RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Marc BRIÈRE, Point de départ ! Essai sur la nation québécoise. (2000)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Marc BRIÈRE, Point de départ ! Essai sur la nation québécoise. Montréal: Les Éditions Hurtubise HMT ltée, 2000, 222 pp. Une édition numérique réalisée par Gemma Paquet, bénévole, professeure de soins infirmiers retraitée du Cégep de Chicoutimi. [Autorisation accordée par M. Marc Brière, le 18 octobre 2006 de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

[17]

Point de départ !
Essai sur la nation québécoise

Introduction


Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage...
BOILEAU

Maintenant retraité de la magistrature et exempt de l'obligation de réserve (que la remarquable compréhension de mes collègues a rendue assez supportable, ce dont je leur suis infiniment reconnaissant), j'ai enfin recouvré ma liberté de parole. Je veux en faire modestement usage pour apporter ma contribution à l'effort, auquel nous sommes tous conviés en tant que citoyens, de chercher la voie vers une paix durable et fructueuse au sein du Québec et du Canada.

Comme le disait Fernand Dumont [1] : « Les problèmes collectifs ne disparaissent pas parce que nous en avons trop parlé ; ils subsistent parce que nous ne les avons pas résolus. Ne point céder à la lassitude et les remettre obstinément sur la place publique semblent les devoirs élémentaires de qui ne renonce pas à la réflexion. »

Au lendemain du référendum de 1995 portant sur l'accession du Québec à la souveraineté, sur l'offre d'une association avec le reste du Canada (appelée « partenariat ») et, en cas de refus de cette offre, sur une déclaration unilatérale d'indépendance - le « non » [18] l'ayant emporté de justesse [2] - je réunis une vingtaine de personnes que j'estimais assez représentatives des divers éléments composant la population du Québec. Le dialogue, pensais-je, devait favoriser une meilleur compréhension des aspirations et des appréhensions de chacun. Dès la première réunion, un des participants, le professeur Henry Mintzberg de l'Université McGill [3], mit en doute que les Québécois soient un peuple, ce qui pour moi était une telle évidence que ma conviction contraire n'en fut aucunement ébranlée : seul l'aveuglement ou le fanatisme pouvait expliquer une telle négation de l'évidence ! L'ensemble du groupe devait par la suite publier la déclaration de principe suivante :

« Nous sommes des Québécois de toutes origines ethniques et culturelles, souverainistes, fédéralistes ou autres, troublés par le climat politique post-référendaire, qui nous paraît malsain, et inquiets du sort des collectivités particulières auxquelles nous appartenons, aussi bien que de l'avenir du Québec et du Canada.
« Nous ne représentons personne et ne formons qu'un groupe ponctuel, réunis seulement par la conjoncture actuelle et la bonne volonté, celle de réfléchir à nos problèmes et défis communs en toute liberté et ouverture d'esprit, dans l'espoir d'y voir plus clair et de trouver la voie de la concorde par un dialogue franc et respectueux des valeurs démocratiques.
« Si, au bout de cet exercice, chacun devait demeurer inébranlable dans ses comportements, son quant-à-soi, sans la moindre concession, alors notre échec sera malheureusement trop éloquent. Par contre, si nous pouvions contribuer à l'amorce d'un nouveau pacte ou contrat social susceptible de s'avérer bénéfique tant pour le Québec que pour le Canada et les Premières Nations, alors nos efforts n'auraient pas été vains.
« Voilà le défi, voilà l'enjeu. À chacun sa mise, cartes sur table.
« D'entrée de jeu, nous nous entendons pour affirmer :

[19]

(1) l'égalité de tous les citoyens vivant au Québec et formant le peuple québécois ;
(2) la liberté de ce peuple de déterminer démocratiquement son statut constitutionnel, c'est-à-dire d'accéder à la pleine souveraineté nationale ou de continuer à partager celle-ci avec les autres provinces canadiennes, dans une union fédérative ou confédérale - et, par conséquent, la légitimité des trois grandes options en présence ;
(3) la fraternité et la solidarité qui doivent unir les Québécois entre eux, de même que les collectivités culturelles ou ethniques qui composent la société québécoise ;
(4) le caractère principalement français de cette société, dont le français est la langue commune ;
(5) la reconnaissance de l'enrichissement qu'apporte à la société québécoise la vitalité de la culture anglo-québécoise ;
(6) la nécessité d'assurer le reflet du caractère pluraliste de la société québécoise dans toutes les sphères de l'activité sociale, culturelle et politique ;
(7) le respect des libertés et droits fondamentaux, des personnes et des collectivités, ainsi que des valeurs démocratiques et de la règle de droit ;
(8) le refus de toute violence physique ou verbale, de toute forme d'intolérance, de racisme, de francophobie, d'anglophobie ou de xénophobie ;
(9) la volonté de trouver ensemble, par le dialogue et la voie démocratique, des solutions pacifiques à nos projets communs, dans le respect absolu des convictions et des options légitimes de chacun.

