers les marges du virage en fonction de leur importance relative. A une différenciation fondée sur des critères extra-sportifs se substitue donc ici une hiérarchie fondée sur le degré d'engouement et de force démonstrative. Cette autonomisation de la société des supporters par rapport à la société tout court est un témoignage, parmi d'autres, du plus haut degré de ritualisation du spectacle sportif en Italie.

Où il est question de guerre,
de vie, de mort, de sexe


Creuset exceptionnel d'identifications, occasion unique de théâtralisation des rapports sociaux, le match de football offre, par sa trame dramatique, ses caractéristiques agonistiques, son dispositif instrumental, un champ privilégié à l'affirmation d'un certain nombre de valeurs, que les supporters expriment à travers des formes rigoureusement ritualisées (résultats d'un apprentissage et non manifestations spontanées).

Sport de contact, où la défense alterne avec l'attaque, selon une stratégie préalablement étudiée au tableau noir, le football offre le support, par le biais de la participation mimétique, à l'expression des antagonismes (locaux, régionaux, nationaux) et de valeurs guerrières. Si l'on peut dire qu'un match prend toutes les apparences d'une guerre ritualisée, ce n'est pas par simple écho aux commentaires technico-journalistiques qui en campent la préparation et le déroulement (on y file volontiers la métaphore militaire : la "conquête" du ballon, le "centre en retrait, arme implacable du football moderne", l'action de "commando", la "mobilisation générale" avant une confrontation importante précédant la "trêve hivernale", etc.) ; c'est toutautant en se fondant sur l'examen des comportements, mi-parodiques, mi-dramatiques, des supporters : leurs accessoires emblématiques d'abord (étendards aux couleurs du club), leurs tambours et fanfares, leurs vêtements parfois (treillis militaire), leurs slogans et leurs cris. À un joueur blessé, des tifosi du camp adverse clament en chœur : "Devi morire !" Dans les mêmes circonstances, on entend sur les gradins, du Stade-Vélodrome de Marseille : "Achève-le ! Coupe-le ! Casse-le !" Et l'on a vu qu'à l'occasion du derby Juventus-Torino les supporters de l'un et l'autre camp échangent, à travers des inscriptions sur des bannières, des promesses de mort et de vengeance. Les Ultras sont les chantres les plus expressifs de cette symbolique guerrière : organisés en "commandos" qui se prénomment volontiers en Italie "Legione", "Brigatta", "Falenge d'assalto", ils exhibent et collectionnent des emblèmes provocateurs (têtes de morts, cible où figure la silhouette d'un supporter d'une équipe adverse, etc.) ; leur prouesse majeure est d'arracher la bannière des supporters du camp opposé et d'exposer ce trophée aux yeux de tous. Tout autant que ces manifestations bruyantes et spectaculaires (la spectacularité est précisément une des motivations principales des membres des groupes ultras, qui collectionnent aussi bien les emblèmes de leur club favori que les coupures de presse et les photos qui leur sont consacrés) [45], l'organisation spatiale du jeu et du spectacle, la configuration des institutions internationales, dépositaires des lois et coordonnant les grandes compétitions, la constitution parmi les clubs de réseaux d'alliés et d'ennemis évoquent, de façon patente ou latente, ces dimensions guerrières.

Aux "spectateurs" qui occupent les tribunes latérales du stade, s'opposent, nous l'avons dit, les "vrais supporters", entassés dans les virages, qui "poussent" ou attirent leur équipe dans l'axe du jeu. Par leur position territoriale dans le stade, les supporters apparaissent ainsi comme une force de soutien, alors que le public des tribunes occupe un territoire plus éloigné des "espaces de vérité" et d'affrontement. Malgré les incertitudes du toss [46], les équipes qui reçoivent s'arrangent pour débuter le match du côté où se trouve concentré l'essentiel de leurs troupes de supporters (on a pu vérifier la fréquence de ces choix territoriaux à Marseille où l'équipe commence volontiers ses matches au nord où elle se sent "poussée" par une arrière-garde particulièrement démonstrative). Dans un tel contexte, le concept de neutralité prend tout son sens : dans le choix du terrain pour les phases finales des compétitions, dans celui de la patrie d'accueil (la Suisse) des instances dirigeantes du football international. L'Union européenne de football a son siège à Berne, la Fédération internationale à Zurich. Qui dit guerre, dit "alliés", "traîtres" et "mercenaires". Les clubs – et surtout les clubs de supporters – participant au championnat italien s'organisent ainsi en deux grands réseaux d'alliance, mutuellement antagonistes. La Juventus de Turin est "alliée" à la Sampdoria de Gênes, à l'Atalanta de Bergame, etc., équipes ennemies du F.C. Torino qui entretient de bons rapports avec Vérone, Florence, etc., équipes ennemies de la Juventus. Lors d'une confrontation entre deux équipes ennemies, les supporters se cantonnent dans leur territoire respectif, se faisant face, se défiant, se répondant ; ils exhibent non seulement les couleurs de leur club mais aussi celles de ses alliés, donc des ennemis de l'équipe adverse. Ainsi, lors du derby Juve-Torino, les tifosi du Toro se parent de grenat (couleur de leur club favori), mais aussi de violet (couleur de Florence), et de jaune et bleu (couleurs de Vérone), organisant un somptueux spectacle-défi rappelant à l'adversaire le capital d'inimitié qu'il suscite à travers le pays. A l'inverse, quand deux équipes alliées se rencontrent, les tifosi des deux clubs font le tour du stade, bannière déployée, pour symboliser la pérennité de leur union au-delà du différend du jour. Ce système de segmentarité complexe trouve encore une expression dans le soutien qu'apportent les groupes ultras aux équipes alliées qui font un "déplacement" dans leur région. Dans un tel contexte, les joueurs qui passent d'un réseau à l'autre sont perçus comme des "traîtres" et doivent donner publiquement au camp qu'ils rallient des gages de leur sincérité. A. Serena, l'actuel avant-centre de la Juve, constatait ainsi amèrement qu'il avait dû renoncer à la plupart de ses anciennes amitiés quand il avait été transféré du Torino au club voisin et ennemi par excellence. Si les joueurs n'assument pas ces inimitiés traditionnelles, qui sont avant tout une affaire de supporters, ils doivent cependant en tenir scrupuleusement compte dans leurs rites publics d'interaction.

