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Collection « Les sciences sociales contemporaines »
Une édition électronique réalisée à partir du texte de Jean-Paul Brodeur, Jean-Paul Brodeur, “À propos d’une question de Fernand Dumont”. Un article publié dans l’ouvrage sous la direction de Claude Panaccio, Philosopher au Québec, pp. 49-72. Montréal : Les Éditions Bellarmin, 1976, 264 pp. Collection: L’univers de la philosophie, no 5. [Autorisation accordée par l'auteur le 25 janvier 2004]

Texte intégral de l'article
À propos d’une question de Fernand Dumont ”, par Jean-Paul Brodeur, criminologue (1976)


0. Le thème de ce colloque a été l'histoire de la pensée québécoise, du début du dix-neuvième siècle jusqu'à nos jours. Le colloque s'est terminé par une table ronde qui a tenté de répondre à une question formulée par Fernand Dumont. Cette question était la suivante: quel est le sens de cette reprise du passé de la pensée québécoise? C'est à répondre à cette question que s'emploieront les quelques réflexions qui vont suivre.


1. Il nous semble cependant qu'avant de répondre à cette question, il y ait lieu d'examiner ce que révèle le fait qu'on la pose. Soient, en effet, ces trois questions:

(a) Quel est le sens de la reprise de pensées antérieures?
(b) Quel est le sens d'une réflexion sur l'histoire de la pensée euro-péenne?
(c) Quel est le sens d'une réflexion sur l'histoire de la pensée qué-bécoise?


Réglons d'abord une ambiguïté sémantique: nous conviendrons d'interpréter la formule extrêmement vague «Quel est le sens de...?» comme signifiant quelque chose comme «Pourquoi entreprendre ...?» Nous aime-rions ensuite faire une seconde remarque: il est possible de répondre aux deux dernières questions sans aborder le problème très général qui estsoulevé par la première. On peut en effet interpréter ces deux dernières questions de façon strictement circonstanciée et ne pas traiter du problème philosophique des raisons que l'on peut invoquer pour légitimer la recherche historique en tant que telle. L'historien de la civilisation occidentale pourrait, par exemple, répondre de façon relativement circonstanciée à la question (b) en alléguant que la pensée appartient aux faits de civilisation les plus marquants et qu'ils sont à ce titre justiciables d'une histoire. De la même façon, un historien de la pensée allemande pourrait répondre à une formulation plus spécifiée de la question (b) que l'histoire de l'idéalisme allemand est une partie constitutive de l'histoire du peuple allemand et que par conséquent celui qui s'intéresse à celle-ci doit aussi se préoccuper de celle-là. Ces réponses, qui n'effleurent même pas la question radicale énoncée en (a), n'en sont pas moins parfaitement acceptables et légitimes et l'on s'en satisfait la plupart du temps sans invoquer la nécessité de poursuivre le débat à un niveau où Je radicalisme le dispute à l'abstraction. Le fondement de toutes les réponses que nous avons qualifiées de circonstanciées réside dans le postulat qu'une communauté doit s'intéresser non seulement à son histoire mais à toutes les dimensions qui la constituent. Étant l'expression d'un intérêt, il est douteux qu'un tel postulat puisse être fondé: il constitue plutôt une assise sur laquelle on édifie le reste.

Un fait pourrait sembler acquis: une réponse circonstanciée à des ques-tions du type de (b) ou (c) devrait paraître d'autant plus convaincante que les circonstances qu'elle allègue sont aussi celles qui définissent la place de la personne à qui cette réponse est proposée. Dit plus simplement, fonder la nécessité de faire l'histoire de la pensée allemande sur son appartenance à l'histoire générale du peuple allemand constitue une stratégie argumentative dont l'efficacité est maximale lorsqu'elle vise un destinataire allemand. Or, il semblerait que plusieurs des débats qui ont eu lieu pendant le colloque dussent nous amener à récuser ce fait ou, à tout le moins, à voir dans l'attitude d'une partie considérable des chercheurs québécois une exception à la règle que ce fait manifeste. La communauté scientifique québécoise paraît en effet le plus souvent toute prête à admettre une justification circonstanciée de la nécessité d'explorer l'histoire de la pensée dans la seule et Paradoxale mesure où les pensées examinées ne sont pas celles qui se sont élaborées au Québec. Dès le moment, par contre, où il est question de faire l'histoire de la pensée québécoise, il n'est aucune réponse, aussi élaborée qu'elle soit, qui argue à partir de notre situation particulière et qui parvienne à nous satisfaire: c'est alors le soleil narquois des questions radicales que nous sommes conviés à regarder en face, au risque d'en être irrémédiablement éblouis. Il est en effet saisissant de constater que lorsque nous discutons du sens d'une reprise historique de la pensée québécoise, nous exigeons qu'il nous soit fourni des raisons pour l'entreprendre qui soient suffisamment puissantes pour constituer une réponse à la question générale de la justification de la recherche historique comme telle. Non seulement ne portons-nous jamais la question à ce niveau de généralité lorsque nous faisons en toute bonne conscience nos thèses sur l'histoire de la pensée européenne, mais il est très douteux qu'à vouloir nous maintenir au niveau des interrogations radicales nous trouvions jamais les justifications demandées. Toute réponse que nous avons qualifiée de circonstanciée à la question de la légitimité d'une reprise historique de la pensée repose en son fond sur le postulat de l'intérêt d'une communauté pour tous les aspects de son histoire. Or ce postulat, nous l'avons reconnu comme ultime. C'est bien pour-quoi toute tentative de le dépasser est vouée à l'abstraction, sinon à la stérilité, et sa prise en charge par une communauté de chercheurs constitue davantage une mesure de leur aliénation que l'indice de leur rigueur. Il se pourrait donc que la question à laquelle nous tentons de répondre soit en réalité le masque d'une double aliénation. Un premier type d'aliénation se profilerait dans le traitement d'exception auquel on veut soumettre la question du sens ou celle de la légitimité d'une reprise historique de la pensée québécoise. Nullement embarrassés par la nécessité de rendre compte de nos travaux d'historiens lorsqu'ils ont pour objets des faits et des textes extérieurs à notre communauté, nous sommes soudainement transis par le scrupule dès qu'il s'agit d'entreprendre des recherches sur ce qui nous touche de plus près. Il n'est dès lors aucun paradoxe qui soit assez léger, ni aucun vertige assez complaisant, pour que notre circonspection renonce à s'y divertir.

