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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Yvan Breton, “L'anthropologie sociale et les sociétés de pêcheurs. Réflexions sur la naissance d'un sous-champ disciplinaire”. Un article publié dans la revue Anthropologie et Sociétés, vol. 5 no 1, 1981, pp. 7-27. Numéro intitulé : “Les sociétés de pêcheurs”. Québec: Département d'anthropologie, Université Laval.

Texte de l'article

Yvan Breton

L'anthropologie sociale et les sociétés de pêcheurs. Réflexions
sur la naissance d'un sous-champ disciplinaire
 

Un article publié dans la revue Anthropologie et Sociétés, vol. 5 no 1, 1981, pp. 7-27. Numéro intitulé : “Les sociétés de pêcheurs”. Québec : Département d'anthropologie, Université Laval.

Table des matières 
 
Introduction
 
Naissance de l'anthropologie maritime
Le contenu de l'anthropologie maritime
Anthropologie économique et pêche côtière
Pêche côtière, paysannerie et capitalisme
 
Conclusion
 
Bibliographie

 

Introduction

 

La mise sur pied de l'anthropologie maritime sur la scène nord-américaine au cours des dix dernières années est un bon exemple des difficultés que rencontre l'anthropologue dans la définition de sa pratique et de son objet d'étude. Répétition, mieux rôdée à certains égards, du processus lié à l'émergence de nouveaux champs de recherche en anthropologie sociale, elle a donné lieu jusqu'à maintenant à peu d'efforts de synthèses et de critiques permettant de mieux s'interroger sur sa contribution potentielle à la connaissance des multiples particularités de la vie économique et sociale de producteurs dont la subsistance dépend de l'exploitation des zones marines. 

Cet article retracera brièvement le contexte d'apparition et de consolidation de l'anthropologie maritime. En démontrant que ce processus reprend trop fidèlement, en dépit de son caractère récent, les grandes lignes qui ont prévalu dans la mise sur pied des champs disciplinaires de l'anthropologie sociale, nous proposerons un cadre analytique susceptible d'y réorienter la démarche de l’anthropologue, surtout en ce qui concerne l'étude des problèmes économiques et politiques des pêcheurs côtiers. 

 

Naissance de l'anthropologie maritime

 

L'évolution des champs de recherche en anthropologie sociale est un phénomène complexe. En plus de leur multiplicité et de leur modification constante, on ne peut s'empêcher de souligner la diversité des critères qui en ont permis l'actualisation. Initialement basée sur l'ethnicité et ancrée dans une démarche monographique, l'étude des « primitifs » s'est progressivement diversifiée en s'intéressant davantage aux modes de vie liés à l'activité économique dominante et au lieu de résidence des individus. À l'aide d'une approche Plus typologique et comparative, souvent confondue avec la généralisation, on est passé de l'étude des chasseurs-cueilleurs à celle des paysans agriculteurs, abordant même directement la dimension urbaine. L'anthropologue social se dotait ainsi de champs analytiques plus circonscrits, allant de l'économique à la parenté et aux idéologies, conférant à sa démarche un caractère plus spécialisé et scientifique. Depuis quelques années toutefois, ces mêmes champs sont en train de se subdiviser, non plus verticalement mais horizontalement, à l'aide d'orientations théoriques plus larges qui viennent les recouper et redonnent à l'anthropologie sociale son caractère généraliste du début. 

L'anthropologie maritime prend naissance dans ce contexte de remise en question des orientations de l'anthropologie sociale. Le bilan de ces dix dernières années surprend cependant par son faible taux de participation à ce débat, la majorité des anthropologues prônant la connaissance par l'accumulation des données en vase clos dans un cadre presqu'exclusivement culturaliste. 

Ce n'est pourtant pas le manque de diversité des aspects sociaux et économiques de la pêche côtière qui pourrait justifier cette situation. L'ancienneté de ce procès de travail en plusieurs régions du globe, la multiplicité des rapports de production qui en caractérisent la pratique et la tendance actuelle à l'élévation de la composition organique du capital qui s'y rattache sont autant d'éléments qui en font un tremplin d'interrogations fort pertinent sur l'orientation actuelle de l'anthropologie sociale. 

Lié au contexte social de sa production épistémologique, le manque de participation de l'anthropologie maritime au débat auquel nous faisions allusion est encore plus surprenant. Bien que l'on puisse admettre que l'orientation positiviste de l'anthropologie sociale à ses débuts ait empêché ses praticiens dé mieux cerner le contexte politique dans lequel ils œuvraient, on peut difficilement nier les liens étroits existants entre leurs champs d'intérêts et la nécessité pour les pays impérialistes de parquer les Amérindiens dans des réserves ou de mieux contrer la montée du nationalisme dans plusieurs pays non-occidentaux. Le contexte d'émergence de l'anthropologie maritime n'échappe pas à cette dimension. À partir du moment où le capitalisme n'a pu se reproduire sur une base élargie par la concentration de ses activités en zone terrestre, les ressources marines sont devenues un champ d'exploitation à potentiel élevé, phénomène encore plus accentué depuis la crise énergétique de 1973. C'est à partir de ce moment que l'anthropologie maritime prend forme. 

Cet intérêt accru pour les zones marines ne signifie pas que la pêche, comme activité économique, ne s'est pas au cours des années caractérisée par une modification de sa productivité et une élévation de ses taux de profit moyens. Le passage accéléré de la pêche côtière à la pêche hauturière dans plusieurs pays est là pour en témoigner. C'est qu'en plus de générer une intensification et une plus grande rationalisation des efforts de pêche, l'avènement du capitalisme dans les zones marines a donné lieu à une diversification de la production axée sur la recherche de minéraux et d'hydrocarbures, activités qui ne sont pas sans affecter le secteur halieutique et susciter des contradictions accrues pour l'ensemble des pêcheurs côtiers. Hormis quelques exceptions (Smith E. 1977b, Faris J. 1977), peu d'auteurs se sont sentis concernés par cet aspect de la question, la majorité voyant dans l'anthropologie maritime une façon nouvelle d'élargir le matériel illustratif à la disposition de l'anthropologie sociale, espérant surtout contribuer à la vérification des théories existantes et, secondairement, susciter des retombées pour les producteurs concernés. 

