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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Jean-Paul Brodeur, “L'ordre délinquant. Les commissions d’enquête sur la police comme instrument politique.” In revue Déviance et société, vol. 3, n° 1, 1979, pp. 1-22. [Autorisation de l’auteur accordée par Jean-Paul Brodeur le 21 septembre 2009 de diffuser toutes ses publications en libre accès dans Les Classiques des sciences sociales.]

Jean-Paul Brodeur

criminologue, professeur agrégé, École de criminologie
Université de Montréal

L'ordre délinquant.

Les commissions d’enquête sur la police
comme instrument politique
.”

In revue Déviance et société, vol. 3, n° 1, 1979, pp. 1-22.

Résumé / Abstract /
1. Le cadre de la recherche et mode d’approche utilisé [1]

1.1. Cadre spatio-temporel [1]
1.2. Cadre légal [1]
1.3. Objet [4]
1.4. Méthode [6]

2. Propriétés communes [6]

2.1. L'enquête publique constitue un processus répétitif [7]
2.2. Mesurée à sa capacité de modifier la situation qui lui donne naissance [8]
2.3. L'enquête publique est de nature rétrospective [10]
2.4. Deux grands types de commissions d’enquête [11]

3. Fonctions latentes [13]

3.1. La fonction politique des enquêtes [13]
3.2. La fonction idéologique des enquêtes [16]
3.3. Les effets juridiques des enquêtes [18]

4. Conclusion [19]
Références [20]


Résumé

L'article présente les résultats d'une recherche menée sur les commissions d'enquête instituées sur quelques corps policiers canadiens. Dans une première partie, le cadre de la recherche est d'abord décrit et certains de ses postulats méthodologiques sont brièvement discutés. Trois thèses relatives aux commissions d'enquête sont ensuite, dans une seconde partie, énoncées : (i) les commissions d'enquête constituent un processus à la fois répétitif, (ii) rétrospectif et (iii) dont les retombées sur la situation motivant leur institution sont très faibles. La dernière partie de l'article formule des hypothèses sur les fonctions politiques et idéologiques des enquêtes, ainsi que sur leurs effets juridiques. Leur fonction politique est de produire pour les masses l'apparence du changement politique. Leur fonction idéologique est d'induire la croyance que le pouvoir de rendre visible une partie de la délinquance de ceux qui détiennent l'autorité publique est le signe de la volonté de la contrôler. L'effet juridique principal de ces commissions d'enquête est de consacrer la cassure du processus judiciaire en une composante dénonciatrice de la délinquance de ceux qui participent à l'exercice du pouvoir politique et une composante répressive de la criminalité de ceux qui n'ont aucune part à cet exercice.

Abstract

This article purports to give some of the results obtained in conducting research on public inquiry commission about police delinquency in Canada. In the first part of the article, the general framework of the research is described and certain methodological tenets are briefly discussed. In a subsequent part, three generalisations about the common properties of public inquiry commissions are stated : a public inquiry commission is a process that is both (i) repetitive and (ii) retrospective in nature and (iii) whose effects on the situation that originally gave birth to its institution are negligible. The final part of the article makes certain proposals regarding the political and ideological functions of the inquests and also regarding their judicial effects. Their alleged political function is to produce for the mass of the people the appearance of political change. It is claimed furthermore that their ideological function is to induce the belief that the power to increase the visibility of the delinquency of a few of the representatives of public authority is a sign of the willingness to control the abuses of power of public officials. The main judicial effect of the public inquiry commissions has been to hasten the breakdown of the judicial process into two separate components, the one being satisfied in denouncing the delinquency of the "power élite" and the other repressing with increasing inequity the deviancy of those who yield no political power.

Dit artikel stelt de resultaten voor van een onderzoek dat werd ondernomen over de onderzoescommissies ingesteld m.b.t. enkele cana- dese politiekorpsen. In een eerste gedeelte, wordt het onderzoekskader beschreven en enkele methodologische postulaten werden in 't kort besproken. Vervolgens, in een tweede deel, worden drie thesissen m.b.t. die omderzoekscommissies vooropgesteld : de onderzoekscommissies betekenen zowel (i) een repetitieve, (it) als een rétrospective processus, ock (Hi) is de weerslag op de situatie die hun oprichting motiveerde, zeer zwak. Het laatste deel van het artikel formuleert hypothesen over de politieke en ideologische funktie van onderzoeken, ook over hun juridisch effekt. De politieke funktie bestaat erin voor de massa de schijn van politieke verandering te wekken. De ideologische funktie is het geloof ingang te doen vinden dat de macht om een deel van misdadigheid van hen die het politiek gezag dragen, zichtbaar te maken, het tecken is van de wil om haar onder kontrole te brengen. Het voornaamste juridisch gevolg van deze onderzoekscommissies is het bevestigen van de scheiding in de rechtsbedeling tussen een élément van aanklacht van de misdadigheid van hen die deelnemen aan de uitoe- fening van de politieke macht en een élément van repressie der misdadigheid van hen die opgenerlei wijze deelnemen aan de uitoefening van de macht.



[1]

Nous nous proposons dans cet article de présenter certains résultats que nous avons obtenus dans une recherche menée sur les commissions d'enquête qui ont été instituées sur quelques corps policiers, au Canada. Nous ferons d'abord une brève présentation du cadre de notre recherche et du mode d'approche que nous avons utilisé [1]. Dans une seconde partie, nous énoncerons les caractéristiques communes à ces enquêtes et nous en tirerons certaines conclusions relatives à la fonction qui leur est attribuée par la plupart de ceux qui s'en font les promoteurs. Dans la dernière partie de cet article, nous proposerons un certain nombre d'hypothèses sur la fonction véritable qui a été remplie par les enquêtes que nous avons examinées.


1. Le cadre de la recherche
et mode d’approche utilisé


1.1. Cadre spatio-temporel

Nous avons retenu à l'intérieur de notre recherche une somme de dix enquêtes. Ces enquêtes ont eu pour cadre géographique le Canada et, pour huit d'entre elles, elles ont été instituées dans la province de Québec. La plus ancienne de ces enquêtes s'est déroulée en 1894 et la plus récente que nous ayons examinée a été tenue en 1966.

1.2. Cadre légal

Nous apporterons maintenant quelques précisions sur le cadre juridique qui articule ces enquêtes. On aura ainsi une idée plus exacte de leur nature. Comme le paragraphe précédent le laisse entendre, huit des enquêtes que nous avons analysées ont été instituées en vertu d'une disposition légale appartenant à la législation de la province de Québec, et deux de ces enquêtes ont relevé de la législation canadienne fédérale. Cette différence entre l'origine de la législation régissant l'institution d'une enquête n'est cependant pas celle qui importe le plus. Les lois constituant le cadre juridique de ces enquêtes peuvent en effet être regroupées de façon plus significative en deux classes, selon qu'elles autorisent les citoyens à déclencher la procédure menant à la tenue d'une enquête sur l'administration des affaires publiques ou qu'elles font de cette initiative un privilège appartenant au seul appareil de l'État.

[2]

1.21. La Loi (fédérale) sur les enquêtes [2] et la Loi (provinciale) concernant les enquêtes sur les affaires publiques [3] sont des dispositions légales qui sanctionnent, chacune à son niveau, une procédure qui est essentiellement similaire : dans une conjoncture politique qui est marquée par la diffusion de rumeurs de scandales, des députés appartenant au parti au pouvoir ou à l'un ou l'autre des partis d'opposition réclament en Chambre la tenue d'une enquête publique sur l'aspect de la gestion des affaires publiques faisant l'objet de ces rumeurs. Si la pression publique est suffisamment grande, la Chambre se résout à instituer une commission d'enquête. Un commissaire-enquêteur, habituellement choisi parmi les membres de la magistrature, est nommé ; il tient un certain nombre d'audiences publiques au cours desquelles des témoins et des fonctionnaires impliqués dans le scandale présumés sont interrogés. Au terme de ces audiences, le commissaire-enquêteur rédige un rapport qui est ensuite déposé en Chambre où l'on décide des suites qu'il convient de lui donner.

