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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Jacques Brazeau, “Différences linguistiques et carrières”. Un article publié dans l'ouvrage sous la direction de Marcel Rioux et Yves Martin, La société canadienne française, pp. 303-313. Montréal: Les Éditions Hurtubise HMH ltée, 1971, 404 pp. [Version française d'un article de: The Canadian Journal of Economics and Political Science, XXIV, 4 novembre 1958, 532-540.]

Jacques BRAZEAU 

“Différences linguistiques et carrières”

 

Un article publié dans l'ouvrage sous la direction de Marcel Rioux et Yves Martin, La société canadienne française, pp. 303-313. Montréal : Les Éditions Hurtubise HMH ltée, 1971, 404 pp. [Version française d'un article de : The Canadian Journal of Economics and Political Science, XXIV, 4 novembre 1958, 532-540.]

 

Introduction 
I
II
III

 

Introduction

 

Le Canada possède un effectif de travailleurs où il se parle plus d'une langue. Il y a donc intérêt à se demander quel type d'organisation sociale s'est constitué qui tienne compte de ce pluralisme dans notre monde du travail. Il y a deux façons d'aborder le problème. Premièrement, on peut considérer l'inégalité des chances d'emploi en fonction de la langue, comme étant le problème des seuls Indiens, Eskimos, Canadiens français ou Néo-Canadiens. En second lieu, on peut se demander comment s'établissent les interrelations de travail des divers groupes linguistiques, et quelles en sont les conséquences sur l'ensemble de la société. C'est cette seconde manière que nous adopterons ici ; en un sens, elle englobe la première : les difficultés que rencontrent les divers groupes proviennent, dans une large mesure, de la façon dont ils s'influencent mutuellement. Mon étude se limitera aux Canadiens anglais et aux Canadiens français, mais mes observations s'appliquent assurément aussi, au moins en partie, aux autres groupes linguistiques. 

L'hypothèse de travail est la suivante : étant donné que chez nous l'anglais est la seule langue qui ait cours dans tous les domaines de l'activité sociale, les gens dont la langue maternelle n'est pas l'anglais ne jouissent pas des mêmes chances dans le domaine de l'emploi. Dans une société pluraliste, la prédominance d'une langue produit deux effets : elle restreint l'utilisation des compétences potentielles de ceux qui ne possèdent pas parfaitement la langue dominante ; et elle dissocie de certains aspects importants de la réalité sociale les autres langues maternelles. Ces deux conséquences peuvent facilement conduire à une troisième. l'inégalité dans l'exploitation des ressources humaines des divers groupes. À l'appui de cette opinion, je présenterai ici quelques hypothèses en vue d'expliquer certaines conséquences observables de l'appartenance à un groupe linguistique minoritaire. [1] je ne m'interrogerai pas sur les façons de renforcer l'interdépendance des groupes linguistiques. je me bornerai à essayer de démontrer l'urgence de poursuivre les recherches et la nécessité de découvrir et les faits et les effets de la situation présente. 

Avant de poursuivre, je dois dire que j'apprécie les avantages du pluralisme culturel. Tous nous savons que l'hétérogénéité permet la diversité des modes d'expression en arts, en lettres, en politique et en philosophie. La pluralité des langues multiplie les sources de culture où s'alimente notre population. Toutefois, reconnaître les avantages du pluralisme ne doit pas nous empêcher d'étudier les problèmes que soulève l'interdépendance de nos groupes linguistiques. C'est parce que j'apprécie les avantages du biculturalisme que je pose la question : notre structure sociale actuelle nous permet-elle d'exploiter les virtualités des divers éléments de notre population ? ou présente-t-elle de graves carences sous ce rapport ? 

