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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Yvan Breton, “Le rôle de la petite production marchande chez les pêcheurs vénézuéliens.” Un article publié dans la revue Anthropologie et sociétés, vol. 1, no 1, 1976, pp. 1-18. Québec: département d'anthropologie de l'Université Laval.

Yvan Breton

Le rôle de la petite production marchande
chez les pêcheurs vénézuéliens
”. 

Un article publié dans la revue Anthropologie et sociétés, vol. 1, no 1, 1976, pp. 1-18. Québec: département d'anthropologie de l'Université Laval.

 

1. Introduction
 
2. Petite production marchande et anthropologie économique
3. Les pêcheurs Chiguaneros: leur petite production marchande comme stratégie adaptative
 
3.1. Le rôle de la pêche dans l'économie de Chiguana
 
4. Petite production marchande et capitalisme au nord-est vénézuélien
 
5. Conclusion
 
Carte État du sucre, Mer des Caraïbes
Tableau 1. Investissement des pêcheurs selon leur degré de spécialisation, Chiguana 1971

 

1. Introduction

 

Le terme de "petite production marchande" représente un exemple frappant d'un concept qui possède un statut épistémologique plus ou moins précis en anthropologie économique. Des ambiguïtés de ce type se retrouvent souvent dans notre discipline lorsqu'il s'agit de concepts qui se réfèrent à un état ou à un stade transitionnel ou intermédiaire entre deux phénomènes. Le contenu de la littérature anthropologique qui porte sur la notion de "mode de production asiatique" (CERM, 1972, Godelier, 1974, Beaucage, 1974) comme transition entre les sociétés sans classes et les sociétés possédant une structure étatique, ou sur le terme "paysan" (Wolf, 1966, Dalton, 1972, Shanin, 1971, Galeski, 1972) comme décrivant un stade intermédiaire entre les groupes primitifs et industriels, démontre la validité de cette affirmation. 

En tenant compte de ce contexte, le présent essai, qui décrit la situation économique de producteurs primaires dans une communauté rurale de l'Est du Vénézuéla (Chiguana) veut examiner l'utilité d'un tel concept pour la compréhension de l'organisation et du fonctionnement des économies précapitalistes en général. 

Dans un premier temps, je discuterai brièvement du statut épistémologique actuel de ce concept en anthropologie économique et je ferai ressortir quelques-unes des causes explicatives de sa sous-utilisation. Deuxièmement, je l'appliquerai aux divers procès de travail des pêcheurs chiguaneros. En dernier lieu, je resituerai l'organisation économique de ces petits producteurs marchands dans le cadre plus large de la décomposition de la paysannerie dans l'Est vénézuélien. 

L'essai vise principalement à démontrer que la vitalité de la petite production marchande est non seulement due aux possibilités du milieu écologique sur lequel elle repose, mais est aussi expliquée par les stratégies développées par le capitalisme privé et le support que ce dernier reçoit de l'appareil d'état, en d'autres ternies que l'articulation petite production marchande et capitalisme se fait non seulement au niveau économique, mais aussi en termes juridico‑politiques et idéologiques. 

 

2. Petite production marchande
et anthropologie économique

 

L'une des réorientations théoriques et méthodologiques majeures de l'anthropologie sociale au cours des dernières années a consisté en l'utilisation de concepts dérivés du matérialisme historique. Des termes tels que "mode de production", "procès de production", "formation sociale", premièrement introduits en anthropologie par Meillassoux, Godelier et Terray, sont maintenant de plus en plus utilisés dans notre discipline. La récente publication de M. Block (1975) démontre clairement que cette tendance, qui a d'abord pris naissance parmi les anthropologues économistes français, est actuellement en train de se renforcer aussi bien chez les Anglais que chez les Américains. Toutefois, en dépit de cette réorientation et redéfinition des approches substantivistes et formalistes, tous les concepts marxistes n'ont pas retenu également l'attention des anthropologues économistes. Le terme de "petite production" est l'un de ceux qui furent presque entièrement oubliés. Cette situation est d'autant plus contradictoire qu'avec la disparition progressive et l'importance réduite des groupes primitifs à l'échelle mondiale, la plupart des anthropologues étudient des groupes qui sont en contact continuel avec l'économie capitaliste, sans toutefois en posséder entièrement les caractéristiques. Même si le terme de "petite production marchande", pris nominalement, décrit de manière relativement adéquate les procès de production rencontrés dans ces populations, très peu d'anthropologues l'ont utilisé jusqu'à maintenant. 