Un second type d'aliénation réside dans ce travers dont sont affligés trop de nos chercheurs et qui constitue la caricature d'une exigence pourtant légitime de la recherche. Cette exigence a trouvé l'une de ses expressions les plus achevées dans le Ménon de Platon. Il est effectivement assuré qu'il n'est pas souhaitable d'entreprendre une recherche sans posséder au moins une idée approchée de ce que l'on tentera de découvrir. C'est cependant pervertir cette règle heuristique que d'exiger du chercheur qu'il puisse énoncer d'une manière parfaitement explicite la forme des résultats auxquels il espère parvenir, avant même qu'il ait commencé sa recherche. Il devrait tomber sous le sens qu'on ne doit pas réclamer d'une recherche qu'elle soit en possession de ses résultats avant même qu'elle n'ait été entreprise. C'est cependant la persistance voilée d'une telle exigence qu'il faut invoquer pour rendre compte de cette méconnaissance opiniâtre par la communauté des chercheurs québécois du caractère rigoureusement a posteriori des justifications de la recherche et des discours sur la méthode. Ce qui est exigé du chercheur au Québec et ce qu'il exige de lui-même avant qu'il ne se mette enfin à travailler le voue le plus souvent à l'enfoncement sur les préliminaires et à la stérilité. L'une des formes les plus meurtrières pour la recherche de ce second type d'aliénation que nous tentons de décrire est l'attribution d'une fonction prospective à la déduction logique, qui constitue au contraire essentiellement un processus abstrait et synchro-nique. Combien de projets de recherche extrêmement stimulants ont été la victime de ces calculs maladifs qui, à partir de l'énoncé encore incertain d'une hypothèse initiale, ont tenté de déduire toutes les modalités du déroulement du travail effectif de la recherche, la nature de ses résultats ainsi que les détails de leur exploitation, pour finalement conclure que la chose n'était pas intéressante !


2. Il ne suffit pas de reconnaître dans la question à laquelle nous tenterons de répondre le risque d'une aliénation. Il faut, pour conjurer ce risque, tenter de découvrir ce qui est à la racine de cette très nette résistance du milieu québécois à s'investir dans la constitution d'une généalogie de ses modes de pensée et de ses représentations. À cet égard, revenons un instant à la question du sens d'une reprise historique de la pensée européenne. L'une des raisons pour lesquelles l'opportunité d'effectuer une telle reprise est rarement mise en doute tient dans ce qu'il est relativement inhabituel de se rapporter à la pensée qui s'est élaborée en Europe sous le vocable étroit de «pensée européenne», qui assigne à cette pensée un lieu géographique parmi d'autres. Cette pensée est le plus souvent désignée de façon élargie comme la «pensée occidentale». Ainsi entendue, elle tend davantage à se confondre avec une certaine définition de l'homme qu'à constituer l'expression contingente d'une idéologie régionale. Aussi mineur, dès lors, que soit l'auteur du Moyen-Âge européen ou de la Renaissance dont la pensée fait l'objet d'une recherche, le chercheur est toujours au moins doublement légitimé d'en faire l'étude. La pensée de cet auteur est d'abord posée comme révélatrice d'une société ou d'un fragment de société. Mais ensuite et surtout, l'inscription de cette pensée dans le champ de la pensée occidentale lui confère une valeur exemplaire selon laquelle on reconnaît sa contribution - si mince soit-elle: il lui a suffi d'advenir pour avoir laissé une trace - à la formation de ce modèle d'un certain type d'humanité que constitue l'homme occidental. Le moindre balbutiement est amplifié jusqu'à prendre la résonance d'une idée lorsque l'on croit y percevoir un écho de la pensée occidentale; l'intérêt porté à ces rumeurs peut dès lors s'autoriser d'une attention à la nature de l'homme.