À cette symbolique guerrière – qu'expriment la souffrance, la tension ou la liesse –, se superpose une symbolique sacrificielle, variation mi-parodique, mi-dramatique elle aussi, sur la vie et la mort. Dans certaines rencontres, les supporters exhibent, en début de match, un cercueil blasonné aux couleurs du club rival ; dans les grandes occasions, on imprime des faire-part pour annoncer le décès de l'équipe adverse, etc. L'issue attendue de la partie est, sur un mode substitutif et mimétique, la mise à mort de l'adversaire, scandée parfois, sur les gradins, par des airs de corrida. "Sacrifice" d'une victime émissaire, pourquoi ? Nulle tradition exégétique ne vient ici nous éclairer sur les fonctions de ce "rituel"... mais à ressentir l'extraordinaire liesse des supporters au terme d'une victoire, l'unanimité retrouvée, après les tensions et les prises à partie de tel ou tel joueur, on peut avancer, dans la voie tracée par R. Girard [47], que la réconciliation de la communauté avec elle-même est une des fonctions majeures de cette manifestation sacrificielle... qui, nous y reviendrons, présente toutes les apparences d'une cérémonie religieuse sans que l'on puisse pourtant y discerner les figures du sacré, du salut ou de la transcendance.

Pratique et spectacle quasi exclusivement masculins (seules quelques femmes en marge de la féminité conventionnelle se rendent de leur propre initiative au stade), le football est encore – quoi qu'en pensent les rugbymen – un terrain privilégié d'affirmation, voire d'exaspération, des valeurs viriles. Les insultes, à l'adresse des joueurs, de l'arbitre, des clubs adverses, s'alimentent à peu près toutes au registre de la sexualité ; les gestes de défi et de réprobation aussi (bras d'honneur, cornes...). Durkheim et Mauss auraient-ils fréquenté les stades Marseille, de Turin ou d'ailleurs, ils auraient été frappés par la simplicité des formes de classification de l'humanité dans le contexte d'un match de football : d'un côté, les excellents, les "on" ("On a gagné ! On est les meilleurs ! On s'est fait voler par l'arbitre !") ; de l'autre, les "enc...", terme générique regroupant tous les autres (l'équipe adverse, l'arbitre, les journalistes de la capitale, etc.). Il n'est pas un match où ne résonne ce qualificatif accolé au nom d'un joueur de l'équipe adverse ou de l'arbitre, comme s'il s'agissait là d'un rite obligé. De même les inscriptions stigmatisant les autres fustigent avant tout leur manque de virilité ("P.S.G. [Paris Saint-Germain] : "Petits soutien-gorge", "O.M. te Bez (du nom du président du club de Bordeaux)).

Les commentaires sur la pratique, les exégèses sur les sentiments éprouvés pendant le spectacle s'accompagnent à peu près tous de comparaisons ou de métaphores sexuelles. L'évocation des buts – catégorie facile à penser sans même recourir à un arsenal psychanalytique – est une variation, plus ou moins elliptique, sur le thème de l'orgasme, et pas seulement pour les spectateurs ; tous les joueurs que nous avons interrogés nous ont décrit ces moments privilégiés en termes de "jouissance". La privation de buts, la défaite sont vécues sur le mode de la frustration. Commentaires dans les quarts de virage sud-ouest du Stade-Vélodrome de Marseille, le 22 mars 1986, alors que l'O.M. est mené par Toulouse : "On aurait mieux fait d'aller au restaurant ; on se serait peut-être fait Claudine !" Quand l'équipe perd, les supporters les plus ardents rappellent spectateurs et joueurs à leur devoir de virilité : "C'est pas possible, ils sont tous devenus des c... molles !"

Au fond, à quoi rime cette exaspération de la virilité dans l'enceinte du stade et plus précisément cette disqualification sexuelle de l'adversaire, de l'Autre, ravalé au rang d'une "Mademoiselle" ? La pratique – même minimale – du football est devenue, dans nos sociétés, une étape quasi obligée sur le chemin qui mène vers la virilité adulte ; lors de l'enquête menée à Marseille plus de 90% des spectateurs interrogés disaient avoir pratiqué ou pratiquer le football, ne fût-ce que dans une cour de récréation. L'usage d'objets ronds de différents volumes semble bien scander le destin masculin, au point que l'on criera à un joueur que l'on conspue : "Retourne jouer aux billes !" Le stade apparaît dès lors comme un lieu où se joue et se rejoue – selon une périodicité fixe et par le biais de la participation mimétique – l'identité masculine sur le mode du défi. L'exaspération des valeurs viriles lors de matches n'est, au fond, que la rançon de la "condition" des hommes dans nos sociétés. Tandis que le destin féminin est découpé en tranches successives et irréversibles (une mère de famille ne saute pas à la corde sinon pour initier sa fillette et ne se passionne pas pour le jeu de marelle), le destin masculin est conçu comme perpétuellement inachevé, selon l'expression de D. Fabre, devant régulièrement se prouver et s'éprouver. La disqualification sexuelle de l'Autre dans l'espace du stade – comme, dans un autre registre – la pratique de la chasse sa vie durant [48] est un des moyens de cette mise à l'épreuve et de cette réaffirmation de sa virilité.

