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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Yves Brillon, Ethnocriminologie de l'Afrique noire. (1980)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Yves Brillon, Ethnocriminologie de l'Afrique noire. Paris: Librairie Philosophique J. VRIN; Montréal: Les Presses de l'Université de Montréal, 1980, 368 pp. Collection: Bibliothèque criminologique. Une édition numérique réalisée par Diane Brunet, bénévole, guide de musée retraitée du Musée de la Pulperie de Chicoutimi. [Livre diffusé dans Les Classiques des sciences sociales avec l'autorisation de l'auteur accordée le 8 mars 2016.]

[11]

Introduction

La justice est une chose trop
importante pour la laisser à des juristes.
(T.S. Eliot).

I — Les paradigmes d'une approche ethnocriminologique.

A - La criminalité comme indicateur d'anomie.
B - Réactions sociales traditionnelles et modernes au crime.

1 - Une approche criminologique comparative.
2 - Criminalité et développement.
3 - Justice pénale moderne et justice traditionnelle.

C - Une approche polyvalente de la réalité criminelle et de son contrôle.

II - Méthodes d'Étude.

A — Les statistiques criminelles.
B — Les témoignages d'étudiants et de juges de brousse.
C - Les attitudes du public envers les politiques de défense sociale et la criminalité.

Encore très peu étudiée, la criminalité africaine et les réactions sociales qu'elle provoque offrent, aux anthropologues et aux criminologues, un champ privilégié d'investigations. Chevauchant le passé et le futur, les États africains ont l'avantage de présenter des aires où cohabitent deux ordres sociaux, ayant chacun leur système de valeurs et possédant leurs propres institutions de contrôle social. L'analyse de cette situation complexe, pour être exhaustive, doit tenter d'identifier les comportements qui, selon les codes ancestraux, sont définis comme étant « criminels » ainsi que les mécanismes traditionnels de régulation qui interviennent, encore aujourd'hui, pour rétablir l'ordre public, quand celui-ci a été perturbé par une infraction. L'analyse doit aussi essayer d'évaluer l'emprise du système pénal moderne, son acceptation par les populations concernées, ses zones d'influence et sa force d'ancrage.

[12]


I — Les paradigmes
d'une approche ethnocriminologique
.

En Afrique, le rythme accéléré de l'histoire favorise des comparaisons spatio-temporelles dans la mesure où le processus évolutif qui, en Europe et en Amérique, s'est étalé sur plusieurs siècles, se trouve comprimé en des phases assez concises pour faire l'objet d'une exploration beaucoup plus précise et directe. Le chercheur bénéficie d'un poste d'observation exceptionnel pour suivre en détail, selon les périodes d'un cycle bref, les variations d'amplitude et de structuration du phénomène criminel et de la réaction sociale au crime, tels qu'ils se manifestent dans un univers social que secouent et agitent des conflits de valeurs et de cultures.

A - La criminalité comme indicateur d'anomie.

En Afrique, le brusque passage d'une organisation sociale, fondée sur le clan et la tribu, à une forme moderne de société où les liens de parenté perdent une grande partie de leurs significations, a de réelles conséquences sur toutes les manifestations de la vie économique, sociale et culturelle. Le développement s'accompagne de distorsions et de décalages entre les anciens systèmes sociaux qui s'étiolent et les systèmes modernes qui tentent de s'ériger et de s'imposer. Deux types de sociétés s'affrontent et entrent en conflit : l'un fondé sur la famille élargie - « les liens de sang » - l'alliance et la justification mythique de l'ordre des rapports sociaux ; l'autre édifié sur les différenciations et les compétitions qu'impliquent l'économie de marché et le « rationalisme économique » (Balandier, 1971). Ce conflit est [13] générateur de désajustements qui se traduisent par des inadaptations, des déviances et des pathologies.