Le processus d'émergence et de consolidation de l'anthropologie maritime reprend donc en gros le cheminement de l'ensemble des sous-champs disciplinaires en anthropologie sociale, cheminement fortement empreint d'académisme qui ne devient conscient qu'après coup des multiples paramètres qui le façonnent. 

Cette constatation n'implique pas une homogénéité constante des orientations en anthropologie maritime. Tandis que certains vont même jusqu'à remettre en question son existence comme sous-champ disciplinaire distinct (Bernard R., 1976), d'autres voient la nécessité d'accentuer sa spécificité (Smith E., 1977) ou adoptent une position médiane axée sur son insertion dans le bloc plus large des études sur la paysannerie (Faris J., 1977 ; Breton Y., 1977). Ce qu'il faut retenir pour le moment c'est que, mis sur pied dans un contexte économique et politique précis, le contenu de l'anthropologie maritime en est encore peu influencé. Examinons cette affirmation en esquissant brièvement son développement. 

Sans prétendre à une revue exhaustive de la littérature sur le sujet [1], l'histoire de l'anthropologie maritime -peut être périodisée de la manière suivante. 

Il y a d'abord une première époque de références descriptives à la technologie de certains groupes pratiquant la pêche dans laquelle se retrouvent quelques monographies classiques. Les travaux des premiers amérindianistes nord-américains, tels Boas, Kroeber, Wissler fournissent des études parfois minutieuses des instruments et techniques de pêche des Indiens de la Côte-Ouest et des Inuit, mais abordent de manière restreinte les impacts de l'activité dans les autres sphères économiques. Axées sur l'identification et la valeur adaptative des moyens de travail, leurs analyses établissent peu de relations entre la pêche et l'organisation sociale en général. Si elles s'aventurent à ce niveau, comme dans le cas des Kwakiutl de Colombie Britannique, souvent cité en raison de la complexité politique la plus élevée jamais atteinte par un groupe dont la pêche est le procès de travail dominant, ce dernier perd sa spécificité et son poids analytique et l'ensemble des facteurs explicatifs se ramènent à l'organisation et à la structure sociale. Il faut attendre les fonctionnalistes anglais, tels Malinoswki chez les Trobriands (1922) et Firth chez les Malay (1946) pour arriver à une analyse beaucoup plus relationnelle de l'activité halieutique dans laquelle sa présence, comme source de subsistance et lieu de rapports de production, est vraiment mise en évidence. Donc une première période qui comporte des références multiples à la pèche mais trop partielles pour susciter la naissance d'un sous-champ disciplinaire distinct, et des monographies trop peu nombreuses et isolées accentuant cette situation. 

La deuxième période commence vers les années 50 et continue jusqu'à la fin des années 60. C'est celle de l'utilisation des sociétés de pêcheurs, souvent caractérisées par un système de parenté bilatéral, pour la critique de la théorie fonctionaliste. Brillamment amorcée par Firth au cours de la période précédente, elle va se poursuivre avec les études de J.A. Barnes (1954), de 0. Blehr (1963) et de F. Barth (1966) en Atlantique nord. Tous formés à l'école fonctionnaliste, ces anthropologues ont recouru à du matériel illustratif provenant de sociétés de pêcheurs pour développer des orientations théoriques plus dynamiques en anthropologie sociale. La fluidité des relations dans le secteur de la pêche leur ont permis de consolider une démarche plus processuelle pour l'étude des organisations sociales, attirant l'attention non seulement sur la flexibilité des systèmes de parentés bilatéraux mais aussi sur la nécessité, à travers la théorie des réseaux, de réduire l'impact du normatif sur le comportement individuel. 

Ces travaux, largement diffusés à cause de leur aspect novateur, ont par la suite influencé tout un groupe de jeunes chercheurs qui entreprirent des études plus complètes de sociétés de pêcheurs. On assiste alors à une reprise des monographies, comme celles de W. Davenport (1954) et L. Comitas (1962) en Jamaïque, de E. Norbeck (1954) et T. Fraser (1960) en Asie, de C. Kottack (1966) et S. Foreman (1970) au Brésil, et de A. Orona (1967) au Vénézuéla, pour n'en citer que quelques-uns. Même si à cette époque les sociétés de pêcheurs étaient devenues pour certains anthropologues un tremplin critique de la théorie existante, ces études, poursuivies pour la plupart dans le cadre de programmes doctoraux, demeurent fort timides à ce niveau, se contentant d'aborder de manière mécanique les diverses composantes de la réalité sociale et économique des localités étudiées. Une coupure épistémologique se met en place dans cette seconde période et la reprise des études plus systématiques sur les sociétés de pêcheurs, au lieu de renforcer la critique théorique déjà amorcée par les premières monographies et les études sectorielles caractéristiques du début de cette période, débouche sur une sorte d'académisme plat dont le seul avantage a été de faire ressortir l'importance des sociétés de pêcheurs, trop longtemps négligées par les anthropologues. Cette situation, qui n'est pas sans influencer le contenu de la troisième période pendant laquelle un secteur de l'anthropologie maritime se formera véritablement, est d'autant plus surprenante que toute une série de problèmes épistémologiques et théoriques auxquels font maintenant face ses adeptes avaient déjà été soulignés en partie par Firth dans son étude classique sur les Malay. Nous y reviendrons. 