Il est important de bien remarquer que les textes dont on dit qu'ils appartiennent à l'histoire de la philosophie bénéficient d'une double inscription. C'est en effet cette bivalence qui permet que l'on assigne un double fondement à la nécessité de faire l'étude de ces textes. Comme nous l'avons affirmé plus haut, ces textes constituent en premier lieu, au niveau concret de l'histoire, un reflet des sociétés où ils ont été produits; on peut voir dans cette fonction de manifestation d'un certain nombre de processus sociaux concrets la valeur effective ou réelle de ces textes. Au plan idéal, en outre, ces textes contribuent à produire cet archétype qui a pour nom l'homme occidental; nous désignerons ce second aspect du travail des textes comme étant leur valeur exemplaire, dont l'une des espèces est constituée par la valeur de vérité. Si un texte ne peut manquer d'avoir à un niveau ou à un autre une valeur effective, ce ne sont pas tous les textes qui sont investis par un consensus social d'une valeur exemplaire.

Les colonies de l'Occident européen appartiennent-elles au monde occidental? Si l'on entend par cette dernière expression plutôt un ensemble de représentations qu'un ensemble de choses, nous sommes contraints de reconnaître que la part de la colonie n'y est perçue que sous l'espèce de la subordination. Puisqu'il ne fait, au mieux, que reproduire le texte de la métropole, le texte colonial se trouve dépossédé de ses titres à contribuer de façon originale à la formation des archétypes. Il est, en conséquence, destitué de toute valeur exemplaire. Mais par là est aussi retirée à son étude celle de ses justifications qui est dans la correspondance la plus étroite avec les finalités intrinsèques du projet théorique - la production de paradigmes et le souci du vrai. Puisqu'elle est dessaisie de toute valeur exemplaire ou paradigmatique qui la ferait déborder le cadre où elle a été produite, on ne reconnaît dès lors plus à la pensée québécoise que sa valeur effective de reflet ou d'indice d'une réalité sociale et elle est constamment rabattue sur la société dont elle serait l'une des expressions au lieu d'être profilée dans l'horizon plus ample des pensées où s'élaborent des modèles d'humanité et où se manifeste le souci du vrai. À moins de prendre le parti dogmatique et irresponsable de faire la science pour la science, le seul type de justification que l'on peut, par la suite, invoquer pour légitimer l'intérêt d'entreprendre une histoire de la pensée québécoise consiste en conséquence à concevoir cette entreprise sous la forme d'une tâche politique. Seules les requêtes concrètes d'un projet politique pourraient sembler légitimer que l'on consacre un temps par ailleurs précieux à examiner des pensées dont l'unique intérêt réside en ce qu'elles manifestent certains des traits d'une communauté dont il y a profit à connaître les racines puisqu'on désire en infléchir la destinée. Or, pour des raisons à la fois plus nombreuses et plus complexes que les banalités bien-pensantes qui tiennent lieu d'analyses sur ce sujet, le projet théorique répugne à se produire dans le cadre fortement circonscrit d'une tâche politique. Puisqu'il doit en effet renoncer à se produire devant un auditoire universel, l'une de ses motivations les plus profondes lui échappe et rien ne l'assure en outre qu'il conservera dans un tel cadre sa spécificité. Nous sommes portés à voir dans cette répugnance à fusionner le projet théorique et la tâche politique la racine de la résistance des milieux universitaires à se pencher sur le passé de la:pensée québécoise, ainsi que la source de ce traitement des questions préalables à la réalisation d'une histoire de la pensée québécoise qui semblent ne pas avoir d'autre but que celui de différer cette réalisation. Bien plus, si cette hypothèse s'avérait juste, elle pourrait aussi jeter un peu de lumière sur les sources de cette conscience malheureuse qui semble être le lot des intellectuels québécois. Bien que les positions théoriques que nous nous efforçons de défendre réclament, souvent avec vivacité, une articulation étroite de la théorie sur la pratique, nous sommes hésitants à entreprendre la plus urgente des tâches qui réclament notre attention. Or cette hésitation tient précisément à ce que nous ne pouvons adjoindre aux raisons d'ordre pratique ou politique d'accomplir cette tâche une motivation et des enjeux théoriques qui nous satisfassent. D'où l'inconfort d'une situation où notre pratique d'intellectuel ou d'universitaire est aliénée aux exigences qui découlent de nos positions idéologiques sur la fonction de la théorie.


3. Il est deux conclusions qui nous semblent devoir être tirées des discussions précédentes. La première de ces conclusions est qu'il n'est pas souhaitable de s'interroger sur la nature et le sens de la recherche historique en elle-même pour trouver un sens à nos recherches sur l'histoire de la pensée québécoise. Cette façon d'aborder la question n'est propre qu'à engendrer la stupeur. Elle manifeste en outre le vice secret du colonisé qui est de faire de sa méfiance envers tout ce qui est issu de lui la juste punition d'un acquiescement aux valeurs du colon, dont il s'accuse mais dont il ne parvient pas à se départir. La seconde de nos conclusions est qu'il n'est pas suffisant d'arguer à partir des fonctions politiques ou sociales de la recherche au sein d'une collectivité pour motiver les chercheurs à s'investir dans une histoire de la pensée québécoise. Une recherche qui est contrainte de choisir d'être utile à défaut d'ambitionner d'être vraie en conçoit toujours quelque remords. Les propositions qu'énoncera l'historien seront évidemment susceptibles de vérité mais la vérité ou l'intérêt théorique des discours dont il rend compte seront suspendus ou reconnus comme minimaux. Or un mépris pour la nature de ses objets n'est pas propre à stimuler une recherche. C'est pourquoi nous devrons nous efforcer d'examiner s'il n'existerait pas quelque enjeu théorique d'importance qui pourrait motiver l'initiation et la poursuite de recherches sur l'histoire de la pensée québécoise.