Dans de telles circonstances, le phénomène criminel joue un rôle privilégié d'indicateur d'anomie et il doit être étudié, comme le suggère Balandier (1971), d'un point de vue relativiste, c'est-à-dire en envisageant l'ensemble des mésadaptations qui caractérisent la société analysée, à un moment donné. La démarche criminologique s'inscrit de la sorte dans le cadre très large d'une sociologie du développement ou d'une sociologie des mutations. Cette approche globale s'avère indispensable et doit constituer le premier niveau d'interprétation de la criminalité dans les pays en voie de transformation rapide. En effet, l'appréhension du phénomène criminel ne peut être que superficielle et conduire à des constatations erronées ou contradictoires si elle ne se base pas sur les réalités culturelles existantes, sur les motivations et sur les attitudes des populations ; si elle ne se réfère pas à l'évolution des valeurs, des croyances, des structures familiales, économiques et politiques ; et si elle ne prend pas en considération les forces d'inertie, les résistances au changement, les dynamismes internes et externes qui animent les groupes et les communautés.

Il importe, par conséquent, d'identifier et de dégager les aspects de la criminalité qui se rattachent directement ou indirectement au procès de l'acculturation que vivent ou que subissent les sociétés africaines. A un second niveau d'interprétation, plus spécifique, l'analyse criminologique doit se centrer sur la réaction sociale au crime.

B - Réactions sociales traditionnelles et modernes au crime.

Sur le continent — plus que partout ailleurs - le phénomène criminel se présente comme si intimement lié à la réaction sociale au crime qu'il serait impensable de dissocier l'étude de la criminalité de celle des attitudes qu'elle suscite de la part des divers groupements. Cela est d'autant plus vrai que l'on décèle des divergences, parfois [14]

fondamentales, entre la réaction sociale institutionnalisée du système pénal et la réaction traditionnelle de la population vis-à-vis des actes considérés comme déviants ou délinquants. Dans les sociétés précoloniales, les contrôles sociaux du groupe s'exerçaient directement, et avec efficacité, sur ses membres ; ce qui limitait au minimum les agissements antisociaux.

La justice coutumière cherchait en premier lieu à réparer les torts et à effacer les sentiments de haine et de vengeance qu'avait fait naître entre deux familles la commission d'un délit ou d'un crime. Les parties opposées recherchaient une solution de compromis, équitable et rapide, une solution compensatoire qui assurait à la victime une réparation. Cette réparation permettait de réconcilier les familles antagonistes.

Les nouveaux systèmes juridiques axés sur le châtiment du coupable, sont mal perçus parce que la victime n'est pratiquement pas prise en considération lors du procès. Certes, les personnes lésées peuvent réclamer des dommages et intérêts en se portant partie civile mais, dans la réalité, les criminels condamnés sont dans l'incapacité de leur donner satisfaction. Ajoutons que le châtiment du coupable, qui devra le plus souvent purger une peine d'emprisonnement, au lieu d'assouvir les sentiments de vengeance entre les familles peut les attiser, car les parents du coupable perdent un des leurs. À l'échelle du village, ceux-ci pourront faire figure de victimes alors que les plaignants risquent d'être l'objet d'un rejet de la part du groupe pour avoir « trahi » et « vendu » un membre de la communauté. La survivance de la justice traditionnelle est l'expression d'un refus d'accepter un système pénal d'importation qui apparaît comme étranger et inapproprié aux yeux d'une grande partie de la population.

1 - Une approche criminologique comparative.

Il apparaît illusoire d'aborder le phénomène criminel et la réaction sociale à la déviance, en Afrique noire, et prétendre les comprendre ou les expliquer, sans se placer dans une perspective dynamique et historique. Car, ici, le poids du passé est d'autant plus agissant [15]

sur le présent qu'il est toujours vivant et que, même si sous plusieurs aspects il agonise, il n'a pas encore trépassé. Évidemment, l'Afrique d'aujourd'hui diffère de celle d'il y a un siècle, de celle d'avant la colonisation. Il semble cependant faux, ou tout au moins prématuré, d'affirmer — comme le fait Davidson (1969) — que les anciennes traditions ne sont plus que des chrysalides vides. Il suffit pour s'en rendre compte de se référer aux constatations de certains auteurs qui rappellent, entre autres :

  • que la majorité des Africains sont des agriculteurs et que 80 à 90 % des paysans continuent à vivre comme avaient vécu leurs ancêtres, ignorant le droit des villes et les institutions mises en place par les gouvernements modernes (David, 1973) ;
  • que 80 % des habitants du Congo ne connaissent que le droit traditionnel (Alliot, 1965) ;
  • que l'ancien système juridique reste partiellement ou totalement le cadre unique de référence d'environ 80 % de la population (Le Roy, 1971).