La troisième période voit au début des années 70 la reconnaissance officielle d'une anthropologie maritime à l'intérieur de l'anthropologie sociale. Elle a donné lieu à des études monographiques plus nombreuses et a permis la tenue de plusieurs séances sur les sociétés de pêcheurs dans des congrès scientifiques [2] ; elle s'est aussi caractérisée par la parution régulière d'ouvrages collectifs et de synthèses sur la pêche et a même suscité dans certains départements d'anthropologie et de sociologie des orientations nettement reliées au secteur maritime [3]. Il convient ici de souligner les projets de recherche à long terme des départements d'anthropologie de Laval sur la Basse Côte-Nord du Saint-Laurent et de l'Université Memorial à Terre-Neuve. À ce dernier endroit principalement, le groupe de R. Andersen a grandement contribué par une politique de publications systématiques à la consolidation de l'anthropologie maritime et formé plusieurs anthropologues à cet intérêt. La parution de "North Atlantic Fishermen en 1972, non seulement s'inscrivait dans l'optique des travaux de Barnes et de Barth mais constituait pour la première fois une synthèse régionale sur divers groupes de pêcheurs. Avec les efforts similaires de R.W. Casteel et G.J. Quimby (1975), E. Smith (1977), A. Spoehr (1980), l'anthropologie maritime [4], en dépit de ceux qui contestent sa spécificité, constitue un champ disciplinaire reconnu et admis par plusieurs. 

En s'interrogeant sur le contexte d'émergence de l'anthropologie maritime et en esquissant brièvement son cheminement, tout en soulignant son caractère récent comme sous-champ disciplinaire distinct, notre but n'était pas de remettre en cause sa spécificité et son droit d'existence. Nous tenions à démontrer, en dépit de facteurs conjoncturels différents de ceux qui ont prévalu durant les décennies antérieures, que la venue de l'anthropologie maritime fut en quelque sorte la répétition a-critique du processus qui a sous-tendu la mise sur pied d'autres sous-champs disciplinaires. Compte-tenu toutefois de l'évolution et des débats internes récents de l'anthropologie en général, il est étonnant de constater qu'à quelques exceptions près l'anthropologie maritime se soit consolidée presqu'exclusivement par le fait qu'elle permettait d'élargir le champ de vérification des théories anthropologiques existantes sans vraiment contribuer à leur progrès. 

Tout en évitant le débat, inutile à notre avis, qui entoure sa légitimité comme sous-discipline, puisqu'à la rigueur il peut être appliqué à l'ensemble des champs de recherche en sciences sociales, il importe de soulever à présent certaines questions sur son orientation générale. 

 

Le contenu de l'anthropologie maritime

 

L'ensemble des travaux de l'anthropologie maritime reflète d'abord les préoccupations traditionnelles de l'anthropologie sociale. Si cette situation est un signe évident de continuité, elle ne doit pas être confondue avec la contribution potentielle de l'anthropologie maritime au progrès de la connaissance. Les premiers anthropologues à s'impliquer de manière systématique dans le secteur maritime ont dû surmonter un handicap sérieux lié au fait que, dès le début de l'anthropologie sociale, suite aux orientations des évolutionnistes, les pêcheurs se sont vus conférés un statut secondaire par rapport aux chasseurs-cueilleurs et aux agriculteurs. L'association étroite établie entre agriculture, sédentarisation et civilisation a relégué aux oubliettes le fait qu'en termes de développement des forces productives, la pêche a précédé l'agriculture en plusieurs endroits et que dans une période même actuelle, plusieurs paysanneries côtières continuent d'exploiter simultanément ressources terrestres et marines pour leur reproduction. Con­trairement à d'autres secteurs de l'anthropologie sociale, celui des sociétés de pêcheurs présentait un aspect nouveau et peu connu. Quand on a commencé à l'étudier de manière plus systématique, il a fallu l'aborder par une démarche exploratoire, suivie d'études monographiques coiffées de tentatives de comparaison. Il existe un parallèle frappant entre les premières études de communautés agricoles dans les années 30 et celles concernant les pêcheurs durant les années 60. 

Même si cette situation explique l'orientation nettement descriptive des études à cette période et leur peu de consistance théorique, on s'étonne toutefois que durant la période suivante, celle qui correspond à la mise sur pied officielle de l'anthropologie maritime, la théorisation conserve une allure éclectique axée sur la vérification de courants théoriques existants dans d'autres sous-secteurs. On y applique le formalisme de l'anthropologie économique, le matérialisme culturel de l'écologie, la théorie des réseaux de l'anthropologie politique, et on néglige la recherche épistémologique propre aux caractéristiques des sociétés halieutiques. Le résultat est que l'anthropologie maritime balbutie encore aux plans théorique et analytique. 

Si on considère l'ensemble des pêcheurs côtiers comme des agents sociaux et économiques imbriqués à divers degrés dans une échelle de classes plus vaste, souvent modelée par les exigences de l'économie capitaliste sous sa forme mercantiliste ou industrielle, la majorité des études anthropologiques sur le sujet sont décevantes. 

L'étude des relations de parenté entre membres d'équipage ou d'une communauté constitue souvent un tremplin analytique privilégié. On constate que les chercheurs sont plus intéressés par la flexibilité du système bilatéral (Breton Y. 1973, Blehr O. 1966, Munch P. 1977) ou la tendance patrilinéaire découlant de la collaboration agnatique (Orona A. 1967, Firestone M. 1969, Nemec T. 1972, Breton Y. 1970) que par l'appartenance de classe des producteurs. Les nombreuses références descriptives à la technologie (Goodlad C.A. 1972, Pi-Sunyer O. 1977, Middleton D.R. 1977) négligent souvent sa valeur économique. Si certains se risquent à l'étude du capital qui en permet l'achat et l'entretien (Lofgren 0. 1972, Epple G.M. 1977), leurs données sur les relations sociales de production sont souvent de nature qualitative sans contrepartie suffisante en termes statistiques. L'anthropologie maritime n'échappe pas non plus aux études dites de modernisation (Andersen R. 1972, Smith E. 1977), on s'y interroge sur la rationalité ou l'irrationalité des producteurs face à l'adoption de nouvelles techniques ou formes de coopération (Anthropological Quaterly 1980) et on y fait peu de mentions de la structure de circulation des facteurs de production ou des produits qui prévaut dans l'ensemble du secteur halieutique. En d'autres termes, il y a encore place pour l'étude de la reproduction des pêcheurs côtiers dans le système économique actuel. L'ensemble des contributions citées plus haut sont d'une importance indéniable mais, prises en bloc avec plusieurs autres, elles ne donnent pas lieu à un corpus théorique et analytique cohérent pour l'étude des sociétés de pêcheurs et leur démarche relationnelle encore embryonnaire n'a engendré que quelques généralisations qui prennent de plus en plus un caractère répétitif. Elles sont liées à la prédominance du mâle dans la poursuite des activités économiques, au caractère familial des groupes de travail, à la difficulté de la planification économique découlant de la mobilité de la ressource et à la nécessité d'une intervention étatique accrue pour le maintien des producteurs et l'accroissement de leur productivité. Elles disent peu sur le rôle des pêcheurs dans l'ensemble du système économique, sur la façon qu'a le capitalisme de s'insérer dans la pêche côtière pour la modifier ou la maintenir dans sa forme pré-industrielle, sur la difficulté pour ces producteurs de définir leur appartenance de classe et défendre leurs intérêts. 