« Les signataires reconnaissent ces principes comme les leurs et comme fondement de leur recherche, qu'ils s'engagent à poursuivre comme gens de bonne volonté et compatriotes, et ils [20] espèrent que les autorités québécoises et canadiennes, de même que tous ceux qui participent au débat public, auront le souci de respecter ces mêmes valeurs.

RENÉ BOUDREAULT - MYRA CREE - MARCO MICONE
 - MARC BRIÈRE -FRANÇOISE DAVID - JOSEPH RABINOVITCH
 - GRETTA CHAMBERS - CLAUDE E. FORGET - Guy ROCHER
- BERNARD CLEARY - NAW KATTAN - CHARLES TAYLOR
- CLAUDE CORBO - TAKIS MERLOPOULOS - PETER WHITE »

Henry Mintzberg n'était évidemment pas au nombre des signataires et il s'en explique brièvement dans l'ouvrage collectif que nous publiâmes sous le titre de Le Goût du Québec [4] :

« On est tout de suite entrés dans le vif du sujet - après tout, on était à Montréal, au Québec, au Canada pendant l'hiver 1996 - bien que certains se montraient plutôt conciliants. L'atmosphère s'est quelque peu échauffée quand Marc a sorti sa "Déclaration", un document assez inoffensif en fait, qu'il voulait nous faire signer. Je ne voyais pas à quoi cela rimait (et de toute façon je préfère ne pas signer de documents collectifs), mais un autre "anglo" achoppait sur l'expression "le peuple québécois" (qui n'était pas expliquée dans cette ébauche). Qui en faisait partie ? Il voulait le savoir. La réponse fusa de plusieurs côtés, tout à fait prévisible : tous ceux qui vivent dans l'esprit du Québec d'aujourd'hui. Belle attitude de modernité et d'ouverture... Pourtant, quelque chose semblait légèrement suspect, à certains d'entre nous, du moins. Pas une fois où les gens ont défilé à la Saint-Jean-Baptiste en scandant « Le Québec aux Québécois », je n'ai eu l'impression qu'ils s'adressaient à moi. Bien entendu, j'aurais pu marcher avec eux. Aurais-je alors été l'un des leurs dans leur esprit ?

« Plus tard, la "Conquête" est venue sur le tapis. (Les purs et durs raffolent de la Conquête. Elle définit la cause, pour ne pas dire l'ennemi.) Un instant, me suis-je écrié. Jadis, l'Angleterre et la France étaient partout en guerre. Chacune a envoyé son armée ici. L'une est arrivée à peine un an avant la grande bataille, l'autre, deux ou trois ans avant. Rien à voir avec l'invasion du Lac Saint-Jean par les Torontois.

[21]

« Plusieurs se sont empressés de me corriger. (Par les temps qui courent, on doit toujours être politiquement correct au Québec.) Vous ne saisissez pas à quel point les Québécois peuvent éprouver la Conquête et ses conséquences, m'a-t-on fait remarquer.

« Non, bien sûr, je ne comprends pas. C'est vrai, il n'y a que 236 ans que cette bataille a eu lieu et, en gros, seulement un siècle depuis les événements du Manitoba. Et c'est vrai que nous avons réussi à nous construire une existence paisible et prospère depuis, y inclus l'émergence du Québec au sein de la Fédération canadienne, en tant que l'une des cultures francophones les plus palpitantes qui soient. Mais quelle importance, puisque tout allait si mal il y a un siècle ou deux ! Ce qui importe maintenant, c'est de corriger le passé, pas de profiter du présent, même si cela doit nuire à l'avenir. Était-ce cela qui m'échappait ?

