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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Jean-Paul Brodeur, “En être ou ne pas en être: telle n’est pas la question.” In Le renseignement. État de droit, raisons d’État. Les usages du secret. LES CAHIERS DE LA SÉCURITÉ INTÉRIEURE, no 30, 4e trimestre 1997, pp. 155-184. Paris : Institut des Hautes Études de la Sécurité et de la Justice. [Autorisation de l’auteur accordée par Jean-Paul Brodeur le 21 septembre 2009 de diffuser toutes ses publications en libre accès dans Les Classiques des sciences sociales.]

[155]

Jean-Paul Brodeur

criminologue, professeur agrégé, École de criminologie
Université de Montréal

En être ou ne pas en être:
telle n’est pas la question
.”

In Le renseignement. État de droit, raisons d’État. Les usages du secret. LES CAHIERS DE LA SÉCURITÉ INTÉRIEURE, no 30, 4e trimestre 1997, pp. 155-184. Paris : Institut des Hautes Études de la Sécurité et de la Justice.

Introduction [155]
LA CRÉATION DU SERVICE CANADIEN DE RENSEIGNEMENT DE SÉCURITÉ [157]

Les origines de la réforme : le GRC (Service de sécurité de la gendarmerie royale du Canada) [158]
Les étapes de la réforme : d'un organisme « verrouillé » à un organisme civil [160]

UNE EXPÉRIENCE DE TERRAIN RÉVÉLATRICE [162]

La conception de l'atelier [162]
La thématique de l'atelier [164]
La défection du SCRS [165]
La signification de l'incident [167]
L'exclusion rituelle [167]
De l'inutilité d'un avis consultatif [168]
Le pronostic à rebours [169]
Le refoulement d'un débat public [170]

Le caractère exemplaire du cas examiné [171]

LES COMMISSIONS DE CONTRÔLE [173]

Le Comité de surveillance des activités de renseignement de sécurité (CSARS) [173]
Le comité parlementaire [174]
Le Bureau d'appréciation du renseignement [176]
Les besoins futurs [177]
La notion de secret [179]
Références bibliographiques [180]
Appendice 1. Atelier sur l'analyse et l'appréciation du renseignement [182]


Par la multiplication de dispositifs de contrôle internes et externes de ses activités de renseignement, le Canada est souvent cité au tableau d'honneur des nations les plus démocratiques.

Quelle est pour autant l’efficacité réelle de ces organes de régulation ?

Revenant sur un épisode qui l'a directement opposé au service de renseignement canadien, l'auteur rappelle les difficultés concrètes de l'exercice de la transparence face à des institutions dont les principaux traits constitutifs sont l'opacité et l'isolationnisme. Il souligne les limites actuelles du contrôle et préconise plusieurs solutions pour les dépasser.

INTRODUCTION

Il est plusieurs façons d'apprécier le degré d'ouverture d'un appareil d'État sur l'extérieur (soit sur les élus, la communauté scientifique ou la société civile). L'une de ces façons est de mesurer l'ampleur des écrits et des travaux qui portent sur cette institution. Par écrits et travaux, nous ne nous referons pas ici seulement aux publications de nature scientifique mais également aux travaux des commissions parlementaires, des commissions d'enquête gouvernementales, aux mémoires émanant d'organisations et de groupes œuvrant au sein de la société civile, aux imprimés et aux émissions de la presse électronique.

Jaugés à cette aune, les services de renseignement de pays comme le Canada, les États-Unis, l'Australie et, à un moindre degré, le Royaume-Uni, font preuve d'une ouverture sur l'extérieur relativement plus grande que les services secrets des nations du continent européen. Le Canada, qui depuis la fin de la décennie 1970 suit les activités de ses services de renseignement avec une attention incessante, a déployé toute la panoplie des moyens disponibles pour réclamer une plus grande ouverture de ses services de renseignement et, au [156] besoin, pour en forcer la porte (on citera, parmi plusieurs documents gouvernementaux : Canada, 1969 et 1981 ; Québec, 1981 ; Ontario, 1980). II en va de même pour les États-Unis et l'Australie. Au Royaume-Uni, The Official Secret Act (loi sur les secrets officiels) demeure un instrument très efficace pour soustraire les services britanniques de renseignement à un examen externe. Toutefois, ce pays demeure l'un des foyers les plus actifs de recherche sur les services de renseignement, la plupart des revues savantes (publiées en Grande-Bretagne par la maison d'édition Frank Cass) [1] portant sur le renseignement de sécurité.

Le secret qui pèse sur les services de renseignement des pays du continent européen est plus dense. En France, par exemple, on trouve sur ce type de service des travaux historiques de nature et de qualité très diverses (par exemple, Faligot et Krop, 1985) et la série des mémoires d'anciens agents et responsables au sein des services de renseignement, qui choisissent parmi leurs souvenirs ceux qu'il leur est licite ou avantageux de rendre publics (Barril, 1984 ; Beau, 1989 ; Harstrich, 1991 ; Marenches, 1986 ; Marion, 1991). À cet égard, on doit faire une place spéciale aux travaux de l'Amiral Lacoste qui, en plus de publier sur les services français de renseignement à partir de sa propre expérience, tente également de susciter une réflexion critique indépendante sur ces organismes (LACOSTE, 1997). Nous ne dirons rien du cortège attendu des ouvrages qui frôlent l'anecdote en prétendant nous offrir des révélations sur les us et coutumes des services de renseignement. Plusieurs de ces ouvrages portent sur la lutte contre le terrorisme.

Pour ce qui est de la recherche plus dégagée des contraintes institutionnelles, on trouve assez peu de travaux approfondis et presqu'aucun qui présente à intervalle régulier les résultats d'une recherche continue sur le renseignement de sécurité. II faut toutefois mentionner le livre de Alain Dewerpe (1994) sur l'espionnage et le secret d'État, écrit dans une perspective épistémologique, le rapport de Michel Dobry (1992) sur l'état de la recherche, dont la diffusion est trop restreinte et le grand journalisme d'enquête d'Edwy Plenel (1988, 1992a et b, 1997). Jean-Paul Brunet a publié un ouvrage sur les indicateurs de police, qui aborde de façon incidente la problématique des services de renseignement (Brunet, 1990). À l'exception de Plenel, qui s'appuie en partie sur les informations de ses sources humaines, les études précitées reposent essentiellement sur des sources documentaires, qui sont en théorie accessibles au public. Le caractère encore embryonnaire de la recherche sur les services de renseignement en France témoignerait donc de la fermeture de ces institutions [157] et de la toute relative obligation qui leur est faite de rendre publiquement compte de leurs opérations.

On peut toutefois s'interroger sur l'ampleur véritable de l'ouverture des services de renseignement de certains pays anglo-saxons, telle qu'elle se reflète dans la recherche qui les vise, et se demander si ce reflet est autre chose qu'un mirage. C'est ce que nous nous proposons de faire dans ce texte, consacré à l'examen du rapport de cette institution - le service de renseignement - avec ce qui lui est extérieur.

Nous avons d'abord hésité sur le procédé à adopter pour communiquer notre réflexion. Nous nous sommes finalement résolu à renoncer en partie à la distance caractéristique du chercheur posté à l'extérieur de la construction théorique qu'il estime dominer, afin de faire le récit d'une expérience de proximité avec un service de renseignement canadien, dont on verra à quel point elle échappa à notre maîtrise. Notre choix est en partie motivé par la place restreinte des « expériences de terrain » dans le domaine des travaux sur les services de renseignement. Bien que nous soyons conscient d'abuser un peu du sens des termes en désignant comme « expérience de terrain » notre propre relation aux organes de renseignement, nous avons jugé plus instructif de nous y rapporter que de discourir sur nos lectures. Nous avons également été attentif à la difficulté d'intéresser un lecteur français à un sujet dont les caractéristiques diffèrent très profondément d'un pays à un autre.

Ce texte comprend trois parties. La première est consacrée à familiariser le lecteur avec les institutions canadiennes dans le domaine du renseignement de sécurité. La seconde est une étude de cas portant sur la dynamique entre l'intérieur et l'extérieur d'un service de renseignement. Dans une dernière partie, nous tenterons de réfléchir de manière moins descriptive sur les conclusions à tirer de cette étude de cas.

LA CRÉATION DU SERVICE CANADIEN
DE RENSEIGNEMENT DE SÉCURITÉ


La création du Service canadien de renseignement de sécurité (scrs) est un processus qui s'est étalé sur une longue période de temps, marquée par les nombreux scandales qui affectèrent le Service de sécurité de la Gendarmerie royale du Canada (GRC), auquel le SCRS devait finalement se substituer. Nous distinguerons les tentatives de réforme qui ont précédé la mise sur pied du SCRS en 1984 des événements qui l'ont suivi.

Le but de notre exposé est d'examiner initialement pourquoi le Service de sécurité de la GRC fut aboli, afin de nous demander ensuite dans quelle mesure le SCRS a évité de retomber dans l'ornière ou s'est englouti le Service qu'il a remplacé.

[158]

Les origines de la réforme :
le GRC (Service de sécurité de la gendarmerie royale
du Canada)


Dans son second rapport (Canada, 1981, cité dans la suite de ce texte sous l'appellation de « rapport McDonald »), la Commission d'enquête sur certaines activités de la Gendarmerie royale du Canada, présidée par le juge D.C. McDonald, a fait la recension des tentatives faites dans le passé pour réformer le Service de sécurité de la GRC. Ce Service constituait, depuis le début de la Guerre froide, le service de renseignement du gouvernement fédéral canadien. De façon plus précise, le rapport McDonald (Canada, 1981, Partie VI, c. 1) discute de quatre projets de réforme, soit successivement une première étude effectuée en 1955 par un haut responsable civil de la GRG, puis le rapport de 1969 de la Commission royale sur la sécurité (Canada, 1969, « rapport Mackenzie »), un discours politique, présenté par le Premier ministre du Canada à la Chambre des communes en 1969 et enfin une étude effectuée pour le gouvernement du Canada par une firme privée de consultants, le Bureau of Management Consulting (BMC).