La suite de cet article comportera en conséquence deux parties. Dans une première partie, nous tenterons d'apporter une réponse à notre question initiale - pourquoi faire l'histoire de la pensée québécoise? - en invoquant une série de raisons qui relèvent de l'insertion sociale de la recherche et des services qu'elle doit rendre à la collectivité. Dans une dernière partie, nous nous arrêterons davantage sur certains des enjeux théoriques qui nous semblent impliqués par des recherches sur la pensée québécoise. Il va de soi que nous espérons ne pas être exhaustif dans l'énoncé des raisons et des enjeux qui pourraient déterminer l'élaboration de projets de recherche dont nous souhaitons l'avènement. À chacun d'en trouver d'autres.


4. Eu égard aux motivations qui relèvent d'une insertion sociale de la recherche, nous énoncerons deux types de propositions. Nous regrouperons en un même alinéa tout un ensemble de raisons dont le dénominateur commun est qu'elles sont fréquemment invoquées. La fréquence d’occurrence de ces raisons n'étant pas nécessairement une indication de leur banalité, nous les reprendrons à notre compte, sans toutefois nous arrêter trop longuement à en faire l'analyse. Nous alléguerons dans un second groupe de remarques une raison qui est moins souvent invoquée mais dont l'évidence nous est apparue au cours des débats qui ont animé le colloque de Trois-Rivières.

4.1 - Il est trois types de raisons de recourir à l'histoire de la pensée qui sont fréquemment invoquées. Soulignons le fait, avant d'énoncer ces raisons, que chacune constitue davantage un type de raison qu'une raison unique. Chacune de nos formulations est donc susceptible de diverses modalisations.

Premier type de raison: Un premier type de raison fait valoir les valeurs de rectification et d'information de la recherche historique par rapport à une pratique de changement qui veut infléchir le présent. Deux positions, qui sont de sens commun, sont à la source de la formulation de ce genre de raison. La première de ces positions est que la connaissance de l'idéologie, des inhibitions et des habitudes de pensée d'une collectivité est nécessaire à l'établissement d'une stratégie de changement qui ambitionne d'être efficace. La seconde des prises de position auxquelles nous nous référons a reçu son expression définitive dans la formule de Toynbee selon laquelle une collectivité qui ne prend pas connaissance de son passé est vouée à le répéter. Il est intéressant de rapporter à cet égard une expérience que nous avons faite en présentant notre communication au colloque de Trois-Rivières. Nous avons lu devant l'auditoire le texte d'un tract électoral imprimé par le Parti Communiste québécois au début des années trente à l'occasion d'une élection provinciale au Québec. De façon assez retorse cependant, nous avons pris soin de substituer, au cours de cette lecture, chaque fois que revenait l'expression «le Parti Libéral» dans le texte original du tract, l'expression «le Parti Québécois». Non seulement tout le monde a-t-il été dupe du subterfuge croyant reconnaître la critique marxiste qui est faite de nos jours du Parti Québécois, mais plusieurs auditeurs m'ont affirmé, par la suite, avoir eu l'assurance que le texte que je lisais était extrait d'une revue «engagée» au lieu d'être celui d'un tract électoral destiné à influencer la masse des électeurs. Cette petite expérience illustre assez bien l'aphorisme de Toynbee. Il reste ou bien à déplorer l'aspect rituel de certaines critiques ou bien à être navré de la stagnation d'une réalité sociale qui évolue trop peu pour que l'on s'aperçoive qu'une critique de ses partis politiques formulée il y a plus de quarante ans est maintenant devenue anachronique.

Second type de raison: Les deux prochains types de raison sont relativement opposés l'un à l'autre. On peut, dans le cas où l'on s'estime prisonnier d'un passé que l'on ne parvient pas à dépasser, attribuer à l'histoire une fonction cathartique ou encore une fonction de liquidation. Une telle fonction de liquidation peut prendre une importance considérable dans une société qui, comme la société québécoise, voit dans son impuissance à désigner de vive voix tout ce qui l'opprime, l'une des sources de l'impasse historique où elle paraît de façon croissante s'engager. L'énonce historique est ainsi investi d'une double puissance: dans la mesure où il est porteur d'un contenu, il nous instruit; dans la mesure où sa production constitue un acte qui a une signification prégnante, il nous libère. On peut ranger sous ce type de raison ce à quoi on réfère par les termes de démythification ou de démystification.