Cette contradiction demande donc quelques explications et plusieurs facteurs peuvent être invoqués ici. L'un des plus évidents est qu'à quelques exceptions près (Rey, 1971, Faris, 1973), les anthropologues économistes employant un cadre analytique marxiste l'ont appliqué principalement dans les économies dites primitives. Cette attitude peut être vue comme une démarche logique et une stratégie fonctionnelle pour l'introduction de concepts marxistes dans notre discipline. En fait, cette attitude, dans laquelle les chances d'innovation sont perçues comme meilleures si la démonstration s'appuie sur du matériel illustratif allant du plus simple au plus complexe, n'est pas exclusive aux anthropologues économistes. Elle a déjà été adoptée dans le cas des Structures élémentaires de la parenté et par les premiers tenants de l'écologie culturelle dont les études portent toutes sur des groupes tribaux. En ce sens, l'anthropologie économique n'est pas une exception à la règle. Elle confirme plutôt la tendance générale, situation expliquant la faible utilisation du concept de "petite production marchande" dans la phase initiale de ce renouveau épistémologique. 

Mais il ne faut pas oublier, afin de pondérer cette affirmation qui pourrait devenir une explication facile, que contrairement aux problèmes de parenté et d'écologie culturelle, l'économique est un champ de recherche dans lequel des scientifiques sociaux autres que les anthropologues ont été impliqués depuis plusieurs décades. Ceci expliquerait, en plus de l'affirmation précédente, l'hésitation des anthropologues économistes marxistes à utiliser le concept de "petite production marchande" pour l'étude des groupes situés à la périphérie du capitalisme. Jusqu'à récemment, l'économie constituait un champ de recherche occupé par des scientifiques, économistes ou autres, qui la plupart du temps appuyaient leur démarche analytique sur les prémisses de l'économie bourgeoise. Advenant une démarche trop poussée ou trop rapide en ce sens, les anthropologues économistes marxistes auraient donc eu à affronter, en plus d'une critique épistémologique interne, des conflits idéologiques avec les praticiens d'autres disciplines. Le débat entre substantivistes et formalistes est très instructif à ce niveau. 

Mais il est une autre raison qui, à mon avis, explique davantage l'utilisation relativement réduite du terme "petite production marchande" par les anthropologues économistes et elle a trait à la très faible valeur opérationnelle que Marx et ses successeurs lui ont donnée au cours du 19e siècle et au début du 20e siècle. Marx est l'un des premiers à se servir de ce concept, dans le l8e Brumaire à Louis Bonaparte pour décrire la situation socio-politique des paysans français après la révolution de 1789. Il définit les paysans "possédant de petits lots privés" comme un groupe qui ne formait pas nécessairement une classe mais qui représentait néanmoins une masse très vaste dont les intérêts séparaient leur mode de vie et leur culture des caractéristiques des autres classes. Ces paysans possédaient leurs moyens de production et contrôlaient en bonne partie leur procès de travail, fait qui démontrait les transformations subséquentes à l'abolition du mode de production féodal. Néanmoins, leur état de petits producteurs marchands, qui se traduisait par la présence d'une série de petites unités de production indépendantes, empêchait en même temps leur consolidation de classe et réduisait le pouvoir de revendication du prolétariat. En d'autres mots, tout en donnant à ce concept une signification relativement précise, Marx lui conféra un caractère négatif, allant même jusqu'à en parler comme d'une phase d'importance réduite dans le développement du capitalisme (1951). Ses idées furent par la suite renforcées par le fait qu'une bonne partie de son matériel illustratif subséquemment utilisé pour son analyse critique du capitalisme vint, soit de la Russie ou de l'Angleterre, régions dans lesquelles la décomposition de la paysannerie s'est produite à un rythme accéléré. Seulement Kautsky (1900) et, à un degré moindre, Chayanov (1966), se sont attardés au concept de petite production marchande. Ce dernier s'y réfère plutôt indirectement en construisant un modèle idéal de la famille paysanne russe de la seconde moitié du 19e siècle tandis que Kautsky, de son côté, utilise le concept plus ouvertement, reprochant même à ses précurseurs leur position fautive lorsqu'ils avaient préconisé une disparition trop hâtive de cette forme de production. Le concept de petite production marchande n'a donc pas eu à l'intérieur de l'épistémologie marxiste, et conséquemment à l'intérieur de l'anthropologie économique récente, une importance véritable à cause de l'utilisation d'un matériel illustratif trop restreint par ses premiers praticiens et d'une sous-estimation de sa vitalité et de son extension par leurs successeurs. 

