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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Christian Bromberger, Germaine Tillion. Une vision de la Méditerranée, une manière ethnologique d'être au monde.” Un article publié dans l’ouvrage de Christian Bromberger et Tzvetan Todorov, Germaine Tillion, une ethnologue dans le siècle, pp. 41-94. Arles: Actes sud, 2002, 96 pp. [Autorisation accordée par l'auteur le 17 février 2012.]

Christian Bromberger

Germaine Tillion.
Une vision de la Méditerranée,
une manière ethnologique
d'être au monde
.”

Un article publié dans l’ouvrage de Christian Bromberger et Tzvetan Todorov, Germaine Tillion, une ethnologue dans le siècle. pp. 41-94. Arles : Actes sud, 2002, 96 pp.


"Si l'ethnologie, qui est affaire de patience,  d'écoute, de courtoisie et de temps, peut encore servir à quelque chose, c'est à  apprendre à vivre ensemble"


Ce livre et la rencontre qui l'a précédé [1] ouvrent une aventure, celle d'une réflexion renouvelée sur les spécificités du monde méditerranéen et sur la place de l'ethnologie dans les débats du siècle. Qui mieux que Germaine Tillion pouvait symboliser ce mariage d'une forte exigence éthique et d'une connaissance comparative qui s'affranchit de la parcellisation des savoirs ? Qu'une conférence annuelle d'ethnologie méditerranéenne, animée par une double volonté  de décloisonnement des spécialisations locales et de réflexion sur les fins de la discipline, se placent sous le patronage d'une vie et d'une oeuvre guidées par la quête du "vrai et du juste", voilà qui nous a semblé la plus naturelle des choses.

Plusieurs ouvrages et dossiers remarquables ont été récemment consacrés à Germaine Tillion, rappelant les étapes de la trajectoire exemplaire d'une sage qui s'est rarement trompée, au fil d'un siècle où la raison a si souvent dérapé. Les épisodes saillants de cet itinéraire hors du commun sont désormais bien connus [2]. Récapitulons-les brièvement. Formée à l'ethnologie et à l'orientalisme par Marcel Mauss et Louis Massignon, Germaine Tillion effectue quatre longs "terrains" dans l'Aurès de 1934 à 1940. De retour à Paris dans la France en guerre, elle rejette d'emblée l'armistice, s'engage dès 1940 dans la Résistance  et joue un rôle décisif dans la création de ce que l'on appellera plus tard le "réseau du Musée de l'Homme". Arrêtée, sur dénonciation, en 1942, elle est emprisonnée à la Santé puis à Fresnes et déportée en 1944 à Ravensbrück où elle vit et voit l'horreur pendant 15 mois. Après la guerre, elle enquête inlassablement sur les crimes du nazisme et du stalinisme et participe, avec David Rousset, à la commission internationale contre le système concentrationnaire sous toutes ses formes. Envoyée en mission en Algérie au lendemain du soulèvement de 1954, elle entreprend de lutter contre la "clochardisation" en créant les centres sociaux destinés à fournir aux démunis une formation ouvrant sur un métier ; parallèlement, elle mène des combats contre la torture, contre la peine de mort, pour une paix équilibrée et parvient à introduire l'enseignement dans toutes les prisons françaises. Le conflit algérien achevé, elle effectue plusieurs enquêtes sur la condition des femmes dans le monde musulman, enseigne à l'École des hautes études, anime une équipe de recherche sur les sociétés maghrébines, sans jamais oublier ses combats passés et en continuant de lutter contre les injustices présentes.

À chaque étape de ce parcours correspond un livre, complété et remanié, par souci d'exactitude, à chaque réédition : Ravensbrück (1946, 1973, 1988), L'Algérie en 1957 (dont la version augmentée est devenue L'Afrique bascule vers l'avenir, 1961), Le harem et les cousins (1966, 1982). Quant àIl était une fois l'ethnographie  (2000), c'est le compte-rendu d'une partie des enquêtes que Germaine Tillion mena dans l'Aurès dans les années 1930 (le reste de ses notes et de ses manuscrits disparut à Ravensbrück).