De rapport McDonald souligne que toutes ces tentatives pour réformer le Service de sécurité de la GRC furent le produit d'un diagnostic identique, maintes fois réitéré : une organisation de nature policière comme la GRC était perçue comme trop rigide pour satisfaire aux exigences du travail de renseignement, celui-ci réclamant plus de souplesse et d'ouverture d'esprit que n'en possèdent habituellement les membres d'un corps policier. Da pesanteur de la structure de la GRC était accrue par son caractère fortement militarisé (Canada, 1981, p. 688). À cet égard, autant l'étude interne de la GRC, que l'énoncé du Premier ministre à la Chambre et le rapport de la firme BMC avaient préconisé que le Service de sécurité jouisse d'une plus grande autonomie au sein de la GRC ; désespérant d'une réforme interne, le rapport Mackenzie avait carrément recommandé qu'un service civil de renseignement soit créé pour remplacer l'organe de la GRC.

Douze ans plus tard, le rapport McDonald fit sienne la recommandation du commissaire Mackenzie et proposa l'abolition du service de renseignement de la GRC et son remplacement par une agence civile. Cette agence - le SCRS - fut finalement créée en 1984. L'image de la GRC qui ressortit de cette analyse fut résumée par la Commission en une métaphore, destinée à produire une impression forte sur l'opinion et les pouvoirs public : la GRC était dite semblable par sa structure et sa culture professionnelle à un ordre religieux tel que celui des Jésuites (Canada, 1981, p. 726-27, par. 64-65 et 69) [2].

[159]

Selon la perception qui s'exprime dans le rapport McDonald, ce type d'organisation se caractériserait par les traits suivants : l'homogénéité de son personnel, un entraînement rigoureux qui consistait, comme dans un noviciat, en un long rituel d'initiation destiné à instaurer un esprit de corps en profondeur et à développer une loyauté indéfectible à l'organisation et, finalement, l'application d'une discipline sévère.

Ces traits s'appliquent à première vue davantage à une force de gendarmerie comme la GRC [3] qu'à une organisation plus apparentée à une police judiciaire, comme les Renseignements généraux en France. Cependant, la conclusion ultime de l'analyse de la Commission McDonald ne tient pas dans l'observation que la GRC fonctionne comme un ordre religieux militarisé, qui relève de l'ordre de la métaphore ; cette conclusion réside bien davantage dans la reconnaissance par la Commission de la marque principale du Service de sécurité de la GRC et qui caractérise également la plupart des services de renseignement.

En effet, les traits antérieurement dessinés composent ensemble le portrait d'une organisation marquée par son insularité et par son rejet d'éléments extérieurs. Ce portrait se fondait en partie sur le témoignage de civils qui avaient assumé les plus hautes responsabilités par rapport à la GRC ou en son sein même, soit un ancien Solliciteur général du Canada [4] (M. Goyer), le premier directeur civil du Service de sécurité (M. Starnes) - nommé par le Premier ministre Trudeau pour tenter en vain d'assouplir cette organisation - et un responsable civil au sein de ce Service de la lutte contre le terrorisme (M. Boume). Ces trois personnes avaient témoigné de l'exercice d'une véritable ségrégation du Service de sécurité envers ses membres qui ne provenaient pas de la GRC, au cours des audiences de la commission McDonald. Le paragraphe qui clôt l'analyse de la Commission McDonald mérite à cet égard d'être cité en entier :

Enfin, la GRC a nettement tendance à faire bande à part (the RCMP possesses a definite quality of insularity). Comme le démontrent si bien les témoignages de MM. Stames, Boume et Goyer, elle a du mal à accepter les « étrangers » (outsiders) et à collaborer avec eux. Cette mentalité (this insularity) s'accompagne d'une certaine suffisance qui se manifeste par diverses suppositions : par exemple, que l'organisme vogue dans la bonne direction, que les mécanismes de gestion qui l'ont si bien servi jusqu'à présent continueront à bien fonctionner dans l'avenir, et que les membres du personnel qui ne sont pas membres réguliers de la Gendarmerie ne jouent qu'un rôle accessoire, à quelques exceptions près. (Canada, 1981,p.727) [5].

[160]

Les étapes de la réforme : d'un organisme
« verrouillé » à un organisme civil


La mise sur pied du SCRS ne se fit pas sans difficulté. Le premier projet de loi (C-157) déposé devant le Parlement canadien pour créer un service de sécurité civil et autonome engendra des critiques à cause de l'étendue des pouvoirs qui lui étaient conférés qu'un comité spécial du Sénat canadien fut établi pour l'étudier et, au besoin, pour l'amender (Canada, Sénat, 1983). Ce comité proposa plusieurs amendements au projet C-157 quant aux pouvoirs, mais conforta l'exigence initiale du rapport McDonald de rompre l'insularité caractéristique du précédent service et de remplacer la culture professionnelle de la police, marquée par le repliement sur soi, par une volonté de servir le Parlement et le peuple canadiens (Canada, Sénat, 1983, p. 7).

Après la création effective du SCRS, le changement de perspective préconisé par la Commission McDonald se révéla dès le départ difficile à réaliser. En effet, la grande majorité des membres du SCRS provenaient de l'ancien Service de sécurité de la GRC et exportèrent au sein du nouveau service la culture professionnelle et les habitudes de travail de la GRC (Comité de surveillance des activités de renseignement de sécurité, Rapport Annuel, 1986-87, p. 42). Dans les années qui suivirent la publication de son premier rapport annuel, le Comité de surveillance des activités de renseignement de sécurité (CSARS) dut s'employer à constamment rappeler au SCRS de se constituer en agence civile et d'opérer comme tel - en contraste avec une organisation policière, ainsi que l'avaient réclamé les rapports Mackenzie et McDonald. On peut lire, par exemple, ces commentaires, entre plusieurs autres, dans le Rapport Annuel du CSARS de 1986-87 :

« La Commission McDonald, comme la Commission Mackenzie une décennie environ avant elle, a recommandé la création d'une agence civile de sécurité de renseignement (sic : on veut dire une agence civile de renseignement de sécurité) qui serait distincte de la GRC. La « transformation en organisme civil » (civilianization) est devenue l'un des objectifs d'orientation sous-tendant la Loi sur le SCRC adoptée par le Parlement en 1984. » (CSARS, 1987, p. 48)

« ...Néanmoins, nous ressentons le besoin réel de continuer à aiguiller le SCRS le long de la voie qui mène à sa transformation en organisme civil. » (CSARS, 1987, p. 49)

« En tant que bon employeur, le SCRS devrait continuer d'intégrer dans la catégorie des AR (agents de renseignement) des surveillants et d'autres employés ayant les qualités requises, mais nous croyons qu'il devrait insister sur d'autres facteurs que l'expérience des enquêtes policières dans son recrutement. » (CSARS, 1987, p. 50)

[161]

L'utilisation du détecteur de mensonge (polygraphe) pour sélectionner les membres du SCRS fut particulièrement controversée. Les anciens membres du Service de sécurité de la GRC, automatiquement mutés au SCRS, n'avaient pas à subir ces tests ou, lorsqu'ils y étaient contraints, ils ne devaient répondre que de leur loyauté envers le Canada et le SCRS. Par contre, toutes les nouvelles recrues n'appartenant pas antérieurement à la GRC devaient se soumettre au polygraphe et étaient interrogés non seulement sur leur loyauté mais sur leur façon de vivre (life style). Cette pratique fut dénoncée par le Comité spécial d'examen de la loi sur le SCRS et de la loi sur les infractions en matière de sécurité. Ce comité de la Chambre des communes, présidé par M. Blaine Thacker, avait été créé en 1989 pour procéder selon la coutume canadienne à l'examen de la Loi sur le SCRS, cinq ans après son adoption. Le Comité Thacker recommanda en effet que le « Service ne se serve pas du polygraphe à des fins de sélection du personnel » (Canada, Chambres des communes, 1990, recommandation 33). Cette recommandation fut rejetée par le gouvernement dans sa réponse au rapport Thacker (Canada, Solliciteur général, 1991). Néanmoins, la question de faire du SCRS un service véritablement civil semblait en bonne voie de résolution, malgré ces résistances attendues. Les considérations relatives à ces résistances disparaissent progressivement des rapports du CSARS. Toutefois, dans ses Propositions au Comité spécial de la Chambre des communes (Modifications de la Loi sur le SCRS), le CSARS a suffisamment insisté sur cette question pour nous inciter à penser qu'elle n'était pas encore pleinement résolue (CSARS, 1989b). Une section des Propositions se lit ainsi :

Nous avons noté que le Groupe consultatif indépendant (Comité Osbaldeston) qui a enquêté sur le Service en 1987 a recommandé que « le plan de carrière du personnel du SCRS permette d'évoluer tant à l'intérieur de l'ensemble de l'organisation du renseignement de sécurité que dans la fonction publique en général » (p. 20)

« Nous estimons que la Direction de l'analyse et de la production du Service, en particulier, aurait grand avantage à ce que des fonctionnaires venus d'autres secteurs de la fonction publique, des universitaires ou encore d'autres personnes ayant des compétences particulières puissent y travailler. De leur côté, les analystes et évaluateurs du SCRS ont avantage à pouvoir travailler dans des agences de personnel avec la Fonction publique. (CSARS , 1989b, p.5) »

Le rapport spécial du CSARS poursuit alors en recommandant de modifier la Loi sur le SCRC, pour qu'elle permette que des fonctionnaires et d'autres personnes possédant les qualifications adéquates soient périodiquement membres du SCRS, à la condition de préserver l'identité des membres du service engagés dans des opérations clandestines (CSARS, 1989bl, p.5).