Il nous semble qu'en reprenant les efforts pionniers de .9. Firth (1946) rarement mentionné par l'ensemble des auteurs pré-cités, il est possible de pousser plus loin nos interrogations en ce sens, principalement pour l'étude des phénomènes économiques et politiques chez les pêcheurs côtiers. 

 

Anthropologie économique
et pêche côtière

 

La discussion antérieure a tenté de démontrer que le lent démarrage de l'anthropologie maritime, le caractère isolé des premières systématiques sur les sociétés de pêcheurs et l'éclectisme théorique qui a prévalu dans sa phase de consolidation comme champ disciplinaire a pour résultat que celui-ci se caractérise par une épistémologie encore floue, à la remorque d'une diversité d'approches peu propice à une systématisation valable. 

Pourtant, il y a plus de trente ans, l'un des premiers à aborder de manière significative l'étude des pêcheurs côtiers, Raymond Firth, traçait la voie à un cadre d'interprétation qui nous semble encore très pertinent. Plutôt que de considérer les pêcheurs comme vivant dans des petites communautés au sens « redfieldien » du terme, c'est-à-dire isolés et formant des agrégats culturels représentatifs d'ensembles plus vastes sans souci de vérification de leurs mécanismes d'insertion dans ces ensembles, Firth a posé le problème de deux façons. Les pêcheurs se distinguent d'abord des autres producteurs primaires par la spécificité de leur procès de travail. Il lui paraissait nécessaire de creuser cet aspect avant de faire des liens entre l'économique et le social. Deuxièmement, vu qu'à cette époque les études sur le sujet étaient peu nombreuses, il a cru utile de recourir aux efforts théoriques d'un domaine à l'intérieur duquel les pêcheurs pouvaient s'insérer, tout en conservant une certaine spécificité, celui des études sur la paysannerie. 

Firth souligne les aspects suivants du procès de travail des pêcheurs : 

  • contrairement à la production des agriculteurs, celle des pêcheurs présente un aspect quotidien ;

  • avec leur revenu journalier, les pêcheurs doivent affronter des incertitudes plus grandes et recourir davantage à la planification à court terme ;

  • partiellement par tradition mais aussi par nécessité physique, les activités d'acquisition dans la pêche sont généralement réservées aux hommes ;

  • la division du travail dans la pêche donne lieu à des formes de coopération flexibles et génère un système de distribution relativement complexe ;

  • le poisson est un produit qui doit être transformé rapidement et sa préservation requiert plus de travail et d'équipement que ce qui est nécessaire pour des produits agricoles ;

  • les pêcheurs spécialisés ne vivent pas seulement de poisson ; ils doivent donc généralement plus que leurs contreparties dans l'agriculture participer à une économie d'échange. (Firth 1968 : 3). 

Bien que ces éléments soient incomplets et empreints d'une orientation formaliste, beaucoup plus liée à la planification dans la production qu'à son aspect social, ils n'en constituent pas moins un point de départ intéressant pour toute tentative de systématisation théorique sur les sociétés de pêcheurs. Parfois reprises sans référence à l'auteur ou la plupart du temps mises de côté par ceux qui l'ont suivi, ces remarques de Firth n'ont pas eu l'importance qu'elles méritent. 

Au deuxième niveau, celui de recours à l'épistémologie des sociétés paysannes, la démarche de Firth revêt un caractère surtout nominal. Il ne pousse pas à fond la logique de son argumentation, se contentant de mentionner la nécessité d'intégrer les problèmes théoriques liés à l'étude des sociétés de pêcheurs à une problématique plus vaste sans déboucher sur un cadre conceptuel adéquat. 

En partant des remarques de Firth, il nous paraît utile de s'interroger d'abord sur l'articulation des facteurs de production dans la pêche. Comme toute activité dont la conduite est basée sur l'exploitation d'une ressource naturelle qui est à la fois objet et moyen de travail, la productivité dans la pêche ne dépend pas seulement de facteurs économiques mais aussi de facteurs biologiques. Il s'en suit que contrairement à la production dans l'industrie, celle du secteur halieutique ne peut pas se développer à un rythme proportionnel à l'élévation du capital constant. Il existe donc en sus de la mobilité des ressources et des fluctuations du climat, des problèmes de planification qui y influencent l'accumulation du capital. 

La diversité des espèces poissonneuses oblige souvent le producteur à disposer de moyens de travail multiples, plusieurs espèces exigeant une technologie particulière. À ceci s'ajoute la variété des types d'embarcations selon la zone exploitée par le producteur et le fait que dans les deux cas l'équipement a une durée relativement courte et exige des coûts élevés d'entretien ou de renouvellement. 

Finalement, les caractéristiques mêmes de l'objet de travail obligent le producteur à adopter un plan de travail fort variable dans lequel le ratio temps de travail/unités produites présente un caractère irrégulier. 

Sans prétendre que tous ces éléments liés à l'articulation des facteurs de production dans la pêche côtière lui soient tout à fait spécifiques [5], on ne peut nier qu'ils lui confèrent, au strict plan économique, un caractère particulier dont il faut tenir compte lorsqu'on s'interroge sur sa contrepartie sociale et si on veut mieux comprendre les stratégies d'insertion du capitalisme dans ce secteur. 