1.22. La législation de la province de Québec prévoit cependant une procédure alternative à celle que nous venons de décrire. La Loi sur les manœuvres frauduleuses et la corruption dans les affaires municipales [4] autorise en effet des électeurs à déposer devant le juge en chef de la Cour supérieure une requête à l'effet qu'une enquête publique soit tenue sur le comportement d'un certain nombre de fonctionnaires et/ou de représentants des pouvoirs publics, à partir d'une liste d'accusations précises qui doit être déposée devant le juge en même temps que la requête. Le juge peut alors décider que les accusations sont suffisamment fondées pour ordonner la tenue d'une enquête. Celle-ci se déroule de la même façon que les enquêtes auxquelles nous nous sommes référé dans le paragraphe précédent.

1.231. Il existe toutefois entre la loi permettant aux citoyens de requérir une enquête et les lois qui réservent ce privilège aux élus d'autres différences que celles dont nous venons de faire état. À s'en rapporter aux décisions rendues par les commissaires-enquêteurs, il semblerait que l'institution d'une commission d'enquête à la suite d'une requête présentée par les électeurs constitue une procédure civile et par conséquent, que les témoins cités soient contraints de déposer. Les juges fédéraux paraissent, par contre, beaucoup plus réticents à contraindre les témoins, et un magistrat a même été, au terme de son rapport, jusqu'à recommander que la loi fédérale sur les enquêtes soit modifiée de manière à permettre aux juges de citer pour mépris de cour des témoins qui refuseraient de témoigner [5].

[3]

1.232. On peut encore alléguer plusieurs autres différences. Les lois qui prévoient l'institution d'une commission d'enquête en vertu d'une requête émanant de l'intérieur de l'appareil de l'État sont en effet beaucoup plus précises que les autres sur des questions comme le mode de financement de l'enquête, l'instance devant laquelle sera déposé le rapport d'enquête et l'attention qui doit être accordée à ses recommandations. Or, dans le cas des enquêtes dont la tenue est réclamée par des citoyens, non seulement ces questions ne sont pas résolues par la loi, mais il arrive souvent que le fait même que l'enquête ait été réclamée par des instances extérieures à l'appareil des pouvoirs publics donne à ces questions une formulation durement contradictoire. Par exemple, les trois plus grandes enquêtes qui ont porté sur la police de Montréal ont été instituées conséquemment à l'intervention de citoyens qui dénonçaient avec virulence l'incurie de l'administration municipale de la ville de Montréal [6]. La loi sur la corruption municipale ne détermine toutefois pas avec précision devant quelle instance doit être déposé le rapport produit par le commissaire-enquêteur et semble présupposer que ce sera devant l'instance responsable de sanctionner les fonctionnaires incriminés par ce rapport. Or, cette instance est, dans le cas de la police de Montréal, le Comité exécutif de la ville de Montréal, c'est-à-dire l'organisme politique même dont l'incurie avait contraint les électeurs à recourir à une action extérieure à l'appareil de l'administration municipale dans le dessein de le censurer. On comprend dès lors que les recommandations d'un tel rapport étaient d'avance condamnées à être dépourvues de suite.

Cette contradiction pratique récurrente, selon laquelle l'organisme politique chargé d'appliquer les recommandations d'un rapport d'enquête est celui-là même qui est pris à partie par ce rapport, est au coeur de l'impuissance souvent alléguée des commissions d'enquête. Or, il semble que cette contradiction soit, à tout le moins au niveau des poursuites judiciaires qui pourraient découler de la tenue d'une enquête, indépassable. De deux choses, en effet, l'une. Ou bien le régime et/ou l'organisme politique mis en cause par le rapport réussissent à se maintenir en dépit des révélations publiques de l'enquête, auquel cas ils continuent d'être l'instance responsable d'entreprendre des poursuites contre ceux que le rapport incrimine, c'est-à-dire contre leurs propres membres et leurs créatures. On peut dès lors douter de leur volonté d'entreprendre ces poursuites. Ou bien les révélations produites par la commission d'enquête sont suffisamment accablantes pour provoquer un changement de régime politique, auquel cas la nouvelle administration élue se gardera d'entreprendre des poursuites judiciaires contre la précédente, de crainte d'apparaître partisane et de transgresser l'éthique [4] de l'électoralisme selon laquelle celui qui a perdu le pouvoir politique qu'il détenait a été "suffisamment puni".

1.3. Objet

Les enquêtes que nous avons retenues avaient toutes pour objet la délinquance présumée d'un certain nombre de représentants de l'autorité publique. Nous entendons cette dernière expression dans son sens le plus général, en référence indifféremment à des représentants élus (ministres, députés et échevins), à des fonctionnaires de divers échelons, à des magistrats et, enfin, à des policiers. Des personnes occupant les différentes fonctions que nous venons d'énumérer ont toutes été mises en cause par l'une ou l'autre des enquêtes que nous avons examinées. Il faut toutefois remarquer que dans la très grande majorité des enquêtes ayant eu un retentissement considérable dans l'opinion publique, ce sont des policiers qui ont fait les frais des investigations. Neuf des dix enquêtes publiques sur lesquelles nous nous sommes penché portaient en partie ou en totalité sur les activités de la police.

1.31. De quelle nature était la délinquance qui a constitué l'objet de nos enquêtes ? On peut apporter une double réponse à cette question. Il est en effet possible, en premier lieu, d'identifier les divers types de délinquance dont il fut question et d'en produire l'énumération. L'accusation essentielle portée contre les policiers a été de tolérer l'existence d'une certaines criminalité de mœurs, constituée par la prostitution, le pari clandestin, le jeu et la vente illégale d'alcool, en n'appliquant pas de façon rigoureuse les lois interdisant ces pratiques. L'accusation de corruption était évidemment concomitante de celle de tolérer des pratiques interdites par la loi, la tolérance policière étant acquise par le versement régulier de pots-de-vin aux membres des escouades de la moralité. Un second type de délinquance auquel se réfèrent les enquêtes dont nous nous sommes occupé tient au patronage politique, dont les formes sont multiples, mais qui a surtout consisté au Québec à rançonner les compagnies désirant obtenir auprès du gouvernement de la province de Québec des contrats relatifs à l'accomplissement de travaux publics et à la vente des fournitures nécessaires à ces travaux. Ce sont surtout de hauts fonctionnaires du gouvernement et les ministres dont ils relevaient qui se sont rendus coupables de telles infractions. On pourrait désigner comme trafic d'influence un dernier type de comportement délictueux : des représentants élus, des fonctionnaires et des magistrats ont fait l'objet d'accusations relatives à l'utilisation du pouvoir que leur conférait leur charge pour entraver le cours normal de la justice.

[5]

1.32. Pour différents qu'ils soient lorsqu'on en produit l'énumération, ces modes de la délinquance des détenteurs de l'autorité publique n'en présentent pas moins des analogies formelles marquées.

(i) Des pratiques comme la tolérance d'une certaines catégorie de délits en dépit de la prescription légale, comme l'acceptation par la police de prébendes illicites, comme le patronage et comme, enfin, le trafic d'influence constituent d'abord un système d'infraction dont l'application présente une grande régularité et implique la complicité d'un nombre considérable de personnes occupant une charge publique [7].

(ii) Quand ils ne sont pas le produit délibéré de l'immoralité d'un régime, ces systèmes d'infraction sont une retombée immédiate du laxisme des contrôles exercés par les instances supérieures du pouvoir politique sur ceux qui participent, au niveau qui leur est propre, à son exercice. En vertu même de leur systématicité, de telles pratiques délinquantes ne pourraient être instaurées sans l'accord tacite de ceux dont relèvent les fonctionnaires délinquants.