Troisième type de raison: Ce troisième constitue la version positive du type précédent de raison. On peut, si l'on reconnaît dans le passé des valeurs qui semblent mériter d'être sauvegardées, assigner à l'histoire de la pensée la fonction de contribuer à constituer l'identité d'une collectivité qui est encore à la recherche de sa figure. Loin de constituer l'objet d'une liquidation, le passé devient alors partie prenante dans la constitution d'une personnalité collective. On aurait cependant tort de conclure de cette opposition, dont on peut rendre compte d'une façon théorique, qu'il est impossible pour un même individu ou pour une même collectivité d'attribuer simultanément ces deux fonctions à une histoire de la pensée. On manquerait alors ce qui constitue la spécificité même de la relation de la communauté québécoise à ce qu'elle présume être son histoire, à savoir son ambivalence. Les deux termes de cette ambivalence peuvent d'ailleurs composer entre eux: comme le démontre toute une production littéraire récente, lorsque sa recherche d'identité se fait suffisamment pressante, une collectivité peut recourir à l'ultime expédient de ne se reconnaître que dans tout ce qui a contribué et qui contribue encore à l'aliéner. Le pari d'une telle identification par le bas est qu'elle provoquera plutôt une révolte qu'une démoralisation. Rien n'assure qu'un tel pari peut être gagné.

On peut systématiser de la façon suivante les trois premiers types de raison que nous venons brièvement de présenter. Le premier type de raison aborde l'énoncé historique par le biais de son contenu et de sa valeur d'information. Les deux premiers types de raison s'articulent sur la valeur d'acte de l'énoncé historique. Cet acte peut alors être conçu sous l'espèce de la dénonciation, dans la mesure où l'on estime que le passé auquel il réfère doit être liquidé. On peut en second lieu reconnaître à cet acte la vocation de constituer une identification. Le passé auquel il réfère est dans ce cas perçu de façon plus positive.


4.2 - L'une des caractéristiques des justifications qui ont été jusqu'ici présentées est qu'elles s'énoncent dans la foulée d'une évaluation de ce que l'on estime être notre passé. Cette perspective axiologique est explicite dans le cas des deux derniers types de raison que nous avons jusqu'ici présentés; elle est impliquée par le premier type de justification qui se réfère à une stratégie de changement. La présence de cette perspective axiologique appelle plusieurs commentaires.

On peut d'abord trouver relativement inattendu que l'on légitime le projet de connaître divers aspects de notre passé en ayant recours à des évaluations positives ou négatives de ce passé. Qu'on y pense, si notre recherche d'une motivation pour entreprendre des recherches sur l'histoire de la pensée québécoise se fonde elle-même sur notre désir que de telles recherches soient poursuivies, la raison n'en peut être que ces recherches n'existent pas encore de façon suffisante. Or là où la recherche est absente, la connaissance l'est aussi. Comment dès lors fonder un projet de connaître sur un jugement de valeur qui ne peut même pas s'autoriser d'une connaissance de ce qu'il évalue.

À cette remarque peut s'en ajouter une autre qui est de plus grande conséquence. L'un des postulats avec lequel ce texte a jusqu'ici opéré est qu'une expression comme «le passé» se référait pour nous à quelque chose de déterminé. Or l'une des choses qui se sont progressivement révélées à nous pendant les discussions qui ont eu lieu pendant le colloque de Trois-Rivières, est que la présence d'un motif axiologique dans le discours québécois sur le passé de notre collectivité avait pour effet d'estomper complètement les lignes par lesquelles les différents moments du temps se démarquent les uns des autres. La communication de Marc Chabot sur les discours qui se sont tenus, au Québec, sur la tradition est à cet égard révélatrice. Lorsqu'un homme com-me Monseigneur Paquet évalue de façon positive la tradition comme étant grosse de valeurs auxquelles il convient de retourner, il est tout à fait saisissant de constater que toute la métaphorie qu'il utilise pour caractériser ce qui est révolu est bien davantage idoine à décrire les commencements. On se reportera à cet égard aux textes que cite Marc Chabot et où les termes comme ceux de sève ou de semence articulent tout un champ de métaphores. Si, contrairement à Monseigneur Paquet, on a tendance à voir dans la tradition quelque chose qui nous opprime et dont nous ne sommes pas sortis, ce n'est plus alors, comme dans le cas précédent, avec les traits du futur que le passé sera décrit mais avec les caractéristiques d'un présent qui s'éternise. Dans ces deux cas la présence d'une approche axiologique empêche que le passé soit reconnu pour ce qu'il est. Les trois moments du temps - le passé, le présent et le futur - étant étroitement solidaires, c'est toute notre chronologie qui devient incertaine dès le moment où ce qui nous est antérieur est confondu avec ce qui nous est contemporain ou avec ce qui nous suivra. Nous croyons donc que le premier et le plus fondamental des services que peut rendre le développement de la recherche historique au Québec est de doter la collectivité québécoise d'une chronologie véridique et d'une perception du temps qui ne soit pas vouée à l'errance. La capacité de s'orienter de façon précise dans le temps est une condition absolue de la conscience que peut prendre une société d'elle-même. C'est en s'efforçant de conférer a ce qui nous a précédé la forme du passé que la recherche historique parviendra à nous octroyer une chronologie rigoureuse. En faisant l'objet d'un savoir objectif, ce qui nous est antérieur pourra à la fois être soustrait au jugement de valeur qui pervertit notre conscience du temps et être produit de façon irrémédiable comme ce qui sera enfin reconnu comme étant notre passé. Que le passé ait non moins besoin que le futur d'être produit constitue l'un des fondements les Plus solides de la nécessité d'entreprendre des recherches nourries sur les origines de la pensée québécoise.