L'objet de ce bref historique est de souligner que la question de son insularité fut un facteur important dans la décision d'abolir le Service de sécurité de la [162] GRC au profit d'une agence civile plus apte à la collecte et à l'analyse du renseignement et moins encline à constituer un îlot fortifié au sein des services de l'État canadien. Finalement, la commission McDonald constatait bien qu'on ne pouvait espérer réformer un organisme aussi fermé qu'un ordre de moines guerriers. Ce constat emporta la conviction du gouvernement qu'il était nécessaire de créer une agence civile de renseignement, dont les membres fussent distincts des policiers par leur pouvoirs et leur culture professionnelle.

Si, donc, il était démontré que la nouvelle agence civile avait également tendance à être verrouillée par une culture de travail insulaire et isolationniste, à l'instar de celle qu'elle était censée remplacer, on devrait en conclure que sa création a manqué un de ses objectifs prioritaires. Bien que nous ne soyons pas en mesure de fournir cette démonstration, nous indiquerons qu'il existe des raisons pour être préoccupé de l'évolution du SCRS.

UNE EXPÉRIENCE DE TERRAIN
RÉVÉLATRICE


Je vais maintenant présenter une étude de cas qui indique qu'un clivage entre les membres du SCRS et ceux qui portent le stigmate d'étrangers de cette maison est en train de s'instaurer et qu'il n'est pas moins fort que celui qui, pour la GRC, faisait de toute personne qui n'était pas un membre officiel du service un ennemi potentiel. Cette tendance est en contradiction explicite avec les recommandations, exprimées autant à l'intérieur qu'à l'extérieur du gouvernement, qui amènent la création du SCRS et qui tentent de le maintenir dans la voie de l'ouverture sur laquelle il fut initialement aiguillé.

La conception de l'atelier

J'étais en 1994 le président de l'Association canadienne pour l'étude du renseignement de sécurité, The Canadian Association for Security and Intelligence Studies (acers/casis). Cette société savante avait été fondée en 1985 et réunissait des chercheurs et des membres de divers services de renseignement. File publie un bulletin trimestriel et organise des conférences publiques sur les questions qui relèvent du renseignement de sécurité.

À cette époque, j'étais également directeur du Centre international de criminologie (CICC) de l'Université de Montréal et le demeurais pendant l'année suivante. Ce centre de recherche, comme les autres centres de criminologie du Canada, était subventionné depuis 1969 par le Secrétariat du ministère du Solliciteur général du Canada (désigné comme « le Ministère » dans la suite [163] de ce texte) [6]. L'acceptation de la subvention du Ministère impliquait que le dit centre effectue des recherches pour le compte de ce dernier, sur une base annuelle. L'objet de ces recherches variait selon les années et était déterminé à partir d'un éventail de propositions soumises en toute liberté par le centre au Ministère et parmi lesquelles ce dernier arrêtait son choix.

En 1994, on s'entendit pour que les centres ainsi subventionnés organisent des ateliers ou des séminaires sur un thème d'intérêt pour l'une des agences qui était sous l'autorité du Ministère, soit la GRC, le service correctionnel du Canada, la Commission nationale des libérations conditionnelles et le SCRS.

Lors de cette même année de 1994, l'acers/casis organisa une conférence internationale ouverte au public sous le titre de « l'analyse et l'appréciation du renseignement : la relation entre le producteur de renseignement et le décideur politique dans un monde en changement ». Cet événement qui réunissait plusieurs centaines de participants eut lieu à Ottawa, au siège du ministère des Affaires étrangères, du 27 au 29 octobre. Les conférenciers invités provenaient de plusieurs pays. Parmi les personnes qui assistèrent à la conférence se trouvaient plusieurs membres de la « Communauté canadienne du renseignement », qui appartenaient au SCRS ou à d'autres services de renseignement et au très secret Centre de la sécurité des télécommunications (CST) [7]. Le directeur général du SCRS, M. Ward Elcock, fut le conférencier invité au cours du banquet officiel organisé lors de cet événement et auquel la presse fut conviée. Le SRCS n'hésita pas à assumer un rôle de premier plan lors de cette conférence internationale, qu'il contribua à subventionner.

Alors que nous procédions à l'organisation de la conférence internationale, je proposai au Ministère que le CICC se charge de mettre sur pied un atelier de moindre envergure, qui assurerait le suivi de la conférence. À la différence de la conférence qui traitait de questions générales dans une perspective internationale, l'atelier, dont je suggérai la tenue, serait organisé au profit exclusif du SCRS et reprendrait les questions débattues au cours de la conférence internationale en les remettant dans le contexte canadien. Comme des participants canadiens à la conférence d'octobre 1994 eurent à déplorer que son cadre n'ait pu permettre qu'un temps suffisant soit consacré à la discussion de questions [164] spécifiquement canadiennes, l'atelier envisageait donc de répondre à ce besoin explicite. Son thème général devait se situer dans le prolongement des discussions prévues lors de la conférence d'octobre et consistait en une réflexion d'ensemble sur « les besoins du Canada en matière de renseignement de sécurité dans l'après-Guerre Froide et leurs conséquences pour le rôle futur du SCRS ». Les participants seraient choisis en fonction de leur expertise et la rencontre ne serait pas ouverte au public. L'atelier devait se tenir au cours du printemps de l'année 1995.

Cette proposition fut acceptée par le Secrétariat du Ministère et le SCRS accepta de participer activement. Six membres du Service et un membre du personnel du Bureau du Conseil Privé (BCP) chargé du dossier du renseignement et de la sécurité nationale devaient y assister. En plus des membres du SCRS et du BCP, plusieurs experts furent invités à prendre part aux travaux. Ces experts provenaient de divers milieux, car il n'avait pas été jugé désirable qu'ils appartiennent tous au monde de la recherche universitaire. Parmi ceux qui avaient accepté de participer à l'atelier se trouvaient, en plus des chercheurs, un ancien Solliciteur général du Canada, le directeur de la recherche du CSARS, un ancien membre du BCP et divers experts de la lutte anti-terroriste et des mouvements néo-nazis, dont l'action était alors préoccupante au Canada. Parmi ces derniers experts se trouvait un cadre de la police de la capitale. Le nombre des participants fut délibérément limité à une vingtaine, dans le but de favoriser les échanges.

La thématique de l'atelier

Afin d'impulser les discussions, une série de notes introductives aux questions inscrites à l'ordre du jour furent préparées par un comité de trois personnes. Ce comité était composé de l'ancien directeur de recherche du Comité Thacker, dont nous avons parlé plus haut, d'un expert britannique qui avait publié plusieurs études sur la question du renseignement au Canada et soumis un mémoire au Comité Thacker et à moi-même. Ces notes étaient courtes (de 2 à 5 pages) et devaient assurer qu'une fois lancées, les discussions se poursuivent de manière ordonnée. Elles comportaient deux parties, à savoir une série de 10 à 15 brefs paragraphes qui faisaient le point sur l'état d'un problème au regard de l'information disponible à son sujet et une liste de questions à débattre.

Huit de ces notes furent rédigées et distribuées aux personnes pressenties pour participer à l'atelier. Elles portaient sur les divers points inscrits à l'ordre du jour de l'atelier, soit la fonction du renseignement dans le futur ; la communauté canadienne du renseignement et l'économie nationale ; le système présentement mis en place pour contrôler la qualité du renseignement ; le rôle du décideur politique ; la formation des analystes et de leurs contrôleurs ; les problèmes actuels en matière de lutte anti-terroriste ; la couverture médiatique [165] des questions soulevées par le renseignement et, enfin, les questions relatives à la réforme du dispositif canadien en matière de renseignement de sécurité.

On le notera, aucune de ces notes ne portait directement sur les activités de renseignement à l'étranger, le Canada ne possédant pas de service de renseignement opérant sur un mode régulier à l'extérieur de ses frontières. En outre, toutes les questions soulevées dans ces notes préparatoires étaient de nature générale et aucune ne concernait un incident particulier, dont la publicité aurait pu embarrasser le SCRS. Finalement, aucune des questions touchant à la redevabilité (accountability) et du contrôle externe du Service, qui comptent parmi les préoccupations les plus constantes des chercheurs (et les moins appréciées des services de renseignement), ne s'était vu octroyer de priorité dans l'ordre du jour de l'atelier [8].

La défection du SCRS

L'atelier devait initialement avoir lieu à Montréal, mais je décidai de le déplacer à Ottawa pour faciliter la participation de personnes en poste au gouvernement ou qui l'avaient été. Les dates retenues pour son déroulement étaient les 15 et 16 de mai 1995. Dans la semaine qui précédait, toutes les questions logistiques avaient été résolues et l'information pertinente transmise aux participants. Toutes les invitations avaient également été reçues et acceptées. L'ordre du jour finalement arrêté fut transmis par télécopie au SCRS pendant la première semaine de mai ; cette première télécopie ne fut apparemment pas reçue - ce qui est improbable - ou bien elle fut égarée. À la demande du SCRS, l'ordre du jour fut à nouveau envoyé au Service le 9 mai 1995 et sa réception homologuée. Au début du mois de mai, le chargé d'affaire du BCP nous communiqua qu'il ne pourrait participer à l'atelier sans en préciser les raisons. Ce fut la seule défection et les choses suivirent leur cours.