Ces affirmations sont vraies de façon générale même si elles doivent être tempérées par le fait que les coutumes ont été en partie transformées.

Les documents font défaut qui nous permettraient de suivre pas à pas l'évolution des systèmes de justice criminelle, de mettre en parallèle la nature ainsi que l'importance des conduites délictueuses dans les communautés primitives et dans les sociétés africaines contemporaines, d'établir des comparaisons dans le temps entre les modes et l'intensité des tendances réactionnelles vis-à-vis des comportements perçus comme portant atteinte à la sécurité et à l'équilibre communautaires. Ce silence de l'histoire, dû au manque de documents écrits, peut être compensé par la survivance d'îlots culturels anciens [1] qu'a très peu touchés la civilisation. Encore aujourd'hui, on se trouve en présence de deux mondes diamétralement différents, de deux  [16] univers radicalement hétérogènes : l'un, urbain, qui vit ou qui essaie de vivre, du moins en grande partie, à l'heure occidentale et l'autre, rural, qui tente de perpétuer un mode de vie ancestral.

En observant, dans ces milieux, les manifestations criminelles et les institutions pénales, l'homme de science a la rare chance de se situer selon une optique diachronique dans la mesure où les distances inter-régionales composent un « espace-temps » où se côtoient, s'interpénétrent ou s'opposent une culture moderne et une culture ancienne. Dans ce cas, il devient évident que la contemporanéité de deux stades de développement socio-économique restitue un relief inespéré aux observations scientifiques et fournit un terrain quasi idéal pour analyser la délinquance et les formes de contrôle social. L'étude comparative transversale a, du même coup, l'avantage d'être à la fois longitudinale.

2 - Criminalité et développement.

En Afrique noire, la colonisation a représenté, à maints égards, une sorte de cataclysme, de déflagration culturelle qui, en s'étendant de proche en proche, a fortement ébranlé les cosmogonies primitives et a, par le fait même, miné, sapé et érodé les équilibres des sociétés traditionnelles. L'arrivée et la domination de l'homme blanc ont plongé l'Africain dans un profond désarroi. Ce dernier s'est retrouvé désemparé par la découverte soudaine et par l'emprise d'un autre monde qui, par le seul fait d'exister, lui révélait l'extrême vulnérabilité de son propre univers. Comme les grenouilles d'un conte Baoulé, les populations indigènes virent leur destin, en tant que peuples et civilisations, irrémédiablement changé :

Un jour, quelques grands échassiers poursuivis par des chasseurs vinrent se réfugier dans un marais où les grenouilles leur offrirent l'hospitalité en les assurant que la mort n'existait pas chez elles. Mais peu de temps après, les oiseaux, pressés par la faim, se mirent à manger des grenouilles, et c'est ainsi qu'elles apprirent à connaître la mort (cité par Savary, 1968).

[17]

L'introduction d'une économie monétaire, l'implantation d'industries et l'importation d'une technologie nouvelle furent les principaux éléments qui s'échappèrent de cette boîte de Pandore, que constituait la civilisation occidentale, et qui furent cause de changements radicaux dans la mesure où ces innovations suscitèrent un décloisonnement des entités ethniques, une redéfinition des rapports sociaux et une réorganisation des moyens de production et des échanges économiques et commerciaux. Le développement ne peut donc, à l'heure actuelle, se poursuivre qu'en accélérant et qu'en précipitant les modifications profondes déjà amorcées au niveau des structures et de l'organisation des communautés autochtones. Ce processus de déstructuration sociale apparaît comme inévitable et irréversible car les institutions traditionnelles se montrent presque incapables d'évoluer et de se transformer assez vite pour pouvoir s'adapter aux exigences et aux impératifs de la vie moderne.

Le développement économique et culturel ne peut pas être estimé, en soi, comme facteur criminogène. C'est beaucoup plus le type de développement et la nature de ses conséquences qui peuvent être considérés comme des éléments ayant un impact sur l'accroissement de la criminalité. Le hasard de l'histoire a voulu que la colonisation mette en contact des sociétés capitalistes, hautement industrialisées, à idéologie individualiste, avec des sociétés de type collectiviste, exclusivement agricoles et sans grande technologie. Il s'en est suivi, pour ces dernières, une corrosion des institutions de base qui exerçaient un tel contrôle sur les individus qu'elles restreignaient à l'extrême les possibilités de marginalité. Avec les changements structurels, avec la mise en présence d'ethnies et de peuples hétérogènes, avec surtout l'urbanisation, le phénomène criminel a, et cela est indéniable, subi une forte poussée ascendante.