5. - Les enjeux théoriques dont nous parlerons sont au nombre de trois. Le premier de ces enjeux appartient autant au type de raison précédemment invoqué qu'à ce que l'on pourrait désigner comme étant un enjeu de nature théorique. Les deux autres enjeux que nous invoquerons, nous tenons à le déclarer d'emblée, ne sont pas propres à susciter l'intérêt de tout chercheur. Ils devraient s'imposer davantage à l'attention de ceux qui pratiquent un certain type de philosophie et dont les intérêts pour l'analyse du discours sont manifestes. Nous avons jugé préférable de ne pas nous aventurer à proposer des enjeux théoriques à des chercheurs qui travaillent dans des disciplines dont nous ne possédons pas la maîtrise.


5.1 - Si l'on accorde, à la suite des pages précédentes, qu'une collectivité doit manifester un intérêt pratique pour l'histoire de ses penseurs, il devient relativement aisé de montrer que cette histoire ne peut pas au Québec s'écrire d'une façon naïve et qu'elle doit au contraire être prise en charge par des chercheurs rompus aux diverses techniques de l'exégèse. Voici pourquoi. Que l'on se reporte aux divers textes qui constituent le présent ouvrage et qui, pour la plupart, ont été lus à Trois-Rivières. On peut y faire une double découverte. D'abord, qu'il est très rare que les discours dont ces textes constituent l'analyse se révèlent conformes au contenu de l'étiquette que l'on a accoutumé de leur accoler. Ceci n'est pas seulement vrai au niveau d'une taxinomie intuitive de ces textes mais se vérifie aussi de plusieurs des expressions qui y apparaissent et dont le sens se trouve profondément modifié lorsqu'elles sont employées dans un tel contexte. André Vachet nous a ainsi montre que ce qui s'est ici désigné comme libéralisme n'avait qu'un rapport éloigné avec le sens originaire de cette idéologie. De la même façon, Nadia Eid nous a révélé à quel point était complexe la réalité sociale qui se profilait derrière la querelle de l'ultramontanisme et qui lui donnait tout son sens. La seconde des découvertes que nous sommes conviés à faire à la lecture de ces textes est le rapport immédiat des discours qu'ils nous présentent avec divers types de pratiques sociales qu'ils ont pour fin de légitimer ou de réduire. On relira à cet égard le texte de Louise Marcil-Lacoste. Nous devons retenir de ces remarques que la caractéristique propre à tous ces discours est qu'ils ont été soumis à la fois par leurs auteurs et par l'épaisseur du temps à un processus de sur-codage. Le corrélatif de ce sur-codage est la nécessité d'une interprétation ou d'un décodage averti, qui s'autorise de la rigueur de méthodes d'analyses du discours dont les principes soient explicites. Cette tâche d'interpréter revient de droit et de fait à la communauté des chercheurs. C'est là le prototype même du service que cette communauté peut rendre à la société. L'aspect polynivelé du discours par lequel s'est exprimé la pensée québécoise accentue l'intérêt théorique de procéder à son analyse. La part de la pratique dans l'explication du fonctionnement de ce sur-codage assure en outre que les résultats de l'interprétation de ces discours ne seront pas dénués de pertinence sociale.

Il n'est pas, croyons-nous, de corpus où le travail d'un sur-codage soit plus apparent que dans le cas de ce qui s'est donné pour du thomisme. Un malentendu persistant consiste à nous faire croire que le thomisme québécois constitue un champ de pensée homogène qui reçoit son unité de ce que tous ceux qui l'ont habité ont été fidèles à la pensée de Saint-Thomas. Or il n'est pas une seule des notions que l'on utilise pour caractériser le thomisme québécois qui ne doive être déconstruite, à commencer par la notion de fidélité qui ne possède pas la moindre parcelle de sens lorsqu'elle désigne la relation d'un ensemble de penseurs ou d'idéologues à un corpus d'écriture aussi considérable que l'œuvre de Thomas d'Aquin. Il n'est rien qu'une oeuvre d'une telle ampleur et d'une telle diversité ne puisse être appelé à légitimer. Nous avons dans d'autres textes donné des exemples du genre de pratique que les écrits de Saint-Thomas ont été conviés à justifier. Par exemple, l'antisémitisme (Benoît Mailloux dans la publication d'une conférence ou d'un sermon intitulé «Saint-Thomas et les Juifs»). Par exemple, la chasse aux sorcières, à l'époque de la guerre froide (Charles de Koninck, dans un texte qui apparaît dans le rapport de la Commission Massey sur «L'état des Arts et des Lettres au Canada»). On nous a déjà répliqué que le premier de ces auteurs était marginal, - bien qu'il fût préfet des études au collège des Dominicains d'Ottawa, - que le second n'était guère représentatif de la communauté québécoise. Mais que nous dira-t-on lorsque nous ferons valoir que le dernier chapitre de la très aristotélienne philosophie du langage du Père Lachance est consacré à exalter les mérites du bilinguisme? Le but poursuivi, en citant ce dernier exemple, n'est évidemment pas de montrer que le Père Lachance fut un idéologue de service - il ne le fut pas - mais de continuer à miner cette croyance terriblement naïve selon laquelle le thomisme québécois eut d'abord pour fin de propager la pensée de Saint-Thomas. Nous reviendrons sur ce sujet.