Le vendredi 12 mai, c'est-à-dire le dernier jour ouvré avant le lundi suivant qui devait marquer l'ouverture de l'atelier, je reçus un appel téléphonique d'un cadre du SCRS. Cet appel me parvint à 17h00. J'en conserve un souvenir précis car je fis remarquer à mon interlocuteur qu'il était fortuné de me rejoindre à l'ultime limite de la semaine de travail. Il me répondit qu'on m'aurait de toute façon rejoint où que je me fusse trouvé pour me communiquer ce qu'il avait à me dire. JJ m'apprit alors que le SCRS se retirait de l'atelier, les membres de ce Service qui devaient y participer ayant été saisi d'un ordre de la direction leur interdisant d'y venir. J'informai alors mon interlocuteur du SCRS que je n'avais d'autre choix que d'annuler le tenue de l'atelier, ce qui parut le surprendre. [166] Comme cet atelier avait été explicitement organisé pour le bénéfice du SCRS, j'arguai qu'il n'y avait plus de raison pour le tenir après le retrait du SCRS. Il se rendit à cette raison et accepta sur mon insistance que la télécopie informant les participants de l'annulation de l'atelier soit rédigée conjointement par un membre du SCRS et moi-même pendant le week-end.

Je demandai évidemment à mon interlocuteur du SCRS qu'il m'explique pourquoi le Service se retirait de l'atelier. Il me donna cette réponse au téléphone : toutes les questions que mes collaborateurs et moi avions décidé de soulever au cours de l'atelier étaient pertinentes. Cependant, comme le SCRS avait entamé la discussion de ces questions à l'intérieur du Service et qu'il n'avait pas encore définitivement arrêté sa position, il ne souhaitait pas en traiter dans le cadre d'un « forum extérieur », où se trouvaient des personnes n'appartenant pas au Service.

Je passai le week-end à écrire l'explication de l'annulation de l'atelier, que je devais faire parvenir en toute urgence à ceux qui avaient accepté d'y participer. J'arrêtai cette explication conjointement avec le membre du SCRS qui avait été assigné à cette tâche. Il en approuva le texte final, qui fut immédiatement communiqué par télécopie à tous ceux qui devaient participer à l'atelier et qui ignoraient la décision du SCRS de s'en retirer. Ceux-ci avaient évidemment été préalablement informés de l'annulation de l'atelier par téléphone. Réduit au strict minimum par suite d'une négociation serrée avec mon répondant du SCRS, ce texte se bornait à dire que, suite au retrait du Service, l'atelier était annulé.

La haute direction du SCRS estima que la télécopie transmise par mes soins aux personnes qui avaient accepté de prendre part à l'atelier sur l'avenir du renseignement au Canada n'était pas satisfaisante, bien qu'elle eût été approuvée par un membre du Service. On reprochait à cette version de faire indûment porter la responsabilité de l'annulation au SCRS. On fit donc parvenir par lettre aux participants civils la version du SCRS. L'explication fournie par la direction du SCRS confirmait pour l'essentiel celle qui m'avait été initialement communiquée par téléphone. Voici un extrait de cette lettre, datée du 19 mai 1995. La version que je cite me fut personnellement adressée. Une version plus impersonnelle, mais dont la teneur était essentiellement la même parvint aux participants civils de l'atelier. La lettre dont je cite un passage est donc un document public (elle fut originellement rédigée en français, ce qui est relativement inhabituel pour le SCRS) :

« La position que j'ai donc dû adopter, procède, vous vous en doutez bien, de l'ordre du jour retenu pour la conduite de votre atelier. Quelque huit sujets, tous pertinents, j'en conviens, mais dont la plupart ne peuvent, dans la perspective de nos obligations et responsabilités, être discutés dans un forum tel que celui que vous proposiez, cela étant dit sans la moindre déconsidération. »

[167]

La signification de l'incident

Il y a, je crois, des leçons à tirer de cette affaire. Dans le cadre restreint de ce texte, je ne peux discuter que quelques-unes d'entre elles, en m'efforçant de choisir les plus pertinentes pour un lecteur non-canadien. Bien que le caractère tardif de la décision du SCRS de se retirer de l'atelier ait été pour moi une source concrète d'ennuis, je ne dirai rien de cet aspect anecdotique de l'affaire. La décision du Service aurait sans doute été prise plus tôt, si l'ordre du jour de l'atelier était parvenu plus tôt au haut commandement. Le caractère abrupt de la défausse ne fait qu'indiquer la résolution du SCRS. Il est cependant un autre point qui mérite d'être souligné en rapport avec cette retraite tardive. Notre atelier fut préparé pendant plusieurs semaines en concertation avec plusieurs agents du SCRS et avec des cadres de rang intermédiaire. Ils ne soulevèrent jamais l'ombre d'une objection sur le contenu de ses séances. La décision de s'en retirer ne fut prise que lorsque la direction prit finalement connaissance de l'ordre du jour de l'atelier. Le moins qu'on puisse dire est que la séquence des événements ne témoigne pas en faveur de la coordination du Service. Voici maintenant quelques points soulevés par cette affaire.

L'exclusion rituelle

Quant à sa signification, cette affaire peut faire l'objet de plusieurs niveaux de lecture. Au niveau de la « bonne nouvelle », cette affaire signale ironiquement que des membres extérieurs au Service - en l'occurrence des chercheurs - peuvent sans difficulté [9] déterminer un ordre du jour dont les matières sont reconnues pertinentes pour une problématique du renseignement et de la sécurité nationale au Canada. La difficulté en ce cas est évidemment que les questions choisies étaient simplement trop pertinentes pour que le SCRS accepte d'en débattre à l'externe. Ce constat fait bon sort d'un truisme apaisant qui a cours dans les services de renseignement et selon lequel personne de l'extérieur ne peut rien entendre à la sécurité nationale à moins d'avoir été introduit dans le sanctuaire choisi des sources couvertes d'information.

Ces premières observations me conduisent en conséquence à formuler une hypothèse. Il se pourrait bien que la dichotomie entre les initiés et les non-initiés ou profanes du renseignement ne reproduise pas le plus souvent une différence dans l'information, le savoir ou l'expertise des intéressés mais que son fondement soit purement formel et réside tout bonnement dans l'appartenance ou la non-appartenance à l'institution. Il est évident que cette hypothèse ne pourrait se vérifier dans tous les champs d'opération d'un agent d'un service [168] de renseignement et qu'il n'est pas contestable que le travail sur le terrain réclame un entraînement idoine, en particulier dans les interventions préventives. Il n'en va nécessairement pas de même au niveau de la détermination des politiques générales et des missions du service. Comme le démontre l'exemple que j'ai présenté, le SCRS ne se retira pas du forum institué à son intention parce que ses interlocuteurs manquaient de compétence mais parce qu'il ne s'estimait pas prêt à ouvrir un dialogue avec eux, en raison même de cette compétence. En outre, on ne saurait invoquer le risque que les interlocuteurs du SCRS transgressent la règle de confidentialité qui devait prévaloir lors de cet atelier. Non seulement la plupart d'entre eux avaient joui, et pour certains continuaient de jouir, d'une habilitation de sécurité [10]. Tous les chercheurs qui participaient à l'atelier avaient effectué des recherches sur le terrain au Canada et avaient observé leur devoir de réserve par rapport aux informations qui leur étaient confiées sous le sceau de la confidence. Il est donc difficile d'expliquer le retrait du SCRS sinon en évoquant la vieille mentalité d'assiégé des services de renseignement, qui repose sur une logique polarisante de l'inclusion (« nous ») et de l'exclusion (« eux », c'est-à-dire tous les autres). C'est ce type de logique que dénonça la Commission McDonald et les autres organismes qui se sont penchés sur le Service de sécurité de la GRC.

De l'inutilité d'un avis consultatif

Je pousserai maintenant l'analyse un peu plus loin et tenterai de déterminer le sens du pronom « eux », quand il s'applique à des civils qui comptent des chercheurs. Rappelons-nous en effet que le SCRS fut toujours d'accord pour participer à l'atelier prévu et qu'il ne se défaussa qu'au dernier moment. C'est en réalité la lecture tardive de l'ordre du jour et des notes introductives préparées pour structurer les échanges qui a persuadé les autorités du SCRS que l'atelier était autre chose qu'une mondanité où les agents du Service pourraient démontrer leur sens de l'entregent tout en parlant la langue de bois (je sais que tel n'était pas le propos des agents). Dès qu'il apparut à la direction du Service que les civils - surtout les chercheurs - avec lesquels certains de ses membres devaient échanger ne concordaient pas avec le cliché tant chéri du pourchasseur de nuages captif de sa parlote, elle coupa immédiatement court au dialogue.

Pour diverses raisons, ce constat est peu réconfortant. Je conviens parfaitement que le SCRS ne puisse s'engager dans un débat avec des personnes qui n'appartiennent pas au Service sur des opérations en cours sur le terrain. Rien [169] ne serait plus absurde, à moins que ces personnes ne fassent parti d'un service allié ou ne soient retenues au titre d'auxiliaire sous le sceau de secret. J'ai toutefois indiqué à cet égard qu'aucun des points à l'ordre du jour de l'atelier ne concernait un dossier particulier du SCRS, toutes les questions relevant de politiques générales. En outre, je ne conteste pas qu'une discussion interne sur la lutte anti-terroriste doive être conduite différemment d'un débat avec des civils n'appartenant pas au Service. Mais de là à justifier que le Service se détourne de tout dialogue avec des experts de l'extérieur sur la lutte antiterroriste, il y a un fossé.