Sentiments d'appartenance, valeurs guerrières et viriles, drame sacrificiel, tout ce que met en jeu un match de football s'exprime par une intense participation corporelle et sensorielle, qui singularise le spectacle sportif par rapport à d'autres formes de représentation. Des gestes rigoureusement codifiés accompagnent chaque phase du match (lever le bras et tendre la main à l'annonce de la composition de l'équipe, sautiller et lever les bras en signe de victoire lors d'un but, etc.) ; les symboles visuels, colorés (étendards, toiles, ballons multicolores, écharpes...) sont exhibés à des séquences précises du scénario : avant-match, entrée des joueurs, but... Une même codification régit la participation vocale et sonore (slogans, hymnes, cantiques, sifflets, utilisation d'instruments de musique, de crécelles, de klaxons.), soumise, dans les groupes ultras, à une minutieuse programmation. Les registres mélodiques, rythmiques et instrumentaux mis en œuvre pour supporter une équipe se caractérisent à la fois par leur banalité (il existe une culture vocale internationale du supporter) et par quelques traits hautement significatifs qui singularisent chaque tradition régionale ou nationale : cloches brandies et agitées en pays helvétique, slogans chantés sur des airs de Verdi à Turin, etc. Plus fondamentalement, cette culture vocale et chorale minimale qui forme le fond sonore d'un match de football apparaît comme la concrétion de répertoires extraordinairement variés : slogans de mai 1968 dont le rythme module les encouragements : "Qui c'est les plus forts, les plus forts, c'est l'O.M.", à l'instar de "Ce n'est qu'un début, continuons le combat !" ; cantiques religieux ; airs d'opéra ; chansons folkloriques ; musique pop ; hymnes nationaux (on entonne La Marseillaise à Turin pour encourager Platini), etc. Cette stratification de genres hétérogènes n'est-elle pas la marque du folklore – cet "agglomérat indigeste de toutes les conceptions du monde et de la vie qui se sont succédé [49]", selon la définition d'A. Gramsci – dans sa version la plus contemporaine ? En tout cas, le match de football est une des rares occasions où s'exprime, de façon collective, ce minimum culturel commun qui scelle l'adhésion et la communauté de ferveur du public.

Le match de football, une sorte de rituel religieux ?

À ce point de l'analyse, on sera tenté de rapprocher un match de football d'une grande cérémonie religieuse, en suivant les pistes suggestives esquissées par Stemme, Bettanini et Mastrolonardo et, plus récemment, Augé [50]. S'agit-il là d'une véritable homologie ou d'un simple jeu métaphorique qui gêne, plutôt qu'il n'éclaire, l'analyse du phénomène ? Tous les ingrédients d'une cérémonie – au moins telle que la conçoit et la pratique la tradition chrétienne – semblent réunis dans ce type de rencontre sportive : des "fidèles" qui expriment leur effervescence émotionnelle selon une rigoureuse codification gestuelle (on s'assoit et on se lève à des moments bien déterminés de la partie...) et vocale ; des "confréries" regroupant les plus fervents (associations de supporters) ; des "officiants" chargés de l'exécution du sacrifice, avec lesquels les "fidèles" "communient" ; une organisation, le club, rigoureusement hiérarchisé, à l'image des appareils ecclésiaux ; des lois valables pour tous (les XVII Lois du Jeu : on emploie toujours des majuscules pour s'y référer), sur lesquelles veille, avec respect et autorité, l'International Board ; un lieu clos consacré au "culte", le stade, et, en son centre, la pelouse, inviolable par d'autres que par les "officiants" (on rapprochera les phénomènes de patriotisme de stade, fût-il ruiniforme, des phénomènes de campanilisme) ; un calendrier "liturgique" régulier qui culmine en certaines phases du cycle annuel (cette régularité est remarquable en Italie où "la partita", le match, et lui seul – il n'y a pas de "lever de rideau" – a toujours lieu le dimanche après-midi) ; une théâtralisation des rapports sociaux dans l'enceinte du stade, à l'image de la rigoureuse distribution des différents groupes sociaux lors des grandes cérémonies religieuses ; la présence obligée, lors des grandes "célébrations", des détenteurs du pouvoir dans la société ; l'attente du "sacrifice", enfin, consacrant, sur un mode mimétique, la victoire des bons sur les méchants, du bien sur le mal, de "nous" sur "les autres" (et, en cas de défaite, l'imprécation contre les forces du mal qui ont perturbé le déroulement et l'issue de la cérémonie : l'arbitre, le vent, la pluie qui a rendu le terrain gras, des officiants manquant de ferveur et de conviction, etc.).

On pourrait pousser beaucoup plus loin cette analogie en relevant d'autres isomorphismes significatifs :

- les mécanismes différentiels d'idolâtrisation des joueurs (ceux qui aiment Platini, ceux qui aiment Boniek...) qui rappellent les spécialisations sociales, régionales et professionnelles dans le culte des saints ;

- l'existence d'une "langue spéciale" et d'une culture correspondante que seuls possèdent complètement les véritables initiés (ceux qui savent ce que sont une "remise en pivot", une "aile de pigeon"..., ceux qui savent distinguer entre "penalty" et "coup de pied au but", et plus encore ceux qui connaissent par le menu les combinaisons tactiques ou la Loi XI – celle du hors-jeu – dans toutes ses nuances...) ;

- une hiérarchie des individus, dans ce monde à part, qui ne se calque pas sur celle de la société civile ; chacun se définit ici en fonction de sa proximité par rapport aux officiants majeurs (celui qui connaît Platini ou tel autre grand joueur occupe, dans ce champ référentiel, une position beaucoup plus prestigieuse que celui qui, nanti d'un statut social nettement supérieur, ne les connaît pas...) ;

- la tension entre l'ambition universaliste de la pratique et du spectacle (rigoureusement définis dans les règlements) et les particularismes locaux qui viennent s'y greffer, telles, en pays latin, les glissades des joueurs en dehors du terrain après une action victorieuse, qui suscitent des rappels à l'ordre des instances dirigeantes (on retrouverait là un équivalent des relations complexes entre religion officielle et religion populaire.) ;

- mais surtout la trame séquentielle du match qui, que l'on se place du côté de la pratique ou du spectacle, rappelle celle d'un rituel religieux. Fournissons ici quelques précisions.