 

1

 

Everett C. Hughes, et d'autres observateurs de la division du travail entre les groupes ethniques du Québec, ont bien montré l'inégalité des chances entre Canadiens anglais et Canadiens français dans le domaine du travail. [2] Il est inutile de s'étendre sur ce point, sauf pour demander quelle explication on a trouvée à ce fait. La première, et celle qui prévaut encore, c'est que les écarts qui existent sur le plan culturel viennent d'un passé paysan. On mentionne aussi la concurrence entre les groupes, concurrence impersonnelle pour les uns, concurrence personnelle pour les autres, qui ajoutent que le préjugé en est une caractéristique. Quoi qu'il en soit, le Canada français ayant été récemment inclus dans un traité de sociologie comparée, nous avons la consolation de penser que, Canadiens anglais ou Canadiens français, nous ne sommes ni mieux ni pires que d'autres. [3] La théorie que propose le livre : Where Peoples Meet se résume à peu près à ceci : quand une société attache de l'importance aux distinctions de race, de religion, de langue ou de culture, ces distinctions se manifestent dans les types de travail qu'accomplissent les groupes concernés les uns avec les autres, ou les uns au service des autres. Ce qui veut dire que chaque fois que des personnes différentes viennent en contact les unes avec les autres, elles se rencontrent dans un contexte où les chances sont inégales, tout au moins dans le domaine du travail.

 

Ces théories sont explicatives jusqu'à un certain point, mais je m'étonne qu'en poursuivant nos recherches nous n'ayons pas étudié plus à fond deux aspects de la vie canadienne : nous parlons des langues différentes, et l'anglais a priorité Comme langue de travail. Les sociologues canadiens ne sont pas seuls coupables d'avoir négligé cet aspect fondamental du problème. Les pays multilingues de l'Europe, tels la Belgique et la Suisse, ne publient même pas de statistiques d'emploi ventilées selon la langue et l'origine ethnique. Et, à venir jusqu'à ces derniers temps, on a fardé la vérité sur les problèmes de langue dans les études portant sur les immigrants et autres groupes minoritaires. Les sociologues n'ont pas recueilli de données sur l'acquisition d'une langue seconde, ils n'ont pas cherché à savoir ce que le travail, ou d'autres situations sociales, exigeaient en fait de connaissances linguistiques ; ils n'ont pas étudié non plus les effets qu'ont sur la société les diverses formes du bilinguisme. Étant donné l'importance que revêt le langage dans les processus d'interaction sociale et de culture personnelle, ne faut-il pas porter une attention spéciale aux effets du multilinguisme dans un pays donné ?

 

Afin de pouvoir bien comprendre ce que signifient les différences de langue en ce qui a trait au travail, il convient d'établir le rapport entre ces différences et l'organisation sociale. Michel Brunet a fait observer que les structures de la société canadienne-française sont imparfaites [4] ; ce qu'il veut dire c'est que le Canada industriel moderne n'a pas engendré deux sociétés parallèles. Elles sont, bien sûr, parallèlement structurées dans certains domaines, mais non dans beaucoup d'autres. Nous le savons, la langue et la culture anglaises dominent bien des champs d'activité au Québec, notamment ceux de la publicité, de l'annonce, des affaires, de la technologie. [5] Mais nous ne sommes pas très bien renseignés sur les champs d'action où les Canadiens français peuvent faire les choses à leur manière et dans leur langue, par rapport à ceux où ils se joignent aux institutions nationales où l'anglais domine. Délimiter les structures de la société urbaine canadienne-française est une tâche qui reste encore à faire.

 

Nous nous doutons bien que c'est surtout dans le domaine du travail que le Canada français manque d'institutions qui prennent en considération la langue parlée par sa population ; nous avons toutefois besoin d'en savoir beaucoup plus sur l'univers québécois du travail. Ainsi, nous ignorons dans quelles professions et à quels niveaux la connaissance de l'anglais est indispensable pour trouver un emploi dans les affaires ou dans l'industrie au Québec. Nous ne pouvons davantage mesurer l'incidence des divers niveaux de bilinguisme au sein de la population. Mais en dépit des carences de notre savoir, je formulerai hardiment quelques généralisations sur le passé et sur le présent.