Cette diversité des expériences et des engagements amène à parler "des vies de Germaine Tillion"[3], en distinguant les périodes où s'est illustrée tantôt la savante, tantôt la combattante. Et il est vrai que cette traversée du siècle a été faite de multiples histoires. Quel rapport entre l'enquête ethnographique minutieuse dans l'Aurès, l'action clandestine et militante, le témoignage sur les camps de concentration, la réflexion sur l'originalité anthropologique du monde méditerranéen ? Pourtant, par delà la variété des terrains, des combats, des aventures, se profile une attitude constante subordonnant l'action et la prise de position à la connaissance précise (on est à mille lieues avec Germaine Tillion de la signataire "professionnelle" de pétitions), privilégiant la modestie de l'enquête aux rodomontades moralisatrices, valorisant un savoir socialement utile qui permette d'éclairer les problèmes du monde contemporain. Prise de distance, y compris vis-à-vis des événements les plus vifs, volonté de savoir pourquoi et comment - dans les camps de concentration comme dans les villages de l'Aurès -, refus des jugements à l'emporte pièce et du "prêchi-prêcha" idéologique définissent une manière ethnologique (idéale) d'être au monde que Germaine Tillion a, au fil de sa vie, incarnée.

Parmi ces deux vies qui n'en font qu'une, j'y reviendrai, celle de la combattante a davantage retenu l'attention des témoins, des militants, des acteurs de l'histoire et des philosophes. On comprend sans peine qu'au terme d'un siècle qui a suscité plus de remords que d'espoir le courage, la clairvoyance politique et le sens de l'action efficace de Germaine Tillion aient suscité une floraison d'hommages et de réflexions sur la figure du juste. L'oeuvre scientifique éveille naturellement moins d'échos et semble aujourd'hui comme oubliée, y compris parmi les ethnologues et les spécialistes du monde méditerranéen. Or Le harem et les cousins est un repère majeur pour qui veut penser la spécificité des sociétés méditerranéennes, et pas seulement sous l'angle de la situation des femmes (ce fut l'aspect qui suscita le plus de réactions passionnées au moment de la sortie du livre, comme en témoigne le sous-titre ajouté à la traduction anglaise : Women's Oppression in Mediterranean Society).  Quelle place occupe donc cet ouvrage original dans la construction d'une ethnologie de la Méditerranée et à quels dépassements invite-t-il ?

La Méditerranée avant Germaine Tillion

L'émergence de la Méditerranée dans l'horizon ethnologique est une affaire récente et incertaine. L'américanisme, l'africanisme, l'européanisme, l'indianisme... sont des spécialités reconnues, certifiées et consacrées, dès les débuts de la discipline, par des départements universitaires, des musées ou des sections de musées, des chapitres de manuels. Rien de tel pour le monde méditerranéen, une "catégorie régionale" que les ethnologues peinent à reconnaître et dont ils sont prompts à récuser la pertinence. En France, ce sont d'abord les géographes et les historiens, un courant littéraire et humaniste dans l'entre-deux guerres et, marginalement, quelques ethnographes après guerre qui ont promu la Méditerranée en champ d'études et de comparaison. Il n'est pas inutile de rappeler leurs approches et leurs principaux apports [4] pour cerner l'originalité de l'oeuvre de Germaine Tillion.

C'est aux travaux des géographes et des cartographes du siècle des Lumières, aux contributions des savants qui accompagnèrent les expéditions militaires du début du XIXème siècle, aux "rêves d'alliance" saint-simoniens que l'on doit "l'invention scientifique" de la Méditerranée. Encore s'agit-il d'une Méditerranée climatique, botanique, voire géo-politique, cette dernière tendance étant sensible dans le projet pacifique des Saint-Simoniens qui voyaient dans la mer et ses rives "le lit nuptial de l'Orient et de l'Occident". Ce n'est cependant qu'à la fin du XIXème siècle que prend corps la Méditerranée des géographes humains, celle-là même qui demeurera la référence scientifique jusqu'au lendemain de la seconde guerre mondiale. Le coup d'envoi est donné par le grand géographe anarchiste Elisée Reclus dans sa Nouvelle géographie universelle en 1876, dont les formules sont devenues des Leitmotive pour penser l'unité autonome de la Méditerranée, "ces terres émergées que l'homme habite", cet "axe de la civilisation", ce "berceau du commerce" et des échanges, "ce grand agent médiateur" "entre les trois masses continentales de l'Europe, de l'Asie et de l'Afrique, entre les Aryens, les Sémites et les Berbères". Le relais sera pris, et les définitions enrichies, par les grands géographes humains de la première moitié du XXème siècle. On pense, en particulier, à Jean Brunhes (1902), Paul Vidal de la Blache (1922), Maximilien Sorre (1934), Jules Sion (1934) et à l'oeuvre de Jean Dresch, et Pierre Birot  (1953-1956).