Les affirmations qui précèdent, offrent donc quelques éléments d'explication au sujet de l'ambiguïté qui entoure le terme de "petite production marchande" et de son usage réduit par les anthropologues. À l'instar d'autres disciplines, l'anthropologie subit constamment des changements épistémologiques qui entraînent nécessairement des débats, des critiques et certains réaménagements. L'introduction de concepts du matérialisme historique, tout comme ceux du darwinisme ou du néo-évolutionisme à une époque antérieure, ont amené certains praticiens à simplifier ces concepts tandis que d'autres s'y sont fortement opposés. Les chances d'innovation réelle doivent donc reposer sur une argumentation raffinée et contextualisée. C'est dans cet esprit qu'un anthropologue français, Servolin (1972), suggère de réexaminer le statut du concept de petite production marchande. Sa contribution représente à mon avis un progrès épistémologique réel à l'approche anthropologique aux économies pré-capitalistes. La démarche de Servolin lui permet de démontrer que non seulement la petite production marchande, contrairement â ce que les premiers théoriciens marxistes avaient prédit, s'est maintenue dans plusieurs régions du monde, sur des périodes relativement longues et qu'elle a constitué une forme de production très compétitive avec la production capitaliste, mais aussi, plutôt que d'être inévitablement absorbée et détruite par celle‑ci, elle a souvent joué un rôle très important dans son apparition et son développement. Il suffit de mettre en parallèle les affirmations de Servolin avec l'évolution de la paysannerie française et québécoise pour se rendre compte de leur valeur heuristique. Dans ces deux régions, en dépit d'une présence significative du capitalisme au 19e siècle, certaines caractéristiques de la petite production marchande demeurent encore très vivaces et c'est principalement en s'y référant que le chercheur y trouve les éléments clés de son analyse. 

En plus de cet effort pionnier de Servolin, deux autres contributions ont récemment donné plus de poids au concept que nous discutons. Scott Cook l'emploie pour décrire et analyser la notion d'échange chez des artisans zapotèques au Mexique (1975). D'autre part, Joel Kahn s'y réfère abondamment pour expliquer les procès de production d'un groupe de forgerons à Sumatra et insiste sur l'utilité du concept pour souligner la valeur adaptative de ces rapports de production en cause devant la fluctuation des prix engendrée par l'économie capitaliste plus large [1]. Ces deux tentatives viennent donc renforcer, jusqu'à un certain point, celle de Servolin et nul doute qu'elles constituent, étant donné leur caractère exploratoire et non doctrinaire, un effort d'opérationalisation susceptible d'améliorer la démarche anthropologique face aux économies précapitalistes. 

En se référant aux affirmations initiales de Marx, Servolin définit la petite production marchande comme suit: 

1.  Le producteur possède ses moyens de production. Il organise ses procès de production et les produits de son travail lui appartiennent.
 