Avant un grand match – voire avant la plupart des matches – les joueurs ont coutume de faire une retraite (le terme lui-même est révélateur), à l'écart de la foule, soit dans un site verdoyant de la campagne environnante, soit dans un hôtel de la ville ; à Marseille et à Turin, comme dans tous les pays méditerranéens, les femmes sont rigoureusement exclues de ce temps de recueillement ; elles sont perçues comme des menaces de désordre verbal et énergétique. La retraite sans les femmes apparaît comme un élément rituel par excellence, où la raison symbolique l'emporte largement sur les raisons pratiques. G. Banide, actuel entraîneur de l'O.M., un des meilleurs techniciens de football français, n'est d'ailleurs pas dupe : "Que faut-il faire avant un match, surtout s'il est important ? Dédramatiser l'événement pour que les joueurs l'abordent avec le plus de décontraction possible. Une "retraite", au contraire, ne fait qu'accentuer la dramatisation. Quant à l'abstinence sexuelle, laissez-moi être sceptique sur son efficacité : on a calculé qu'une dépense correspond à l'effort fourni par un athlète pendant un 40 mètres haies ; c'est peu." Ce parallèle avec le saut d'obstacles est lui aussi suggestif ! On notera, par ailleurs, pour souligner la relativité de l'efficacité pratique de la retraite sans les femmes, qu'il s'agit là d'une "coutume" surtout méditerranéenne ; dans les pays d'Europe septentrionale, les femmes des joueurs peuvent participer à ces "mises au vert" sans qu'apparemment le rendement des équipes en soit affecté (les résultats en témoignent). D'autres épisodes de la préparation et du déroulement d'un match se caractérisent par leur haut degré de ritualisation (fixité des séquences et épaisseur symbolique). Il en est ainsi du repas d'avant le match comportant toujours les mêmes mets, de l'arrivée au stade en groupe et à heure fixe (une heure et demie avant le début de la partie), de la concentration dans les vestiaires où chacun se plie invariablement aux mêmes rites (cf. infra), de l'entrée sur la pelouse en file régulière, de la parade rituelle au centre du terrain lors de la présentation des équipes. Au cours de la partie, des gestes, des attitudes apparaissent étroitement codifiés, fruits d'un apprentissage symbolique. Il en est ainsi des embrassades qui scandent invariablement une action victorieuse. A. Serena nous dit, avec une perspicacité toute ethnologique : "E uno fatto culturale !" Il se rappelle qu'à ses débuts, dans une petite équipe de Vénétie, il éprouvait une grande joie personnelle quand il marquait un but mais nul besoin d'embrasser ses partenaires. C'est sur les injonctions de son entraîneur d'alors qu'il s'est conformé à cette pratique, devenue désormais une habitude. Bien que, contrairement à un rituel religieux, le scénario d'un match soit imprévisible, il se plie cependant à un découpage en séquences temporelles relativement fixes : mi-temps, bien sûr, mais aussi phases d'une plus ou moins grande intensité (si l'on se fie à l'expérience des arbitres [51], ce sont les dix premières minutes ouvrant et fermant chaque mi-temps qui constituent, généralement, les sommets les plus dramatiques de la partie). Enfin, parmi ces éléments répétitifs scandant l'événement, on mentionnera l'"examen de conscience" (l'expression est elle aussi révélatrice) auquel se livrent les joueurs pendant la nuit qui suit le match et qui perturbe leur sommeil. "Je ne connais pas un joueur, nous disait J.-F. Domergue, arrière international de l'O.M., qui trouve facilement le sommeil après un match. Le gars, pendant la nuit, il refait son match."

Pour les supporters, l'avant-match, le match et l'après-match se plient aussi à un schéma rythmique relativement fixe, que modulent l'importance et le déroulement propres à chaque partie. L'exemple de Marco, présenté dans les pages liminaires de ce texte, nous en fournissait une saisissante illustration. La semaine "liturgique" commence dès le surlendemain de la rencontre précédente : discussions sur la composition de l'équipe, rappel des confrontations passées scandent, sur le mode du crescendo, les jours qui précèdent la partie ; la veille ou le matin, on se préoccupe de la préparation des emblèmes ; on se retrouve à un point fixe, toujours le même, pour se rendre au stade ; pour les plus fervents, cette phase d'avant-match est caractérisée par la tension et le recueillement ; ils ne mangent pas ou très peu avant la rencontre (ce jeûne rappelle un autre jeûne, celui imposé avant la communion). Au stade, on l'a vu, les démonstrations de soutien à l'équipe s'effectuent selon un scénario relativement invariable (cette tendance est plus nette en Italie qu'en France) : exhibition des emblèmes et exécution des chants, pendant l'avant-match, selon un ordre fixé par le capo-tifo ; tremblements, gestes codifiés quand les joueurs sortent du tunnel et pénètrent sur la pelouse, puis attitudes stéréotypées de prise à partie, d'exultation, pendant le déroulement de la partie. Après le match, les groupes de supporters se retrouvent à un endroit fixe : sur le parvis du stade, où les discussions s'éternisent pendant plusieurs heures, dans un bar ou un restaurant. Pour les plus fervents, la nuit sera agitée, ponctuée de rêves ou de cauchemars selon l'issue du drame.