De ce courant et du mouvement de convergence qui réunit, dans les années 1930 sous l'égide des Annales historiens, anthropogéographes et ethno-historiens, résulte une oeuvre importante, écrite, à la demande de Marc Bloch, par Charles Parain en 1936, La Méditerranée, les hommes et les travaux qui campe une Méditerranée des infrastructures, celle des "ressources naturelles, des champs et des villages, de la variété des régimes de propriété, de la vie maritime, de la vie pastorale et de la vie agricole, des métiers et des techniques". Les phénomènes de complémentarité entre les différents gradins de l'amphithéâtre méditerranéen, la place de la montagne dans le paysage des activités et des dissidences, l'ankylose et la stratification des techniques de production, la minutie de la gestion de l'eau, l'hostilité entre le pasteur et le paysan, mais aussi l'importance des agrovilles ou des villages urbanisés sur la rive nord, les formes de sociabilité urbaine qui s'y épanouissent... tous ces aspects donnent lieu à des analyses pénétrantes.

Dans les 320 premières pages de La Méditerranée et le monde méditerranéen à l'époque de Philippe II (1949), Fernand Braudel synthétise et enrichit les principaux apports des géographes humains qui l'ont précédé ; il y ajoute, outre la grâce de l'écriture et une nouvelle conception de l'histoire, celle des "marées lentes", faite de "retours insistants, de cycles sans cesse recommencés", des développements neufs sur les isthmes rattachant la Méditerranée aux autres mondes, sur les rythmes saisonniers ou encore sur les fonctions urbaines... Ce monde méditerranéen tel qu'il est scruté par les sciences humaines jusqu'au lendemain de la deuxième guerre mondiale est celui des paysages et des terroirs, des "genres de vie", des migrations séculaires des hommes, des économies urbaines. Sans doute des notations sur les comportements sociaux surgissent dans les recoins de ces grandes fresques et ce n'est que beaucoup plus tard, en 1977, que Fernand Braudel s'adjoindra des anthropologues, des spécialistes des religions... pour compléter son tableau de la Méditerranée.

Un deuxième courant a pu influencer, de façon indirecte, l'émergence d'une ethnologie de la Méditerranée, c'est celui, si vif dans les années 1930, d'un humanisme prônant la tolérance, le dialogue et l'interpénétration des cultures et prenant pour parangons les Andalousies perdues, un thème dont J. Berque se fera le chantre au soir de sa vie. Comme le note J.-R. Henry, cette idée a pris force en Afrique du nord dans les milieux de culture européenne en contact avec le monde arabe colonisé et s'est exprimée à travers les Cahiers de la Barbarie d'Armand Guibert à Tunis, Rivages d'Edmond Charlot et Albert Camus à Alger, Aguedal de Henri Bosco à Rabat. Mais ce sont surtout les Cahiers du sud de Jean Ballard, à Marseille, qui se sont faits les chantres de cette Méditerranée terre de contacts, d'échanges, de confluences culturels à travers deux numéros célèbres parus, l'un, en 1935, l'autre en 1942, "L'islam et l'Occident" et "Le génie d'Oc et l'homme méditerranéen". Ici s'exprime une Méditerranée largement idéologique et utopique dont Cordoue serait la capitale paradigmatique et Raymond Lulle, "ayant lié le meilleur de l'Islam au meilleur de la chrétienté", le héros. "Dans la tolérante Cordoue, écrit Ballard dans son introduction ou numéro consacré à "L'islam et l'Occident", l'extrême liberté de glose ne s'appelait même plus hérésie et l'on y discutait de choses qui se fussent expiées sur le bûcher cinq siècles plus tard. Pendant plus de trois siècles, grâce à l'Islam, un climat unique de l'âme a régné dont il est difficile de ne pas avoir la nostalgie". Sur la base de ces moments privilégiés de l'histoire, on en vient à créer un homme méditerranéen qu'exalte le numéro consacré par les Cahiers du Sud et un Gabriel Audisio. On peut lire, par exemple : "Sous le décor disparate des religions, des langues et des races, les diverses populations qui vivent autour de la Méditerranée ont entre elles une certaine affinité de tempérament et de moeurs. Il y a une unité méditerranéenne, unité fondée sur la nature, d'autant plus réelle que l'on recule dans le temps... Car, en vérité, il n'y a ni Orient ni Occident mais simplement des régions plus ou moins évoluées, disposées autour d'une mer intérieure qui est une entité plus forte que ces tendances et qui fit la synthèse de l'Orient et de l'Occident... Le méditerranéen représente un type d'humanité éternelle". Cette revendication s'accompagne d'une remise en cause du classicisme gréco-latin, remise en cause très vive chez un René Nelli par exemple. On a là la formulation très idéologique et utopique d'un thème, celui des échanges, des métissages, des rencontres, qui est souvent au principe des justifications de la Méditerranée comme aire d'étude.