2.  Le but de la production n'est pas d'agrandir un capital ni d'obtenir un profit mais d'assurer la reproduction du producteur, de sa famille et le renouvellement de ses moyens de production. Cette affirmation demeure valide même si les activités du producteurs reposent essentiellement sur l'échange et la création de valeurs d'échange. L'achat des facteurs de production et la vente des produits s'effectuent à travers un mécanisme d'échange simple dans lequel les produits sont vendus pour des objets d'égale valeur, l'argent servant strictement comme médium d'échange ou de circulation (Servolin, 1972: 9). En d'autres termes, le petit producteur marchand contrôle ses moyens de production, s'engage significativement dans les activités d'échange mais cette participation ne génère pas une reproduction élargie du capital. 

 

3. Les pêcheurs Chiguaneros:
leur petite production marchande
comme stratégie adaptative

 

Chiguana est localisé dans l'état de Sucre, au nord‑est du Vénézuéla, au fond du golfe de Cariaco. 14 kilomètres séparent cette communauté du cheflieu de Cariaco tandis que la principale ville de la région, Cumana, est située à 85 kilomètres. Chiguana fait partie d'une niche écologique diversifiée. Celle‑ci inclut un golfe (donnant sur la mer Caraïbe) qui permet les activités de pêche et une rivière qui, à venir jusqu'à une date récente, servait de source d'eau potable et permettait une communication directe avec la ville de Cariaco. De plus, le village est entouré de lagunes peu profondes qui facilitent l'élevage du bétail et d'une zone intérieure propice à l'horticulture et à l'agriculture sur brûlis. Finalement, cette zone comprend aussi une riche végétation qui a même permis pendant un certain temps l'exploitation de la forêt sur une base commerciale. Somme toute, la localisation du village à mi-chemin entre une zone agricole (la vallée de Cariaco) et une zone de pêche (le golfe de Cariaco) permet théoriquement aux Chiguaneros de pratiquer diverses activités et de diversifier leurs sources de revenus. Toutefois, un bref regard sur la situation économique actuelle indique, qu'en dépit de cette diversité écologique, les producteurs Chiguaneros sont en mauvaise posture. Un recensement complet des unités familiales en 1971 démontre que durant la dernière décennie seulement, 343 adultes avaient quitté le village qui ne comptait plus alors que 634 personnes. Cette émigration massive traduit donc des problèmes réels de reproduction dont il sera bon de se rappeler dans la discussion qui va suivre.

 

3.1. Le rôle de la pêche
dans l'économie de Chiguana

 

Après l'acquisition de quelques données de base sur le statut des pêcheurs de Chiguana, je me rendis vite compte qu'il était très difficile de préciser ce dernier en termes analytiques. Les pêcheurs Chiguaneros utilisaient une technologie relativement simple, non mécanisée, et le travail salarié, comme rapport social de production, était absent de toutes les unités de production; mais en même temps, la majeure partie de leurs produits étaient écoulés par l'intermédiaire d'un marché dans lequel l'argent jouait un rôle prédominant. Ces producteurs n'étaient pas clairement capitalistes, à cause du faible développement de leurs forces productives, mais ils se distinguaient tout de même des peones sur les haciendas ou les plantations de l'est du Vénézuéla au 19e siècle. En d'autres termes, leurs procès de production combinaient la propriété privée de leurs moyens de production, une participation à un marché régional mais un capital constant fort restreint.

 

 

L'une des premières façons d'expliquer cette situation consistait à la mettre en parallèle avec une affirmation faite il y a presque trente ans, par Raymond Firth dans son étude des pêcheurs Malay : à cause du caractère plus spécialisé de leur économie, les pêcheurs doivent, plus que les agriculteurs, s'engager dans la mise en marché de leurs produits (1968: 3). Quoique vérifiable dans certains contextes, cette affirmation demeurait toutefois largement insatisfaisante. La pêche n'était pas le seul procès de travail dans lequel s'engageaient les producteurs Chiguaneros. C'est alors que j'ai entrepris une étude plus approfondie du temps‑travail consacré à cette activité, pour me rendre compte que sur les 48 individus qui se définissaient comme pêcheurs dans le recensement, 22 participaient à cette activité sur une base partielle seulement. Il devenait alors évident que pour ces derniers la pêche représentait une stratégie adaptative orientée de façon à compléter des revenus provenant d'autres activités. Une étude subséquente sur l'accumulation du capital dans les unités de production révéla que parmi les 26 pêcheurs qui se définissaient comme des producteurs à temps plein, 12 investissaient dans l'élevage du bétail et 5 autres avaient même des parcelles agricoles (conucos ayant en moyenne 4 ou 5 hectares). Inutile de le mentionner, l'investissement des pêcheurs à temps partiel était encore plus grand dans ces dernières activités. Les données recueillies à Chiguana sur l'accumulation du capital dans la pêche démontrent que contrairement à ce qui existait dans les villages de pêche voisins, l'investissement moyen par producteurs était très bas (1980 bolivares ou 88 dollars) et que la technologie était très peu diversifiée, consistant la plupart du temps dans le même type d'équipement utilisé il y a plus de trente ans [2]. L'ensemble de ces constatations montrait donc clairement qu'en général la pêche était une activité destinée à procurer de l'argent liquide au producteur, que dans la conduite de cette activité, les producteurs avaient peu d'intérêt dans le renouvellement et l'amélioration de leurs moyens de production et qu'étant donné le caractère statique du capital constant, il n'existait pas véritablement une reproduction élargie du capital. Tous ces éléments (Breton, 1973: 82-l63) se rapprochaient donc ostensiblement des caractéristiques de la "petite production marchande" telle que définie par Servolin. Examinons maintenant, au niveau de l'articulation des modes de production en présence, les implications de cette affirmation.

 

Tableau I

Investissement des pêcheurs
selon leur degré de spécialisation, Chiguana 1971

 

Degré de spécialisation

Total de pêcheurs

N. pêcheurs avec capital dans pêche

Capital dans pêche en Bs*

N. pêcheurs possédant bétail

Capital dans bétail en Bs

N. pêcheurs possédant conucos

T. surface cultivée en hectare

 

 

 

 

 

 

 

 

Plein temps

26

16

44,830bs

12

11,690bs

5

24

Temps partiel

22

12

9,510bs

12

22,815bs

11

56

 

 

 

 

 

 

 

 

Total

48

28

54,340bs

24

34,505bs

16

80

 

 

 

 

 

 

 

 

N.B.    Bs        = bolivares = 22.5 cents
Source: Breton, 1973.

 

4. Petite production marchande
et capitalisme au nord-est vénézuélien

 

Les remarques antérieures sur la pêche à Chiguana ne sont pas nécessairement propres à cette activité dans ce village. J'entends par là que les caractéristiques générales qui s'en dégagent, soit celles de la petite production marchande, se retrouvent aussi dans d'autres activités et à d'autres périodes. Il est donc nécessaire pour mieux définir les modalités de la situation existant à Chiguana de la resituer dans le cadre historique plus large de la décomposition de la paysannerie dans cette partie du Vénézuéla. 

À l'instar d'autres régions d'Amérique Latine, le nord-est vénézuélien a subi les influences du libéralisme économique au 19e siècle. Plus concrètement, cette influence s'est traduite par l'abolition du servage entraînant une libéralisation des rapports entre et haciendas. Bien que cette réforme juridico‑politique, précédée dans le cas du Vénézuéla par les Guerres d'Indépendance, fut entreprise avec une intensité différentielle selon les régions et villages, elle affecta profondément l'économie agraire de la vallée de Cariaco durant la seconde moitié du 19e siècle. C'est à l'intérieur de ce processus que s'explique, par exemple, la fondation de Chiguana vers 1880, par des noirs et des mulâtres de la dite vallée. Ces producteurs s'engagèrent alors dans l'agriculture, principalement d'auto‑subsistance, complétant leur cycle occupationnel par la coupe du bois étant donné à cette époque, l'abondance de diverses espèces forestières dans la banlieue de Chiguana et la valeur marchande de ce produit dans le nord‑est vénézuélien. 