La plupart des auteurs reconnaissent que ce sont avant tout les conséquences du développement sur le plan culturel qui entraînent des pathologies sociales (entre autres : Clinard et Abbott, 1973 ; Clifford, 1967, 1974 ; Balandier, 1971 ; Milner, 1969). Dans les États d'Afrique, comme dans tous les pays, la criminalité augmente quand la vie familiale périclite, quand les groupes et les institutions [18]

se multiplient, se diversifient, se complexifient, quand les relations face à face sont moins fréquentes, quand les normes et les lois se vident progressivement de leur contenu éthique et culturel, quand les loyautés envers la parenté sont remplacées par celles envers une diversité de groupes d'intérêts (professionnels, économiques, politiques, religieux...), quand la solidarité sociale se dissout dans une structure caractérisée par l'atomisation des sources de réglementation et de surveillance, par la dépersonnalisation des relations entre individus et par l'anonymat d'une société de masse où la réussite personnelle prend plus d'importance que celle de la destinée collective.

3 - Justice pénale moderne et justice traditionnelle.

Il est certain, comme l'écrit Milner (1969), qu'à la lumière des conditions de vie moderne, beaucoup de crimes, de procédures et de sanctions des droits traditionnels devaient être abandonnés parce que trop étroitement liés aux cultures tribales. Il en est ainsi des règles et des pratiques ethniques, discriminatoires à l'égard des personnes extérieures à la tribu, des procédures, telles les ordalies, qui ne rencontrent pas les normes internationales d'équité et des châtiments que l'on peut qualifier de barbares. Les lois et les procédures qui étaient appropriées pour résoudre les conflits dans de petits groupes ethnocentriques, où les relations interpersonnelles étaient intenses, et vivant économiquement en régime autarcique, n'étaient pas aptes à régir des sociétés contemporaines orientées vers les relations internationales. Quelles que furent les intentions des pays colonisateurs, il reste que peu de tentatives furent faites pour adapter les règles de droit à la mentalité des populations colonisées et pour conserver des éléments de leur philosophie pénale. Ce qui contribua à creuser un fossé entre les systèmes juridiques et les citoyens.

Lorsque les pays africains devinrent indépendants, les gouvernements autochtones élaborèrent des codes pénaux, en s'inspirant des législations coloniales, et accélérèrent la politique d'implantation d'une justice moderne en érigeant des tribunaux, en multipliant, dans les villes, les commissariats de police et en assurant, par les brigades de gendarmerie, un quadrillage le plus serré possible de leur [19] territoire national. Aussi, le droit pénal, en Afrique, est-il loin d'être l'expression codifiée des valeurs d'un ordre social établi. Il est l'outil que l'on utilise pour la création même de cet ordre (Costa, 1969). Il a pour objet de transformer les traditions et les mœurs. En cela il reflète la volonté d'une élite d'imposer des normes à une majorité considérée comme n'étant pas encore évoluée socialement et il a pour but de s'opposer aux multiples droits coutumiers qui constituent une véritable mosaïque. À toutes fins pratiques, presque partout, les droits traditionnels, en ce qui a trait au secteur pénal, furent mis « hors la loi ». Il en a résulté une anomie due à la superposition d'une justice moderne, souvent mal comprise de l'ensemble des citoyens, à des structures juridico-administratives, jadis bien intégrées dans les communautés villageoises, qui continuent à fonctionner dans la clandestinité.

De cette situation ambiguë découle le fait que, dans les zones rurales, et à un moindre degré dans les centres urbains, les populations persistent, encore aujourd'hui, à recourir à leur justice pour régler les litiges. Ce qui fait qu'une grande partie de la criminalité demeure cachée aux organismes de la justice moderne. Confrontés à deux conceptions juridiques, les justiciables auront tendance, lorsqu'ils le pourront, à agir par opportunisme. C'est ce que souligne Balandier (1971) :

La pluralité des droits, des coutumes et des instances de conciliation donne aux individus, lors du règlement des différents, l'opportunité de faire appel aux « droits traditionnels » ou au droit nouveau que la ville fait surgir ; c'est la recherche de l'avantage et du moindre risque qui oriente le choix (p. 65).