On pourra objecter que si un match de football présente toutes les apparences d'un rituel (rupture avec le quotidien, cadre spatio-temporel spécifique, caractère répétitif et codifié des pratiques, effervescence émotionnelle s'exprimant à travers des moyens conventionnels, densité symbolique, drame sacrificiel, mise en présence du bien et du mal, etc.), il manque ici un élément essentiel pour asseoir la validité d'une telle comparaison : la croyance en la présence agissante d'êtres ou de forces surnaturelles. Le football apparaît, en fait, comme un univers refuge et créateur de pratiques magico-religieuses, où l'on croit, sur un mode mi-parodique, mi-fervent là aussi, à l'efficacité symbolique. La densité des usages de cette nature est d'autant plus remarquable que rien ne prédispose le football, dans son histoire sportive, à être le dépositaire de tels investissements, contrairement, par exemple, aux sports d'Extrême-Orient qui s'inscrivent dans une riche tradition religieuse ou à l'athlétisme, qui a eu ses théologiens (tel P. de Coubertin). Joueurs et supporters – on peut parler ici d'homologie des comportements bien que ceux-ci n'aient pas le même champ d'application – utilisent divers procédés, relevant de la magie personnelle ou empruntés à la religion officielle, pour apprivoiser le sort et dompter l'aléatoire. Dans le premier cas de figure, ces rites sont fondés le plus souvent, sur le principe de l'analogie, ou, pour reprendre la terminologie de J.G. Frazer, sur la loi de similitude ("un effet est similaire à sa cause") et sur celui de la vertu du contact, la loi de contagion, selon l'expression du même auteur ("deux choses qui ont été en contact à un certain moment continuent d'agir l'une sur l'autre, alors même que ce contact a cessé [52].") Chez les joueurs, le choix des équipements et des emplacements est ainsi marqué du sceau du fétichisme : un maillot ou un short qui ont inauguré une série victorieuse seront portés systématiquement au fil d'une saison, voire d'une carrière. Zoff, l'ancien gardien de la Juve et de l'équipe nationale italienne, portait ainsi le même short au fil des saisons, au point de susciter les indignations hygiénistes du médecin de sa fédération ! Mais cette vigilance propitiatoire s'exerce surtout – cela n'étonnera pas – dans le choix et la préparation des chaussures : "Quand j'étais jeune, nous dit J-F. Domergue, je cirais mes crampons chez moi ; puis, un jour, j'ai oublié de le faire et je les ai cirées dans le vestiaire ; c'est ce jour-là que j'ai marqué mon premier but. Depuis, je cire tout le temps mes crampons dans le vestiaire." Parmi les joueurs actuels de l'O.M., c'est sans doute A. Giresse qui a poussé le plus loin les applications de la loi de similitude : "J'ai une pièce, un cellier, chez moi, où je les range toutes ; j'en ai 50-60 environ. Chaque chaussure a son histoire. Je connais tous les matches qu'a faits une paire de chaussures, et souvent j'en tiens compte... Il m'est arrivé de dire : `Je prends ces chaussures parce qu'elles ont déjà fait un 0-0'... et effectivement, ça a marché... Inversement, avec une autre paire, j'ai pu jouer deux fois avec et me blesser deux fois, donc, je ne les mets plus." D'autres joueurs enfilent toujours la chaussure droite avant la chaussure gauche, ou encore frappent leurs semelles, avant le début du match, contre les poteaux, pour amadouer le destin. Le choix des emplacements est aussi régi par les mêmes lois : occupation de la même place dans l'autocar qui mène au stade, au vestiaire, coutume de débuter la partie, nous l'avons dit, du même côté du terrain (quitte à inverser cette pratique si le sort s'est montré défavorable). D'autres usages témoignent encore de cette même vigilance fétichiste : ne pas se raser lors d'un cycle de matches de coupe (complexe de Samson), fixer la photo de son adversaire direct pendant les jours précédant une rencontre importante, etc.

Les supporters les plus fervents portent la même attention, nous l'avons vu en ouvrant cet article, au choix de leurs vêtements voire de leurs sous-vêtements ; certains d'entre eux ne se déplacent jamais sans un objet emblématique du club (écharpe, stylo, agenda, médaille...) et transforment leur univers privé en une sorte d'autel domestique où ils conservent précieusement les reliques de leur participation (les billets d'entrée, en particulier) et les témoignages de leur présence aux côtés de leurs idoles (autographes, photos). Dans un tel contexte de vénération, une prouesse – fertile en grâce ? – est d'approcher et de toucher un joueur, au terme de plusieurs heures d'attente, à la sortie des vestiaires, vertu du contact qui rappelle celle que l'on attribue, dans la religion populaire, au fait de toucher, d'embrasser la statue ou les reliques d'un saint. Au demeurant, nous l'avons noté, bien des pratiques mises en œuvre pour apprivoiser le sort sont des emprunts aux registres – officiel ou périphérique – de la religion catholique : signes de croix, pèlerinages, prières, sacrifices, etc., quand d'autres relèvent d'un folklore spécifique à un double titre : elles s'appliquent aux objets propres à la compétition sportive (chaussures, maillots, couleurs emblématiques des clubs...) ; elles sont le fruit d'une magie personnelle, non concertée, qui n'a pas fait l'objet d'un apprentissage explicite mais que la répétition, quasi à l'identique, transforme en phénomène collectif.

On pourra objecter enfin – et cette objection est largement fondée – que le concept de "communion" entre officiants et assistants, dont les commentateurs font leurs choux gras, est, en partie, illusoire. Or, tout rituel religieux se fonde, en théorie au moins, sur une communauté d'intention entre les uns et les autres. En fait, deux matches aux finalités et aux enjeux différents se déroulent dans l'enceinte d'un stade : l'un oppose les supporters des deux villes, pour qui l'équipe est la symbolisation de leur identité collective ; l'autre oppose des joueurs de haut niveau, transférés au fil des ans d'un club à l'autre, pour qui la référence à la ville est mineure et qui se livrent une compétition dans le champ clos de la carrière des joueurs professionnels. À y regarder de près, la situation est plus complexe ; d'une part, les uns comme les autres recherchent la victoire ; d'autre part, la conscience de la "communion" se module très sensiblement selon l'origine sociale et locale des joueurs ; on pourra ainsi opposer le joueur du cru, ancien supporter, souvent d'origine sociale modeste qui se sent porteur des valeurs de la ville dont il défend les couleurs, et la grande vedette internationale qui affiche une adhésion au local de pure façade, voire qui ne la revendique même pas.