5.2 L'exemple du thomisme nous servira encore à illustrer les deux enjeux théoriques qu'il nous reste à proposer. Nous commencerons par faire un aveu. Quoi qu'il en soit des pièges d'une étiquette comme le thomisme, il n'est pas probable qu'en nous livrant à des recherches sur l'histoire de la pensée québécoise nous découvrirons un livre de génie oublié sur les rayons de la bibliothèque d'un séminaire. Comment dès lors justifier l'intérêt théorique d'étudier des pensées qui en comportent peut-être assez peu en elles-mêmes? Cette objection, qui aurait été formidable il y a quelques décades, peut être retournée avec assez d'aisance si l'on prend la peine d'évoquer le type de travaux qui, de façon croissante, commencent à solliciter l'industrie de ceux qui se livrent à l'analyse des discours.

Il semble en effet que l'on se soit décidé à étendre à la théorie des discours la critique du substantialisme qui s'est d'abord élaborée au niveau des sciences naturelles. La recherche devra dorénavant porter plus d'attention - ou autant - à l'analyse des divers processus et réseaux par lesquels le sens se produit qu'à la description d'une signification du discours qui serait parée des prédicats définissant une substance notionnelle et dont la lettre du texte serait le support permanent. Il est dès lors prévisible qu'une partie de l'importance que l'on accordait auparavant à faire l'exégèse des grands textes se reportera sur la découverte des règles selon lesquelles ces textes se transforment en circulant à travers de multiples relais. Cette circulation des textes peut être conçue de deux façons. Étendue sur axe horizontal, elle apparaît sous les traits d'un commerce entre divers réseaux textuels dont l'étude sera abordée en considérant de façon simultanée une matrice textuelle - un texte influent - et une partie de ses relais. Les modalités de fonctionnement de ces derniers constitueront alors un enjeu théorique peut-être aussi important que pouvait l'être l'ancienne exégèse. Considérée selon un plan vertical, la production du sens apparaîtra comme une relation entre un texte ou un ensemble de textes et les pressions qui sont exercées Par un contexte social. En plus de s'exercer sur le texte originel, ces pressions ne manquent pas de s'exercer aussi sur ses réseaux d'exégèse - ses points de relais - et de les déterminer à infléchir le sens d'un texte dans une direction requise.

S'il est, comme nous l'avons admis, peu de chance pour que nous trouvions dans l'histoire de la pensée québécoise un penseur assez puissant pour constituer le point d'amorce d'une chaîne d'interprétants, il nous est permis de croire que le type de philosophie ou de théorie qui s'est élaboré chez nous constitue un exemple achevé de ce que nous nommerons un point de relais d'une production textuelle originale. Or, encore une fois, si les remarques précédentes comportent une part de vérité, l'étude du travail accompli par ces points de relais des textes peut comporter un enjeu théorique d'une importance considérable à la condition que l'on arrive à produire la conceptualité adéquate pour le décrire. Les deux éléments qui constituent la circulation des textes - la présence d'un point de relais textuel et sa relation avec une pratique sociale qui lui fournit ses orientations - existent à l'état paradigmatique dans l'histoire de la pensée québécoise. Il est dès lors tout un ensemble de notions qui sont véhiculées par la pensée naïve qu'il nous appartient de faire accéder à un statut théorique; on peut citer parmi ces notions celles d'influence, de fidélité a une pensée, d'interprétation, de reprise, de déformation, de modernisation et d'application d'une pensée ancienne à la résolution de problèmes contemporains. Il est évidemment encore beaucoup d'autres concepts, que nous n'avons pas cités, et qui devront faire l'objet d'une reprise critique. Nous sommes persuadé qu'une problématique qui prendrait pour objet la diffusion et la transformation des textes comporterait un intérêt théorique aussi soutenu que la vieille exégèse.

Il nous serait facile de montrer, à cet égard, que le lien du texte de philosophie ou du texte de science humaine avec ses divers réseaux de diffusion n'est en rien adventice mais qu'il est une partie constituante de la définition de ces textes. Chaim. Perelman se réfère souvent dans son oeuvre à un article où le sociologue français Eugène Dupréel tente de nous fournir une caractérisation du texte de philosophie ou de science humaine. Ce genre de texte utilise, selon Dupréel, dont les idées méritent d'être retenues, des notions vagues. Cette dernière expression ne doit pas être entendue en un sens péjoratif: une notion vague, au sens technique de ce terme, est une notion qui n'est pas susceptible d'être répétée sans être modifiée; toute reprise de ces notions en assure la transformation. Si tel est le cas, c'est l'idée même d'exégèse qui devient problématique puisqu'il n'est pas de discours sur le texte de philosophie qui n'en soit une nouvelle production. Le texte d'origine perd alors son privilège, le concept même du texte d'origine s'avérant relativement contradictoire - il a le même statut que le noumène kantien. L'histoire des idées doit en conséquence rompre la fascination exercée par l'originel pour aborder de façon conjointe l'histoire des textes et de leurs réseaux de production-diffusion. Les concepts et les méthodes d'une telle approche restent encore à être élaborés.