Au niveau social, les conséquences des exigences techniques de la production sont complexes et c'est dans les liens entre ces variables que réside l'essence du corpus théorique qui reste à définir. 

D'abord un fait frappant, déjà souligné par H.S. Gorden en 1954, c'est que dans bien des communautés de pêcheurs côtiers, la mer est une ressource commune. Contrairement à ce qui prévaut dans l'agriculture, elle est rarement l'objet d'une factionalisation et d'une appropriation directe et continue par l'ensemble des producteurs. Dans de tels cas, l'édification de rapports sociaux liés à l'objet de travail peut difficilement s'actualiser. Ceux-ci prendront donc forme au niveau des moyens de travail qui deviennent le lieu privilégié de la capitalisation. Favorisant par le fait même une concentration du capital, cette situation y facilite l'insertion du capitalisme puisque la dissociation entre les producteurs et leurs moyens de production peut se réaliser plus rapidement. De plus, le fait que la technologie se répartisse en deux catégories distinctes au plan de la production, celle liée à l'acquisition du produit et celle liée à la locomotion, permet aux entrepreneurs ou « brokers » de développer des stratégies différentes de celles qui prévalent dans d'autres secteurs. 

Finalement, le système de distribution, qui découle des remarques antérieures, s'appuie généralement sur l'existence de parts, dans lesquelles capital et travail sont rémunérés sur une base équivalente et où le montant des revenus individuels est proportionnel au volume de la production. Ce système est souvent maintenu quand le niveau de développement des forces productives progresse à l'occasion du passage de la pêche côtière à la pêche hauturière, il génère alors une forme hybride de salariat qui traduit bien la vulnérabilité des producteurs face à la consolidation du capitalisme (Bidet 1974, Andersen 1980). 

Ces constatations au plan des relations sociales de production, bien que vérifiables en plusieurs endroits, n'épuisent pas la diversité des rapports qui ont caractérisé et caractérisent encore la pratique de la pêche côtière. Elles correspondent en fait à des situations dans lesquelles le pêcheur côtier, en tant que petit producteur marchand localisé à la périphérie du capitalisme, évolue à l'aide d'instruments qui n'impliquent pas l'appropriation de points de terre pour la fixation des engins. Elles ne s'appliquent pas entièrement par exemple à l'existence d'emplacements définis pour la trappe à morue sur la Basse-Côte Nord du Saint-Laurent ou à l'utilisation exclusive des baies pour le maquereau à l'est du Vénézuéla [6]. Elles négligent aussi, en plusieurs endroits du globe aux Mlle et XIXe siècles, l'existence de domaines de prébende avec droits exclusifs de pêche pour certains entrepreneurs. Il est de plus probable qu'avec l'extension récente des limites marines en plusieurs pays et leur appropriation par l'appareil étatique, on assiste à une délimitation significative de la mer comme objet de travail, processus qui modifiera substantiellement les rapports de production dans la pêche côtière. 

Cette caractérisation de la pêche au niveau des forces productives et des rapports de production demeure par surcroît incomplète en ce qui concerne la façon avec laquelle le capitalisme s'y insère. Admettre que la modernisation influence ce secteur économique par le biais de nouvelles techniques ou de nouvelles formes d'organisation du travail et décrire, celles-ci n'est pas suffisant surtout si l'analyse porte strictement sur les changements qualitatifs sans mention des facteurs qui les sous-tendent. D'autre part, une caractérisation, nécessairement idéale, de l'articulation des facteurs de production et de leur appropriation ne fournit que des balises analytiques qui, prises en elles-mêmes, ne traduisent qu'une partie de la dynamique et des contradictions en cause. Il faut donc s'interroger plus avant à l'aide de concepts plus opérationnels comme ceux de rente et d'accumulation du capital pour tenter de mieux comprendre les enjeux économiques et politiques actuels de la pêche côtière. 

 

Pêche côtière, paysannerie et capitalisme

 

Nous mentionnions antérieurement que l'une des voies déjà indiquée par R. Firth pour consolider l'épistémologie de l'anthropologie maritime, consistait à puiser dans les concepts et méthodes des études portant sur la paysannerie agraire. 

En fait, peu d'anthropologues intéressés par les sociétés de pêcheurs ont examiné sérieusement cette possibilité [7], la majorité croyant que l'anthropologie maritime devait d'abord fournir un corpus propre de données afin de renforcer sa spécificité et sa validité au plan académique. Cette position comporte des éléments logiques certes et elle ne doit pas être entièrement mise de côté. Nous l'avons déjà souligné, mais vouloir à tout prix se cantonner dans une attitude prônant une épistémologie a posteriori, totalement indépendante de celle déjà opérationnalisée pour l'étude de problèmes qui présentent des affinités avec ceux du secteur halieutique, comporte certains dangers, surtout si les interrogations portent sur la façon qu'a le système économique plus large d'influencer les modalités de fonctionnement et d'organisation de la pêche côtière. 

La référence nominale de Firth à la nécessité d'insérer les pêcheurs côtiers, petits producteurs marchands, dans le cadre de la paysannerie, revêt d'abord un caractère indicatif. Vu qu'il n'a vraiment pas poussé à fond cette argumentation et que le concept de paysannerie est probablement l'un des plus flous en anthropologie sociale [8], il serait aventureux ou simplement illogique de le prendre tel quel et de croire que l'accoler mécaniquement aux sociétés de pêcheurs sera le gage d'une réflexion méthodologique significative. Il est aussi probable que l'ambiguïté du terme paysan, encore souvent coiffé de son étiquette culturaliste et décrivant le producteur comme membre d'une petite communauté homogène avec peu de liens à l'extérieur, recourant à une main d'œuvre presqu'exclusivement familiale et participant très peu au système politique plus large, se soit avéré pour plusieurs un concept de faible valeur opérationnelle. Pris dans ce sens, le concept de paysannerie est sans doute d'une utilité restreinte. 