Comparons les commentaires de Mauro et de Platini au terme du derby Juventus-Torino du 14-12-1986 ; le premier remercie les tifosi : "Au moment le plus critique de la partie, la curva (le virage de la Filadelfia) s'est réveillée. Cela a été décisif parce que nous ne savions pas comment nous sortir de cette partie qui s'enlisait. J'ai fait deux dribbles victorieux parce que j'étais poussé par le public." Platini est beaucoup plus détaché : "Je ne suis pas Turinois. Le derby est pour moi un match comme un autre. Mais je suis content de la victoire pour tous ceux qui étaient venus célébrer le De profundis de la Juve." Enfin, cette disparité d'enjeux pour les officiants et les assistants n'est-elle pas aussi la marque de nombreux rituels religieux, quand on examine ce qu'ils sont et non ce qu'ils devraient être ? Les fêtes patronales, les pèlerinages ne sont pas conçus et vécus sur le même mode par les célébrants et les "fidèles" (mais, il est vrai, dans le match de football la ferveur change, pour ainsi dire, de camp, plus forte chez les assistants que chez les officiants).

À ce point, l'analogie entre match de football et rituel religieux dans sa définition la plus lourde, empruntée à une ethnologie de l'Ailleurs – impliquant rupture avec le quotidien, comportements répétitifs et codés, épaisseur symbolique, croyances – pourrait sembler fondée et la catégorie de rituel religieux s'imposer, non pas par référence à des fonctions et à des significations invariantes et très générales, mais comme outil descriptif capable de saisir comportements, trame événementielle, enjeux symboliques de façon relativement exhaustive.

Cependant, deux écueils majeurs se présentent pour poursuivre sur ce chemin, limitant la portée globale d'une analogie trop réductrice et nous invitant à rechercher des catégories analytiques plus spécifiques :

Ce rituel-là ne se donne pas, ne se nomme pas, ne se catégorise pas comme rituel ; pour reprendre les mots que V. Turner [53] a appliqués à un autre contexte, on y trouve bien les dimensions opératoires (des officiants, des assistants, une séquence d'actions codifiées, un cadre spatio-temporel bien défini, des émotions exprimées à l'aide de moyens conventionnels, etc.) mais non pas les dimensions exégétiques (une configuration mythique ou symbolique explicite qui rendrait compte de l'organisation de ces séquences, du sens de ces émotions et dont le rituel serait la manifestation). C'est ici l'ethnologue qui est l'opérateur intellectuel du processus de ritualisation, qui échappe à la conscience des usagers. Autrement dit, pour reprendre l'opposition introduite par K.L. Pike [54], le football serait un rituel d'un point de vue etic – celui de l'observateur extérieur – mais pas d'un point de vue emic – celui des participants.

Par ailleurs, les dimensions constitutives des grands rituels religieux font ici défaut : leur stricte répétitivité dans leur trame séquentielle, la permanence des idoles, qui se renouvellent, dans le monde du football, à un rythme accéléré, au point que l'on regardera à peine un joueur adulé quelques années auparavant ("Après, ils deviennent minables", nous disait un supporter) mais surtout, nous y avons fait allusion plus haut, une représentation du monde, de la transcendance, de l'au-delà, du salut.

La constatation de ces différences invite à repenser la catégorie du rituel appliqué au football et dans des termes qui, comme il se doit en ethnologie, épousent, et non précèdent, les leçons du terrain. Il s'agirait ici d'un rituel sans exégèse, qui "fait plutôt qu'il ne dit" [55], "se pense dans la tête des hommes et à leur insu" [56], consacrant des identités collectives à la mesure du monde contemporain, marqué par l'incertitude et le renouvellement, ces deux figures de la modernité. Ce rituel-là peut être qualifié à bon droit de "fait social total", si l'on entend par là, avec M. Mauss – et non avec certains de ces continuateurs qui ont galvaudé le concept –, "un phénomène qui met en branle dans certains cas la totalité de la société et des institutions". Le long parcours que nous avons effectué des bars de quartier aux grandes entreprises industrielles, du stade où une société se donne en spectacle à elle-même aux terrains vagues où l'on prépare avec ferveur les emblèmes, du nord au sud, des ouvriers aux cadres, des jeunes aux vieux, des hommes aux femmes, du bien au mal, etc., témoigne de la diversité des valeurs, et des institutions que met en jeu ce type de rencontre "sportive". Support d'une gamme extraordinairement variée de possibilités identificatoires, occasion exceptionnelle d'expression des rapports sociaux, dans leurs aspects les plus contradictoires, champ privilégié d'affirmation d'un certain nombre de valeurs, le match de football est aujourd'hui l'événement ritualisé, par excellence, où une collectivité mobilise et théâtralise l'essentiel de ses ressources sociales et symboliques.


POUR CITER CET ARTICLE

Référence papier

Bromberger C., A. Hayot & J.-M. Mariottini, 1987, « Allez l’O.M., Forza Juve. La passion pour le football à Marseille et à Turin », Terrain, n° 8, pp. 8-41.

Référence électronique

Christian Bromberger, Alain Hayot et Jean-Marc Mariottini, « Allez l'O.M. ! Forza Juve ! », Terrain, numero-8 - Rituels contemporains (avril 1987), [En ligne], mis en ligne le 19 juillet 2007. URL : http://terrain.revues.org/3636. Consulté le 27 mars 2012.



[1] Groupe de jeunes supporters les plus extrémistes et les plus démonstratifs. Le phénomène naît en Italie dans les années 1970. C'est sur le modèle italien que se constitue le "Commando ultra" de l'O.M. en 1983.

[2] De façon symptomatique les immigrés maghrébins (de la première génération surtout) sont moins représentés dans le stade que dans la cité. Ils forment de 8 à 10% de la population marseillaise mais seulement, d'après une enquête à grande échelle que nous avons effectuée et dont il sera longuement question dans la suite de ce texte, 5% du public de l'O.M.

[3] Tifosi : supporters, de tifo, le soutien, terme à la base de nombreux dérivés et composés : tifoseria : ensemble des groupes de supporters soutenant le club, mercatifo : marché du supporter, etc.

[3a] Boulevard Michelet où se trouve le Stade-Vélodrome.

[4] Scudetto : bouclier, symbole guerrier de la victoire en championnat.

[5] Derby : match opposant deux équipes de la même ville.

[6] Lors de la finale de la Coupe d'Europe des clubs champions, Liverpool-Juventus de Turin, le 29 mai 1985 à Bruxelles, des incidents provoqués par des supporters anglais entraînèrent la mort de 39 personnes (en majorité des tifosi de la Juve).

[7] Le catalogue officiel de la Juve ne propose pas moins de 86 articles (à titre de comparaison, celui du club central des supporters de l'O.M. une quarantaine). Un service de vente par correspondance des oggetti di culto ("Objets du culte") s'est mis en place à Turin depuis le début de l'année 1985 ; il traite en moyenne 250 commandes par jour et son chiffre d'affaires annuel oscille entre deux et trois milliards de lires (voir La Repubblica du 11-XII-1985, p. 31).

[8] E. Dunning, The development of modern football, in E. Dunning (ed.), The Sociology of Sport, Londres, Franck Cass, 1971 (pp 133-151) ; E.J. Hobsbawm, La culture ouvrière en Angleterre, L'Histoire, n° 17, nov. 1979 (pp. 25-34) ; C.P. Korr, West Ham United Football Club and the Beginnings of Professional Football in East London, 1895-1914, Journal of Contemporary History, 13,2, 1978 (pp. 211-232), Angleterre : le foot, l'ouvrier et le bourgeois, L'Histoire, n° 38, oct. 1981 (pp. 44-51) ; et surtout T. Mason, Association Football and English Society (1863-1915), Brighton, Harvester Press, 1980.

[9] R. Lindner et H.T. Breuer, "Sind loch nicht alles Beckenbauers, Francfort, Syndikat, 1982.

[10] L. Grimaud et A. Pécheral, La grande histoire de l'O.M., Paris, R. Laffont, 1984 (p. 13).

[11] Pour un profil de l'institution au XIXe siècle, voir M. Agulhon, Le cercle dans la France bourgeoise, Paris, A. Colin, 1977 ("Cahiers des Annales", 36).

[12] Voir R. Lindner et H.T. Breuer, op.cit.

[13] L'amour foot, Autrement, n° 80, mai 1986 (numéro dirigé par J. Bureau).

[14] J.C. Trou, Public de Saupin (Stade de Nantes), qui es-tu ?, tapuscrit inédit ; anonyme, Allez Rennes ! s.l., s.d. ; anonyme, A.S. St Etienne, Profil du spectateur, tapuscrit inédit. Nous devons ces documents inédits et éparpillés à l'amitié de J.M. Faure. Pour le public du Parc des Princes, à Paris, voir Le foot à Paris, L'Equipe Magazine, n° 305, 29-XI-1986 (pp. 30-37).

[15] B. Malinowski entend par communication phatique, "tous ces propos (qui) servent à créer et à maintenir une situation, une atmosphère de sociabilité" (The problem of Meaning in Primitive Languages, in C. Ogden et I. Richard (ed.), The Meaning of Meaning, Londres, 1923, pp. 313 sq.) et R. Jakobson, Essais de linguistique générale, Paris, Ed. de Minuit ("Points"), 1970 (p. 217).

[16] Nous empruntons cette expression à C. Pociello, dans l'étude d'ensemble qu'il a consacrée aux pratiques sportives : "La force, l'énergie, la grâce, les réflexes". Le jeu complexe des dispositions culturelles et sportives, in C. Pociello (éd.), Sports et société : Approche socio-culturelle des pratiques, Paris, Vigot, 1983 (pp. 171-238). Pociello démontre que rien n'est moins arbitraire que les goûts des sportifs.

[17] Particulièrement représentatifs de cette tendance J.M. Brohm, Critiques du Sport, Paris, C. Bourgois, 1976, et G. Vinnai, Fußballsport als Ideologie, Francfort, 1970.

[18] Mais il ne s'agit, même ici, que d'un opium qui n'endort qu'à moitié, voire réveille, puisque des habitants des bidonvilles parcouraient les rues en criant : "Nous voulons des haricots, pas des buts !"

[19] C. Pociello, op. cit. (p. 87)

[20] R. Caillois, Les jeux et les hommes, Paris, Gallimard, 1985 (rééd.).

[21] Sur la diffusion du rugby en France voir C. Pociello, Le rugby ou la guerre des styles, Paris, A.M. Métailié, 1983.

[22] C. Pociello, op. cit. (p. 87).

[23] A. Leroi-Gourhan, Le geste et la parole, Technique et langage, Paris, A. Michel, 1964 (p. 119).

[24] Certes tous les gestes sportifs sont l'objet d'un apprentissage et non une simple maximisation des potentialités naturelles ; mais le football est sans conteste un des sports qui exigent le plus de gestes "culturalisés" ; cf. G. Boulogne, L'apprentissage du football, L'entraîneur français, n° 182. déc. 1982 : "Le football n'est pas un jeu naturel ; le football est un jeu technique difficile."

[25] M. Mauss, Manuel d'Ethnographie, Paris, Payot 1967 (p. 58). [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[26] Sur la correspondance entre types de techniques cynégétiques et types de configurations symboliques, voir C. Bromberger et G. Lenclud, "La chasse et la cueillette aujourd'hui. Un champ de recherche anthropologique", Etudes rurales, 87-88, juil-déc. 1982 (pp. 20-21).

[27] À deux exceptions près, tous les sièges des sections du Club central des supporters de l'O.M. sont des bars. On pourrait faire une constatation semblable pour Turin où seuls les Juventus Clubs les plus importants ont leur propre local... qui comprend un bar.

[28] M. Vovelle, Idéologies et Mentalités, Paris, Maspero, 1982 (voir, en particulier, le chapitre introductif). Sur le jeu comme représentation de la société et de son style, voir les remarques très judicieuses de C. Geertz sur le combat de coq balinais : "Pour le Balinais, assister aux combats de coqs, y prendre part, c'est une manière d'éducation sentimentale. Il y apprend de quoi ont l'air et l'éthos de sa culture et sa sensibilité particulière" (Jeu d'enfer. Notes sur le combat de coqs balinais, in C. Geertz, Bali. Interprétation d'une culture, Paris, Gallimard, 1983, (p. 211). Pour le football, les notations de R. Da Matta sur le style de jeu brésilien mettent en évidence le même type de correspondances (R. Da Matta, Notes sur le futebol brésilien, Le Débat, 19, fév. 1982, pp. 68-76).

[29] Sur l'importance et les représentations des vedettes étrangères à Marseille, voir infra.

[30] Le fait qu'il s'agit là d'un défenseur ne suffit pas à expliquer cet effacement dans la mémoire ; nous verrons plus loin que même de grands attaquants français ont été oubliés.

[31] "Minots" : en français régional, jeunes garçons.

[32] L. Grimaud et A. Pécheral, op. cit. (p. 321).

[33] R. Meunier, Naissance du football à Marseille, Histoire des implantations régionales et locales, Paris, I.N.S.E.P., 1986, (p. 55).

[34] Au "hit-parade" des anciens joueurs, ils recueillent à eux deux plus de 73% des suffrages des spectateurs.

[35] Ce palmarès, établi par L. Grimaud et A. Pécheral (op. cit., p. 189), fait apparaître que ces quatre joueurs occupent les 5e, 6e, 7e et 8e places dans le classement des buteurs de 1932 à 1984.

[36] Faut-il rappeler que selon la légende la ville a été fondée par Protis, navigateur phocéen, qui avait épousé Gyptis, la fille du roi local ? La médaille que portent certains supporters de l'O.M. représente ce couple fondateur.

[37] Libéro : arrière de couverture, opérant en retrait de la défense.

[38] Sur cette homologie, voir les remarques de C. Pociello, "La force, l'énergie..." (op. cit.), (pp. 189-190).

[39] "Collègues" : en français régional : amis, camarades.

[40] Président de l'O.M. (1981-1986), auquel Mr G. reproche d'avoir mis un terme à l'expérience des "minots" en achetant des joueurs à l'extérieur. Nous tenons, pour notre part, à rendre hommage à Jean Carrieu, disparu en février 1987, qui nous avait aimablement reçus quand nous débutions cette étude et avait facilité nos premiers contacts.

[41] Le centre de formation du F.C. Sochaux est une des plus dure écoles d'apprentissage du football en France ; le style de jeu pratiqué par l'équipe reflète ce modèle disciplinaire : on y apprécie "le football au carré".

[42] Voir, en particulier, A.M. Cirese, Essai d'analyse d'un jeu cérémoniel du premier mai en Sardaigne : "Cantare su maju", Actes du Vlème Congrès international des sciences anthropologiques et ethnologiques, Paris, 1974 (p. 169).

[43] Cité par A.M. Cirese (op. cit.).

[44] De façon significative, de toutes les sections du Club central des supporters de l'O.M., c'est celle de Marignane qui compte le plus de membres.

[45] Le souci de paraître chez les ultras a été bien analysé par A. Ehrenberg, La rage de paraître, in L'amour foot, Autrement, n° 80, mai 1986, (pp. 148-158).

[46] Toss : tirage au sort, avant le match, entre les deux capitaines des équipes opposées ; le vainqueur de ce tirage au sort choisit soit de bénéficier de l'engagement soit la moitié de terrain sur laquelle son équipe débutera la partie.

[47] R. Girard La violence et le sacré, Paris, Grasset, 1972.

[48] Sur la pratique de la chasse comme scansion des âges de la vie masculine dans nos sociétés, voir Etudes rurales, "La chasse et la cueillette aujourd'hui", n° 87-88, juil.-déc. 1982.

[49] A. Gramsci, Letteratura e vita nazionale, Rome, Editori Riuniti, 1975, (rééd.) (p. 288).

[50] F. Stemme, Football et société, in Les 25 ans de l'U.E.F.A., Berne, 1981, (pp. 269-276) ; A. Bettanini et P. Mastrolonardo, La partita di calcio. Un linguaggio giocato, Gênes, SAGEP, 1971 (voir, en particulier, le chapitre : "La partita come cerimonia") ; M. Augé, Football. De l'histoire sociale à l'anthropologie religieuse, Le Débat, 19, fév. 1982, (pp. 59-67).

[51] Voir C. Caron, P. Schwinte, L'arbitrage du football, Paris, Salvator, 1971.

[52] J. G. Frazer, Le Rameau d'Or, Le Roi Magicien dans la Société primitive, Paris, R. Laffont, 1981 (rééd.), (p. 41).

[53] V.W. Tumer, Les Tambours d'affliction, Paris, Gallimard, 1972.

[54] K.L. Pike, Language in Relation to a Unified Theory of the Structure of Human Behavior, Glendale, Summer Institute of Linguistics, 1954-1960.

[55] Les conclusions auxquelles nous étions parvenus ont trouvé à la fois confirmation et source d'affinement à la lecture du remarquable article de J. Pitt-Rivers, « La revanche du rituel dans l'Europe contemporaine », Annuaire de l'Ecole Pratique des hautes études (Ve section. Sciences religieuses). t. XCIII, 1984-1985 (1986), (pp. 41-60), article d'où cette citation est extraite (p. 60).

[56] C. Lévi-Strauss, Le cru et le cuit, p. 20 (cité par J. Pitt-Rivers, op. cit. (p. 55).



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 30 juin 2013 8:37
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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