(iii) À cause, encore une fois, de leur systématicité, l'existence de ces activités délinquantes est de notoriété publique. Elles ont d'ailleurs trouvé au Canada des apologues parmi ceux qui occupaient les plus hautes fonctions politiques — des ministres, pour prendre un exemple, se sont faits publiquement les défenseurs du patronage. L'existence de ces pratiques n'est donc en aucune manière révélée au public par les séances d'une commission d'enquête.

(iv) Il est enfin une dernière analogie entre ces pratiques délinquantes, plus difficile à exprimer avec précision, et qui est également une conséquence de leur caractère systématique. Le type de délinquance qui fait l'objet des enquêtes publiques est non seulement connu du public, mais son existence est aussi acceptée comme étant l'expression d'une espèce de fatalité sociale. On s'y résigne en la concevant comme la scorie inévitable de la vie en société et bien souvent on en profite — quand, par exemple, il est possible au citoyen de payer ses contraventions à rabais, s'il consent à faire un "cadeau" à un magistrat corrompu. C'est pourquoi la tenue d'une enquête publique s'accompagne toujours d'un assez curieux mélange de pharisaïsme militant et d'indifférence sceptique. On s'indigne d'une part de ce que l'on feignait ignorer et l'on révèle d'autre part le caractère feint de cette ignorance en désespérant d'avance des résultats de l'enquête, dont on dit qu'elle s'attaque vainement à des pratiques trop répandues pour qu'on puisse les réprimer efficacement. La figure du commissaire-enquêteur  en vient [6] dès lors à se confondre avec celle d'un Sisyphe indolent, qui pousse sans conviction la pierre de la moralité publique.


1.4. Méthode

1.41. Nous compléterons ces quelques précisions sur le cadre de notre recherche par deux remarques de méthode. La trace la plus visible d'une commission d'enquête est constituée par le rapport que produit le commissaire-enquêteur et qui fait le plus souvent l'objet d'une publication sous forme de livre ou dans les journaux. C'est selon nous une grave erreur de méthode que de limiter une recherche sur les commissions d'enquête à une analyse du contenu des rapports qu'elles produisent et que l'on considère le plus souvent comme étant l'expression d'un certain savoir juridique, dont on s'efforce d'évaluer la validité. En réalité, ce type d'analyse constitue moins une recherche sur les commissions d'enquête qu'une répétition des travaux de l'enquête. Il peut arriver qu'elle nous instruise sur la situation sur laquelle une commission d'enquête a conduit ses investigations en faisant des recherches plus approfondies que celles auxquelles la commission s'était elle-même livrée ; elle nous apprend toutefois habituellement peu de chose sur l'enquête elle-même considérée comme un processus à la fois distinct de son objet et non réductible à ce qu'il produit. L'analyse des rapports déposés au terme des travaux d'une commission d'enquête n'a donc requis qu'une partie de nos efforts qui furent davantage consacrés à explorer la nature de ce processus juridique et social que constitue une enquête publique et à montrer à quel point ce processus était investi par l'intérêt politique.

1.42. Le fait que nous venions de qualifier le processus d'une enquête du type de celles dont nous nous sommes occupé comme étant à la fois juridique et social témoigne d'un second choix de méthode. Le caractère public des séances d'une commission d'enquête et l'attention très suivie qui leur est accordée par les média d'information établissent entre les révélations de l'enquête et les mouvements de l'opinion publique une relation qui constitue l'une des dimensions essentielles du processus de l'investigation. C'est à cette sollicitation répétée de l'opinion publique par la presse écrite qu'une commission d'enquête doit ses effets, quand elle en produit. C'est pourquoi nous avons accordé une place privilégiée aux interventions de la presse dans nos analyses d'un processus d'enquête.

2. Propriétés communes

Parmi les diverses propriétés que partagent les enquêtes publiques, nous ne retiendrons pour les fins de cet article que celles dont la nature [7] nous conduira à poser dans toute sa spécificité le problème de la fonction de ces enquêtes. C'est pourquoi, au lieu de citer l'ensemble des résultats auxquels nous sommes parvenu, nous allons nous limiter à discuter quelques-unes des caractéristiques que partagent cinq des enquêtes dont nous avons analysé le processus : il s'agit des enquêtes Rainville (1894), Cannon (1909), Coderre (1924-1928), Cannon (1944) et Caron (1949-1954). Nous alléguerons toutefois au besoin des résultats que nous avons obtenus à propos de l'examen d'autres enquêtes que celles-ci. Nous énoncerons en outre nos résultats sous la forme de propositions générales. Qu'il soit entendu que ces propositions n'ont une valeur de thèse que pour les enquêtes dont nous avons fait l'examen ; rapportées de façon plus générale à tout processus d'enquête publique, elles ne constituent évidemment que des hypothèses dont il faudrait éprouver la validité [8].

2.1. L'enquête publique constitue
un processus répétitif
.

Les enquêteurs de la Commission Knapp, qui se sont penchés sur la corruption qui affligeait le département de la police de New York, sont parvenus à une conclusion similaire sur la périodicité des enquêtes qui doivent être instituées sur un département de police [9]. Cette proposition doit dans le cadre de nos recherches s'entendre dans son sens le plus strict, (i) Les cinq enquêtes citées se sont toutes inscrites dans une même conjoncture, qui pour l'essentiel était la suivante. De 1840 — cette date est approximative — à 1944, un quartier de Montréal a été en dépit de la loi, réservé à la prostitution et aux autres activités qui, comme le pari, le jeu et la vente illicite d'alcool et de drogue, font à une ville la réputation d'être "ouverte" à une certaine délinquance de mœurs. Ces activités se poursuivaient sans aucun souci de dissimuler leur nature et suscitaient ainsi l'indignation de certaines associations de citoyens qui pensaient avec raison qu'elles ne pouvaient ainsi s'afficher sans la complaisance de la police et du régime politique municipal. Des campagnes pour assainir Montréal ont donc été périodiquement déclenchées et le dépôt d'une requête pour instituer une commission d'enquête sur les activités de la police constituait habituellement le fer de lance de ces campagnes.

(ii) Il est facile d'induire à la suite de la description précédente que toutes ces enquêtes ont eu, en dépit de différences dans la formulation explicite de leur mandat, un même objet : identifier les modalités de la tolérance exercée par le département de la police de Montréal envers les activités du quartier réservé (et ses ramifications) et mettre un terme à ces activités en épurant le corps de police.

(iii) Ces enquêtes se sont déroulées selon un scénario qui, à quelques variantes près, a été identique. Un délit sensationnel focalisait l'attention [8] du public sur l'impuissance de la police à le prévenir ; une campagne de presse s'ensuivait, qui dénonçait les complicités de la police avec les milieux criminels ; la tenue d'une enquête était alors réclamée par des associations de citoyens liées à un parti politique ; ces associations tentaient enfin, avec des fortunes diverses, d'utiliser les résultats de l'enquête pour accabler le parti au pouvoir et provoquer un changement de régime.

(iv) Il est fréquemment arrivé que de mêmes acteurs fassent une réapparition d'une enquête à une autre. Cette récurrence des acteurs concerne aussi bien ceux qui font l'objet d'accusations que ceux qui occupent les fonctions de poursuivants.

(v) Le contenu du rapport produit par ces enquêtes, ainsi que le diagnostic posé dans ces rapports, fut, encore une fois, le même : la délinquance de mœurs qui caractérisait la vie montréalaise venait, disait-on, de ce qu'elle n'était pas efficacement réprimée par la police. Celle-ci se refusait à appliquer la loi parce qu'elle y trouvait parfois un intérêt pécuniaire. Toutefois, la cause première de la licence qui était laissée au développement de la criminalité résidait, selon les rapports, dans l'ingérence de l'intérêt politique dans les opérations de la police.

2.2. Mesurée à sa capacité de modifier
la situation qui lui donne naissance


Mesurée à sa capacité de modifier la situation qui lui donne naissance, l'enquête publique constitue un échec. Au lieu de discuter de la signification de cette proposition dont l'énoncé peut paraître abrupt, nous donnerons des exemples de ce à quoi nous voulons référer en utilisant cette expression d'échec.