Cette réforme juridique, principalement destinée à modifier les rapports de production dans l'agriculture, affecta très peu l'ensemble des activités de pêche. Jusqu'à la fin de la dictature Gomez (1928), ces dernières conservèrent leurs caractéristiques antérieures, c'est‑à‑dire basées sur un système de tenure très similaire aux domaines de prébende tels que définis par Wolf (1966). Quelques propriétaires blancs privilégiés, en maintenant leur statut et leurs droits exclusifs d'utilisation de presque toute la zone de pêche [3] par des contacts soutenus avec la bureaucratie gouvernementale et l'élite mercantile, continuèrent d'exploiter fortement un groupe de pêcheurs semi‑prolétarisés. Après 1928, pour faire suite aux demandes répétées de la population sans cesse croissante autour du Golfe de Cariaco et à la venue d'un nouveau gouvernement, ce système de prébende fut aboli. On assista alors, comme dans le cas de l'agriculture à la fin du 19e siècle, à l'émergence de plusieurs petites unités de production qui s'engagèrent dans la pêche. 

C'est à cette époque que les Chiguaneros, à l'instar de leurs concitoyens des villages côtiers voisins, manifestèrent plus d'intérêt pour l'investissement dans cette activité. Toutefois, contrairement aux villages où avant la réforme la majorité de pêcheurs étaient semi‑prolétarisés, Chiguana était situé près d'une zone de pêche moins productive. Le fond du golfe était boueux et se prêtait fort mal à la pêche demersale, celle qui permettait l'obtention de poisson à grande valeur commerciale. Il faut aussi tenir compte du fait que les Chiguaneros étaient déjà engagés dans d'autres activités. Ces remarques expliquent donc le statut marginal de cette activité comparée à d'autres activités dans le village et comparée à la pêche dans les villages voisins. Le caractère de "petits producteurs marchands" des pêcheurs Chiguaneros s'explique d'abord par le fait que la pêche n'est pas un procès de travail dans lequel ils se sont engagés fortement au niveau des générations antérieures et ensuite par des conditions écologiques restrictives au niveau de la production elle-même. 

Si nous revenons maintenant à un niveau plus général d'explication et resituons les incidences du caractère tardif de la réforme juridico‑politique dans la pêche, nous pourrons alors mieux saisir le statut de la petite production marchande dans le processus de décomposition de la paysannerie à l'est du Vénézuéla. 

L'étude plus large entreprise au niveau de la région en 1971 démontre que dans des villages voisins, particulièrement celui de Guacarapo, immédiatement à l'est de Chiguana et à Santa Fé, village situé à l'embouchure du Golfe de Cariaco, le capitalisme est déjà en train de produire des modifications importantes. Bien que n'affectant pas encore considérablement les forces productives dans la pêche, le capitalisme transforme passablement les rapports sociaux de production. En effet, dans ces villages, seulement 28% et 18% des pêcheurs participent à l'investissement (Breton, 1973). Il est donc clair que dans ces communautés, la pêche, qui est un procès de travail plus spécialisé qu'à Chiguana, se fait de moins en moins par l'intermédiaire de procès de production présentant les caractéristiques de la petite production marchande et ceci au profit d'un mode capitaliste de production. 