Troisième filon d'une ethnologie de la Méditerranée que je voudrais rapidement mentionner dans cette petite archéologie du savoir, celui qui nous mènerait vers une unité de la Méditerranée, non pas conçue comme le résultat de métissages et d'échanges, mais vers une unité principielle, originelle, qu'il s'agirait de déchiffrer au-delà des brouillages de l'histoire. Le réservoir de ces significations originelles, gommées, enfouies par les perturbations de l'histoire au nord, serait à chercher au sud, dans le sud si possible le moins islamisé, conservatoire d'une antiquité inchangée. C'est le postulat de plusieurs études menées notamment des années 30 aux années 60 et activant fortement le mythe berbère. Des titres sont significatifs, telles ces Survivances des civilisations méditerranéennes chez les Berbères, par F. Benoît en 1930 mais des ouvrages qui ont marqué leur temps, et dont la tradition dans le monde anthropologique n'est pas éteinte, sont particulièrement représentatifs de cette orientation. Je pense, en particulier, à l'oeuvre de J. Servier Les Portes de l'année, l'Algérie dans la tradition méditerranéenne, qui trouve dans les coutumes kabyles les "clés secrètes qui permettent d'ouvrir les héritages encore scellés de Rome, d'Athènes et de Mycènes, une version encore vive des mystères d'Eleusis". Il s'agit ici de traquer, je cite, le fond commun de la pensée méditerranéenne, ensemble homogène où l'Afrique du nord occupe sa place avec les civilisations crétoise et mycénienne. C. Lacoste, dans un ouvrage important paru il y a trois mois, montre les pièges et parfois les graves incidences d'une telle ethnologie qui fait entièrement fi de l'histoire.

) ? Si le concept de "civilisation méditerranéenne" mérite d'être sérieusement réévalué et critiqué, on ne saurait faire table rase des acquis importants des ethno-historiens et des anthropologues sociaux qui ont tracé les linéaments d'un cadre problématique et comparatif. A Parain (mais qui le lit encore ?), à Braudel et à quelques autres nous devons des éclairages fondamentaux sur des thèmes aussi divers que les processus de complémentarité entre les différents paliers de l'amphithéâtre méditerranéen, le modelage des terroirs, la base vivrière et alimentaire, l'ankylose des techniques de production, l'hostilité entre le pasteur et le paysan,  la minutie de la gestion de l'eau,  l'importance et les spécificités, contrastées d'ailleurs, du fait urbain dans cette région du monde, les échanges et les rencontres qui ont façonné une histoire méditerranéenne au sens propre ou encore les variations saisonnières des comportements sociaux... Avec les ethnologues de terrain qui prennent tardivement pied dans ces pays, en un sens si proches, l' horizon thématique s'infléchit et s'enrichit. A l'analyse de ce que l'on appelait naguère les infrastructures se conjoint désormais l'étude de l'armature sociale et des systèmes de valeurs. Énumérons, sous forme lapidaire - contrainte éditoriale oblige - les principaux registres qui sont désormais passés au crible monographique et comparatif : la division sexuelle, particulièrement accusée, des espaces et des activités, la constuction des "genres" qui en forme l'arrière-plan, les types d'organisation familiale (marquées, à des degrés divers, par la patrilinéarité, par la patrilocalité et par l'endogamie, surtout locale au nord, surtout lignagère au sud) et les accentuations singulières des sentiments familiaux ("familialisme", "matrocentrisme"), le sens de l'honneur et de la honte et leurs expressions quotidiennes et institutionnelles, les cadres de la sociabilité, les relations de clientèle, les dévotions populaires (les pèlerinages, les diverses manifestations de piété dolorisante...), le goût pour les confrontations agonistiques, pour l'argumentation discursive, les relations, dans ce monde dominé par l'écrit, entre petites et grandes "traditions" (littéraires, musicales, religieuses, culinaires, etc.)... A ces domaines désormais classiques dans la "tradition intellectuelle" méditerranéiste s'est ajouté plus récemment le champ contemporain des processus de "créolisation culturelle"(in praesentia - quand des cultures en contact se métissent - ou in absentia - quand, avatar de la mondialisation, mélanges et circulations culturels s'opèrent indépendamment d'espaces créoles réels).