Un second motif d'affliction tient donc dans le pressentiment d'un manque de transparence ou, à tout le moins, de « translucidité » du Service dans ses relations avec l'extérieur. Lorsque l'officier qui m'annonçait que le SCRS se retirait de l'atelier argua que le Service n'avait pas arrêté son opinion sur les matières en discussion, ma première pensée fut d'opiner que là se trouvait bien la raison de tenir une consultation avec des ressources extérieures. Au regard du sens commun, on consulte avant d'avoir pris son parti plutôt qu'après. Telle n'était pas la position du SCRS, qui se retira d'une consultation précisément parce qu'il n'avait pas encore pris son parti sur les matières en discussion.

De cette attitude on peut conclure que l'avis d'experts externes semble devoir être soigneusement évité si l'on ne veut pas qu'il « infecte » la décision prise en interne. Au-delà de l'incongru de cette procédure, se découvre une interrogation plus préoccupante. En effet, si le SCRS s'interdit de prendre des avis externes avant d'avoir figé sa position, pourquoi persisterait-il par la suite, comme il semblait prêt à le faire, dans sa volonté d'obtenir ces avis qui, par définition, ne changeront rien à ses résolutions ? Ce dialogue évidé de toute substance ne constitue au mieux qu'une opération de relations publiques et au pis une manipulation de ceux qui s'y livreraient de bonne foi. En effet, si les personnes qu'on affecte de consulter savaient que leur opinion n'est sollicitée qu'à la condition expresse qu'elle demeure sans effet, il est douteux qu'elles se prêteraient à ce jeu de dupes.

Le pronostic à rebours

Il est d'autres questions qui méritent d'être abordées et dont je ne dirai qu'un mot par manque de place. Les services de renseignement se méfient des civils, particulièrement quand ils font partie de l'université ou de la communauté des « intellectuels ». Ces derniers sont en effet perçus comme d'éternels communards dont il n'y aurait rien à attendre de « positif » ou de « constructif » pour la sécurité nationale. Il est possible que cette méfiance s'alimente à une interprétation subjective dont les habitus des services de renseignement produisent sans coup férir la confirmation. En expulsant ceux qui veulent briser le monopôle [170] du débat sur la sécurité nationale à l'intérieur du gouvernement, ils les transforment en opposants dont ils réprouvent par la suite le « négativisme. »

Le refoulement d'un débat public

Mais il est un aspect fondamental de cette problématique d'ensemble que nous n'avons pas encore abordé ; pour quelle raison le débat sur une redéfinition du mandat et du rôle des services de renseignement dans l'après-Guerre Froide devrait-il se tenir à huit clos, sans autre participant que celui des services de renseignement eux-mêmes et de quelques officines gouvernementales dont les activités et parfois même l'existence sont tenues secrètes. Cette question va bien au-delà de l'apport de quelques experts de l'extérieur, fussent-ils anciens ministres, hauts fonctionnaires ou chercheurs. En effet, bien qu'il réunît des membres du SCRS et des experts externes, l'atelier que j'avais organisé n'en devait pas moins se tenir derrière des portes closes. Or, est-il nécessaire que tous les éléments pertinents quant à l'avenir des services de renseignement et, de façon plus générale, à la détermination des politiques suivies en matière de sécurité nationale, soient débattus à l'écart du public sous un régime qui se revendique démocratique ? Tel est le prolongement ultime et essentiel de la question soulevée au début de ce paragraphe.

Ce questionnement n'est pas facile à conduire car il opère à plusieurs niveaux et recouvre tout un ensemble de sous-questions qui posent des difficultés redoutables. Par exemple, on pourrait certes faire valoir que l'interrogation exprimée par le deuxième point de l'ordre du jour de notre atelier - la communauté canadienne du renseignement et l'économie nationale - ne devrait pas être débattue en public. En effet, un traitement rigoureux de ce thème conduit inévitablement à poser la question du positionnement des services de renseignement en la matière : doivent-ils se livrer à l'espionnage industriel de manière offensive ou au contraire se cantonner à un rôle défensif de contre-espionnage ? On pourrait même faire valoir qu'ils n'ont aucun rôle à jouer dans ces fiefs de l'entreprise privée.

Ce problème est moins aigu dans un pays tel que le Canada, dont le service de renseignement n'opère pas à l'étranger et dont le rôle est en conséquence défensif, presque par définition. Il en va autrement pour les pays qui possèdent un service opérant à l'étranger. Dans ce dernier cas, quelle que soit la mission conférée aux services en matière de renseignement économique, il leur semble faire le jeu des adversaires en l'énonçant publiquement. Même si on concède ce dernier point, on peut rétorquer que la détermination du rôle dans l'économie d'un service de renseignement rattaché à l'Etat dépend de la résolution de questions de fond dont le contenu déborde très largement le débat de police. Ces questions sont à la fois nombreuses et complexes. Par exemple, quel statut conférer aux nations politiquement amies, alors que les alliances nouées pendant [171] la Guerre Froide ont été précarisées par l'effondrement du mur de Berlin et que les rivalités commerciales ont pris le relais visible des antagonismes politiques qui s'étaient institués selon l'appartenance d'un État à un Bloc ? Ce statut sera-t-il celui du compétiteur, de l'adversaire ou de l'ennemi ?

En vertu de quel(s) critère(s) sera-t-il conféré ? Autre question : dans le contexte de la mondialisation de l'économie, les entreprises multinationales ont par définition des filiales parfois très importantes à l'étranger. Usera-t-on alors d'un double standard pour déterminer le traitement accordé par les services de renseignement à une entreprise d'origine nationale et à la filiale d'une multinationale ? Il est possible que cette dernière se soit établie sur un territoire national, y ait consolidé ses opérations et développé de profondes solidarités sociales et qu'elle pèse enfin plus lourd dans l'économie de cette nation que plusieurs de ses entreprises d'origine nationale ? Comment justifier dès lors qu'elle ne bénéficie pas de la même sollicitude des services de renseignement ? Dernière question, dans cette revue abrégée : la cueillette « d'intelligence économique » implique-t-elle qu'un appareil d'État joue un rôle actif dans la guerre toujours plus intense des OPA et des prises de contrôle ?

Comme je l'ai souligné précédemment, l'ampleur de ces questions dépasse considérablement les questions de police. On pourrait être tenté par une solution de compromis : tenir un débat à huis clos, auquel seraient invités des experts de l'extérieur. Cette solution comporte au moins deux lacunes : celui qui a le monopole du choix des experts exerce un pouvoir d'orientation sur la nature des solutions ; en contenant le débat derrière des portes closes, on élimine d'emblée toutes les ressources en expertise qui ne manquent pas d'être activées par un débat public.

Les arguments en faveur d'un débat sur cette question précise s'appliquent mutatis mutandis aux autres points d'un ordre du jour des débats à tenir sur l'avenir des services de renseignement. Ils soulignent la nécessité d'aller au-delà des ressources internes de la communauté du renseignement.

Le caractère exemplaire du cas examiné

Je souhaite en dernier lieu aborder une question de méthodologie qui fait souvent l'objet de profonds malentendus. C'est un lieu commun de la quête du savoir, quelle que soit sa nature, que de réclamer qu'on s'abstienne de formuler des conclusions quand on ne dispose pas d'un échantillon représentatif de cas. A fortiori devrait-on éviter de faire des extrapolations à partir de l'analyse d'un seul cas. D'après ces règles, je devrais donc me retenir de formuler des observations générales.

[172]

Pourtant, à moins de circonstances exceptionnelles, comme l'établissement d'une commission d'enquête ou d'un autre organisme gouvernemental, il est douteux qu'un chercheur parvienne à atteindre le seuil de l'échantillon significatif, quand il se penche sur des organisations qui opèrent dans le secret, surtout quand il veut examiner les ratés de ces organisations. Adopter une position rigide sur la nécessité d'accumuler les études de cas avant de conclure équivaut à se condamner à la description et éventuellement au silence, l'exigence méthodologique ayant les mêmes effets que la plus efficace des censures. Je proposerai donc la règle suivante, qui s'inspire de la notion juridique du précédent : dans les études sur les services de renseignement, il est licite de s'autoriser du cas singulier pour progresser dans la réflexion et même pour proposer des orientations pratiques, dans la mesure où ce cas singulier s'intègre à un cadre antérieur de présomptions raisonnables.

Au lieu de la commenter dans l'abstrait, je tenterai d'illustrer cette règle. Dans le cas qui nous occupe présentement, se trouve-t-il un précédent assez significatif pour nous autoriser à présumer raisonnablement que le rejet de l'apport extérieur constitue une norme qui menace à nouveau de gouverner la pratique des services de renseignement au Canada ? Je pense pouvoir répondre affirmativement à cette question. Voici pourquoi.

Comme c'est maintenant la coutume au Canada, la loi de 1984 créant le SCRS fut soumise à l'évaluation d'un Comité spécial de la Chambre des communes du Canada après cinq ans d'application (le comité Thacker, auquel nous avons déjà fait référence), Le Comité spécial déposa son rapport devant la Chambre en 1990 (Canada, Chambre des communes, 1990). Ce rapport comportait 117 recommandations.

Le gouvernement répondit de façon officielle au rapport du comité Thacker dans un document rendu public par le ministère du Solliciteur Général (Canada, Solliciteur Général, 1991). Alors que le rapport du comité Thacker s'intitulait modérément « Une période de transition mais non de crise », la réponse du Solliciteur Général eut pour titre « Maintenir le cap ». En l'absence de crise, seul véritable aiguillon de l'action, le cap fut effectivement maintenu, au mépris des conclusions du rapport.

En effet, bien que les opinions varient sur le nombre des recommandations retenues par le Ministère, on s'accorde sur le fait qu'il fut très peu élevé. D'après le comité Thacker lui-même et son directeur de recherche, le Ministère rejeta toutes les recommandations du rapport à l'exception de deux ou trois. D'après ma propre analyse, le gouvernement accueillit favorablement un maximum de huit recommandations. Cette analyse fut contestée par le Sous-Solliciteur Général, qui estimait que la réponse de son Ministère avait été en gros favorable. L'un des plus récents rapports du Vérificateur Général du Canada a clos le débat en déclarant qu'à quelques exceptions près, le gouvernement [173] avait choisi de ne pas donner suite aux recommandations du Comité spécial de la Chambre, présidé par M. Thacker (Canada, Vérificateur Général, 1996, section 27.44).

Ce Comité, comme son nom l'indique, était un organe officiel de la Chambre des communes. Il était composé de huit membres de la Chambre, représentant les principaux partis politiques qui y siégeaient. Ceux-ci furent assistés d'un important personnel de recherche. Le Comité Thacker poursuivit ses travaux pendant plus d'un an ; il entendit quelque soixante-dix-neuf témoins, la plupart représentant des organismes, et reçut soixante-six mémoires, soumis par des organismes ou des particuliers. Le poids de ce comité et la signification de ses travaux sont sans commune mesure avec ceux du modeste atelier que j'organisai et dont les séances avortèrent. Il n'en essuya pas moins un échec aussi complet en tentant de faire entendre sa voix auprès du Ministère dont relève en théorie le SCRS et dont il influe profondément les décisions, en pratique.

C'est dans ce contexte que l'étude de cas que j'ai présentée prend sa signification véritable. Elle m'engage à adopter une position critique par rapport à l'évolution du SCRS et, plus généralement, à l'égard des appareils responsables du renseignement de sécurité au Canada.

LES COMMISSIONS DE CONTRÔLE

Avant de soumettre nos conclusions, il nous apparaît nécessaire de reprendre le contenu de certaines des propositions faites en 1981 par la Commission McDonald et reprises explicitement par le Comité Thacker. Ces propositions sont le complément essentiel de la recommandation de création du SCRS et en constituent le cadre. La commission McDonald a en effet proposé l'établissement d'un ensemble de mécanismes pour assurer le contrôle tant en interne qu'en externe de l'agence de renseignement - le futur SCRS - dont elle recommandait la création, en remplacement du Service de Sécurité de la GRC.

Le Comité de surveillance des activités
de renseignement de sécurité (CSARS)


Au regard des contrôles internes, le rapport McDonald précise le rôle du Premier ministre et du Cabinet, du Bureau du conseil privé (BCP) et d'un ensemble de comités interministériels. Le Premier ministre est investi de responsabilités pour ce qui est de la formulation des orientations du SCRS, ce service étant placé sous la tutelle du Solliciteur général du Canada (Canada, 1981, p. 923 et ss.)

[174]

Par rapport aux contrôles externes, la Commission développa une structure élaborée en proposant de confier des responsabilités aux magistrats, à un organisme de surveillance indépendant et au Parlement. Le pouvoir judiciaire fut chargé de délivrer les autorisations nécessaires pour l'interception des communications privées et pour l'usage d'autres moyens d'enquête et de collecte de renseignement constituant une intrusion profonde dans la vie privée. Cette recommandation fut intégralement appliquée et le pouvoir judiciaire - surtout celui de la Cour fédérale du Canada - continue présentement de remplir cette fonction.

L'organisme indépendant fut désigné par la Commission comme Le Conseil consultatif de la sécurité et du renseignement (CCSR) et sa fonction principale consistait « à s'assurer en permanence que les opérations de renseignement et de sécurité soient légales, moralement acceptables et conformes au mandat établi dans la loi » (Canada, 1981, p. 933). Cette recommandation fut également suivie, le CCSR ayant toutefois changé d'appellation lorsque cette recommandation fut appliquée. L'organisme ainsi créé prit pour nom Le Comité de surveillance des activités de renseignement de sécurité (le CSARS). Il s'est jusqu'ici acquitté de sa fonction de manière exemplaire et, dans certains cas, directement bénéfique au SCRS lui-même. [11]

Le comité parlementaire

La commission McDonald était également persuadée que le rôle du Parlement dans le contrôle des agences de renseignement devait être élargi. Elle recommanda en conséquence d'instituer un Comité parlementaire mixte de la sécurité et des renseignements, dont le mandat serait d'examiner les activités du Service et de tout autre organisme qui recueillait en secret des renseignements, autres que les renseignements sur les activités criminelles (Canada, 1981, p. 953). De composition mixte, ce comité devrait être formé de membres de la Chambre des communes et du Sénat. Selon les recommandations de la Commission, il ne devait pas y avoir de chevauchement entre les activités de ce comité parlementaire et celles du CSARS. En effet, à la différence du [175] CSARS, le comité parlementaire pouvait étendre ses activités à l'évaluation de l'efficacité des opérations du SCRS (Canada, 1981, p. 948, par. 43).

Telle n'était pas la seule différence entre le comité parlementaire et l'organisme de contrôle de la légalité des opérations - le CSARS. La réforme proposée par la commission McDonald ne visait pas uniquement à proposer une structure de contrôle pour les services de renseignement, mais elle ambitionnait également de rehausser la qualité du débat public sur la sécurité nationale. C'est sans doute cette partie de la réforme conçue par la commission McDonald qui a été la plus négligée : les moyens qu'elle a proposés pour élever le niveau du débat sur la sécurité nationale n'ont pas été mis en œuvre par le gouvernement.

Le principal de ces moyens était en réalité l'établissement du comité parlementaire mixte décrit plus haut, dont les activités devaient contribuer à mieux informer le débat public sur la sécurité nationale (Canada, 1981, p.954). Chaque fois qu'il apparaîtrait nécessaire de préserver la confidentialité de ses débats, le Comité mixte siégerait à huis clos. Toutefois, il aurait l'obligation de publier un compte-rendu expurgé de toutes les séances tenues à huis clos (Canada, 1891, p. 954, recommandation 185).

Il est primordial de se rendre compte que dans la réforme proposée, la commission McDonald avait conçu les fonctions de l'organisme de surveillance (plus tard le CSARS) et du comité parlementaire comme étant à la fois différentes et complémentaires. C'est bien pourquoi, le rapport de cette commission insiste sur la création de ces deux instruments. C'est là un point qui a même échappé à la vigilance du Vérificateur Général du Canada. Dans son rapport de Novembre 1996, le Vérificateur affirme de façon erronée que lorsqu'il se résolut à instituer un mécanisme de contrôle externe du SCRS, le gouvernement prit le parti de créer un organisme indépendant comme le CSARS plutôt que de suivre la recommandation de la commission McDonald de confier cette fonction à un comité parlementaire mixte. En réalité, la commission McDonald voyait la création de ces outils de contrôle comme une double exigence complémentaire et non comme une alternative.

Il y eut finalement un dernier moyen de promouvoir une plus grande participation du public dans la détermination des politiques en matière de renseignement et de sécurité, auquel la commission McDonald recommanda d'avoir recours. La nature de ce moyen est précisée en deux endroits du rapport, soit dans le chapitre consacré aux mécanismes de contrôle internes et dans la dernière section du chapitre portant sur les contrôles externes. Cette section s'intitule « Le public face aux questions de sécurité » (Canada, 1981, p. 954 et ss.). Cette répartition de la discussion au sein du rapport témoigne éloquemment du fait que pour la Commission la tenue d'un débat public sur les [176] questions de sécurité nationale était le fil conducteur qui unissait la question des contrôles internes à celle des contrôles externes.

Le Bureau d'appréciation du renseignement

La dernière pièce dans le dispositif de contrôle et d'information prévu par la commission McDonald était constituée par le Bureau d'appréciation du renseignement. La fonction première de cet organisme de coordination, logé au sein du BCP, c'est à dire au coeur même du gouvernement, était de produire des appréciations des renseignements accumulés par les divers services, considérés dans leur ensemble, en relation avec les besoins et les priorités du Canada, tels que déterminés au sommet de la hiérarchie gouvernementale (Canada, 1981, p. 901). Selon la Commission, la bonne appréciation de la valeur des renseignements passait par la prise en considération tant des sources ouvertes que des sources couvertes :

« Le Bureau d'appréciation des renseignements dont nous avons recommandé la création, offrirait une autre occasion de faire participer davantage le public aux questions de renseignement et de sécurité. L'Office of National Assessments d'Australie (qui a servi de modèle à la Commission pour élaborer sa recommandation) organise, de temps à autre, des colloques auxquels assistent des experts non gouvernementaux, pour l'étude de sujets qu'il est appelé à apprécier. Si un tel bureau était mis sur pied au Canada, nous croyons qu'il devrait lui aussi mettre à profit, pour colliger des informations sur différents sujets, les vues et connaissances de Canadiens n'appartenant pas au milieu de la sécurité et des renseignements. Un tel bureau, en effet, offre un avantage certain en veillant à ce que les appréciations préparées pour le gouvernement tiennent compte non seulement d'informations et d'opinions de sources secrètes, mais aussi d'un vaste éventail émanant du public. » (Canada, 1981, p. 955)

Ni le Comité parlementaire mixte ni le Bureau d'appréciation du renseignement ne furent créés par le gouvernement, lorsqu'il passa sa législation sur le SCRS. Le Comité spécial chargé cinq ans plus tard de procéder à l'examen de cette loi recommanda lui aussi qu'un comité parlementaire permanent - en fait, un sous-comité du comité permanent de la justice et du solliciteur général de la Chambre des communes - soit créé pour s'occuper de manière exclusive des questions relevant de la sécurité et du renseignement (Canada, Chambre des communes, 1990, p. 197 et s s., recommandation 107). Cette recommandation fut rejetée par le gouvernement, comme le furent, nous l'avons vu, la plupart des propositions émanant de ce comité spécial. Pour ce qui est du Bureau d'appréciation des renseignements, rien ne correspond à l'heure présente à l'organisme prévu par la Commission McDonald, bien qu'il existe au sein du BCP une unité chargée des affaires qui relèvent de la sécurité et du renseignement. Son mode d'opération est inconnu du public.

[177]

Les besoins futurs

Ces remarques descriptives étant faites, je conclurai de la manière suivante : replacée dans son contexte, l'étude de cas à laquelle nous nous sommes livrés souligne en première part la nécessité d'accroître le rôle du Parlement dans la surveillance du SCRS et des autres agences de renseignement. Elle révèle d'autre part le besoin de promouvoir un débat public mieux informé sur les questions du renseignement de sécurité.

Il y a au Canada un sentiment de plus en plus aigu de la nécessité d'une appréciation parlementaire des politiques du SCRS et des opérations qui en découlent. Bien que la perception de ce besoin se soit accrue depuis la création du SCRS en 1984, la difficulté d'y satisfaire de façon adéquate s'est également accrue, depuis que nous avons pris conscience de la véritable complexité de ce problème. Quels que soient toutefois les objections et les obstacles à l'action du Parlement, il faut reconnaître que lui seul possède les instruments légaux pour briser le monopole dont disposent les services de renseignement quant à la fixation de l'ordre du jour de la sécurité nationale. Pour arracher ce débat de l'ombre dans laquelle on le confine, en l'absence d'autres moyens assez puissants de publicité et pour s'assurer qu'il s'alimente à des sources extérieures à la bureaucratie du renseignement, l'action parlementaire est cruciale, en dépit de ses défauts qui nous sont maintenant connus.

En effet, on allègue souvent le risque que les travaux des commissions parlementaires s'accompagnent de fuites d'information. Bien qu'on ait beaucoup insisté sur cette éventualité, nous pensons que cet argument fait partie de la stratégie de blocus utilisée par les services de renseignement et qu'il ne constitue en rien une objection décisive. Les fuites d'information sont à l'évidence un problème réel à tous les paliers du gouvernement. Cependant, il n'existe aucune raison valable d'estimer que les parlementaires puissent être en la matière moins responsables que d'autres membres des appareils de l'Etat. De Kim Philby à Aldrich Ames, les « taupes » les plus notoires de l'histoire des services de renseignement se sont recrutées parmi les propres membres de ces services plutôt que parmi les élus, même lorsque ces derniers ont eu accès aux renseignements les plus confidentiels, comme c'est le cas aux États-Unis. Aldrich Ames, mises à part les fuites d'un cadre de la CIA, a causé à lui seul plus de dommage aux services de renseignement américains que tous les membres réunis des divers comités parlementaires de surveillance des services de renseignement.

Il se trouve toutefois d'autres inconvénients à la surveillance exercée par les élus, dont on ne peut disposer avec autant de facilité. D'abord, les comités de surveillance peuvent être présidés, comme ce fut le cas aux Etats-Unis, par des « faucons » qui, au nom de l'efficacité, incitent les services de renseignement à violer le droit plutôt qu'à en respecter les bornes. On a ensuite tort de penser que toutes les assemblées parlementaires ressemblent à celles des [178] États-Unis ou du Royaume-Uni, où le partage entre la gauche et la droite ne dépasse par le cadre bipartite. Il est des assemblées parlementaires où des partis qui n'observent pas les règles de la démocratie parviennent à faire élire leurs représentants. D'où la crainte de voir des représentants de ces partis extrémistes siéger dans un comité parlementaire de surveillance des services de renseignement. En agitant ce spectre, on évite toutefois de soulever le problème de fond : l'infiltration des services de renseignement par des éléments extrémistes précède en général de beaucoup l'élection de leurs représentants parlementaires, de telle sorte que le dévoiement des élus n'est qu'une suite de celui des appareils policiers. En troisième lieu, ces comités parlementaires peuvent entrer en compétition avec les organismes indépendants de surveillance et développer de sérieux antagonismes avec ceux-ci, par suite de la politisation intense d'une question. Bien qu'il n'existe pas au Canada de comité parlementaire dont le mandat porte exclusivement sur la sécurité nationale et le renseignement, différents comités abordent indirectement ces questions. L'un de ces comités parlementaires a récemment critiqué de façon très vive l'action du CSARS, qui a blanchi le SCRS d'accusations selon lesquelles ce Service aurait favorisé les activités de groupes racistes d'extrême-droite. De tels conflits stérilisent l'opération des contrôles externes. [12]

Ces objections au contrôle parlementaire sont préoccupantes et devraient nous engager à la prudence en réclamant une participation accrue des élus du Parlement dans le contrôle des services de renseignement.

Mais pourquoi, nous dira-t-on, s'obstiner à réclamer ces contrôles parlementaires en dépit de leurs inconvénients ? Nous avons déjà tenté de suggérer une partie de la réponse en indiquant que seuls les organes du Parlement disposaient de la force institutionnelle nécessaire pour projeter sur la scène publique un débat qui résiste à sa tenue au grand jour.

Il est toutefois d'autres éléments de réponse sur lesquels il importe d'insister. Nous avons été frappés, lors d'un examen que nous avons conduit, des lois qui déterminent le mandat des services de renseignement et du laxisme parfois extrême de leur contenu. Dans certains pays d'Europe, et notamment en France, la lettre de la loi est déjà tellement vague qu'elle nous dispense d'en chercher l'esprit. Son énoncé équivaut à exiger que les services de renseignements - et notoirement les Renseignements généraux - fassent ce qu'il faut pour que l'Etat soit bien protégé tout en étant bien informé. En réclamant un investissement plus important des parlementaires dans le maintien de l'obligation pour les services de renseignement de rendre compte de leur activités, nous les invitons en réalité à effectuer pour leur propre compte un exercice de responsabilisation auquel ils ont traditionnellement résisté.

[179]

La notion de secret

Une commission d'enquête du Congrès américain sur la protection et la réduction du secret d'État aux États-Unis (The Commission on Protecting and Reducing Government Security) a tenté de mesurer l'étendue du secret. En voici le résultat, tel qu'il est résumé dans la préface du rapport de cette commission, rédigée par le sénateur Daniel Patrick Moynihan : en 1995, le Président Clinton a émis l'Ordre Exécutif 12 958, qui n'était que le plus récent d'une longue série d'ordres de cette nature. D'après son contenu, on recense actuellement vingt personnes aux États-Unis, le Président inclus, qui possèdent le pouvoir de classifier une information comme « Top Secret ». L'Ordre 12 958 autorise toutefois la délégation de ce pouvoir à 1336 autres personnes, certifiées « classificateurs d'origine » (original classifiers). À ceux-ci s'ajoutent deux millions de fonctionnaires de l'État américain et un million d'industriels sous contrat avec l'État, qui sont investis du pouvoir de procéder à des « classifications dérivées » d'information (derivative classification). D'après le Bureau de surveillance de la sécurité de l'information des États-Unis, l'action de tous ces « classificateurs » a produit 21 871 classifications « Top Secret » originales et 374 244 classifications dérivées, soit un total de presque 400 000 nouveaux secrets d'État pour la seule année 1995 (US Con-gress, 1997 : Chairman's Foreword, p. XXXIX). Non seulement il y a lieu de se demander, à l'instar du sénateur Moynihan, si la révélation du moindre de ces secrets serait de nature à causer, selon le texte de l'Ordre Exécutif 12958, « un dommage d'une gravité exceptionnelle à la sécurité nationale » des États-Unis, mais il faut également examiner si la multiplication maligne du secret d'État au sein des appareils gouvernementaux et industriels n'est pas de nature à constituer un empêchement majeur à leur fonctionnement.

Devant le caractère massif de l'opacification des institutions gouvernementales, réclamer une intervention accrue du Parlement pour en contrôler la progression et pour la contenir ne constitue qu'un premier pas. Des solutions de toute nature devraient être envisagées, comme la mise sur pied d'organismes d'appréciation du renseignement, ainsi que le recommanda la Commission canadienne McDonald (qui existent dans certains pays comme l'Australie). En mettant en commun les ressources dont disposent les services de renseignement et celles qui sont disponibles à l'extérieur de ces appareils, la création de tels organismes compléterait le travail des assemblées parlementaires et contribuerait à ce que la prise de décision en matière de sécurité nationale soit mieux informée, plus transparente et plus respectueuse des impératifs d'une démocratie.

[180]

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Appendice I

Atelier sur l'analyse
et l'appréciation du renseignement

Séance 4 : Le rôle du décideur politique
Considérations préliminaires

(4.1) À la conférence d'octobre, aucun panel ne se pencha sur la question des consommateurs de renseignements. Comme prévu, la conférence, consacra une couverture détaillée à « l'analyse et à l'appréciation ». Notre négligence d'examiner si aucun élu ne déterminait effectivement son action à partir des renseignements qui lui étaient soumis est peut-être semblable à la supposition des juristes que les lois s'appliquent d'elles-mêmes.