« Il y avait là une contradiction flagrante, mais qui ne me frappa que plus tard. Si le fait d'avoir la Conquête dans le sang caractérise à ce point un vrai Québécois, alors comment est-il possible de faire partie du "peuple" quand on n'est pas un pur laine ? Il faut que ce soit inscrit dans vos gènes, n'est-ce pas ? Il ne peut y avoir le moindre rapport avec les rappels quotidiens des journalistes et des professeurs d'histoire. »

Or, il m'apparaît aujourd'hui que la question de l'existence d'un peuple québécois se pose sérieusement et que ce que mes compatriotes tiennent généralement pour acquis ne devrait pas l'être nécessairement. Et cette question est fondamentale pour déterminer l'existence du droit du peuple québécois à l'autodétermination.

C'est là le propos central de ce livre.

Quels sont au Canada les groupements qui constituent des peuples ou des nations ? Quelle est la portée du droit à l'autodétermination des peuples, en droit international ? Le Québec a-t-il le droit de se retirer de la fédération canadienne, de faire sécession, en vertu de la constitution du Canada ou du droit international ? Quelle majorité référendaire est requise pour légitimer l'exercice du droit de sécession ? Qu'en est-il d'une possible partition du Québec ? [22] Quelles sont les solutions réalistes à la crise constitutionnelle canadienne et à l'impasse actuelle ?

Pour répondre à ces questions et éviter les malentendus, j'ai jugé nécessaire de définir les mots-clefs, notamment « peuple » et « nation ». Et j'ai cherché à rendre mon propos accessible au plus grand nombre - puisqu'il s'agit avant tout de démocratie - en évitant autant que faire se pouvait le jargon juridique ou scientifique, ce qui n'est pas toujours possible, malheureusement. Ainsi, j'ai délibérément évité l'analyse systématique des questions dans un ordre logique et savant, et j'ai plutôt choisi de suivre le courant spontané de mes intuitions et réflexions telles qu'elles se sont présentées à moi au cours des dernières années, soit depuis la publication de Le Goût du Québec, en 1996. Il en résulte cependant certains chevauchements et des répétitions, qu'on voudra bien excuser pour la bonne raison que j'en viens de donner.

Il m'est apparu utile, sinon nécessaire, de citer assez abondamment certains auteurs, notamment les juges de la Cour suprême du Canada. je remercie le professeur Tully de m'avoir aimablement permis de reproduire de larges extraits d'un remarquable article paru dans la revue Globe, publiée par le Centre d'études québécoises de l'Université McGill.

J'ai aussi jugé bon de rappeler certains de mes écrits antérieurs - souvent publiés sous le pseudonyme de jean du Pays -, non pas par vantardise ou orgueil, mais pour exposer le contexte de mon cheminement et, à l'occasion, confesser mes erreurs. je suis, en effet, à l'image de bien des Québécois, à la fois hanté, tourmenté, préoccupé, hésitant et incohérent dans ma recherche d'identité et des meilleurs choix politiques pour l'avenir du Québec. Il ne s'agit pas là de la roublardise normande du « peut-être ben que oui, peut-être ben que non », mais d'une certaine sagesse dans l'ambivalence qui veut « un Québec indépendant dans un Canada uni » et qui se rappelle que la politique est l'art du possible, du réalisable, donc du compromis. Le peuple n'est pas doctrinaire, ses tergiversations ne sont souvent que prudence et ses apparentes contradictions, que modération - bien que celle-ci puisse aussi n'être que mollesse, paresse ou coupable indifférence.

[23]

Cet essai est tantôt « savant », donc ennuyant, tantôt « vulgaire », intuitif, impulsif Ainsi à cheval sur ces deux genres, peut-être ne satisfera-t-il personne. Et mes conclusions déplairont tantôt à mes amis souverainistes, tantôt âmes amis fédéralistes. Mais elles sont l'aboutissement d'un long cheminement personnel, amorcé en 1955 quand j'ai choisi de devenir membre du Parti libéral - même si mes choix idéologiques me portaient plutôt vers le Nouveau Parti social-démocrate (NPD) [5] par souci d'efficacité et de réalisme - et de contribuer ainsi à la Révolution tranquille des années 60 - cheminement poursuivi en 1967 avec mon départ du Parti libéral du Québec pour participer à la fondation du Mouvement Souveraineté-Association (MSA) de René Lévesque, qui devint l'année suivante le Parti québécois ; cheminement plus ou moins intériorisé, pendant mes vingt-quatre ans de magistrature au sein du Tribunal du travail. Et enfin parvenu à l'heure de la retraite, des confessions et des testaments. Voici l'humble contribution d'un homme ordinaire, épris de liberté et soucieux de s'acquitter le mieux possible de ses devoirs de citoyen envers la collectivité, notamment celui de donner son avis, au risque de se tromper, mais sans tromperie, ni flagornerie. Indépendance nationale ? Peut-être. Mais indépendance d'esprit, sûrement.