Il ne s'agit pas seulement d'affiner un tableau fait de convergences, de stratifications, d'emprunts ou de différences marquées. Il s'agit surtout de se donner les moyens de l'intelligence des phénomènes que l'on étudie, c'est-à-dire ceux de la comparaison dans le temps et dans l'espace. Or la Méditerranée s'offre comme un cadre idéal à l'exercice d'un comparatisme raisonné : les situations sont suffisamment proches et distinctes tout à la fois pour donner prise aux confrontations fécondes qui arrachent aux fausses évidences, sans sombrer dans les risques d'un comparatisme spéculatif qui met en parallèle des cas trop éloignés. S'agirait-il, dès lors, de présenter l'espace méditerranéen comme une épreuve méthodologique ? Peut-être...Mais, ce faisant, nous retrouvons une dimension fondamentale de la vie en Méditerranée, la confrontation permanente avec l'Autre qui coexiste dans le même espace, parcourt, colonise ou marquète de sa présence les territoires. Chacun se définit ici, encore plus peut-être qu'ailleurs, dans un jeu de miroirs (de traditions, de comportements, de conviction religieuse) avec son voisin. Comment comprendre les pratiques alimentaires ou vestimentaires, par exemple, indépendamment de ces processus de différenciation ? Comment concevoir des anthropologies du judaïsme, du christianisme, de l'islam, repliées sur elles-mêmes, insensibles aux filiations et aux ruptures fondatrices, et aux distinctions souvent quotidiennement vécues et affichées ?

Si la Méditerranée invite tant à la comparaison, c'est que les Méditerranéens eux-mêmes sont, dans leurs grands textes comme dans leurs propos de tous les jours,  d'inlassables comparatistes.

L'espace euroméditerranéen offre, tout d'abord, un cadre idéal à un comparatisme raisonné et à bonne distance, ni trop proche ni trop lointain. Les populations qui s'y côtoient et s'y confrontent partagent les mêmes origines religieuses (la tradition abrahamique) ; le passé y est une suite de confrontations tantôt pacifiques, tantôt belliqueuses ; chacun se définit ici, encore plus peut-être qu'ailleurs, dans un jeu de miroirs (de comportements, d'affiliations, de convictions) avec son voisin. Comment comprendre, par exemple, les pratiques alimentaires et vestimentaires des uns et des autres indépendamment de ces processus de différenciation ? Comment concevoir des anthropologies des judaïsmes, des christianismes et des islams, repliées sur elles-mêmes, insensibles aux filiations et aux ruptures fondatrices et aux distinctions quotidiennement vécues et affichées ? Si l'espace euroméditerranéen invite tant à la comparaison, c'est que, d'une part, les groupes qui le peuplent et se côtoient, sont, par le jeu incessant des échanges, des migrations, des frictions, d'inlassables comparatistes ; c'est que, d'autre part, les pratiques des uns ne s'éclairent que par celles des autres si bien que ce monde en est venu à former un système de différences complémentaires.

L'Europe et la Méditerranée s'offrent ainsi comme un cadre de réflexion et de connaissance, qui coïncide avec les dimensions vécues de l'expérience de l'identité et de l'altérité. Illustrons ce propos par un exemple, parmi bien d'autres, qui fera ressortir, pensons-nous, les bonnes proportions de l'échelle euroméditerranéenne. Une recherche et une exposition sur l'homme et le porc dans les sociétés rurales françaises mettraient en relief les variantes locales des usages (dans les techniques de nettoyage et de découpe de la bête abattue, par exemple - voir les travaux de C. Méchin) et des recettes, les associations entre le cycle du cochon et celui du Carnaval ou encore ce que nous révèlent gestes et pratiques de la partition des rôles masculin et féminin (voir les travaux d'Y. Verdier). À l'échelle mondiale, celle d'un grand musée d'anthropologie, on insisterait sans doute sur la place différente qu'occupe le cochon, dans la production et les rituels cérémoniels, dans des civilisations très éloignées et qui s'ignorent (l'opposition entre l'Europe et l'Océanie formerait un des points forts d'une telle mise en contraste). Dans un cadre euroméditerranéen, les relations de différence qui se nouent autour de cette "bête singulière" (C. Fabre-Vassas) entre Juifs, Musulmans et Chrétiens donneraient à la recherche et à l'exposition leur tonalité spécifique.  Les grands textes fondateurs comme les usages quotidiens feraient ressortir les raisons et les manipulations de ce système d'oppositions qui forme une des barrières infranchissables entre ces populations qui se côtoient et s'observent. Faut-il rappeler, à cette occasion, que les interdits alimentaires (et leur levée dans le christianisme) ont joué le rôle de démarcateurs différentiels entre communautés religieuses apparentées ?

De tels exemples d'écarts proches, vifs dans les consciences et sources d'incompréhension, voire de stigmatisation mutuelles, abondent dans les sociétés euroméditerranéennes et pourraient former l'une des trames du projet muséographique qui nous occupe. Les différences de représentation du corps et du sang, de la décence vestimentaire et de l'étiquette,  du statut des femmes, des formes de piété, mais aussi des types de filiation et d'alliance (modèles exogamiques et endogamiques s'opposent fortement autour de la Méditerranée), des formes d'affiliation communautaire (partagées entre droit du sol et droit du sang)... constituent autant de points de friction vécue qui doivent être passés au crible de l'interrogation anthropologique et historique et trouver au musée un ancrage réflexif.

Ce comparatisme à bonne distance et cette prise en compte des identités relationnelles vécues nous semblent les clefs d'une telle entreprise. En raison des mouvements historiques complexes qui l'ont façonné (unification exceptionnelle par l'Empire romain, partage de ce même empire, opposition entre un monde chrétien et un monde musulman, schismes au sein de l'Islam - entre sunnites et shiites - et au sein du christianisme - entre Romains et orthodoxes -, pénétration de l'islam en Europe orientale à la faveur du déploiement de l'Empire ottoman, colonisations européennes du Maghreb, développement des nationalismes et crispations ethno-religieuses au XXème siècle), le monde euroméditerranéen permet de parcourir toute la gamme des relations possibles avec l'Autre proche et d'en expliciter les modulations et les raisons. Évoquant les relations entre les deux rives de la Méditerranée, Jacques Berque parlait de "conjugalité furieuse", placée sous le signe d'eros (l'amour) et d'eris (la haine). Et il est vrai qu'au fil de l'histoire méditerranéenne se sont succédé des épisodes d'harmonie et d'échanges interculturels (de métissage, a -t-on souvent dit de manière excessive), de rupture ou de simple cohabitation, parfois tendue, souvent pacifique. C'est en puisant dans l'une ou l'autre source de cette mémoire, et au gré des circonstances politiques, que l'on a valorisé ou récusé  le monde méditerranéen comme unité d'étude.

Un premier courant, bien représenté entre les deux guerres, a exalté la Méditerranée au nom de l'interpénétration des cultures et des "Andalousies perdues". Les Cahiers de la Barbarie d'Armand Guibert à Tunis, Rivages d'Edmond Charlot et Albert Camus à Alger, Aguedal d'Henri Bosco à Rabat et surtout les Cahiers du sud de Jean Ballard à Marseille se sont faits les chantres de cette Méditerranée dont Cordoue serait la capitale emblématique et Raymond Lulle, "ayant lié le meilleur de l'Islam au meilleur de la chrétienté", le héros. Et il est vrai que l'histoire méditerranéenne présente d'exceptionnelles périodes proprement méditerranéennes de confluences et de tolérance culturelles. On pense, bien sûr, à l'Andalousie sous le califat omeyyade, à la Sicile de Frédéric II, à Istanbul ou à Salonique au XIXème siècle, à l'Alexandrie dépeinte par Durrell.