Nous avons vu antérieurement que contrairement à l'agriculture, la réforme a pris place vers 1930 dans la pêche. Ceci implique qu'entre 1850 et la fin du régime Gomez, les entrepreneurs capitalistes dans la pêche (capitalistes marchands plutôt qu'industriels) étaient théoriquement en meilleure position que leurs confrères dans l'agriculture pour accumuler du capital. La réforme modifia nécessairement leur statut et transforma leurs privilèges, cette situation entraînant l'apparition de plusieurs petites unités de production indépendantes autour du Golfe de Cariaco. Mais en pratique, leur situation privilégiée antérieure au plan de l'accumulation du capital, les aida grandement à s'adapter à leur nouvelle situation. Ils développèrent alors deux stratégies complémentaires: 

 

1.  La première a consisté pour quelques propriétaires à investir dans l'établissement de compagnies de transformation du poisson à l'embouchure du Golfe de Cariaco. Tout en leur permettant de récupérer une partie de la force de travail qui était auparavant sous leurs ordres, ils obtinrent de hauts taux de profits étant donné la forte demande pour la farine de poisson comme engrais dans l'agriculture. La première compagnie, Productos Mar, fut fondée en 1939. La cinquième, Compania Anonima Industrial de Pesca, fut établie en 1962. Ces compagnies réussirent non seulement à accroître régulièrement le volume de leur capital constant et de leur production (la sardine étant la seule espèce dont les prises aient augmenté au cours des quinze dernières années) (Nascimiento, 1970), mais bénéficièrent, à travers diverses agences gouvernementales, de l'aide spécialisée d'organismes comme la FAO et du programme de développement des Nations-Unies. Vu que les sardines représentent un élément trophique important pour les plus grosses espèces poissonneuses et que les compagnies sont situées et pêchent à l'entré du golfe principalement, leur apparition a entraîné, spécialement au cours des dernières années, des conséquences désastreuses pour l'ensemble des petits producteurs marchands qui pratiquent la pêche autour du Golfe de Cariaco. Même si ces propriétaires ont perdu leurs privilèges antérieurs, ils ont tout de même réussi à assujettir une partie de pêcheurs par l'intermédiaire de la rente différentielle et continuent à contrôler les autres en se reconstituant un prolétariat à bon marché.
 
2.  La seconde stratégie a consisté, après la réforme, à investir dans la commercialisation des produits de la pêche. Vers les années 35, à la suite de la participation accrue du gouvernement dans l'infrastructure routière, le marché du poisson se développa considérablement dans l'est du Vénézuéla. Certains propriétaires qui avant la réforme jouissaient de conditions avantageuses ne tardèrent pas à entrevoir dans cette sphère d'activité des possibilités élevées de profit. Cette stratégie non seulement ne tarda pas à modifier la circulation des produits chez les petits producteurs marchands (où les hommes parcouraient de longues distances avec le poisson salé et séché, les femmes de courtes distances avec le poisson frais) mais déboucha très vite en une monopsonie qui réduisit grandement le pouvoir de négociation des pêcheurs. Il est donc assez facile de discerner comment cette bourgeoisie mercantile a su récupérer les effets possiblement négatifs de la réforme. Elle a laissé les pêcheurs investir dans la production et y encourir les risques inhérents, se réservant un contrôle presque entier de la circulation des produits et obtenant, par l'intermédiaire de la rente absolue, un profit élevé. Ces quelques constatations démontrent donc que contrairement à ce qui s'est produit dans l'agriculture, la réforme a eu des incidences positives très réduites au niveau de l'ensemble des pêcheurs [4].

 

Si nous essayons maintenant de résumer le rôle et la place de la petite production marchande chez les pêcheurs du nord‑est vénézuélien, nous arrivons aux conclusions suivantes.

 

1.  Tout comme l'agriculture, la petite production marchande dans la pêche fut promue par une réforme juridique entraînant des modifications dans le système de tenure et qui donna lieu à l'apparition de plusieurs petites unités de production indépendantes.
 
2.  En dépit de cette réforme, les propriétaires antérieurement privilégiés, réussirent à maintenir leur profit en réorganisant leur investissement dans la pêche avec l'aide du pouvoir politique.
 
3.  La petite production marchande dans la pêche s'est maintenue dans certains villages principalement parce qu'elle représentait, à l'intérieur d'un cycle occupationnel diversifié, une source additionnelle de revenus, le niveau de développement des forces productives étant avant tout limité par des raisons d'ordre écologique. Dans d'autres villages, la petite production marchande est demeurée significative parce qu'elle servait directement les intérêts d'une bourgeoisie mercantile qui contrôlait toute la circulation des produits de la pêche.
 