Le rejet de la loi et des organismes de défense sociale par certaines catégories de la population ou par certains groupes ainsi que le recours aux procédures anciennes de réconciliation contribuent à masquer la nature, l'importance et les manifestations de la criminalité africaine. Une meilleure connaissance du phénomène criminel, de ses causes et de ses conséquences ne peut émerger, de toute évidence, [20] que si l’on tient compte à la fois du contexte socio-culturel global et des réactions sociales, institutionnalisées ou informelles, des communautés face aux comportements déviants ou criminels.

C - Une approche polyvalente
de la réalité criminelle et de son contrôle
.

Duvignaud (1973) rapporte que Freud, lorsque son disciple, Gesà Roheim, lui livra le constat de Malinowski concernant l'absence du complexe d'Œdipe chez les Trobriandais, s'exclama spontanément : « Haben sie dann kein Asch, dièse Leute ! » (Ils n'ont pas de cul, ces gens-là !). Cet exemple ne peut mieux souligner l'opposition marquée entre l'esprit qui caractérise une démarche scientifique de type anthropologique et celui qui préside à une approche universaliste des phénomènes sociaux.

Les criminologues ont, depuis qu'ils s'intéressent à la criminalité africaine, réagi comme Freud. Ils se sont surtout appliqués à niveler les particularismes et à démontrer que le phénomène criminel était partout la résultante des mêmes facteurs, qu'il s'exprimait de la même façon et qu'il suscitait des réactions identiques. L'ethnocentrisme, comme le rappelle Clastres (1974), médiatise tout regard sur les différences pour les identifier et finalement les abolir. Les anthropologues n'échappent pas entièrement à cette critique. Cependant, le fait qu'ils travaillent auprès des entités ethniques les a, en particulier depuis quelques décennies, peu à peu conduits à reconnaître, pour les groupes qu'ils étudient, un certain droit à la différence.

Le criminologue est très mal outillé pour analyser les manifestations déviantes et les conduites criminelles dans les pays africains. D'abord, il limite son étude au système moderne de justice pénale (parce que celui-ci lui est familier) et il localise de préférence ses recherches dans les zones urbaines où semblent se concentrer les « vraies conduites criminelles », c'est-à-dire celles qui s'apparentent le plus à la criminalité des nations industrialisées. Ensuite, parce que, de par sa formation, il est beaucoup plus enclin à adopter un discours macrosociologique qui, contrairement à celui, plus micro-sociologique, [21] des ethnologues, généralise les observations et gomme les caractéristiques spécifiques des groupes tribaux.

Pour ces raisons, les deux approches, anthropologique et crimi-nologique, devraient être complémentaires dans le domaine particulier du droit pénal et de son application afin de mettre en évidence l'évolution réelle du phénomène criminel et de la réaction sociale au crime, en Afrique noire. Malheureusement, jusqu'à maintenant, presqu'aucune étude n'a tenté d'opérer cette jonction entre les deux sciences fonction qui devrait déboucher sur le développement d'une ethnocriminologie.

II - Méthodes d'Étude.

C'est dans le cadre d'un programme de coopération entre l'Université d'Abidjan et le Centre International de Criminologie Comparée (C.I.C.C.) de l'Université de Montréal, que nous avons séjourné, en Côte d'Ivoire, de septembre 1972 à août 1975. Ce programme, financé par l'Agence Canadienne de Développement International, avait pour but d'implanter, à l'Institut de Criminologie d'Abidjan [2], des recherches et un enseignement criminologiques.

L'Institut de Criminologie, le seul en Afrique occidentale, s'était donné, sous l'impulsion du Professeur Denis Szabo qui dirige le C.I.C.C, une vocation internationale, dès sa fondation en 1971. Pour réaliser cette « mission », il organisa, chaque année, de 1792 à 1975, un colloque où furent invités des représentants du Sénégal, du Niger, [22] du Nigeria, de la Haute-Volta, du Cameroun, du Zaïre, du Ghana, du Togo, du Gabon, du Mali et du Dahomey. Les thèmes abordés furent les suivants :

  • « Les besoins et les perspectives en matière de prévention du crime et du traitement du délinquant en Afrique occidentale » (C.I.C.C., 1972) ;
  • « La criminalité réelle, apparente et légale en Afrique occidentale » (C.I.C.C, 1973) ;
  • « Prévention du crime et planification » (C.I.C.C, 1974) ;
  • « Justice moderne et justice traditionnelle en Afrique occidentale » (compte-rendu non publié).

Un autre colloque, qui fut préparé par l'Université de Lagos et par le C.I.C.C., se tint, en janvier 1973, dans la capitale nigérienne. Il avait pour thème « Criminal Law and the Law Couts ». Les résultats des discussions de cette rencontre viennent de paraître aux « University of Lagos Press » (Adeyemi Ed., 1977). Ayant participé activement à l'organisation matérielle et scientifique des colloques d'Abidjan, nous avons eu la chance de nous familiariser assez rapidement, et dans une perspective multinationale, avec les principaux problèmes que soulève l'administration de la justice dans les États africains.

Pour un « homme qui venait du froid » le contact avec l'Afrique ne fut pas seulement un choc culturel mais aussi l'occasion d'une salutaire réflexion sur la science criminologique elle-même et sur l'applicabilité de ses cadres théoriques à un milieu socio-culturel complètement différent de celui des pays industrialisés. Il nous apparut, dès le début de notre séjour en côte d'Ivoire, que le système de justice pénale étatique ne « contrôlait » qu'une faible partie du phénomène criminel et que les institutions juridiques coutumières loin d'avoir disparu, régulaient un nombre important d'infractions.

Cette constatation orienta toutes nos recherches. Elle nous conduisit à placer, au centre de nos préoccupations, l'étude des incidences que pouvait avoir, sur la criminalité connue, la coexistence de deux circuits distincts de réglementation des litiges que fait naître la commission d'un acte délictueux. Pour parvenir à cette fin, il devint [23]

évident qu'il fallait utiliser à la fois les données anthropologiques et criminologiques. Notre travail a donc consisté à rassembler les informations que les ethnologues avaient pu obtenir sur les droits coutumiers africains, sur leur fonctionnement et sur leurs procédures de même que les résultats des recherches faites, en Afrique noire, par les criminologues.

Ce que nous avons voulu faire c'est ce que Max Weber appelait une « reconstruction utopique », c'est-à-dire la reconstitution, à partir d'une variété de sources d'information, des attitudes et des comportements des Africains vis-à-vis de la justice en vue de démontrer que l'implantation des agences pénales modernes et que leur légitimité, loin d'être des faits accomplis, étaient largement conditionnées par des facteurs géographiques et culturels.

Dans cette optique, à partir des renseignements fournis par les études anthropologiques et criminologiques, nous avons procédé, en Côte d'Ivoire, à des recherches et enquêtes complémentaires qui portèrent à la fois sur les statistiques criminelles, sur les témoignages d'étudiants et de juges de brousse et sur les attitudes du public.

A — Les statistiques criminelles.

Compte-tenu de nôtre hypothèse de base, selon laquelle les infractions enregistrées par la police et par les tribunaux étaient les produits d'une série de filtrages de la part des populations, nous ne les avons pas analysées comme étant le reflet de la criminalité africaine [3]. Elles furent plutôt envisagées en fonction de la localisation [24] dans l'espace des agences pénales, de leur force attractive, de leur accessibilité et du rôle que leur attribuent les justiciables eux-mêmes.

Ainsi les statistiques, au lieu d'être considérées comme une image de la criminalité, de sa nature, de son ampleur et de son évolution, ont été perçues comme les conséquences de la dialectique qui s'est établie entre les juridictions modernes et traditionnelles et, d'une certaine façon, comme des indices d'acculturation.

B — Les témoignages d'étudiants et de juges de brousse.

Les cinq colloques de criminologie comparée d'Afrique de l'Ouest, auxquels nous avons fait allusion, rassemblaient, chaque fois, entre 40 et 60 participants. Ils ont été l'occasion de rencontres enrichissantes avec des magistrats, des sociologues, des juristes, des anthropologues et des fonctionnaires africains et ils ont permis des échanges fructueux sur les aspects fondamentaux de l'administration de la justice en Afrique. Les dichotomies « criminalité urbaine-criminalité rurale » et « justice moderne-justice traditionnelle » revinrent sans cesse, au cours des débats, comme des « leitmotiv ». Les exposés de ces discussions ayant fait l'objet de publications, nous y ferons référence à plusieurs reprises.