À l'opposé, après une période faste d'une vingtaine d'années qui a suivi les débuts de l'anthropologie sociale dans le monde méditerranéen [5], plusieurs spécialistes ont critiqué de façon radicale, à partir des années 1980, l'érection de la Méditerranée en "regional category" en fustigeant les rapprochements établis entre les populations des deux rives. Cette remise en cause s'est inscrite dans une conjoncture politique et économique où les fossés avaient rarement été plus profonds entre les Méditerranée-s latine, balkanique et musulmane et où le temps des Andalousies semblait bien éloigné : le séparatisme, le communautarisme, avivés par les nationalismes et les intégrismes, apparaissaient désormais la règle. Pour ces critiques, le qualificatif réducteur de "méditerranéen" doterait l'hétérogène d'une homogénéité factice et serait le produit des représentations fantasmatiques de chercheurs venus du nord, s'alimentant à quelques épisodes exceptionnels d'une histoire révolue. Mais n'est-ce pas nier un passé complexe dont les traces subsistent même en temps de crise ?

En fait, ces deux points de vue opposés partent d'un même postulat : seules des entités homogènes ou fortement perméables peuvent constituer des cadres pertinents d'étude. Or la spécificité de l'espace euroméditerranéen est d'avoir été façonné par des différences qui tantôt s'amuissent et tantôt se raidissent. C'est cet éventail de situations, allant de l'opposition radicale à la créolisation des usages en passant par les emprunts et les confrontations pacifiques, qu'il convient de scruter et d'expliquer. C'est là un laboratoire de choix pour la recherche et un défi pour un musée ethnologique plus habitué, par la tradition, à célébrer les identités, à illustrer la diversité qu'à montrer les confrontations, les contacts, les héritages multiples. Les regards croisés de spécialistes des deux rives et de leurs différentes régions éclaireront, à n'en pas douter,  d'un jour nouveau des phénomènes trop souvent réduits à leur dimension locale ou nationale. Une telle institution enrichira le débat scientifique et, par là même, le dialogue entre les hommes des deux rives dans un contexte où réémerge l'idée méditerranéenne, cette "nécessité rendue infirme, cette sorte de soleil toujours noyé" (J. Berque).

 On trouverait un projet similaire, mais beaucoup plus sensible aux soubresauts de l'histoire et maniant le paradoxe de l'atemporalité avec ironie, dans l'oeuvre d'un grand personnage, G. Tillion, auteur du Harem et les cousins qui prenant acte de "l'asservissement des femmes sur les deux rives de la Méditerranée", pose l'hypothèse d'un substrat très ancien commun aux riverains d'Europe, d'Afrique et d'Asie, qui affleurerait avec plus d'intensité sur les rives sud. On retrouverait, de part et d'autre, les mêmes schémas et comportements familiaux plus ou moins transformés, l'image du "fils aîné érigé en roi fainéant autour duquel convergent les attentions serviles de toutes les femmes de la famille de 6 à 80 ans. Moyennant quoi il doit être en permanence une sorte de Cid Campeador, continuellement disposé à égorger tous les hommes et à séduire toutes les femmes".

Voilà donc trois filons, parmi d'autres, celui de l'anthropogéographie et de l'ethno-histoire, celui de l'histoire, fortement idéologisée, des métissages et des échanges, celui de la quête d'un substrat originel, qui ont pu, de façon directe ou indirecte, mener vers une ethnologie de la Méditerranée dans la tradition française. Il faudrait y ajouter sans doute la tradition de l'histoire du droit, avec notre grand ancêtre Numa Deny Fustel de Coulanges mais si je ne l'ai pas mentionné c'est que son oeuvre se limite à l'antiquité classique et n'embrasse pas les deux rives. Mais si l'ethnologie de la Méditerranée est héritière de ces traditions, elle a aussi et peut-être surtout dû s'en déprendre pour se constituer en objet scientifique en adoptant et en adaptant les problématiques de l'anthropologie générale.

Le personnage public, modèle de sagesse et de justesse, ne doit pas faire oublier la qualité du savant, auteur, avec Le harem et les cousins, d'une des plus suggestives et inventives synthèses ethnologiques sur le monde méditerranéen qui est, selon l'expression de l'auteur, un  véritable "os à moelle" pour l'anthropologie comparée.