Il n'est peut-être pas inutile de rappeler, à l'usage des profanes, le contexte historique où se situe la problématique de l'indépendance du Québec.

Je ne suis pas historien, mais je crois savoir que l'Empire français d'Amérique du Nord comprenait trois colonies, dont deux composant la Nouvelle-France : l'Acadie cédée à l'Angleterre par le traité d'Utrecht en 1713, la Louisiane cédée aux États-Unis par Bonaparte en 1803 et le Canada cédé à la Grande-Bretagne par le traité de Paris en 1763. La colonie canadienne se limitait de fait à la vallée du Saint-Laurent et devint, en 1763, la Province de Québec, avec une population de quelque 60 000 habitants.

[24]

Les colonies britanniques d'Amérique du Nord furent constituées en fédération jouissant d'une assez large autonomie gouvernementale, sous le nom de Canada, en 1867. Cette colonie anglaise, comprenant le Québec, devait progressivement, par étapes (nous n'avons pas inventé l'étapisme), conquérir son indépendance, juridiquement reconnue par la Grande-Bretagne en 1931, dans le Statut de Westminster.

L'ancienne colonie française du Québec devenue colonie anglaise obtint donc son indépendance en 1931, mais comme partie intégrante de ce nouveau pays que devenait le Canada ; le Québec ne devint jamais un pays indépendant et je ne saurais dire s'il eût pu le devenir avant aujourd'hui - de toute manière on ne refait pas l'histoire.

Dans la réalité économico-politique, la province de Québec fut, jusqu'à la Révolution tranquille, d'abord une sous-colonie canadienne, puis une colonie intérieure du Canada. Depuis le « Maître chez nous » de Jean Lesage en 1962, le Québec se conduit comme un État faisant partie d'une fédération d'anciennes colonies anglaises devenue un pays indépendant. On peut dire que le Québec a, depuis, adhéré librement à cette fédération en s'abstenant d'en faire sécession. Cependant, le Québec, qui en tant que colonie avait souhaité (il ne pouvait pas encore vouloir) faire partie d'une fédération, croyait que celle-ci avait été créée sur la base d'un pacte entre le peuple français et le peuple anglais du Canada, dont le Parlement britannique verrait à arbitrer les éventuels différends. jusqu'à ce que le peuple anglais du Canada, s'exprimant par toutes ses institutions politiques, changeât la Constitution, en 1982, en la rapatriant de Londres et en y ajoutant une Charte des droits et libertés, sans l'accord du Québec.

Le peuple du Québec y vit un dernier acte de domination coloniale [6] à son endroit et exige, depuis lors, que remède y soit apporté par la reconnaissance de son droit d'autodétermination [25] et une modification substantielle de la répartition des pouvoirs entre le gouvernement québécois et le gouvernement canadien, pour les uns, et, pour les autres, par l'accession du Québec au statut de pays indépendant, associé ou non dans une union canadienne semblable à la communauté européenne.

Le problème devra être tranché par les uns et les autres et il est à souhaiter qu'une majorité assez forte puisse se dégager dans un sens ou l'autre, afin de mettre un terme non ambigu à cette histoire tourmentée, dont le bilan n'en demeure pas moins, somme toute, plutôt positif

Je veux emprunter ici au Guide Bleu des Éditions Hachette, la présentation que l'on y fait du Québec et des Québécois, présentation que je trouve à la fois juste et particulièrement efficace :

« Clin d'oeil de l'Histoire : Shakespeare a posé sa fameuse question "to be or not to be" à l'époque même où naissait la Nouvelle-France. Est Québécois celui ou celle qui habite le Québec ? Pas si simple. L'appellation "Québécois" n'a même pas quarante ans ! Avant, on parlait de "Canadiens français", avant encore de "Canadiens", tout simplement. Évolution significative d'une identité.