(i) Rappelons que les enquêtes dont nous discutons ont été instituées par suite du scandale que provoquait à Montréal l'existence d'un quartier réservé à la prostitution. Voici comment ce quartier qui, en dépit de plus de cinq commissions d'enquête dénonçant la corruption de la police, continuait à prospérer, finit par disparaître. En 1944, l'armée canadienne, alarmée par la propagation des maladies vénériennes parmi les troupes stationnées dans la proximité de Montréal, fit parvenir une lettre au Comité exécutif de la ville de Montréal. Dans cette lettre, l'armée faisait part aux autorités municipales de son intention d'interdire aux troupes l'accès de Montréal, si l'on continuait d'y tolérer l'existence d'un quartier réservé et elle soulignait les conséquences que pouvait avoir une telle mesure pour Montréal, tant au plan économique qu'au niveau de sa réputation. D'après tous les témoignages que nous avons pu réunir, le quartier réservé cessa ses activités dans la semaine qui suivit la réception de cette lettre. On peut difficilement trouver exemple plus saisissant de l'impuissance des commissions d'enquête : ce que plus de soixante-dix ans de dénonciations et d'enquêtes publiques n'avaient pu obtenir, une seule lettre de l'armée brandissant la menace [9] de sanctions économiques l'obtient en quelques jours. Ce fait témoigne sans ambiguïté de ce que les autorités municipales de Montréal disposaient depuis toujours des moyens de faire disparaître le quartier réservé, mais que les recommandations d'une commission d'enquête de leur paraissaient pas constituer une pression suffisante pour qu'elles se résolvent à les mettre en application.

(ii) Ce premier exemple se rapporte à l'objet de nos enquêtes et à la conjoncture au sein de laquelle elles seraient censées intervenir. Voici un second exemple qui est relatif au contenu des rapports produits par les enquêtes. Nous avons en effet dit que les commissaires sont unanimes à dénoncer le débordement de l'intérêt politique dans les opérations de la police et à voir dans cette interférence la cause majeure de l'inefficacité des activités de la police. Toutefois, le juge Caron, qui a dirigé la plus grande des enquêtes qui ont été faites sur la police de Montréal, n'a pas hésité à différer de dix-sept mois la remise de son rapport, afin qu'elle coïncide avec l'annonce de la candidature à la mairie de Montréal de l'un des deux procureurs de cette enquête (il sera élu quelques semaines plus tard par un raz-de-marée électoral). Cette politisation complète du processus de l'enquête n'est en rien propre à l'enquête Caron. Il n'est aucune des enquêtes que nous avons analysées qui ne soit entièrement déterminée par des enjeux de nature politique. L'enquête publique n'est donc pas seulement une pratique qui échoue mais elle est également une pratique qui est à la lettre subvertie : le procès fait à l'intrusion de l'intérêt politique dans l'administration des affaires de la police est lui-même le pivot d'une stratégie partisane visant à provoquer le changement politique. Au lieu d'accroître l'autonomie d'un service de police par rapport au pouvoir politique dont il relève, l'enquête publique consacre au contraire sa subordination au parti qui sortira vainqueur de la lutte dont elle n'est que l'une des péripéties (ou, dans certains cas, l'épisode principal).

(iii) La troisième des déconvenues que produit une commission d'enquête est relative à un type d'attente qu'on suscite dans l'opinion publique par rapport au résultat de son opération. Les politiciens qui se font les promoteurs d'une enquête et, à leur suite, les média d'information entretiennent en effet, de façon préméditée ou non, une sérieuse confusion sur la nature des séances d'une commission d'enquête, qui sont assimilées aux audiences d'un procès. La commission d'enquête apparaît ainsi comme un tribunal dont on s'attend qu'elle inflige des sanctions pénales à ceux qu'elle reconnaît coupables des accusations portées contre eux. Quelle que soit cependant la gravité des délits dont il s'était rendu coupable, nous ne connaissons pas un seul cas, à l'intérieur de notre recherche, où des poursuites judiciaires aient été entreprises contre un individu par suite des preuves accumulées contre [10] lui au cours des investigations d'une commission d'enquête. La déception de l'opinion publique à cet égard constitue l'un des leit-motive les plus souvent entendus dans les commentaires navrés produits sur les résultats d'une enquête publique.

2.3. L'enquête publique est de nature rétrospective.

Nous fournirons d'abord deux illustrations de cette proposition, avant d'en discuter la signification. Elle constitue, à certains égards, l'un des résultats les plus inattendus de notre recherche.

(i) L'enquête Caron a été instituée en 1950 et elle n'a donné lieu à la remise d'un rapport qu'en 1954. Elle avait pour mandat de vérifier le bien-fondé d'un acte d'accusation rédigé contre divers membres du corps policier de Montréal par deux avocats, dont l'un était un ancien directeur-adjoint de ce corps de police. Or, non seulement la majeure partie des infractions dénoncées dans cet acte d'accusation avaient été commises avant 1943, c'est-à-dire plus de dix ans avant le dépôt du rapport, mais elles avaient un lien direct avec la tolérance par la police de l'existence d'un quartier réservé à la prostitution à Montréal. Lorsque les maisons de ce quartier ont été, à la suite de circonstances que nous avons rapportées, fermées, la protection qu'apportait la police à la prostitution pratiquée sous cette forme s'est brusquement retrouvée non avenue puisqu'on lui avait retiré son principal objet. L'enquête présidée par le juge Caron s'est donc penchée sur un type de délinquance policière qui avait à toute fin pratique disparu, la conjoncture municipale qui la favorisait ayant subi une modification drastique [10]. (ii) Notre second exemple sera peut-être encore plus significatif. Il concerne toutefois d'autres enquêtes que celles auxquelles nous nous sommes jusqu'à présent rapporté. En 1964, le parti qui formait le gouvernement du Canada, le Parti libéral, faisait l'objet d'une vaste campagne d'accusations de trafic d'influence de la part des partis d'opposition conduits par M. Diefenbaker, qui avait occupé les fonctions de premier ministre dans le précédent cabinet. Cette campagne mena à la création de la commission Dorion (1965), qui enquêta sur le comportement de divers fonctionnaires et ministres du gouvernement dans une affaire d'extradition d'un trafiquant de drogue vers les États-Unis. Au plus fort de la campagne de dénigrement menée par le Parti conservateur, le premier ministre Pearson, qui en était fort embarrassé, convoqua le commissaire Mc Clellan de la Gendarmerie Royale du Canada et lui demanda s'il ne connaissait pas d'autres écarts dont se seraient rendus coupables des membres de son gouvernement, jugeant sans doute qu'il lui était préférable de régler ces affaires de l'intérieur, avant qu'elles ne donnassent lieu à un scandale public. Le commissaire répondit que la seule affaire qui avait été portée à sa connaissance [11] concernait un ministre du gouvernement conservateur précédent. Ce ministre du gouvernement formé par M. Diefenbaker avait fréquenté assidûment en 1960 une femme soupçonnée par la Gendarmerie royale d'être une espionne des services de renseignement de l'Allemagne de l'Est. Prévenu, M. Diefenbaker avait convoqué son ministre pour lui demander une explication ; cette présumée espionne ayant quitté le Canada en 1961, l'affaire n'avait pas eu d'autres suites. M. Pearson jugea également qu'il n'était pas opportun de ranimer cette affaire, le ministre impliqué n'occupant plus par suite du changement de gouvernement, ses fonctions et la femme ayant quitté le Canada.

M. Diefenbaker aura toutefois l'imprudence de réclamer à nouveau en 1966 la tenue d'une enquête publique qui devait porter cette fois sur le laxisme du gouvernement libéral en matière de sécurité nationale. Il lui fut alors répondu par le ministre de la Justice qui avait assisté à la rencontre de 1964 avec le commissaire Me Clellan, qu'il était bien le dernier de ceux qui pouvaient donner des leçons au gouvernement sur les questions de sécurité nationale. Sommé de s'expliquer, le ministre de la Justice dévoila alors l'affaire des relations entre le ministre associé de la Défense dans le cabinet Diefenbaker, M. Pierre Sévigny et Mme Gerda Munsinger, présumée être à la solde des services d'espionnage de l'Allemagne de l'Est. Cette accusation proférée peu de temps après le scandale Profumo en Angleterre, suscita un émoi extraordinaire au Canada [11] et entraîna la création de la commission Spence (1966). Comme on le remarqua, quand les passions se furent apaisées, l'enquête Spence fut de toutes la plus inutile : elle eut pour objet un incident qui datait de plus de cinq ans, dont il ne sera jamais établi qu'il mit en péril la sécurité nationale (on ne saura jamais si Mme Munsinger était une espionne) et dont le rapport avec la situation présente de la sécurité nationale était nul, puisque le ministre impliqué n'occupait plus depuis le changement de gouvernement ses fonctions.

Les exemples de l'opération rétrospective des enquêtes pourraient être multipliés, plusieurs des enquêtes publiques ayant été instituées pour respecter une promesse d'élection (il arrivait souvent qu'au cours de sa campagne un parti d'opposition s'engageât à instituer une enquête sur la gestion de ses adversaires s'il parvenait à être élu à leur place). On nous répliquera sans doute qu'il est de la nature d'une enquête judiciaire d'être rétrospective, puisqu'elle a précisément pour fonction de déterminer qui est l'auteur d'un délit qui a déjà été commis. Cette position de sens commun ne rend toutefois pas compte de toute la complexité du processus suivi par les enquêtes que nous avons retenues.

2.4. Au plan de la théorie,
deux grands types de commissions d'enquête


En effet, on peut distinguer au plan de la théorie deux grands types de commissions d'enquête. Un premier type d'enquête publique que l'on pourrait  qualifier judiciaire, au sens étroit du terme, [12] a pour fin d'identifier les coupables d'un délit et de les déférer devant les instances qui prendront des sanctions contre eux. Ce premier type d'enquête est de nature rétrospective, avec toutefois une importante réserve dont témoigne la pratique juridique de la prescription, selon laquelle on doit, au-delà d'une limite de temps déterminée par la loi, renoncer à poursuivre les auteurs d'un délit trop ancien. Il existe cependant un second type de commission d'enquête, dont l'opération doit être caractérisée comme essentiellement prospective. Son mandat ne consiste pas à rechercher des coupables, mais à étudier les causes d'une situation que l'on désire modifier ou encore celles des dysfonctionnalités d'un organisme auxquelles on veut remédier et à proposer les moyens de parvenir aux changements recherchés [12].

Il arrive cependant très souvent qu'en pratique, les commissions d'enquête instituées ambitionnent confusément de réaliser les objectifs de l'un et de l'autre type d'enquête, sans toutefois qu'elles s'interrogent sur la possibilité de respecter simultanément les exigences d'une entreprise rétrospective et celles d'un projet prospectif. C'est le cas de la majorité des enquêtes que nous avons analysées — au moins huit d'entre elles tentent d'allier la recherche de culpabilités individuelles antérieures à une volonté d'intervenir au sein d'une conjoncture actuelle en proposant des mesures pour la modifier. Il s'ensuit qu'elles achoppent la plupart du temps à satisfaire véritablement aucun des objectifs que l'on peut assigner à un processus d'enquête, quelle que soit sa nature. Elles ne parviennent pas à atteindre le but final de l'enquête judiciaire, au sens étroit du terme, car les coupables qu'elles identifient ne sont en général pas déférés aux instances chargées d'instruire contre eux des poursuites. Il est à cet égard intéressant de remarquer que c'est précisément en raison de leur caractère indûment rétrospectif que les enquêtes publiques ne sont pas suivies de poursuites. Il arrive en effet fréquemment que ce soit le commissaire-enquêteur lui-même qui recommande de ne pas entreprendre de poursuites contre ceux qu'il désigne comme coupables, "le temps passé ayant arrondi bien des angles", selon la formule utilisée par le juge Surveyer dans le rapport de l'enquête qu'il a menée sur l'administration de la ville de Hull et de son corps policier (1943).

Les enquêtes publiques échouent ensuite, et par principe, à réaliser les objectifs d'une intervention prospective. Ayant la plupart du temps pour objet rétrospectif des infractions commises au sein d'une conjoncture sociale et/ou politique qui s'est très profondément modifiée au moment du dépôt de son rapport, l'enquête publique ne parvient à produire qu'une expertise anachronique ; traduisant ensuite la dysfonctionnalité des opérations d'un service en termes de culpabilités [13] individuelles, elle se voue à manquer les facteurs structuraux qui produisent la délinquance des représentants des pouvoirs publics.

3. Fonctions latentes

Nous pourrions à la suite du développement qui précède énoncer une dernière thèse, à propos des enquêtes qui ont fait la matière de notre recherche, à savoir que ces enquêtes sont conduites sans que leurs responsables aient pris le soin de déterminer avec précision les objectifs qui pouvaient leur être assignés et les effets qu'on en devait attendre. Cette thèse doit évidemment être rapportée aux objectifs de l'enquête qui pourraient être publiquement revendiqués par ceux qui s'en font les promoteurs. Si l'on met entre parenthèses cette dernière réserve, il devient alors manifeste que la tenue de ces enquêtes remplit des fonctions définies. C'est à tenter de déterminer la nature de ces fonctions que nous emploierons le reste de cet article. Il nous importe toutefois, avant de soumettre nos hypothèses à ce sujet, de bien marquer le type de question auquel, ce faisant, nous essayons de répondre. Nous avons en effet fait valoir dans la partie précédente que non seulement l'enquête publique échouait à modifier la situation qui motivait son institution mais encore qu'elle constituait elle-même un exemple du mal qu'elle dénonçait, à savoir la politisation du processus judiciaire. On peut ajouter à cette remarque que l'impuissance des commissions d'enquête a été très tôt aperçue, tant par les juristes que par les politiciens et les éditorialistes de la presse écrite, sans toutefois que ce constat d'impuissance empêchât ces mêmes gens de s'entendre pour continuer de revendiquer périodiquement la tenue d'enquête sur les activités de la police et sur celles d'autres organismes publics. D'où une question qui n'est pas sans analogie avec celle que pose Michel Foucault à propos de la prison dans Surveiller et punir et qui a valeur de paradigme pour les objets de la criminologie : à quoi sert l'échec d'une mesure dont on dénonce l'impuissance tout en s'obstinant à y recourir ? Nous tenterons de fournir quelques éléments de réponse à cette question en distinguant entre la fonction politique des enquêtes publiques, leur fonction idéologique et leur fonction juridique. Ces distinctions font moins référence à un cloisonnement entre des instances qui entretiennent des rapports multiples qu'à l'économie d'un procédé d'exposition qui veut se maintenir à l'intérieur des limites que lui assigne la production d'un article.

3.1. La fonction politique des enquêtes.

La tenue d'une enquête publique remplit une fonction politique évidente et qui est de provoquer ou d'empêcher le changement du parti détenant le pouvoir, que ce soit au niveau municipal, provincial ou enfin fédéral. Nous avons [14] dans les pages qui précèdent davantage insisté sur la fonction contestatrice de l'enquête publique que sur sa fonction conservatrice, tout aussi réelle. Il arrive en effet souvent que pour faire taire des critiques qui s'élèvent contre un aspect de sa gestion, un gouvernement décide d'instituer lui-même une enquête, dont la fonction est alors de faire la preuve que les accusations portées contre lui sont dénuées de fondement. Le gouvernement provincial de M. Godbout, qui était en 1944 la proie des attaques du chef de l'opposition M. Maurice Duplessis, décida ainsi d'ordonner la tenue d'une enquête sur les activités de la police provinciale, comme le réclamait M. Duplessis. M. Godbout élargit toutefois le mandat de la commission d'enquête de manière à lui permettre d'étudier les opérations de la police sous le précédent gouvernement dont le chef n'avait été autre que M. Duplessis lui-même. Les résultats de l'enquête démontrèrent de façon prévisible que l'administration de la police provinciale avait été désastreuse sous le gouvernement Duplessis, mais qu'elle s'était progressivement améliorée après qu'il eut perdu le pouvoir au profit des libéraux.

Il s'en faut toutefois de beaucoup pour que l'énoncé de cette fonction manifeste des enquêtes publiques épuise la matière de leur fonction politique. On pourrait même formuler l'hypothèse que leur fonction véritable est à l'inverse de leur fonction patente. Les analyses que nous avons poursuivies nous ont en effet convaincu que la fonction politique véritable des enquêtes publiques était de produire l'illusion du changement politique en ritualisant l'alternance des partis à la tête des divers niveaux du gouvernement.

Fidèle au mode d'exposition que nous avons jusqu'ici emprunté, nous tenterons d'abord de donner une illustration de la proposition que nous soumettons. Le maire actuel de Montréal, M. Jean Drapeau, est venu au pouvoir à la suite de l'attention qu'il réussit à attirer sur lui en étant l'un des deux procureurs des citoyens dans l'enquête Caron (1949-1954). Au moment où les séances de l'enquête Caron prirent fin — en 1953 —, le quartier réservé de Montréal était fermé depuis longtemps, ce qui amena M. Drapeau à insister davantage dans son réquisitoire sur les méfaits du jeu et du pari clandestin, qui étaient alors des formes de délinquance plus actuelles que la prostitution. Or c'est l'une des innovations de la gestion des affaires municipales, telle que conduite par M. Drapeau, que d'avoir introduit, d'abord à Montréal, le jeu de la loterie et d'avoir ensuite été suivi dans cette pratique par le reste du Canada, où les loteries commencent maintenant à se multiplier. M. Drapeau a même déjà caressé publiquement le projet d'acheter le paquebot France pour l'amarrer à l'un des quais du port de Montréal, où il aurait été transformé en un casino dont les profits auraient servi à [15] payer les dettes encourues par la Ville de Montréal,   à   la suite des derniers Jeux Olympiques.

Le but que nous poursuivons en citant cet exemple n'est pas de montrer que les positions du maire Drapeau face à la moralité du jeu sont inconséquentes. Nous pensons tout au contraire qu'il est aussi benoît de lui reprocher son inconséquence que d'objecter à un prédicateur stigmatisant l'alcoolisme du haut de sa chaire, qu'il se sert de vin pour dire sa messe. La dénonciation de la tolérance par la police de la prostitution, du jeu et du pari clandestin a constitué pendant près d'un siècle l'un des thèmes imposés des campagnes électorales pour élire l'administration municipale de Montréal, et les scandales affectant le département de la police ont plus d'une fois été à l'origine de la chute d'un régime. Il n'est cependant aucun parti qui ait pris après son élection les mesures qui s'imposaient pour faire disparaître le quartier réservé de Montréal et celui-ci n'a cessé ses activités, on l'a dit, qu'à la suite des pressions exercées par l'armée. Des individus appartenant à des partis politiques proclamant leur différence se sont succédés à l'hôtel de ville de Montréal, mais cette mobilité des effectifs a occulté le fait important que les politiques qu'ils ont suivies sont demeurées, elles, en substance les mêmes. Cette continuité est encore plus manifeste dans des domaines moins anecdotiques que celui de la délinquance de mœurs, desquels les enquêtes publiques ont d'ailleurs réussi à divertir complètement l'attention du public. Dans la forme qu'elles ont revêtue, les campagnes entreprises contre les manifestations systématiques de la délinquance des détenteurs du pouvoir et de leurs représentants ont largement contribué à transformer la pratique électorale en un rituel passionnel formellement codifié, et les enquêtes publiques ont souvent constitué la pièce essentielle de ce cérémonial contraignant.

Il n'est pas sans intérêt de remarquer à cet égard que l'interruption des grandes enquêtes sur la police de Montréal a coïncidé avec une suspension de l'alternance des partis à la tête de l'administration municipale de Montréal. L'enquête Caron, qui a porté M. Drapeau au pouvoir en 1954, a été la dernière des grandes enquêtes publiques sur la police de Montréal, le motif récurrent de la tenue de ces enquêtes ayant disparu avec la fermeture du quartier réservé en 1944 (l'enquête Caron a été une séquelle anachronique des temps où ce quartier existait encore). Si l'on excepte la brève éclipse qu'ils ont subie après leur première élection au pouvoir, l'actuel maire de Montréal et son parti ont conservé la direction des affaires publiques depuis 1954 jusqu'à aujourd'hui. Privé de l'occasion habituelle de son déroulement, le rituel de l'alternance formelle des partis a cédé la place à ce qu'il contribuait à masquer : le monolithisme des pratiques municipales.

[16]

3.2. La fonction idéologique des enquêtes.

La façon la plus habituelle de concevoir la fonction idéologique des enquêtes s'inspire pour l'essentiel de la démarche technique, qui fait précéder une intervention dans la pratique d'une expertise théorique. L'enquête publique apparaît dès lors comme la production d'un savoir dont la fin serait d'informer la prise des sanctions, qui correspondrait alors à l'étape pratique du processus technique.

Cette conception de la fonction idéologique des enquêtes est criticable d'au moins trois façons. L'information qui nous est communiquée dans un rapport d'enquête est en effet à la fois prévisible, politiquement intéressée et étroitement circonscrite. On peut dès lors mettre en doute qu'elle se qualifie comme étant l'expression d'un savoir. Une enquête publique a en effet pour mandat habituel de vérifier le bien-fondé d'un acte d'accusation dont le contenu, autant que sa preuve, ont fait déjà l'objet d'une campagne publique dans les journaux. C'est pourquoi il est très rare qu'une enquête publique apporte des révélations qui soient nouvelles. L'acte d'accusation, peut-on ensuite ajouter, est dressé par des procureurs représentant une association de citoyens qui est immédiatement liée avec un parti politique, quand elle n'en constitue elle-même pas un. L'acte d'accusation est en conséquence dressé de manière à favoriser la stratégie politique du regroupement de citoyens qui en assurent la présentation. Il s'ensuit que toute excursion imprévue de l'enquête en dehors du scénario précédemment établi est censurée par le commissaire-enquêteur. C'est ainsi qu'au cours de l'enquête Coderre (1924), il ne fut tenu aucun compte des déclarations inattendues d'un juge de la Cour du recorder, qui revendiquait la principale responsabilité dans la tolérance de la prostitution (il n'infligeait systématiquement que des amendes légères aux filles trouvées coupables de se prostituer). Le scénario prévu stipulait qu'on accablerait la police et, à travers elle, l'administration municipale ; on refusa de s'en écarter.

On peut faire une seconde critique contre la représentation technologique du processus d'une enquête publique : que la seconde étape de l'opération technologique — le passage à la pratique ou ce qui en tient lieu — lui fait le plus souvent défaut. L'absence de poursuites judiciaires et, corrélativement, l'absence de sanctions pénales constitue l'une des caractéristiques le plus souvent relevées (et dénoncées) des enquêtes publiques.

Il est une dernière remarque que l'on peut faire et qui nous engagera sur la voie de la formulation d'une hypothèse sur la fonction idéologique réelle des enquêtes publiques. S'il était vrai que l'enquête produisît un savoir et si l'énoncé de ce savoir n'était suivi d'aucune mesure corrigeant ce qu'il dénonce, on pourrait s'attendre à ce que le [17] scandale du public diminuât de façon perceptible le crédit de certaines institutions auprès de lui. Les rapports d'enquête sont à certains égards accablants et confirment que la corruption de ses membres affecte parfois la plus grande partie d'un corps policier, que les magistrats appliquent la loi à leur convenance et que le crime organisé joue dans le processus électoral un rôle suffisamment important pour qu'il puisse réclamer des faveurs auprès du pouvoir qu'il a contribué à mettre en place. Il ne semble toutefois pas que la diffusion de cette information ait entamé le respect que portaient les Québécois à leurs institutions politiques et sociales : la période pendant laquelle les enquêtes publiques se sont multipliées comptent parmi celles où le conformisme social des Québécois fut le plus étouffant.

On peut proposer diverses explications de ce respect intempestif pour les divers canaux de l'autorité dans la société québécoise — cynisme, démoralisation, etc. Nous pensons qu'il est en partie un résultat de la tenue d'enquêtes publiques qui obtiennent leurs effets de normalisation d'une façon analogue à la loi. Sans en effet entreprendre de déterminer la nature de la loi, nous pouvons néanmoins faire quelques remarques sur ce qui la caractérise. La loi est avant tout un discours prescriptif qui a fait l'objet d'une institution. Ce fait que la loi soit une règle instituée, qu'elle soit censée, pour prendre une autre terminologie, faire partie des clauses du contrat social, compte beaucoup plus dans la détermination de sa puissance de contrainte que la crainte des châtiments qui sanctionnent sa transgression. Le pourcentage des infractions donnant lieu à une sanction pénale est, on le sait, infime.

Comme le processus législatif et son résultat, le texte de loi, l'enquête publique est une procédure institutionnelle et le rapport produit par le commissaire-enquêteur constitue ce que nous appellerons une chronique judiciaire instituée. C'est pourquoi elle ne forme pas le préalable théorique à une intervention pratique subséquente et qu'elle n'a pas non plus besoin de se prolonger par des sanctions pénales pour avoir une incidence sur le corps social. Il lui suffit de se produire pour intégrer la situation qu'elle décrit et les événements qu'elle codifie à une mise en texte juridique qui leur assigne leur place dans une symbolique narrative de l'ordre et qui fournit la preuve théâtrale de l'efficacité du quadrillage établi par les réseaux de surveillance. A défaut de pouvoir abolir des pratiques déviantes trop systématiques pour qu'on puisse les réprimer avec succès à l'intérieur du cadre juridique existant et en l'absence d'une volonté politique de réformer ce cadre, on se satisfait de constater bruyamment l'existence de ces pratiques en espérant que la puissance juridique d'exhiber la délinquance sera perçue par le corps social comme le signe du pouvoir de la contrôler.

[18]

3.3. Les effets juridiques des enquêtes.

La fonction idéologique des enquêtes est, comme le montre la section précédente, indissociable de sa fonction juridique et il est difficile d'exposer la première sans impliquer la seconde. C'est pourquoi nous ne reprendrons pas sous une étiquette différente des hypothèses qui n'ajouteraient rien à celle que nous venons de fournir et, au lieu de nous rapporter à une fonction juridique des enquêtes, nous alléguerons quelques-uns des effets juridiques — prémédités ou non — des enquêtes publiques.

3.31. La tenue des enquêtes publiques consacre la rupture du processus judiciaire. On sait en effet qu'en raison du nombre extrêmement considérable des plaidoyers de culpabilité qui sont enregistrés en Amérique du Nord, les procès sont proportionnellement rares, la tâche d'un magistrat consistant davantage à déterminer une sentence qu'à évaluer la culpabilité des prévenus. À ce sentencing sans procès fait toutefois pièce l'enquête publique dont le déroulement peut être comparé à l'instruction d'un procès à sensation, dont la clôture interviendrait toutefois de manière systématique avant l'attribution d'une sentence, quel que soit le verdict de culpabilité rendu. Scindé en deux, le processus judiciaire réprimerait de cette façon la criminalité ordinaire par voie de sanction pénale, attribuée souvent en vertu de critères discrétionnaires occultes et il dénoncerait la délinquance de ceux qui exercent une charge publique en offrant aux masses le spectacle périodique de l'humiliation de quelques fonctionnaires corrompus.

3.32.La tolérance d'une certaine délinquance de mœurs est souvent définie dans les rapports d'enquête que nous avons analysés comme la pratique d'une "répression mitigée" envers certains délits. Si telle est la définition de la tolérance judiciaire, on doit alors affirmer sans hésiter que l'institution d'enquêtes publiques sur le comportement des policiers et des autres représentants de l'autorité publique a eu pour effet d'instaurer une tolérance des actes délinquants dont ils se rendent coupables. Ne donnant habituellement pas lieu à des poursuites judiciaires, les opérations d'une commission d'enquête peuvent être qualifiées sans difficulté de répression mitigée.

3.33. Il est un troisième effet qu'il est plus difficile de caractériser en quelques phrases. Si nous nous entendons pour désigner sous l'appellation de juridisme d'une part, l'introduction d'une dissociation marquée entre le texte de la loi et les conditions concrètes de son application et, d'autre part, la volonté d'octroyer au premier un privilège exclusif sur les secondes, il n'est alors pas douteux que le recours à des commissions d'enquête présidées par des juges ont

 [19] contribué à accroître les retombées de l'attitude que nous venons brièvement de décrire. Certaines enquêtes ont donné de saisissants exemples du mépris par les magistrats des modalités pratiques de l'application de certaines lois. Ainsi, après qu'on lui eut fourni la preuve que les efforts de la police pour traduire en cour les prostituées et leurs proxénètes étaient systématiquement annihilés par la volonté arrêtée des magistrats de la Cour du recorder de protéger la prostitution en n'infligeant que des amendes bénignes à ceux qui étaient amenés devant eux, le juge Coderre n'en blâmera pas moins la police de façon virulente de ne pas se livrer avec suffisamment de diligence à l'arrestation des personnes enfreignant les lois contre la prostitution.

4. Conclusion

Nous conclurons brièvement cet article en indiquant deux directions dans lesquelles il nous paraîtrait fécond que s'engage la recherche. Nous avons jusqu'ici fait référence aux fonctions politique et idéologique des enquêtes, ainsi qu'à leurs effets juridiques. Les circonstances dans lesquelles le quartier réservé de Montréal a cessé ses activités suggèrent que l'opération de facteurs de nature économique est absolument déterminante dans l'établissement et l'évolution des politiques répressives envers un type déterminé de délinquance. Bien que certains rapports d'enquête allèguent l'importance de la composante économique, il le font sur un mode trop allusif pour que l'on s'aventure à formuler des énoncés précis sur le type de déterminisme que fait peser l'instance économique, sans dissiper le mystère dont s'enveloppent ces allégations.

Il est en dernier lieu impérieux de s'interroger sur les incidences de l'action de la presse sur le processus électoral. L'une des seules conséquences des enquêtes publiques semble tenir dans le remplacement du personnel politique qui dispose de la gestion des affaires publiques. Ce résultat n'est toutefois obtenu qu'au moyen de l'exploration exhaustive qui est faite par la presse des révélations de l'enquête. Or, parmi les matières qui sont susceptibles de requérir son attention, la presse opère une sélection dont les critères sont davantage déterminés par l'exigence d'augmenter les tirages que par l'intérêt public. S'il s'avérait que le processus électoral ne pût produire le changement politique sans être infléchi par une campagne de presse, il s'ensuivrait que les seuls thèmes sur lesquels pourrait s'articuler une stratégie électorale seraient ceux qui sont propres à être exploités par la presse. Le changement politique serait de cette façon le fruit d'un compromis entre l'intérêt des partis et l'intérêt des média, où la part faite au bien public serait de plus en plus faible. Ces réflexions sont assurément pessimistes. Il est cependant difficile de ne pas établir une [20] liaison entre le phénomène de la disparition des grandes enquêtes sur la police à Montréal et celui de la fin de l'alternance des partis à l'Hôtel de Ville. Il semble que le conditionnement de l'opinion publique à ne se mobiliser qu'à l'occasion de scandales dont la nature s'apparentait à celle d'un fait divers ait produit des effets durables.

Jean-Paul Brodeur
Ecole de criminologie, Université de Montréal,
CP 6128, Montréal


RÉFÉRENCES

Les notes en fin de texte ont été converties en notes de bas de page. JMT.



* Université de Montréal.

[1] Les critères retenus pour sélectionner nos enquêtes — un corpus de textes et le processus historique de leur genèse — ne sont évidemment pas de même nature que ceux qui président à la détermination d'un échantillon statistique. Pour l'essentiel, nos recherches s'inscrivent dans la suite des travaux qui ont été entrepris, sous l'égide du mot d'ordre de Wright Mills, sur les détenteurs de pouvoir (power elites) et sur les illégalismes impliqués dans certaines de leurs pratiques. Nous avons d'abord sélectionné une série initiale d'enquêtes à l'aide de deux critères. Le premier est de nature juridique : ont été retenues dans une période de temps déterminée les enquêtes publiques instituées en vertu de dispositions législatives que nous citons dans le texte de cet article. Le second critère était de nature objectale : ont été choisies les enquêtes portant sur la délinquance alléguée de divers représentants des pouvoirs publics (la police, des fonctionnaires, des représentants élus, des membres du gouvernement). Ces deux critères convergent : les enquêtes instituées en vertu des lois que nous avons invoquées sont juridiquement des enquêtes qui sont instituées sur la corruption des pouvoirs publics. À ces critères initiaux, se sont ajoutés deux autres facteurs de sélection. Le premier a relevé de l'ordre de l'accessibilité de la documentation : nous avons dû exclure les enquêtes publiques qui ne s'étaient pas déroulées sur le territoire de la province de Québec ou qui n'impliquaient pas des résidents de cette province (la récolte de documents pertinents à une enquête sur la police de Vancouver, par exemple, aurait présenté de considérables difficultés). Reste un dernier critère, qui a déterminé le choix des enquêtes dont les modalités seraient effectivement analysées dans l'ouvrage que nous avons produit. Il s'est en effet vite avéré, dans les premiers stades de notre recherche, que seules les enquêtes qui avaient réussi, à travers l'attention que leur a portée les média d'information, à mobiliser l'opinion publique avaient eu quelqu'impact (le plus souvent, comme on le verra, de nature politique). Nous avons donc fait de la visibilité du processus de l'enquête — il arrive paradoxalement que la visibilité de certaines enquêtes, pourtant publiques, soit en réalité très faible — notre ultime critère de sélection. Il est à noter que la liste des enquêtes que nous avons constituée en appliquant ces critères est à toutes fins pratiques exhaustive : toutes les commissions d'enquête ayant eu quelque retombée sur l'opinion publique ont été retenues dans le cadre de notre travail (seules les commissions Keable et Mac Donald qui n'ont pas encore déposé leur rapport n'ont pu faire l'objet de nos analyses. Ces commissions portent toutes deux sur les opérations illégales de la Gendarmerie Royale du Canada. Leurs séances se poursuivent encore). Par souci de brièveté, nous ne nous rapporterons, pour présenter certains de nos résultats dans le cadre restreint de cet article, qu'à des enquêtes ayant porté sur des corps de police.

[2] Voir les Statuts Révisés du Canada, Ottawa, 1952, chapitre 154.

[3] Cette loi apparaît dans les Statuts Refondus de la province de Québec, éditions de 1941 et de 1952, chapitre 9.

[4] Cette loi figure dans les Statuts Refondus de la province de Québec, Québec 1909, article 5935 et suivants ; elle est également reproduite avec quelques amendements dans les Statuts Refondus de la province de Québec de 1941, au chapitre 214.

[5] Voir dans DORION, F., Enquête publique spéciale 1964, Rapport du commissaire, Ottawa, Imprimeur de la Reine, 1965, la recommandation finale.

[6] Il s'agit des enquêtes CANNON (1909), CODERRE (1924-1928) et CARON (1949-1954). Comme nous nous en expliquerons plus loin, nous avons choisi de nous intéresser au processus des enquêtes publiques dans son entier déploiement. C'est pourquoi les dates qui suivent le nom des enquêtes, qui reprend celui de leur président, renvoient à toute la période pendant laquelle s'est déroulé le processus de l'enquête. L'enquête Caron, pour prendre un exemple, a été réclamée en 1949, instituée en 1950 et le juge a déposé son rapport en 1954.

[7] L'expression "système" renvoie ici à deux choses distinctes. Elle fait d'abord référence à la récurrence d'un certain nombre de délits. Elle désigne cependant surtout le fait que les pratiques déviantes qui sont qualifiées de systématiques impliquent la commission de plusieurs infractions ou d'actes répréhensibles qui sont liés entre eux de manière à constituer un système. La tolérance de la prostitution, telle qu'on l'instaura pendant une époque à Montréal, consistait autant dans la réticence des tribunaux à imposer les sanctions prévues par la loi aux contrevenants, que dans l'avertissement lancé par la police aux tenanciers des maisons de débauche avant d'y effectuer une descente, dans la négligence délibérée de la police de produire le casier judiciaire des récidivistes lorsqu'ils comparaissaient devant la Cour, etc.

[8] Voici les références bibliographiques des rapports produits par ces enquêtes. Ces références sont données à l'exception de l'enquête Rainville (1894), dont le rapport ne fut pas rendu public. CANNON, L.J., Rapport sur l'administration de la ville de Montréal, Montréal, District judiciaire de la ville de Montréal (publié dans le journal La Presse, le 18 décembre 1909). CODERRE, L., Rapport d'enquête sur la police de Montréal, Montréal, jugement No 315 (publié dans le journal Le Devoir, le 14 mars 1925). CANNON, L., Rapport de la Commission royale sur la Sûreté provinciale et la Police des liqueurs dans le district de Montréal, Montréal, District judiciaire de Montréal. CARON, F., Rapport d'enquête sur la moralité, Montréal, Cour supérieure, jugement No. 3000 (publié en partie dans Le Devoir du 9 octobre 1954 et en totalité dans le supplément de l'édition du 16 octobre 1954 du Devoir).

[9] "The problem of corruption is neither new, nor confined to the police. Reports of prior investigations into police corruption, testimony taken by the Commission,  and  opinions  of informed persons both  within and without the Department make it abundantly clear that police corruption has been a problem for many years. Investigations have occurred on the average of once in twenty years since before the turn of the century, and yet conditions exposed by one investigation seem substantially unchanged when the next one makes its report", The Knapp Commission Report on Police Corruption, New York, George Braziller, 1954, pp. 4 et 5.

[10] Notons que l'enquête Caron constitue la dernière des grandes enquêtes publiques sur la police de Montréal. La cessation des activités du quartier réservé de Montréal a sonné le glas des enquêtes sur la police.

[11] Citons à cet égard ce texte du Devoir, l'un des journaux les plus influents de Montréal, paru au moment où le public commençait à prendre connaissance de l'affaire Munsinger : "L'affaire Munsinger résume à elle seule tous les malaises qui hantent le Canada. Ses conséquences sont incalculables : chute du gouvernement, destruction du Parlement, rupture définitive entre anglophones et francophones. À long terme, rien n'est à écarter. Aucune crise plus grave n'a ébranlé le Parlement depuis la crise de la conscription" (Le Devoir, 14 mars 1966, p. 1). Or, à peine quelques semaines après son avènement, le scandale lié à l'affaire Munsinger devait se dissiper si complètement qu'on en vint à oublier sa cause.

[12] On peut citer comme exemple de ce type d'enquête le Rapport du Comité canadien de la réforme pénale et correctionnelle (Ottawa, 1969, Roger Ouimet, président). Bien que les travaux d'un comité de ce genre ne soient pas officiellement désignés comme une enquête, il arrive souvent qu'on s'y réfère sous ce nom.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 7 novembre 2016 9:11
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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