 C'est sous ce double sceau, celui de l'exigence éthique et celui de l'analyse comparative des sociétés méditerranéennes, que nous souhaitons placer ces conférences.



[1] Organisée par l'Institut d'ethnologie méditerranéenne et comparative, elle s'est tenue le 14 mars 2002 à la Maison méditerranéenne des sciences de l'homme d'Aix-en-Provence. Les exposés de C. Bromberger et de T. Todorov ont été précédés par la projection de deux films. Germaine  Tillion, une conscience dans le siècle, réalisé par C. Bromberger et A.-H. Dufour (SCTAV, Université de Provence), présente un entretien que Germaine Tillion a accordé à C. Bromberger, T. Fabre et F. Aït Ferroukh en février 2001. Germaine Tillion, je me souviens de Jean Baronnet (Pathé télévision/Histoire) retrace, documents et entretiens à l'appui, les principaux épisodes de la vie scientifique et combattante de Germaine Tillion. Merci à Thierry Fabre d'avoir animé ce mémorable après-midi.

[2] Voir, en particulier, J. Lacouture, Le témoignage est un combat. Une biographie de Germaine Tillion,  Paris, Seuil, 2000, T. Todorov, "Le siècle de Germaine Tillion" dansMémoire du mal, tentation du bien. Enquête sur le siècle, Paris, Robert Laffont, 2000, "Les vies de Germaine Tillion" dans Esprit (février 2000), G. Tillion, À la recherche du vrai et du juste. À propos rompus avec le siècle, Paris, Seuil, 2001 (avec un avant-propos de T. Todorov).

[3] C'est le titre de l'excellent dossier publié par Esprit  en février 2000.

[4] Pour plus de détails sur l'émergence de la Méditerranée comme objet d'études en France, voir J.-C. Izzo et T. Fabre, Les représentations de la Méditerranée. La Méditerranée française, Paris, Maisonneuve et Larose, 2000, et C. Bromberger, "Aux trois sources de l'ethnologie du monde méditerranéen dans la tradition française" dans L'anthropologie de la Méditerranée (D. Albera, A. Blok et C. Bromberger eds), Paris, Maisonneuve et Larose, 2001 (pp. 65-83).

[5] L'avènement formel de l'ethnologie méditerranéenne remonte au colloque tenu en 1959 à Burg-Wartenstein, sous la responsabilité de J. Peristiany et de J. Pitt-Rivers. Cette initiative et plusieurs autres similaires qui suivirent  donnèrent lieu à la publication de recueils fondamentaux (Mediterranean Countrymen, Honour and Shame. The Values of Mediterranean Society, Mediterranean Family Structures, etc.). Énumérons, sous forme lapidaire, les principaux registres qui furent et demeurent passés au crible monographique et comparatif par les "méditerranéistes" : la division sexuelle, particulièrement accusée, des espaces et des activités, la constuction des "genres" qui en forme l'arrière-plan, les types d'organisation familiale et les accentuations singulières des sentiments familiaux ("familialisme", "matrocentrisme"), le sens de l'honneur et de la honte et leurs expressions quotidiennes et institutionnelles, les cadres de la sociabilité, les relations de clientèle, les dévotions populaires (les pèlerinages, les diverses manifestations de piété dolorisante...), le goût pour les confrontations agonistiques, pour l'argumentation discursive, les relations, dans ce monde dominé par l'écrit, entre petites et grandes "traditions" (littéraires, musicales, religieuses, culinaires, etc.)... Ces importants travaux ne doivent pas masquer les apports des ethno-historiens français et notamment de C. Parain et de F. Braudel. A Parain, à Braudel et à quelques autres nous devons des éclairages fondamentaux sur des thèmes aussi divers que les processus de complémentarité entre les différents paliers de l'amphithéâtre méditerranéen, le modelage des terroirs, la base vivrière et alimentaire, l'ankylose des techniques de production, l'hostilité entre le pasteur et le paysan,  la minutie de la gestion de l'eau,  l'importance et les spécificités, contrastées d'ailleurs, du fait urbain dans cette région du monde, les échanges et les rencontres qui ont façonné une histoire méditerranéenne au sens propre ou encore les variations saisonnières des comportements sociaux...



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 27 avril 2014 13:45
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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