 

Je commencerai par l'expansion des compagnies. Ce phénomène social a eu deux résultats pertinents à la présente étude : il a fait des compagnies les plus gros employeurs du Canada et a étendu le champ des communications du plan régional au plan national, voire continental. Les nouveaux besoins de communication au sein des compagnies, de même que le leadership anglo-américain dans l'expansion de ces compagnies, a imposé l'usage de la langue anglaise dans les entreprises, au Québec comme ailleurs au Canada. Les personnes qui ne peuvent ni parler ni écrire l'anglais n'ont guère de chances d'être employées dans ces entreprises ou bien y sont sous-employés par rapport à leur potentiel au sein d'institutions où l'on parle la même langue qu'eux. Ceux qui sont capables de combler ce handicap en apprenant l'anglais, ou bien rempliront des postes de liaison là où leur langue maternelle constitue pour eux un actif, ou bien travailleront dans le cadre de la langue dominante.

 

En résumé, il semble que les Canadiens français ont trois options. Certains travaillent dans des entreprises francophones qui desservent les Canadiens français : ce sont ceux qui exercent des professions libérales et les petits entrepreneurs, la classe moyenne canadienne-française des centres urbains. Un beaucoup plus grand nombre est employé par des compagnies à des niveaux où la langue n'a pas tellement d'importance dans l'exécution des tâches ; ce sont les ouvriers et les gens de métier employés à Montréal ou dans d'autres centres industriels du Québec. Ils sont généralement employés dans des institutions où l'anglais est la langue de l'administration, de l'information technique et des relations avec l'extérieur. Enfin, un certain nombre de Canadiens français sont bilingues et trouvent à s'employer dans des entreprises où l'anglais est la langue dominante ; ils travaillent comme commis de bureau, comme techniciens et aussi au palier de la gestion, où les échanges jouent un rôle important. 

 

II

 

La prédominance des structures sociales anglaises a obligé les Canadiens français à développer leur faculté d'adaptation ; ils sont disposés à apprendre l'anglais, du moins le vocabulaire technique se rapportant à leur travail, afin d'améliorer leur sort. D'autre part, cette souplesse ne va pas sans susciter des problèmes en ce qui concerne le développement culturel du Canada français et sa contribution à la vie sociale du pays. Nombreuses sont les entreprises où l'on parle anglais, au sein d'une population de langue française, et cela fait naître deux problèmes. Le premier est le sous-emploi de cette population, c'est-à-dire qu'elle se voit rarement confier des tâches administratives, les plus formatrices et les mieux rétribuées. En second lieu, la société canadienne-française se développe dans un cadre plus large où de nombreuses activités sociales se déroulent en une langue qui n'est pas celle de la population. Par conséquent, les média d'information de langue française, -journaux, agences de publicité, écoles - sont obligés de traduire en français ce qui se rapporte aux événements, aux procédés et aux produits qui n'ont pas été créés dans un milieu francophone. Ceci conduit à ce que j'ai appelé une disjonction entre la langue et l'expérience, résultant de l'orientation extérieure des média de communications.

 

Il convient de noter l'importance de la participation aux activités d'ordre administratif et technologique. Une très grande part de notre culture urbaine est centrée sur le travail : toutes nos connaissances, orales ou livresques, sur la production et la distribution des biens et des services, de même que sur le fonctionnement de nos institutions de travail. L'expérience professionnelle, source d'une bonne partie de ces connaissances, est une des grandes écoles de formation et de progrès. On peut évaluer la compétence et l'expérience d'un groupe par l'importance qu'il accorde à la division du travail. C'est un bon indice du degré de perfectionnement auquel ce groupe est parvenu sur le plan humain, si l'on tient compte de ce que la rétribution du travail décide des ressources d'ordre matériel dont le travailleur disposera pour l'organisation de ses loisirs et pour la formation et la culture de la génération suivante.

 

Mon autre hypothèse est plus difficile à exposer. je soutiens, pour ma part, qu'au sein d'une organisation sociale qui accorde priorité à une langue dans une société pluraliste, les langues secondaires deviennent de moins bons instruments de culture que la langue dominante. J'essaierai d'expliquer cet énoncé en me référant au rôle dévolu au langage et aux communications dans les théories relatives aux groupes dits homogènes.

 

Quelques anthropologues seulement ont étudié le langage et les communications. Whorf inclinait à penser que les structures mêmes d'une langue imposent des bornes au processus de la pensée. [6] Les disciples de Whorf nous donnent l'impression que ce qui les intéresse ce sont les potentialités structurelles du langage plutôt que les concepts et les représentations que la langue met à la disposition de ceux qui la parlent. [7] Ils admettent qu'il s'est fait peu de recherches auprès des personnes qui mènent leur vie sociale en recourant tantôt à une langue tantôt à l'autre. Les profanes, qui ne tiennent pas compte de la prédominance au Canada d'une langue par rapport à l'autre, ont tendance à ergoter sur la valeur du système linguistique dont nous nous servons plutôt que sur son application. On affirme qu'au Canada deux langues ont cours, l'anglais et le français, mais sans se rendre compte qu'en de nombreux domaines le français n'est jamais employé. Sapir nous incite à considérer les langues sous l'angle de leur utilité. Selon lui, tel groupe cultive une langue en raison de ses contacts sociaux. [8] Si tel est le cas, nous devrions chercher à savoir quelle est l'expérience des groupes minoritaires du point de vue de la langue, au sein de sociétés pluralistes où domine une langue autre que la leur. De quels instruments linguistiques, de quels concepts disposent ces minorités ?

 

En réponse, voici ce que je propose. Tout d'abord, il existe plusieurs champs d'expérience sociale dont l'accès est interdit aux groupes minoritaires en raison même de la langue qu'ils parlent ; les individus qui, dans ces groupes, sont bilingues, y ont accès mais dans la mesure où ils peuvent parler la langue dominante. Dans certains domaines de l'activité sociale, un héritage commun de connaissances orales ou livresques ne peut se communiquer facilement dans la langue de la minorité. Les membres de celle-ci doivent donc recourir aux traductions, jamais nombreuses et d'ordinaire mauvaises, et il est probable qu'ils n'auront sur les sujets en cause que de vagues idées gauchement exprimées. Deuxièmement, tant qu'ils ne parlent pas couramment la langue dominante, les mauvais bilingues ne pourront profiter au maximum de l'expérience acquise par l'intermédiaire de leur langue seconde. Et même s'ils en profitent au maximum, ils trouveront peut-être difficile de faire servir cette expérience dans les domaines où ils se servent de leur langue maternelle. Par exemple, ils éprouveront peut-être quelque difficulté à expliquer dans leur propre langue, - afin de clarifier leurs idées ou pour le bénéfice des êtres qui dépendent d'eux pour leur instruction, - nombre d'activités auxquelles ils participent. Au sein du groupe minoritaire, l'obligation d'utiliser une langue seconde en maints domaines d'activité sociale est de nature à restreindre le champ de l'expérience, le contenu conceptuel de la langue et l'habileté à utiliser les symboles du langage.

 

L'utilisation des symboles du langage a-t-elle de l'importance ? Les psychologues croient que oui. John B. Miner soutient que l'intelligence se mesure le mieux à la faculté d'expression. [9] Il fait observer en outre que le choix d'un candidat à tel emploi, ou son avancement, dépend en fait de l'habileté à s'exprimer dont il fait la preuve. Mais ce qui importe le plus, c'est sa théorie selon laquelle l'intelligence se développe par une expérience qui permet d'utiliser les symboles du langage. Si tel est le cas, l'individu qui ne possède pas un système linguistique adéquat peut être handicapé. Je ferai remarquer que les membres des groupes linguistiques minoritaires sont désavantagés du fait qu'ils dépendent de l'emploi de deux langues et que, par conséquent, ni l'une ni l'autre ne leur permet d'exprimer toute la gamme de leurs expériences. En plus de restreindre leur expérience professionnelle, ce fait peut aussi avoir des conséquences sur l'intégration de leurs connaissances. À l'Université McGill, Walter E. Lambert a commencé à étudier la question de savoir comment les personnes bilingues effectuent la synthèse de leur double culture linguistique. [10] Nous ne savons encore que peu de choses là-dessus.

 

Les sociologues se sont intéressés aux hybrides culturels, mais ils n'ont pas exploré les sombres avenues que je viens de décrire. Ils ont considéré les avantages du pluralisme plutôt que ses inconvénients, sauf en ce qui concerne le problème d'identification que connaissent les hybrides raciaux, lorsqu'ils passent d'un groupe ethnique à l'autre. L'homme marginal des sociologues ressemble généralement à l'étranger type de Simmel : un individu que ses diverses expériences ont conduit au raffinement du relativisme, plutôt qu'au désenchantement de l'anomie. Quant à Park, sa conception de l'homme marginal a été influencée par ses relations d'ascendance européenne qui, tel Santayana, avaient de rares aptitudes intellectuelles. [11] Il peut tout aussi bien exister cependant à l'autre limite de la marginalité des gens qui n'ont qu'un talent ordinaire, une petite instruction et des expériences restreintes parce qu'handicapés par la langue. Bénéfique à quelques individus exceptionnels, le bilinguisme peut n'être qu'une pierre d'achoppement pour la plupart. Cette hypothèse vaut la peine d'être étudiée.

 

Vient ensuite la question de savoir si la langue minoritaire constitue pour ceux qui la parlent un instrument efficace de communication des idées et de la culture. je crois que ce problème relève de la sémantique et de la théorie de l'information. Les problèmes que les linguistes canadiens-français ont actuellement à résoudre relèvent de ces disciplines tout autant que de l'esthétique.

 

Ainsi, en 1957, s'est tenu un symposium sur la question du français au Québec. La Presse et Le Devoir publièrent des éditions spéciales à l'occasion du 24 juin. Pierre Daviault demanda : « Sommes-nous asservis par la traduction ? » à quoi il répondit : « Assurément. » [12] Dans d'autres articles on reconnut les effets de domination linguistique anglo-américaine, mais seulement d'une façon générale. Il fut recommandé d'être vigilant et d'améliorer l'enseignement. De même, dans un ouvrage publié un an plus tôt, René de Chantal préconisait la pureté du langage et conseillait aux Canadiens français de s'efforcer délibérément de modeler leur langage sur celui de la France métropolitaine. [13] Devant de tels conseils, je me demande si on n'oublie pas la thèse de Sapir, pour qui le langage est le fruit de l'expérience. Il est permis de douter qu'une population puisse fournir l'effort suffisant pour compenser les carences d'une organisation sociale qui n'assure pas la concomitance du langage et de l'expérience. Pour que les linguistes soient capables de dire si cet effort est possible et comment on peut y aider, il semblerait qu'il leur faille savoir d'abord dans quelle mesure la structure de la société canadienne-française est tributaire de deux langues, l'anglais et le français. Il y a ici plus qu'un simple contact entre deux langues ; il y a une langue qui, dans bien des sphères d'activité n'a pas de cadre empirique et qui dépend de la traduction de l'autre langue. À l'appui de cette opinion j'invoquerai qu'au Canada, le français est grandement influencé par l'anglais, tandis que le contraire n'est vrai que dans une mesure non significative.

 

Un mode d'expression incomplet et subordonné est-il adéquat, du point de vue de la sémantique, quand il doit emprunter les concepts d'un autre mode d'expression ? je l'ignore, mais je ne crois pas que nous puissions le penser. Voilà probablement où il est extrêmement difficile de poursuivre notre recherche. Tout ce que je puis faire, c'est d'affirmer que voilà un point qui demande à être éclairci.

 

Le fait de parler la langue de la minorité entraîne certaines répercussions socio-psychologiques qui se perçoivent plus facilement. Selon Everett C. Hughes, nous ne savons pas de quelle façon les Canadiens français s'adaptent psychologiquement aux exigences de la vie dans un milieu bi-culturel qui, de plus en plus, les oblige soit à coopérer avec l'autre groupe, soit à le concurrencer. [14] D'autres chercheurs se sont préoccupés du présumé complexe d'infériorité du Canadien français. Examinons, en ce qui concerne sa façon de s'exprimer, ce que fait de lui le jeu de l'interaction sociale.

 

Remarquons tout d'abord que le langage du Canadien français n'est pas prisé des gens de l'extérieur. Les Canadiens anglais qui ne savent pas le français le considèrent comme un dialecte, et il en va de même des gens qui ne connaissent que le français classique, c'est-à-dire sous la forme que les linguistes nommeraient le dialecte de la classe moyenne de Paris. [15] Le profane prête un sens péjoratif aux mots « dialecte » et « patois », un sens qui laisse entendre qu'un tel langage est impossible à comprendre et qui suggère une forme vulgaire d'expression dont on devrait avoir honte. On imagine qu'en un pareil contexte, le Canadien français a souvent à répondre à des questions baroques au sujet de son langage. Ainsi, des gens qui ne connaissent que leur propre langue, lui disent que la sienne a de grands défauts. Apparemment, ceci arrive également aux Américains et aux Sud-Africains qui parlent hollandais. Ce phénomène semble commun aux relations inter-groupes de toutes les sociétés multilingues. Il n'empêche que ces commentaires sur leur langue atteignent les groupes minoritaires à un point sensible. Évidemment, c'est l'individu qui se mêle au groupe majoritaire qui s'expose le plus souvent aux remarques des gens de l'extérieur. Il participe aux institutions d'un groupe parlant une langue différente de la sienne et il peut arriver que sa mentalité soit plus informée par cette langue que par la sienne propre. Toutefois, on attend de lui qu'il fournisse des traductions, tout d'abord pour le bénéfice de ceux qui ne parlent pas sa langue, puis pour celui de ses compatriotes, qui ne prennent pas part au même type d'activités que lui. Les autres, et souvent lui-même, remarquent ses erreurs de traduction, sans tenir compte de ce que ce travail exige de métier chez celui qui l'exerce. Dans ces circonstances exigeantes, il peut être amené à avoir l'impression qu'il n'a pas de langue à lui.

 

Et qu'arrive-t-il dans les cas d'interaction où l'une des parties est désavantagée parce qu'elle ne parle pas avec facilité la langue courante ? Nous savons peu de choses sur les diverses dimensions de la communication à travers la barrière du langage. Simon Biesheuvel, psychologue de l'Afrique du Sud, pose que ces types d'interaction peuvent conduire à une dépréciation de l'individu à qui il est demandé de parler une langue qu'il ne possède pas parfaitement. [16] Biesheuvel établit une distinction entre les aspects sociaux et personnels de cette impasse. Dans les sociétés multilingues, ces cas exigent une réévaluation de son propre langage, face à la langue choisie comme moyen de communication, et c'est là une question où sont impliqués les sentiments du groupe en cause. Les sentiments personnels sont aussi impliqués, car l'individu incapable d'exprimer sa pensée avec la facilité et les nuances qu'il voudrait, se sent diminué dans sa faculté de communication. Biesheuvel suggère que ces expériences de communication imparfaite sont traumatisantes ; considérée sous l'angle de la théorie de l'interaction symbolique de Mead, cette proposition a une importance théorique considérable. [17] Si, avec Mead, on considère l'interaction comme un processus d'autoréférence, se découvrir incapable de communiquer conduit à l'incapacité de diriger autrui. L'idée qu'on se fait de soi-même ne saurait censément se développer, avec ce handicap, de la même façon qu'en son absence.

 

Ces phénomènes socio-psychologiques offrent à la recherche un domaine auquel on n'a guère prêté attention en ce qui concerne les groupes linguistiques minoritaires. Ils revêtent un double intérêt lorsque, ainsi qu'il a été dit, les membres des groupes linguistiques ont des difficultés d'expression dans les deux langues et, de ce fait, ne se sentent à l'aise ni dans l'une ni dans l'autre.

 

Ce que j'ai surtout voulu démontrer, c'est que la différence de langue peut entraîner de graves disparités dans les types de carrières et l'évolution culturelle des groupes linguistiques concernés. J'ai fait voir que les membres des groupes linguistiques minoritaires étaient désavantagés à certains rapports. La source première des difficultés rencontrées, c'est que ces personnes sont isolées dans l'enclave de leur propre langue pour l'accomplissement de certaines fonctions et que, pour d'autres, elles sont intégrées dans un milieu qui s'appuie sur une autre langue. Ce dilemme explique peut-être mes hésitations quant à l'opportunité de renforcer l'interdépendance des groupes linguistiques différents dans un milieu social donné. Tout ce que je puis dire pour le moment, c'est que la recherche est nécessaire dans les deux types de situations, celui où les groupes sont dissociés et celui où ils sont intégrés. 

 

III

 

En terminant, j'aimerais faire observer qu'au Canada certains problèmes d'envergure nationale découlent de l'évolution de notre organisation sociale. Il est clair que la première difficulté vient de ce que les éléments qui composent notre population ne réussissent pas tous dans la même mesure. Ceux que cette organisation favorise moins peuvent, dans certaines circonstances, avoir l'impression d'être des citoyens de seconde zone. Inutile de dire que pareil sentiment ne prédispose guère à la recherche sereine de solutions rationnelles aux problèmes que provoque l'interaction dans un contexte donné, problèmes qui sont, par conséquent, communs aux diverses parties en cause.

 

En second lieu, il se peut que notre capital humain ne soit pas utilisé le plus efficacement à la production de biens et de services, même là où certaines qualifications font prime. Dans nos institutions militaires, on essaie de comprendre les facteurs dont dépend le succès ou l'échec de personnes de langues différentes qui essaient d'apprendre les mêmes métiers et qui participent au même monde de travail. Bien que notre main-d'oeuvre civile se compose d'individus de langues différentes, aucune étude n'a porté jusqu'à présent sur l'importance de ce fait dans la formation professionnelle.

 

Il y a enfin le problème du développement de l'ensemble de nos ressources humaines, afin que la diversité des groupes ne soit pas maintenue aux dépens de la qualité de leur vie. Ce problème est à la fois le plus grave et le plus difficile à résoudre. Si l'épanouissement de l'homme dépend de sa possibilité de jouer le rôle qui convient dans le cadre approprié, il se pourrait bien que notre organisation sociale ait tendance à laisser persister des écarts culturels. Comment ne comprenons-nous pas que ces écarts sont à la fois cause et effet de l'inégale utilisation des ressources humaines de groupes interdépendants. Ces écarts empêchent l'adéquate intégration de tous dans une structure sociale bien adaptée ; inversement, ce manque d'intégration engendre des écarts culturels. Des dilemmes de ce genre se présentent fréquemment dans les affaires humaines. Ils peuvent probablement s'expliquer par notre désir de conserver nos façons de faire et, en même temps, d'éviter les fâcheuses conséquences qui pourraient en découler.

 

En présentant ces hypothèses et ces conclusions sur les relations entre les carrières et les différences linguistiques, j'espère avoir pu exposer certains problèmes concrets et montrer la nécessité de poursuivre l'étude des conséquences de notre manière d'agir.


[1]    Des considérations linguistiques, historiques, psychologiques et sociologiques fondent ces hypothèses, que j'ai élaborées au cours d'une étude, en collaboration avec David N. Solomon, sur la formation professionnelle dans l'armée canadienne (projet D77-94-52-05 du Conseil de Recherche de la Défense), et qui la dépassent cependant. Ces hypothèses reflètent en outre des consultations auprès de spécialistes canadiens, américains, sud-africains et suisses. Néanmoins, les idées exprimées sont les miennes ; elles ne sauraient être considérées comme étant celles de mes employeurs ou celles des auteurs des travaux sur lesquels je me suis fondé.

[2]    Everett C. Hughes, French Canada in Transition (Chicago, 1943) ; aussi, S. Jamieson, « French and English in the Institutional Structure of Montreal », D.L.C. Rennie, « The ethnic division of Labour in Montreal from 1931 to 1951 », et W.J. Roy, « French and English division of Labour in the Province of Quebec » (thèses de maîtrise non publiées, Université McGill, respectivement 1935, 1953 et 1935).

[3]    Everett C. Hughes et H.M. Hughes, Where Peoples Meet (Glencoe, Ill., 1952).

[4]    Michel Brunet, Canadians et Canadiens (Montréal, 1954).

[5]    P. Daviault, « French Language » in J.E. Robbins, éd., Encyclopedia Canadiana (Ottawa, 1958), IV, 361-364.

[6]    J. Bram, Language and Society (Garden City, N.Y., 1955).

[7]    H. Hoijer, éd., Language in Culture (Chicago, 1954).

[8]    Edward Sapir, « Communication », « Language » et « Symbolism » in E.R.A. Seligman, éd. The Encyclopedia of the Social Sciences, (New York, 1934), respectivement IV, 78-81, IX, 155-169 et XIV, 492-495. Aussi Edward Sapir, Language (New York, 1921).

[9]    J.B. Miner, Intelligence in the United States (New York, 1957).

[10]   W.E. Lambert, « Developmental Aspects of Second-Language Acquisition », Journal of Social Psychology, XLIII, 1956, 83-104 ; « Measurement of the Linguistic Dominance of Bilinguals », Journal of Abnormal and Social Psychology, L, 1955, 197-200 ; « Studies of the Verbal Behaviour of Bilinguals » (thèse de maîtrise polycopiée, Département de Psychologie, Université McGill, 1956).

[11]   Everett C. Hughes, C.S. Johnson, et al., éd., Race and Culture : The Collected Papers of Robert Ezra Park, I (Glencoe, Ill., 1950), ch. XXVI-XXVIII.

[12]   « Sommes-nous asservis par la traduction ? », Le Devoir, 22 juin 1957.

[13]   Chroniques de Français (Ottawa, 1956) ; « Avant-Propos  » reproduit sous le titre de « Problèmes canadiens », Vie et Langage, LIX, février 1957, 51-57.

[14]   Dans « The Natural History of a Research Project, French Canada » (thèse de maîtrise polycopiée, Département de Sociologie, Université de Chicago, circa 1952).

[15]   Dans la bouche d'un linguiste, l'emploi des termes « dialecte » et « patois » n'a rien de péjoratif ; ces termes désignent des variations dans la langue parlée, variations qui ne sont pas assez importantes pour empêcher la compréhension ; on en retrouve dans toutes les langues. Marcel Cohen distingue en France plusieurs dialectes et patois ou parlers. Un patois, ou parler, est une forme de langage commune à un petit groupe, un village ou sa région environnante ; un groupe plus important parle un dialecte. Voir M. Cohen, Pour une sociologie du langage (Paris, 1956). Selon ses définitions, les Canadiens français parlent un dialecte du français ; ce dialecte se subdivise probablement en divers patois selon les régions, les communautés, les classes, etc. En ce qui concerne les caractéristiques de la langue française au Canada, voir Daviault, « French Language ».

[16]   Fondé sur une communication personnelle de S. Biesheuvel, directeur, National Institute for Personnel Research, Johannesburg.

[17]   Georges Herbert Mead, Mind, Self and Society (Chicago, 1934), 81-82, 272-273, et « Thought Communication and the Significant Symbol » in B. Berelson et M. Janowitz, éd., Reader in Public Opinion and Communication (Glencoe, Ill., 1950), 154-159.



Retour au texte de l'auteur: Jacques Brazeau, sociologue, retraité de l'Université de Montréal Dernière mise à jour de cette page le vendredi 8 juin 2007 9:28
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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