Dans cet ordre d'idées, l'un des principes à respecter si l'on veut que l'appareil conceptuel des études sur la paysannerie soit de quelque signification pour l'étude des sociétés de pêcheurs réside non seulement dans l'acceptation de la diversité des paysanneries mais dans le choix pertinent de celles qui présentent des similitudes avec les sociétés halieutiques étudiées. Les combinaisons sont fort multiples à ce niveau et il demeure difficile de se limiter à cette démarche pour toute tentative de généralisation. Il ne s'agit en fait que d'une étape dans un cheminement plus large visant à l'identification d'un processus qui, en sus de s'appuyer sur des caractéristiques potentiellement semblables au plan de l'organisation de la production chez les groupes concernés, obéit à des lois plus générales qui elles seules traduisent le sens de leur évolution et de leur transformation. C'est bien à ce niveau, i.e. celui des processus et non des faits, que les relations entre sociétés agraires et sociétés halieutiques peuvent prendre un sens. 

Dans cette optique, il faut reconnaître que l'une des contributions les plus intéressantes de l'anthropologie et de la sociologie françaises et québécoises au cours de ces dernières années, en ce qui a trait à la paysannerie, fut la mise à jour et l'analyse de la persistance de la petite production marchande dans les économies capitalistes avancées. Les travaux de C. Servolin (1972), J. Cavailhès (1976), Evrard, Hassan et Viau (1976), G. Breton (1977), B. Bernier (1980), et de C. Faure (1978) ont le mérite, même s'ils proposent des interprétations parfois contradictoires, de souligner l'importance de l'articulation, dans un secteur jusque-là considéré comme irrémédiablement voué au fonctionnement de type capitaliste, entre formes de production pré-capitaliste et capitaliste en creusant les concepts qui permettent de mesurer ce phénomène de transition. Reprenant le débat en partie amorcé par les premiers théoriciens marxistes sur le passage de la petite à la grande exploitation agricole, ils l'appliquent à des situations actuelles en réduisant la vision quelque peu mécanique de leurs prédécesseurs. Ce faisant, ils réussissent à mettre en relief les subtilités d'insertion du capitalisme dans l'agriculture à ce stade-ci de son développement. 

Puiser dans l'appareil conceptuel qui se dégage de cette problématique n'équivaut pas à effectuer des équations nominales entre sociétés de pêcheurs et paysanneries. Les phénomènes soulignés par ces auteurs dans le secteur agraire débordent largement celui-ci et peuvent se retrouver dans d'autres secteurs occupationnels, tel celui de la pêche. 

L'un des auteurs le plus impliqué dans cette tentative d'unification conceptuelle des sociétés agraires et halieutiques est Jim Faris, qui a travaillé principalement avec les morutiers terre-neuviens (1977-78). Même si la conception de la paysannerie qui se dégage de ses analyses ne s'inscrit pas tout à fait dans l'optique que nous venons de définir (tout en rejetant la définition culturaliste, il idéalise jusqu'à un certain point la paysannerie dans sa forme petite production marchande et de soumission formelle au capital), elle débouche sur des constatations pertinentes. 

Comme dans l'agriculture, le capitalisme vise à rationaliser la production dans la pêche en y élevant la composition organique du capital, processus qui à court ou à long terme forcera les producteurs à vendre leur force de travail plutôt que leurs produits (Faris 1977 : 238). Il souligne de plus avec raison qu'en fonction de la nature même de l'objet de travail dans la pêche, le travail ne peut être incorporé à la ressource en tant que telle, c'est seulement dans le produit qu'on le retrouve. Comme résultat, le système d'appropriation des zones d'exploitation dans la pêche côtière est généralement communautaire et rend difficile une appropriation économique de la ressource au sens capitaliste du terme. Souvent vérifiée, cette situation ne présente pas toutefois un caractère universel et dans certains cas, comme nous le soulignions auparavant, la fixation des engins de pêche à des emplacements terrestres précis peut générer une rente différentielle fort explicative de l'accumulation du capital et des variations entre le statut économique des producteurs dans une localité donnée. Quoique possible à ce niveau, la rente absolue y joue un rôle beaucoup moins important [9]. 

Il est également important de constater qu'au plan de l'accumulation du capital dans les sociétés halieutiques, le capital, outre sa concentration au niveau des moyens de travail, est beaucoup plus circulant que fixe. Mon seulement les agrès de pêche exigent-ils des réparations constantes, mais ils sont l'objet d'un renouvellement périodique, jouant ainsi un rôle minime au plan de l'héritage. Chaque nouvelle génération de producteurs doit investir considérablement et sur une longue période avant d'amortir ses investissements et, lorsque c'est possible, obtenir un taux de profit raisonnable. Cette situation qui découle directement de l’articulation des facteurs de production dans la pêche n'est pas sans influencer la façon des entrepreneurs capitalistes d'y opérer. Plutôt que d'investir directement dans la technologie, ils s'assurent de disposer d'instruments dont la supériorité technique est incontestable et qu'ils font circuler par l'intermédiaire du crédit, donnant ainsi au producteur l'illusion qu'il contrôle ses moyens de production, évitant par le fait même les risques liés à l'investissement puisque la détérioration des engins demeure aux frais des producteurs. De plus, ce genre de relations, très fréquentes chez les pêcheurs côtiers, entraîne une concentration du produit et des facteurs de production au plan de la circulation, processus dans lequel les producteurs ont peu de contrôle sur les prix, donc sur la rémunération de leur force de travail. Compte-tenu du fait que la technologie de la pêche porte sur deux champs d'investissements distincts, celui de la locomotion et celui de l'acquisition, plusieurs stratégies sont évidemment possibles dépendant du niveau de développement des forces productives. 

Si nous regardons maintenant le travail comme tel, le pêcheur côtier apparaît là encore très vulnérable aux exigences du système capitaliste. La nature spécialisée de sa production l'obligeant à recourir à une économie d'échange pour l'écoulement de son produit, il ne peut presque jamais s'appuyer sur une échelle temporelle précise pour déterminer la valeur de son travail, la valeur du produit étant généralement conditionnée par l'offre et la demande sur des marchés plus larges soumis aux lois de l'accumulation capitaliste. 

L'un de ceux qui nous semble présenter l'analyse la plus intéressante sur le sujet, J. Bidet, affirme que le « système de rémunération à la part apparaît comme celui qui répond le mieux aux rapports de production capitalistes à un certain niveau de développement des forces productives. Il assure dans les conditions propres à la pêche à un moment donné de l'évolution technique la meilleure exploitation possible du travail (intensification et prolongation de la journée de travail) » (1974-56). Il est en effet remarquable de constater que dans le passage de la pêche côtière à la pêche hauturière un tel système de rémunération demeure partiellement en vigueur [10]. En plus de maintenir une sorte de rente-travail souvent instaurée par le biais du capitalisme marchand dans le secteur halieutique, le système de part « masque le rapport salarial et par là fournit les conditions de possibilité de l'idéologie de participation qui caractérise cette branche d'activité et y facilite l'exploitation » (idem). En ayant sa part du revenu constamment déterminée par le montant de la production et par sa participation au capital fixe et circulant, le pêcheur côtier se retrouve en un certain sens, dans un système hybride de salariat dans lequel il lui est difficile sinon impossible de percevoir régulièrement une plus-value sous la forme d'une rente. 

Les difficultés d'appropriation économique de la ressource marine, et d'actualisation de la rente absolue, les risques liés à l'investissement dans les moyens de travail et la nécessité de maintenir un système de rémunération dans lequel le producteur a l'impression de planifier sa production sont autant de paramètres dont doit tenir compte l'entrepreneur capitaliste œuvrant dans la pêche côtière. Il apparaît donc indéniable que l'orientation générale du système dans lequel il évolue l'oblige à mettre sur pied des stratégies d'intervention qui tout en rejoignant celles qui prévalent dans la décomposition de la paysannerie agraire comporte certaines spécificités propres à l'articulation des facteurs de production dans' la pêche, tant au plan économique que social. 

C'est à travers ce type d'interrogations que le recours à un appareil épistémologique, plus large que celui dont dispose actuellement l'anthropologie maritime pour l'étude des problèmes économiques des pêcheurs côtiers, présente un certain degré de fonctionnalité. Plutôt que de formaliser le comportement du pêcheur en tant qu'agent économique, de voir comment il résout, selon la logique capitaliste, ses problèmes de « management », d'étudier ses réactions psychologiques à la présence ou l'absence de mouvements coopératifs, il faut mieux approfondir les processus qui sous-tendent son insertion, en tant que producteur lié à un procès de travail spécifique, dans des phénomènes et situations économiques plus larges et mettre en relief la pratique idéologique qui la supporte. 

C'est dans cette optique qu'en dépit du caractère encore ponctuel et partiel de ses efforts l'anthropologie maritime disposera d'un appareil conceptuel adéquat pour mieux analyser les problèmes économiques des pêcheurs côtiers mais aussi pour mieux comprendre leur situation au plan politique. 

Comme on commence à le constater trop tardivement dans l'étude des chasseurs-cueilleurs et des paysans agriculteurs, les futures études des sociétés de pêcheurs devront faire ressortir davantage la précocité de l'influence du capitalisme sur des petits producteurs marchands soumis formellement au capital et la nécessité de se débarrasser du cadre trop souvent linéaire dans lequel on resitue leur évolution. Dans plusieurs régions côtières, surtout celles soumises aux exigences de l'économie mercantiliste et colonialiste au XVIlle et XIXe siècles, la petite production marchande n'a constitué qu'une forme régressive par rapport au capitalisme marchand qui l'a précédée. Au lieu d'être une étape préliminaire à l'industrialisation et à la prolétarisation, la petite production marchande n'est que la conséquence d'un processus similaire qui a échoué à une période antérieure. 

La difficulté d'obtention d'un taux de profit moyen satisfaisant et régulier, situation due non seulement à la mobilité de la ressource mais aussi aux incidences significatives de toute modification du capital constant, a fait qu'à plusieurs occasions des pêcheurs côtiers à la solde de grandes entreprises commerciales se sont soudainement retrouvés sans « patrons » et obligés de reprendre le « contrôle » de leurs moyens de production. Générant une certaine libéralisation des rapports de production, ce processus a permis l'actualisation de la petite production marchande dans bien des régions côtières, forme de production souvent significative lorsque prit naissance l'anthropologie maritime et qui n'est pas étrangère à une certaine « idéalisation » de la communauté maritime par les anthropologues. Ce faisant, ils développèrent une épistémologie ad hoc et extérieure et ne purent que minimiser le rôle politique des pêcheurs côtiers, se contentant de souligner leur individualisme légendaire et leur réticence à se regrouper dans des coopératives ou syndicats. Des événements récents comme ceux de l'été 1980 à Terre-Neuve, où toute l'industrie du poisson a été entièrement paralysée suite aux revendications des pêcheurs côtiers, démontrent toutefois que l'intérêt accru du capitalisme pour les zones marines, souvent contradictoire avec celui des producteurs côtiers, n'est pas sans diminuer les obstacles liés à une meilleure objectivation de leur position de classe et provoquer une prise de conscience plus aiguë de leur situation. Servant d'appui politique direct à l'État dans l'extension des limites marines nationales, les pêcheurs côtiers constituent cependant, même dans les principaux pays producteurs de poissons, une partie minime de la population active. Cette situation les rend vulnérables au départ [11]. 

Cette vulnérabilité doit retenir l'attention des chercheurs. Analytiquement, ceci implique le rejet d'un examen de la pêche côtière en vase clos ou comme secteur de production autonome sans liens avec d'autres branches de production et les travailleurs qui y évoluent. Comme on l'oublie trop souvent, les 9/10 de la population mondiale vivent à moins de 50 kilomètres des côtes et les ressources halieutiques, comme celles en hydrocarbure, sont localisées à proximité des rivages. Dans un futur immédiat, la situation politique des pêcheurs côtiers sera de plus en plus influencée non seulement par une différenciation interne accrue suite aux modifications des forces productives liées à l'interventionnisme d'état, mais par les intérêts divergents et contradictoires découlant de l'intensification de la production dans des secteurs différents [12]. 