5.3 Nous avons volontairement omis de la liste précédente de concepts qui se rapportent à l'intertextualité et qui devront faire l'objet d'une reprise critique le plus important de ces concepts. Une analyse approfondie de ce concept, de même qu'une sémiotique de son fonctionnement textuel, constituent en effet, pour nous, un enjeu théorique à elles seules. La notion à laquelle nous nous référons a reçu plusieurs noms: on la désigne indifféremment par les termes d'orthodoxie, de dogmatisme ou de conformisme. L'exemple québécois du phénomène qui est visé par ces termes est le thomisme et, à un moindre degré et seulement si la tendance s'accentuait, un marxisme ritualisé. Le thomisme constitue l'un des corpus les plus intéressants qui se puissent trouver pour faire l'analyse des diverses caractéristiques de ce que l'on s'accordera pour désigner comme une orthodoxie. Comme nous l'avons dit précédemment, il n'est pas une seule des notions que l'on utilise pour caractériser le thomisme québécois qui ne doive faire l'objet de sérieux rajustements. Donnons à cet égard un exemple. Le phénomène d'orthodoxie peut être, au regard d'une pensée intuitive, doublement caractérisé. En lui-même, un rapport d'orthodoxie idéologique ou théorique peut être décrit comme un acquiescement relative-ment inconditionnel à un certain nombre de thèses qui sont constamment reprises. Si un tel rapport implique plusieurs personnes qui affirment être fidèles à une même doctrine, une orthodoxie peut alors être définie comme un certain consensus fait autour d'un ensemble de thèses et de propositions. Ce consensus implique que ceux qui y participent partagent les mêmes positions. Eu égard à cette seconde caractéristique d'une orthodoxie, les exemples que nous avons déjà donnés d'ouvrages réputés thomistes laissent entendre qu'une très grande diversité de positions, souvent divergentes et énoncées à l'occasion de problèmes extrêmement différents, se sont formulées sous le vocable de thomisme. Le degré de parenté de ces positions est la plupart du temps fort ténu. Pour ce qui est de la première et de la plus importante des propriétés par lesquelles une orthodoxie se définit, qu'il nous soit permis d'énoncer une hypothèse: l'institutionnalisation du devoir de fidélité à une doctrine - soit par une encyclique papale ou par une directive d'un parti - a pour effet principal de substituer à sa valeur de signifiance une valeur d'instrumentalité. Qu'on se réfère à cet égard à certains textes maoïstes qui, de façon extrêmement symptomatique, nous proposent de remplacer l'expression «la pensée de Mao-tsé-toung» par celle de «la pensée-mao-tsé-toung», accentuant par là la valeur de chose ou la valeur d'instrument de cette pensée. Or une pensée dont on fait, au sens fort, un outil se trouve radicalement vidée de sa signification. Pour avoir un contenu ou une signification, une pensée doit se manifester sous les traits du signe qui est essentiellement une entité à deux faces. L'une de ces faces constitue un fait mondain doué d'une certaine matérialité - ce qu'on a appelé la partie signifiante du signe (le signifiant) - et l'autre participe de la nature d'une notion. Le propre d'un instrument ou d'un outil est, au contraire, d'appartenir tout entier à la catégorie du fait mondain. Cette différence entre le signe et l'instrument peut être manifestée de plusieurs façons. Par exemple, par le prédicat d'ambiguïté. Entité dont l'une des faces est absente, le signe peut être ambigu; il ne fait même pas sens de dire d'un instrument qu'il est ambigu (lorsque l'on dit que le mode d'emploi d'un instrument est ambigu, on veut signifier que l'ensemble des propositions qui décrivent ce mode d'emploi ne sont pas claires). Si telle est la différence entre le signe et l'instrument et si l'institutionnalisation d'une doctrine a pour conséquence de la vider de son contenu en lui octroyant le statut d'un instrument, il s'ensuit qu'il est dans ce cas proprement absurde de vouloir établir un rapport d'ordre sémantique entre un corpus-instrument et un ensemble de commentaires, de gloses et de reprises qui en répéteraient le sens. Une doctrine dont la vérité a été institutionnalisée n'est pas quelque chose à quoi l'on est fidèle mais quelque chose dont on se sert.

Les remarques qui précèdent ne sont que des hypothèses qui devraient s'appuyer sur des recherches nombreuses. Nous ne les avons brièvement énoncées que pour faire saillir les enjeux théoriques qui sont impliqués par cette notion de conformisme ou d'orthodoxie. À quoi reconnaît-on une orthodoxie? Quels sont ses traits sémiotiques? Ce qui vaut d'une orthodoxie peut-il être étendu à d'autres types d'orthodoxie. Toutes ces questions nous semblent d'une actualité manifeste et comportent, à n'en pas douter, des enjeux théoriques importants. Or, nous possédons d'abondance la matière textuelle à propos de laquelle ces questions peuvent être posées de façon rigoureuse et positive. Pourquoi tarderions-nous alors à tenter de les résoudre?

Nous espérons que les quelques remarques contenues dans les pages qui précèdent serviront à convaincre quelques-uns de l'intérêt de poursuivre des recherches sur ces questions à l'occasion d'une reprise de l'histoire de la pensée québécoise.

Jean-Paul Brodeur
Université du Québec à Montréal

Fin du texte.


Retour au texte de l'auteur: Dernière mise à jour de cette page le Vendredi 20 août 2004 14:10
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
 



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