En plus des informations obtenues, lors de ces symposia, nous avons recueilli une quarantaine de témoignages sur la survivance de la justice ancestrale auprès d'étudiants de l'Institut de Criminologie d'Abidjan. Provenant de régions rurales, pour la plupart, parfois même d'autres pays que la Cote d'Ivoire, ces informateurs nous ont décrit les pratiques judiciaires telles qu'elles se manifestaient dans leur ethnie ou leur village. Chaque fois que nous avons recours à ces témoignages, nous citons les noms de nos interlocuteurs.

En outre, une recherche qualitative a été faite, en avril 1975, auprès de 7 des 25 juges de brousse que compte la Côte d'Ivoire. Par des entretiens non directifs et en profondeur, Serge Desrosiers [25] (alors assistant à l'Institut de Criminologie) et nous-même avons abordé avec eux l'interaction qui existe entre le droit moderne et les droits coutumiers dans les circonscriptions judiciaires situées à l'intérieur du pays. Ces entrevues étant confidentielles, nous avons identifié les magistrats par des initiales fictives.

C - Les attitudes du public envers les politiques de défense sociale et la criminalité.

En mai 1974, une enquête d'opinion publique fut effectuée auprès d'un échantillon représentatif de la population d'Abidjan. Cette enquête avait pour objectif :

  • d'évaluer le taux de victimisation dans la capitale ivoirienne et, par la suite, d'estimer l'importance de la criminalité cachée ;
  • d'analyser les attitudes de la population abidjanaise vis-à-vis des politiques criminelles officielles ;
  • de mesurer le degré de survivance du droit coutumier et la fréquence des litiges dont les instances traditionnelles sont saisies.

Le questionnaire, que nous avons élaboré avec l'aide des étudiants de l'Institut de Criminologie d'Abidjan, comprenait 88 questions. Il fut prétesté, puis modifié.

Le questionnaire définitif fut administré, en entretien face à face, par une dizaine d'enquêteurs africains de l'Institut Ivoirien d'Opinion Publique [4]. Mille personnes, choisies selon un échantillonnage par quotas, furent interrogées. Le choix des répondants se fit en tenant compte du sexe, de l'âge, de l'ethnie, du revenu et du quartier. L'échantillon utilisé par l'I.I.O.P. est basé sur les estimations démographiques du Ministère du Plan. Faute d'un recensement récent, il est jugé comme étant représentatif de la population africaine d'Abidjan. Parmi les individus interviewés, il y a 500 ivoiriens et [26] 500 étrangers provenant des pays limitrophes, dont 748 hommes et 252 femmes, tous âgés de 18 ans et plus.

Dans le présent ouvrage, nous avons donc tenté d'intégrer les données résultant des principales recherches anthropologiques et criminologiques qui ont été conduites dans plusieurs pays africains et qui étaient en rapport avec l'objet de nos travaux.



[1] Les termes « ancien » et « primitif » sont employés comme synonymes de « traditionnel ».

[2] Nous tenons à remercier très sincèrement le Docteur Marcel Etté, Directeur de l'Institut de Criminologie d'Abidjan, pour la confiance qu'il nous a accordée en nous laissant une entière liberté dans l'élaboration et dans la réalisation de nos recherches scientifiques.

[3] C'est grâce à l'aide et à la bienveillance de messieurs N'Guessan Mao et de N. Némin, respectivement Directeur des Affaires Civiles et Pénales et Directeur de l'Administration Pénitentiaire, que nous avons pu avoir accès aux Notices des Parquets et aux Statistiques criminelles de Côte d'Ivoire. Nous tenons à les remercier pour avoir grandement facilité notre tâche en mettant à notre disposition tous les documents nécessaires pour que nous soyons en mesure d'analyser, plus en profondeur, les statistiques par région.

[4] Institut Ivoirien d'Opinion Publique (I.I.O.P.) ; Abidjan : B.P. 21. 044.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 14 avril 2016 20:05
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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