Comme il est facile de constater que la consolidation du nationalisme maritime est indissociable du progrès des sciences marines et que ces dernières peuvent devenir des facteurs de clivage entre les états engagés dans ce processus, il serait fortement dommage que l'anthropologie maritime maintienne son orientation première. Sinon, elle ne fera que suivre les traces de l'anthropologie de la fin du XIXe siècle qui, sous le couvert du positivisme, a fait le jeu de l'impérialisme. 

 

Conclusion

 

En soulignant le peu de relations entre les résultats de l'anthropologie maritime et le contexte social et politique dans laquelle elle prend place, cet article voulait faire une synthèse critique d'un sous-champ disciplinaire relativement neuf en anthropologie sociale. Sans remettre en cause sa spécificité à ce niveau, et même accentuant la nécessité de concevoir la pêche comme un procès de travail dont certaines particularités influencent l'organisation économique et sociale de la production, nous avons insisté sur ce qui nous semble deux lacunes de base pour lesquelles existent des tentatives de rectification encore trop timides. La première est liée au manque de systématisation théorique dans la mise sur pied de l'anthropologie maritime. À un démarrage caractérisé par des soubresauts parfois fort distants, succède un éclectisme évident qui traduit bien le statut encore secondaire de ce qui allait devenir un nouveau champ disciplinaire. Lorsque ce statut est rectifié, avec la reconnaissance officielle de l'anthropologie maritime, (et ceci constitue une lacune encore plus grave) il s'y développe une démarche « ethnocentrique » qui non seulement relègue aux oubliettes les progrès théoriques dans des champs disciplinaires connexes mais fétichisent le mode de vie des pêcheurs côtiers au détriment de leur situation de classe. 

Pour contribuer à la connaissance des problèmes économiques et politiques des pêcheurs côtiers, l'anthropologie maritime doit sortir de ses ornières culturalistes, s'interroger davantage sur les conditions de sa production épistémologique et constamment la remettre en cause. Si elle ne peut pas toujours prévoir les conséquences pour les pêcheurs côtiers de l'évolution du système économique et politique plus large, elle en connaîtra davantage sur les causes. Ainsi pourra-t-elle, tout en conservant sa place sur la scène académique, amener l'anthropologue à jouer un rôle plus utile à ceux qu'ils étudient.

 

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[1] Outre les nombreuses références bibliographiques contenues dans les ouvrages collectifs, notons l'ouvrage synthèse de Landberg (1976) qui inclut une bonne partie des publications sur la pêche jusqu'à ces dernières années.

[2] Parmi les plus importants, citons celui de Chicago en 1972, dans le cadre du 19e Congrès International des Sciences Ethnologiques et Anthropologiques, celui d'Amsterdam en 1974, de Philadelphie en 1978 de l'American Society for Applied Anthropology, divers congrès de l'Annerican Anthropological Association et celui de la Commission Internationale de l'Histoire Maritime tenu à Bucarest pendant l'été 80.

[3] C'est le cas notamment du département de sociologie et anthropologie de l'Université de La Caroline du Nord qui a tenu à cette occasion un symposium international sur l'anthropologie maritime au printemps de 1978.

[4] Certains font ici une distinction entre l'anthropologie maritime plus centrée sur l'étude des communautés de pêcheurs côtiers et la sociologie maritime plus intéressée par l'organisation à bord des vaisseaux hauturiers, cf. Bernard, 1976, Fricke 1971.

[5] Envisagée sous un angle plus culturaliste, la liste de traits permettant de mieux discerner la spécificité de l'organisation économique et sociale des pêcheurs côtiers pourrait être beaucoup plus élaborée. À ce sujet, voir Smith E. 1976.

[6] Voir à ce sujet l'excellent article de P. Alexander sur l'utilisation de la seine de rivage au Sri Lanka (1977).

[7] Ne résolvant pas tous les problèmes et n'étant pas acceptée par tous cette suggestion a été récemment reprise par J. Faris (1977), O. Pi-Sunyer (1977) et Y. Breton (1977) dans une tentative de consolidation de l'approche théorique de l'anthropologie maritime.

[8] Cf. H. Friedman (1980) qui fait bien la distinction entre le caractère inductif du concept de « paysannerie » et le caractère déductif du concept « petite production marchande ».

[9] P.P. Rey constate (1976) que dans certaines régions de l'Afrique et de l'Asie la décomposition de la paysannerie se produit même là où la terre existe en quantité. Conséquemment, si dans le secteur agraire la terre n'est pas toujours le lieu central de la soumission des formes pré-capitalistes aux formes capitalistes, son importance ne doit pas être trop accentuée dans le secteur halieutique.

[10] Voir l'article de Marie Giasson dans le présent numéro.

[11] Cette vulnérabilité peut prendre des formes diverses, allant vers la mise sur pied de paiements de transferts plutôt que d'aide économique véritable dans le secteur de la pêche, comme ce fut le cas sur la Basse Côte Nord du Saint-Laurent jusqu'à tout récemment ou tout simplement d'une non-intervention de l'état dans la pêche côtière, forçant ainsi les producteurs à capturer des espèces de faible valeur commerciale ayant toutefois une importance très grande au plan du marché intérieur. C'est notamment le cas dans l'est du Vénézuéla où les pêcheurs côtiers, en raison de l'importance de la consommation du poisson en milieu paysan, sont nettement défavorisés par rapport aux pêcheurs hauturiers. Cf. D. Lavoie, P. Bernier, et Y. Breton 1977.

[12] Cf. à ce sujet l'excellente étude de Lucchini et Voelckel 1977, qui explore plusieurs facettes du « nationalisme maritime ».


Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 20 août 2007 7:58
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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