(4.2) Le seul champ où le rôle de l'homme politique fut examiné, quoique brièvement pendant la première séance de l'atelier, fut son action au sommet de la pyramide du renseignement au sein de comités du plus haut échelon comme le MI5 (Royaume-Uni) et le CCSI (au Canada, jusqu'en 1993). Il est clair toutefois que ce type de comité ne se réunit qu'à quelques reprises au cours d'une année pour examiner les questions budgétaires et les questions de politiques les plus générales. Le reste du temps, les mécanismes d'appréciation du renseignement sont opérés par des fonctionnaires du gouvernement ou des membres des services de renseignement.

(4.3) Historiquement, les deux modes initiaux d'implication des ministres dans les questions de renseignement de sécurité ont été la passivité associée à l'absence de contrôle ou la directive partisane. La première attitude a accrédité la thèse de « l'État dans l'État », appliquée aux services de renseignement quand ils jouissent d'une trop grande autonomie par rapport à ceux qui devraient les contrôler. La seconde attitude a donné naissance à l'idée que les services de renseignement jouent le rôle d'une « police politique » sous la coupe de politiciens qui ne distinguent pas les intérêts de l'État de ceux du Parti.

(4.4) Déterminer quelles sont les relations entre l'instance politique et le service de renseignement en fonction des deux variantes historiques précédemment identifiées est une tâche difficile. Un premier obstacle tient dans le recours à la « dénégation plausible » : un politicien peut « charger » un service d'effectuer une opération de renseignement, mais de façon suffisamment elliptique pour lui permettre de dénier toute responsabilité si l'opération est publiquement dévoilée. D'une autre façon, une agence peut vouloir « devancer » les attentes du ministre et monter une opération sans vérifier si l'homme ou la femme politique concerné(e) a effectivement ou non les intentions qu'on lui prête.

[183]

(4.5) Dans certains pays, les contraintes de la législation clarifient les relations entre l'instance politique et les services de renseignement. Au Canada et en Australie, par exemple, le ministre doit fournir ses instructions au Service par écrit. Ces instructions peuvent ensuite faire l'objet d'un examen par les organismes de surveillance des activités de renseignement. Toutefois, même ces mécanismes ne suffisent pas toujours à dissiper les soupçons d'interférence politique. Au Canada, un parti politique continua de croire qu'il avait été la cible d'une opération de déstabilisation de la part du SRCS en 1993, en dépit que le CSARS ait absout le Service de toute forme d'inconduite.

(4.6) Pour ce qui est des renseignements concernant des puissances étrangères, nous devrions concentrer notre attention sur le décideur politique dans son rôle de consommateur d'information. On gardera toutefois présent à l'esprit que les ministres ont d'autres sources d'information que les services de renseignement quand ils élaborent leurs politiques (par exemple, les fonctionnaires de leur ministère, leur cabinet politique, les contacts internationaux et leurs propres expériences).

(4.7) Les services de renseignement devraient-ils être davantage ou moins intégrés aux débats qui accompagnent le processus de développement des politiques gouvernementales ? Les analystes du renseignement devraient-ils être plus attentifs à ce processus, de telle sorte qu'ils puissent livrer un produit plus pertinent (plus susceptible d'être pris en compte). Devraient-ils au contraire « dire les choses comme elles sont » sans se soucier si leurs informations sont dans la ligne des politiques suivies par le gouvernement, en courant alors le risque de n'être pas ou beaucoup moins écoutés. La première approche décrite ci-haut - l'approche plus stratégique - fut pratiquée par les deux derniers directeurs de la QA, Casey et Gates. Cette approche fit l'objet de discussions nourries lors de la conférence d'octobre.

(4.8) En s'adressant à l'auditoire de la conférence d'octobre, le directeur du SCRS a revendiqué avoir trouvée une troisième voie entre les deux précédentes : « Le renseignement doit être mieux intégré au processus de prise de décision...Le renseignement doit continuer de marquer sa neutralité par rapport aux politiques du gouvernement ; le renseignement doit être pertinent pour le développement de ces politiques. » (cité dans la Lettre d'information de L'ACÉRS/CASIS, 1995). Le moins qu'on puisse dire est que cette position implique de marcher sur un fil bien mince. Elle soulève une fois de plus la question de savoir s'il est convenable pour les services de renseignement d'étendre leur action au champ plus vaste de l'élaboration des politiques. Le renseignement de sécurité n'est pas vraiment « neutre » par rapport aux politiques gouvernementales ; il implique que ses cibles soient déterminées en fonction de décisions de l'exécutif sur la nature des « menaces ».

(4.9) D'autres interrogations sur ce thème sont les suivantes : les ministres font-ils un usage adéquat du renseignement dans la formulation des politiques gouvernementales ou voient-ils plutôt le rôle du renseignement comme un système d'alarme, limité à la prévention de crises majeures.

(4.10) Peut-on « éduquer » les ministres à faire un meilleur usage du renseignement ? Ils ne sont souvent en poste que pour des périodes de temps relativement courtes. Les services peuvent-ils néanmoins leur apprendre à accorder plus d'attention à leur produit ? Est-il une façon d'atteindre un équilibre entre l'exigence des politiciens d'être brefs et la préférence des agences de renseignement d'explorer la complexité des problèmes ?

[184]

(4.11) Dans les cas où les ministres savent ce qu'ils attendent du renseignement, est-ce que les services en sont conscients et tentent-ils de livrer le produit attendu ? Si, en contrepartie, ces services ne fournissent aux décideurs que ce qu'ils estiment qu'ils ont « besoin de savoir », y a-t-il alors un risque qu'ils se contentent de ne leur dire que ce qu'ils désirent (leur faire) entendre ?



[1] On peut mentionner à cet égard les revues suivantes : Contemporary Security Policy, European Security, Intelligence and National Security, International Peacekeeping, Low Intensity Conflict and Law Enforcement, Security Studies, Small Wars and Insurgencies, The Journal of Strategic Studies, The Journal of Slavic Military studies, Terrorism and Political Violence et Transnational Organized Crime. Comme on le constatera, ces revues sont très nombreuses et constituent en elles-mêmes un phénomène d'intérêt sociologique.

[2] Dans un pays à majorité protestante comme le Canada, une telle condamnation était sans appel. Ces métaphores qui présentent un service de renseignement comme un cercle clos d'initiés sont souvent utilisées par ses propres membres. Tel service de renseignement - par exemple la CIA - est désigné par ses membres comme « la compagnie » ; tel autre comme « la firme » et ainsi de suite.

[3] Pour une esquisse de l'histoire de la GRC comme corps de gendarmerie, on se rapportera à un article que nous avons publié dans les Cahiers de la Sécurité Intérieure, n° 11, 4e trimestre 1993, « La gendarmerie royale du Canada », p. 173-185.

[4] Au Canada, le poste de Solliciteur général correspond en gros à celui du ministre français de l'Intérieur. C'est le ministre auquel répondait le Service de sécurité de la GRC et auquel répond maintenant le SCRS.

[5] Nous avons reproduit le texte original anglais, qui est plus explicite que sa traduction sur le caractère insulaire et ségrégationniste de la GRC.

[6] Ce programme de subvention a été aboli en 1996 par suite des restrictions budgétaires affectant le Ministère.

[7] Le CST est l'équivalent canadien de la puissante National Security Agency qui opère aux États-Unis et dont le budget dépasse de plus du double celui de la CIA. Ces agences utilisent des moyens technologiques très poussés pour recueillir du Signal Intelligence (SIOINT), qui repose sur l'interception de différents types d'ondes (radar, radio, téléphoniques, télévisuels) qui voyagent dans l'atmosphère. La France possède également une telle agence, sous l'égide du ministère de la Défense. Le CST canadien est maintenant dirigé par un commissaire, nommé en 1996 à la suite des pressions des divers organismes canadiens voués à la protection des droits de la personne.

[8] Voir le texte de la note préparation en fin d'article « Le rôle du décideur politique ». Faute de temps, cette question avait due être retirée de l'ordre du jour de la conférence internationale de 1994, bien qu'elle portât explicitement sur la relation entre le producteur de renseignement et son destinataire, au sein de l'appareil gouvernemental.

[9] Nous rappellerons à cet égard que l'un des membres du comité responsable de la rédaction des notes préparatoires aux discussions était un chercheur britannique. C'est d'ailleurs lui qui prit la plus grande part à la rédaction effective de ces notes.

[10] Une telle habilitation est conférée à une personne qui sera appelée par ses fonctions à prendre connaissance d'informations de nature confidentielle et de documents classés comme secrets. Elle l'est également à divers niveaux et n'est obtenue qu'à la suite d'une enquête menée à propos du candidat. Chaque fois que j'ai participé à une commission d'enquête sur la police, les services de renseignement ou les forces armées, j'ai fait l'objet d'une telle enquête. Il en va de même a fortiori pour les membres du CPR ou du CSARS.

[11] Les membres des services de renseignement sont généralement très méfiants envers ces organismes de surveillance, dont ils ne voient pas que leur création comporte pour eux des avantages certains. En effet, un organisme de cette nature peut autant absoudre un Service de fausses accusations pesant contre lui que le blâmer quand ses opérations s'écartent effectivement de la légalité. Dans ce qui fut le premier scandale majeur en relation avec les opérations du SCRS - il fut accusé de téléguider les activités de certains groupes néo-nazis, l'enquête du CSARS conclut que le Service était innocent de ces accusations et que des journalistes d'une émission très suivie par la télévision d'État, à l'origine de ces accusations, avaient été grossièrement manipulés par des membres de ces groupes. Ils durent par la suite reconnaître publiquement qu'ils avaient été dupés. Voir, Comité de surveillance des activités de renseignement de sécurité (1994b).

[12] Pour plus de détails sur le conflit entre le CSARS et le sous-comité parlementaire sur la sécurité nationale, voir Henderson (1996 et 1995).




Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 7 novembre 2016 8:52
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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