« L'Histoire, douloureuse, en partie volée, témoigne de la formation tenace et âprement défendue d'une "société distincte" en terre d'Amérique. Être québécois renvoie ainsi à la reconnaissance d'une communauté géographiquement concentrée, avec une langue et une culture propres, et des spécificités (droit civil, langue, religion, système scolaire...) reconnues. Autrement dit, tous les ingrédients d'une nation même si la question politique n'est pas réglée. Pourtant, nous ne sommes pas en présence d'un pays français d'outremer, comme Saint-Pierre-et-Miquelon. Le Québécois est un Nord-Américain francophone et non un Français d'Amérique.

UN NORD-AMÉRICAIN FRANCOPHONE

« Outre la langue, le Québécois a gardé, de ses racines sur le vieux continent, le droit civil, le goût de "jaser" politique, l'esprit de résistance, une culture terrienne qui remet l'ouvrage cent fois [26] sur le métier (y compris... le référendum !), un palais gastronome (en 1996, la guerre contre Ottawa, qui voulait interdire le fromage au lait cru, fut exemplaire !) et une certaine ambivalence très normande ("p'être ben qu'oui, p'être ben qu'non"). En revanche, le Québécois ne comprend guère les convenances hexagonales et la rigidité des hiérarchies françaises. Quand le Français parle du "monde" c'est du « grand monde » ou du « beau monde »alors que le Québécois, dont le pays a été construit par les petites gens abandonnées par les élites à l'heure de la Conquête anglaise, évoque le "vrai monde", le "monde ordinaire" chanté par Charlebois. Et, s'il s'est converti officiellement au système métrique, le Québécois parle toujours de la neige en "pouces", d'une taille en "pieds", de distances en "milles" et d'alcool en « onces". À l'Amérique il a emprunté son pragmatisme, son goût du changement, ses villes quadrillées, ses maisons sans clôture, ses manies procédurières... Il conserve aussi un héritage "british" : le tutoiement, le système électoral et parlementaire, le droit criminel, le dollar à l'effigie de la reine...

LA DUALITÉ QUÉBÉCOISE

« Le Québécois, hésitant quant à son avenir, multiplie les dualités. jusqu'à la schizophrénie pour certains. Il est latin et nordique, convivial et dur en affaires, pionnier et fataliste, souverainiste et fédéraliste, nationaliste et mondialiste, insoumis et « politiquement correct"... Il monte fièrement les couleurs fleurdelisées devant sa maison mais confie parfois "j'suis pas capable". Reste qu'il semble être délivré de complexes d'infériorité ou de rancœurs, envers les Français comme envers les Anglophones. Le voilà entrepreneur et capitaliste bon teint (chacun, à côté de son emploi, y va parfois de ses "Productions Inc." ... ), tout en affichant une culture social-démocrate distincte (innovations sociales et régionales, groupes communautaires et solidaires...).

« [... ] Ce souci de l'identité, cet attachement des Québécois à leur histoire ne les empêchent pas d'être hommes du Nouveau monde. Fussent-ils souverainistes, ils défendent l'Alena (le libre-échange nord-américain) plus que bien d'autres Canadiens, restent ouverts à l'immigration, jouent les pionniers francophones sur Internet.

[27]

« UNE ENFANCE À L'EAU BÉNITE »

« Le Québécois d'aujourd'hui doit beaucoup à l'Église d'hier. À l'entendre égrener ses litanies de jurons issus du langage religieux, on comprend tout le poids d'une "enfance à l'eau bénite", selon la belle formule de la journaliste québécoise Denise Bombardier. Quand les autorités civiles réembarquèrent au moment de la Conquête, les prêtres sont restés avec leurs ouailles et ont orchestré la résistance. Ils ont béni la "revanche des berceaux" et organise l'éducation. Ainsi s'est maintenue la langue française. jusqu'au milieu du XXe siècle, l'Église omniprésente, a dirigé le système scolaire et les services sociaux. Un livre iconoclaste, Les insolences du Frère Untel, a sonné l'heure de la sécularisation : l'effondrement de la pratique religieuse et de la natalité s'est produit en quelques années. Entre 1971 et 1991, le taux des mariages a fléchi de 49 % au Québec (18 % en Ontario). [ ... ]