4.  Le caractère tardif de la réforme dans la pêche et l'indifférence notable du gouvernement face à l'amélioration de la situation des pêcheurs après la réforme suggère que, contrairement à l'agriculture, la petite production marchande ne se perpétuera pas très longtemps dans la pêche.
 
5.  Une telle remarque se vérifie déjà dans les villages voisins de Chiguana, tels que ceux de Guacarapo et de Santa Fé, où le nombre de pêcheurs qui participent à l'investissement diminue constamment et où le salariat devient le rapport de production dominant.

 

Cette brève analyse démontre donc que les affirmations de Servolin sur le rôle significatif de la petite production marchande dans le développement du capitalisme sont vérifiées jusqu'à un certain point dans le nord‑est vénézuélien. Nous avons vu qu'après 1949, une bourgeoisie mercantile n'a pas tardé à tirer des avantages des nouveaux rapports sociaux de production engendrés, chez les petits producteurs, par la réforme. Plutôt que d'être diamétralement opposés, la petite production marchande et le mode de production capitaliste s'articulaient fortement. D'autre part, il ressort de cette analyse que, contrairement à l'agriculture, la petite production marchande dans la pêche n'a pas été encouragée par le gouvernement. On peut donc en déduire que dans l'évolution générale de la paysannerie dans une région donnée, la petite production marchande, qui est le résultat direct d'une réforme du mode de production "féodal" antérieur, persistera et se développera en autant que les producteurs engagés dans cette forme de production constituent un support politique important pour les gouvernements en place. Tel n'est pas le cas pour les pêcheurs du nord‑est vénézuélien qui ne représentent qu'une population de 13,000 habitants sur un total de 45,000 individus. On peut donc en conclure que dans l'examen de l'articulation entre la petite production marchande et le capitalisme, et ce en dépit de la dominance du dernier, l'instance économique n'explique pas tout. Le politique constitue aussi un niveau analytique important qui nous fait mieux comprendre les contradictions inhérentes à l'association entre pouvoir politique et capitalisme privé.

 

5. Conclusion

 

Ce bref essai visait à démontrer l'une des difficultés inhérentes à l'amélioration du cadre épistémologique lié à l'étude de producteurs primaires localisés à la périphérie du capitalisme. Cette difficulté a trait au manque de concepts adéquats pour décrire le statut de ces producteurs vu que leur statut réside précisément dans l'articulation avec quelque chose d'autre. En associant clairement l'échange et la création de valeurs d'échange avec une reproduction simple du capital, le terme de "petite production marchande" présente, à mon avis, certains avantages au plan analytique. Il définit de manière assez précise l'un des mécanismes adoptés par la paysannerie en face du capitalisme. Il est toutefois évident, tel que le démontre l'exemple des pêcheurs du nord-est vénézuélien, que ce mécanisme prend des formes diversifiées et qu'en dépit de la dominance du capitalisme, l'instance économique ne contient pas tous les éléments explicatifs. En ce sens, l'approche de Servolin doit être complétée.


[1]    Il est intéressant de constater comment des caractéristiques similaires i.e. flexibilité des procès de production devant les variations d'un marché national, sont attribuées aux haciendas dans leur phase initiale (Chevalier, 1952).

[2]    L'étude a aussi démontré que l'équipement utilisé par les Chiguaneros était en très mauvais état comparé à celui d'autres villages où les pêcheurs consacraient plus de temps à leur réparation.

[3]    Ces droits s'accompagnaient de l'utilisation exclusive des techniques de pêche pélagique (filets) permettant les plus grosses captures.

[4]    Au moins, chez les agriculteurs, le gouvernement est intervenu de manière plus significative en établissant un système d'irrigation dans la vallée de Cariaco en 1960.


Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 7 mai 2008 7:25
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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