LE DÉSARROI DES ANGLOPHONES

« Le fameux "nous autres" qui distingue si souvent les Québécois inclut-il l'ensemble des citoyens de la province ? Pas si sûr. Être Québécois implique de choisir l'identité québécoise en priorité. Or, pour la quasi totalité des 800 000 Anglophones, largement concentrés dans l'ouest de Montréal, l'identification première est d'abord canadienne. Difficile d'accepter d'être minoritaires ici quand on se sent de la majorité du pays-continent. Lorsque le boulevard Dorchester est rebaptisé René Lévesque, ils estiment que leur présence est effacée. Moins nombreux et moins influents que par le passé, les Anglo-Québécois se disent aujourd'hui victimes de discriminations, du fait notamment des lois linguistiques. Que devraient dire les Francophones hors Québec ? Car il est difficile de croire l'anglais en péril au Québec avec deux chaînes de télévision, un quotidien, six radios, deux universités... Reste un certain désarroi face à la montée souverainiste, une incompréhension évidente et l'impuissance à faire comprendre le Québec au reste du Canada. Aussi, certains extrémistes envisagent-ils une partition" du Québec.

LE COULOIR DES IMMIGRANTS

« En dénonçant "les votes ethniques" au soir du référendum perdu de 1995, Jacques Parizeau a choqué les "communautés [28] culturelles" : c'est ainsi que l'on appelle les immigrants. Comme les anglophones, ces allophones (10 % de la population) ont voté "non" à plus de 90 %. Chaque année, 20 à 40 000 immigrants s'installent, essentiellement à Montréal. Des quartiers chinois, portugais, grecs, italiens, haïtiens... jalonnent le boulevard Saint-Laurent, ce couloir des immigrants qui démarque, jusque dans la numérotation des rues, l'ouest anglophone de l'est francophone.

1% D'AUTOCHTONES

« Aborigènes ? Amérindiens ? Autochtones ? Ils parlent aussi des Premières Nations. Ils sont 65 000 environ au Québec, autour de 1 % de la population, nettement moins que dans les provinces canadiennes de l'Ouest. Parmi eux, quelque 7 000 Inuit vivent dans 14 villages du Grand Nord, le Nunavik à l'autonomie grandissante. Les Amérindiens sont éparpillés en 10 nations et une cinquantaine de "réserves", dont le statut est reconnu par la loi fédérale sur les Indiens, mais où la situation sociale est souvent difficile. La plupart des nations (sauf les 1900 Abénaquis, les 3000 Hurons et les 600 Malécites) ont leur propre langue. Les Amérindiens s'expriment aussi en français (les Hurons et les 13 000 Montagnais) ou en anglais (les 12 000 Cris et les 13 000 Mohawks). Lors du développement hydro-électrique du Nord, des ententes ont été conclues en 1974 et 1978. D'autres sont en cours. Généralement hostiles à l'idée de la souveraineté du Québec, les autochtones revendiquent de plus en plus leur "souveraineté" sur "nos territoires et nos ressources", au-delà des droits ancestraux de chasse et de pêche. L'héritage amérindien a été longtemps nié, mais la "troisième solitude" (autre que francophone et anglophone) entend dire son mot désormais. Le conflit d'Oka en 1990, près de Montréal, a ravivé les tensions. Les questions de contrebande irritent aussi nombre de Québécois, qui comprennent mal un certain angélisme européen envers les Amérindiens. »

Voilà. La table est maintenant dressée pour un festin constitutionnel ! Bon appétit.

M. B.



[1] Raisons communes, Montréal, Boréal, 1995.

[2] Par 54 228 votes, soit 50,58 % des voix.

[3] Il enseigne aussi à l'institut Européen d'Administration des Affaires, à Fontainebleau.

[4] Montréal, Hurtubise HMH, 1996. [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[5] Ce que me reprocha un certain Pierre Elliott Trudeau - qui devait, une dizaine d'années plus tard, se joindre au Parti libéral du Canada et devenir Premier ministre - dans le journal Vrai de son ami Jacques Hébert, qui devait lui-même finir comme sénateur libéral. L'Histoire a parfois de bien curieux cheminements !

[6] Dans l'esprit d'une majorité de Québécois, de tout temps Ottawa apparaît comme le successeur de Londres, maintenant le Québec, comme les nations autochtones, sous la coupe de la Couronne, représentée au Québec par un lieutenant-gouverneur, la plus haute autorité de l'État québécois : plus colonial que ça, tu meures ! même s'il ne s'agit que d'un pur symbole.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 1 juin 2013 14:59
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref