RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Gilles Bourque et Jules Duchastel, “Pour une identité canadienne post-nationale, la souveraineté partagée et la pluralité des cultures politiques.” Un article publié dans la revue CAHIERS DE RECHERCHE SOCIOLOGIQUE, no 25, 1995, pp. 17-58. Montréal: Département de sociologie, UQÀM. [Le 11 juillet 2004, Gilles Bourque nous a accordé sa permission de diffuser la totalité de ses publications dans Les Classiques des sciences sociales.]

[17]

Gilles Bourque et Jules Duchastel

sociologues, département de sociologie,
Université du Québec à Montréal (UQAM)

Pour une identité canadienne post-nationale,
la souveraineté partagée et la pluralité
des cultures politiques
”. *

Un article publié dans la revue CAHIERS DE RECHERCHE SOCIOLOGIQUE, no 25, 1995, pp. 17-58. Montréal : Département de sociologie, UQÀM.


Introduction
1.  Qu'est-ce que le statu quo flexible ?
1.1. La forme de l'État
1.2. La Constitution
1.3. Deux stratégies fédéralistes
1.4. La question de l'identité
2.  Qu'est-ce que la majorité francophone du Québec ?
3.  Qu'est-ce que la société québécoise ?
4.  L'imagination est-elle encore possible ?
Résumé / Summary / Resumen



Introduction

Il est, à l'évidence, de multiples façons de traiter de ce que Marcel Rioux [1] a naguère appelé la question du Québec. L'histoire traditionnelle, essentiellement narrative [2], s'est longtemps attachée à la production d'une mémoire cléricale d'Ancien Régime, tout attentive aux origines de la race canadienne-française et catholique [3]. Il s'agissait, dans une perspective résolument ethniciste, de soumettre le « petit peuple » de la vallée du Saint-Laurent au magistère du passé, en ce pays où rien ne devait changer. Les sciences sociales ont voulu rompre avec cette sorte de césure qui dressait finalement la race contre l'Amérique, la culture contre les instances de la modernité. Dans les débats qui opposèrent, durant les années cinquante, le social et le national, on peut lire les prémisses d'un long travail de remise en question de cette dichotomie militante entre le monde vécu et les systèmes économiques et politiques [4], entre la pérennité de la race canadienne-française et le déploiement des procès d'institutionnalisation de la société nord-américaine. Bien sûr, l'histoire traditionnelle et le discours clérical ne conçurent pas une communauté entièrement produite en dehors de l'institution, mais ils posèrent l'antériorité d'une ethnie que l'Église et l'agriculture avaient la mission de protéger et de promouvoir. Ainsi, l'espérait-on, le passé et l'ethnie se retrouveraient à l'abri de [18] l'institutionnalisation économique, politique et culturelle qui s'était pourtant imposée depuis fort longtemps, au Québec comme ailleurs. L'histoire narrative du national construisit dès lors cet étonnant paradoxe qui consistait à illustrer le temps présent d'une mémoire d'Ancien Régime qui ignorait que cette « origine » même était pleinement soumise au développement du capitalisme et allait bientôt se déconstruire dans le mouvement d'affirmation de la démocratie représentative (1791, l'Acte constitutionnel ; 1848, le gouvernement responsable ; 1867, la Confédération).

La distanciation critique qu'imposèrent les sciences sociales et la « nouvelle histoire », durant les années cinquante et soixante, n'alla cependant pas sans peine, car il apparut très tôt que celle‑ci ne pourrait se suffire d'un simple renversement de paradigme du « national » au « social ». La production de « l'objet Québec », même quand elle voulut s'appuyer sur la méthode et la positivité, ne pouvait éluder les questions incontournables du rapport entre la société et la communauté, entre le politique et la culture, entre l'État et la nation. Or les grandes traditions européennes et américaines dans le domaine des sciences sociales, même si elles permettaient de poser les fondements essentiels à la compréhension de la réalité québécoise, n'en demeuraient pas moins lacunaires quand il s'agissait de saisir la spécificité d'une société régionale marquée par l'affirmation d'une communauté politique nationale. Aussi a-t-il été toujours fort tentant de traiter le Québec comme si c'était une entité en quelque sorte séparée et de disserter sur le retard de son économie et sur la particularité de la « société canadienne-française », voire de considérer l'État québécois comme une colonie du Canada. À l'inverse, il fut toujours invitant de traiter comme de simples relents pré-modernes et ethnicistes les revendications nationalitaires qui s'affirmèrent à partir des années soixante.

L'analyse du Québec sera toujours menacée de la résurgence de ce paradigme à deux têtes qui s'imposa durant les années cinquante et soixante et qui chercha, l'une dans les effets de la Conquête, l'autre dans l'absence d'esprit du capitalisme et le traditionalisme, la cause de l'infériorité des Canadiens français. Dans les deux perspectives, l'analyse finissait par poser, dans l'univers du manque et de la carence, une seule et même communauté considérée comme le simple objet d'une institutionnalisation des rapports sociaux qui paraissait se situer au‑delà d'elle, en pure extériorité. Encore aujourd'hui, les débats sur le mouvement souverainiste paraissent souvent donner lieu à une même centration sur l'essence d'une communauté dont il faudrait saisir positivement ou négativement les traits : soit que la nation québécoise finisse, au moins implicitement, par occuper l'entièreté du champ de la société québécoise ou, qu'à l'inverse, l'on doive distinguer les « nationaux » des autres citoyens ; soit qu'il faille absolument nier toute [19] légitimité aux revendications nationalitaires en traquant l'ethnicisme qui se cacherait nécessairement dans le tréfonds de la mentalité héritée des acteurs sociaux. Le sociologue, comme le citoyen, en serait ainsi réduit à choisir son camp, pleinement soumis à l'obsession identitaire qui magnifie la communauté, même quand elle la dénonce. Or il importe plus que jamais de soumettre à la critique rigoureuse cette fausse alternative fondée sur une distinction prétendument radicale entre le fédéralisme et le souverainisme, alternative largement médiatisée par l'appel à des experts identifiés aux deux camps et qui, dans le meilleur des cas, se résout dans une opposition irrecevable entre la nation civique et la nation ethnique, l'universalisme et le particularisme. Car il s'agit bien d'un faux choix qui invite à oublier les conditions de production de la société comme de la communauté, au Canada et au Québec.

Nous tenterons de montrer dans cet article que la réalité québécoise actuelle ne peut être éclairée de façon pleinement satisfaisante sans qu'on l'inscrive dans l'histoire de l'État démocratique en ce pays, ni d'ailleurs la question constitutionnelle canadienne sans qu'on la saisisse dans les rapports étroits qui se tissent entre la forme du régime (le fédéralisme) et les transformations de l'État depuis 1867. Nous ne soutenons en aucune manière qu'il s'agisse là de la seule approche qui permette de traiter de la querelle actuelle entre les fédéralistes et les souverainistes. Il n'en reste pas moins que toute question nationale pose le problème de la communauté dans la société moderne [5] et donc celui de l'institutionnalisation politique qui, à partir de l'État, modèle l'entièreté des rapports sociaux. Dans une telle perspective, la « question du Québec » devient au sens plein un « problème canadien », puisqu'elle demeure inséparable de l'histoire de la démocratie en ce pays. De même, les enjeux politiques actuels s'éclairent bien davantage lorsque l'on refuse de les limiter à un simple affrontement entre le Québec et le reste du Canada, entre le peuple québécois et le peuple canadien. Les échecs constitutionnels répétés, depuis les conférences sur les peuples autochtones (1983-1987) jusqu'aux ententes du lac Meech (1990) et de Charlottetown (1992), ainsi que la montée du mouvement souverainiste au Québec apparaissent dès lors comme les symptômes d'une mutation bien plus profonde de la société canadienne à l'heure du démantèlement de l'État-providence et du passage à l'État néolibéral. Ce sont les transformations de la société politique canadienne qu'il importe de comprendre et en fonction desquelles il faut nous situer, sans nous limiter aux conflits des identités.

[20]

Voilà sans doute pourquoi nous adopterons dans ce texte un mode d'exposition qui pourra étonner. Nous commencerons par aborder les positions fédéralistes (le statu quo flexible) avant de nous interroger sur le fondement des thèses souverainistes (la particularité de la majorité francophone du Québec) et, par la suite, indiquer les limites du projet de souveraineté (les dimensions plurinationale et pluriculturelle de la société québécoise). Nous terminerons en suggérant quelques pistes susceptibles de permettre le dépassement des nationalismes canadiens.


1. Qu'est-ce que le statu quo flexible ?

Entamée dans la turbulence au début des années quatre-vingt, au moment du rapatriement de la Constitution et de l'adoption de la Loi constitutionnelle de 1982, la saga constitutionnelle canadienne s'est abîmée dans une sorte de tragi‑comédie qui a conduit au rejet de l'entente de Charlottetown, à l'occasion du référendum de 1992 [6]. Sorte de fourre-tout qui tentait de satisfaire en même temps une multiplicité de revendications le plus souvent contradictoires, l'entente de Charlottetown représente le meilleur indice du cul-de-sac dans lequel s'est engagée la société politique canadienne en cette fin de XXe siècle. On ne saurait, en effet, sous‑estimer l'impasse qu'a consacrée le rejet des accords conclus par les principaux représentants de l'ensemble de la classe politique canadienne. Ce cul-de-sac manifeste l'incapacité de transformer ce texte fondamental qui assure au sein d'un État de droit le fonctionnement de la démocratie représentative, aussi bien sur le plan de la légitimité que sur le plan de la juridicité. L'échec de Charlottetown révèle à ce titre un double blocage. Il empêche d'abord que soient pleinement débattues les transformations décisives de la forme de l'État, c'est-à-dire celles des modalités de la régulation politique des rapports sociaux, au moment où le passage à l'État néolibéral paraît résolument enclenché. De même, il clôt ce débat sans cesse repris et non résolu au Canada sur ce que Charles Taylor a appelé la politique de la reconnaissance [7]. À ce titre, l'impasse constitutionnelle laisse en friche cet univers pourtant fondamental de la légitimité lié à la production des identités au sein de l'État démocratique : ni la question du Québec ni celle des peuples autochtones n'ont été traitées de façon satisfaisante. C'est dans cette double perspective qu'il nous faut essayer de comprendre les stratégies fédéralistes actuelles.

Après le rejet de l'entente de Charlottetown au référendum de 1992, les fédéralistes canadiens et québécois ont tôt fait de décréter la fin de la [21] récréation. Il était temps, paraît-il, de s'occuper de choses plus sérieuses. C'est la position qu'adopta le Parti libéral fédéral aux élections de 1994. « Jobs, jobs, jobs », martela Jean Chrétien durant la campagne électorale, tout en proclamant son attachement aux programmes sociaux d'inspiration providentialiste. Le Parti libéral du Québec s'en tint à des positions identiques, et même après la prise du pouvoir par le Parti québécois et devant l'éventualité d'un référendum sur la souveraineté du Québec, il s'en est tenu jusqu'ici à favoriser l'évolution pragmatique du fédéralisme plutôt que la reprise des débats constitutionnels.

Les libéraux provinciaux n'en ont pas moins créé le Comité sur l'évolution du fédéralisme canadien qui a déposé récemment un texte intitulé Ébauche d'une politique constitutionnelle du Parti libéral. Même si le chef du Parti libéral du Québec a cru nécessaire de rejeter ce document qui révèle très clairement la fragilité actuelle du fédéralisme québécois d'inspiration provincialiste, il est loin d'être inutile d'en faire une lecture attentive. Ce texte permet, en effet, de mettre en évidence le rapport entre les deux stratégies fédéralistes qui s'opposent actuellement au Canada, les transformations de l'État et la mouvance néolibérale.

1.1 La forme de l'État

L'histoire constitutionnelle canadienne s'éclaire de façon décisive si l'on envisage l'évolution de la Constitution en fonction des transformations de l'État [8]. L'Acte de l'Amérique du Nord britannique est adopté, en 1867, dans un contexte où, partout dans les démocraties occidentales, s'est imposée la forme de l'État libéral. La distribution des pouvoirs au sein du régime fédéral canadien est dès lors inspirée par cette séparation stricte entre la sphère publique et la sphère privée qui caractérise la régulation libérale des rapports sociaux. Dans une telle perspective, la Constitution canadienne n'attribue qu'un rôle fort limité aux gouvernements provinciaux puisque l'essentiel des pouvoirs qui leur sont dévolus (les domaines économique, social et culturel) devront être confiés à des institutions de la sphère privée (la famille, les Églises, le marché, l'entreprise). Seul l'accroissement de l'interventionnisme de la sphère publique, non souhaité au point de départ par les tenants du libéralisme politique classique, mais imposé par les luttes des mouvements sociaux,. permettra aux gouvernements provinciaux de tenir une place plus importante et plus directe dans la régulation des rapports sociaux. De la même manière, les débats constitutionnels qui se [22] déroulent depuis le dépôt du rapport Rowell-Sirois à la conférence constitutionnelle de 1941 jusqu'aux années soixante‑dix, et même jusqu'au début des années quatre‑vingt, sont inséparables de l'histoire de l'affirmation et du développement de l'État-providence au Canada. L'étude attentive des stratégies fédéralistes actuelles permet de faire ressortir tout aussi clairement que le passage à l'État néolibéral constitue l'un des principaux enjeux des péripéties constitutionnelles qui marquent la scène politique canadienne depuis l'adoption de la Loi constitutionnelle de 1982. L'Ébauche d'une politique constitutionnelle du Parti libéral l'illustre parfaitement.

Si Daniel Johnson a cru nécessaire de rejeter publiquement et aussi rapidement les positions d'un comité qu'il avait lui-même créé, ce n'est sans doute pas à cause de la qualité intrinsèque du texte qui fut déposé. Tout au contraire, il faut souligner la très bonne tenue du rapport, si on le compare du moins à ce qui est le plus souvent proposé par les partis politiques.

Le rapport du Comité sur l'évolution du fédéralisme canadien n'en apparaîtra pas moins paradoxal au lecteur non initié. Ses auteurs ont, en effet, consacré les 60 premières pages d'un texte qui en compte 120 à des considérations qui paraissent fort éloignées de la question constitutionnelle. Les membres du Comité s'y livrent à une critique serrée de l'interventionnisme providentialiste et en appellent au démantèlement de l'État-providence. Il est inutile de reprendre ici l'ensemble d'une argumentation qui, pour l'essentiel, tente de faire ressortir le caractère désormais contre‑productif, aussi bien dans le domaine de la politique économique que dans celui des programmes sociaux, d'un État fortement bureaucratisé qui constituerait dorénavant un obstacle au développement et contribuerait à produire l'exclusion sociale et la déresponsabilisation : « Notre filet de sûreté [le système de sécurité sociale] est devenu dans la nouvelle économie une toile d'araignée qui retient ses victimes dans une trappe de pauvreté et d'isolement social. » (Ébauche, p. 13.)

Nous nous intéresserons bien davantage au projet de transformation de l'État soutenu par les membres du Comité en réponse à ces « grands défis » que représente « la transformation de l'économie au moment où elle traverse une période de transition entre la société industrielle et la société de l'information » (Ébauche, p. 5). Il importe en cette fonction de « repenser l'État québécois autant que l'État canadien » (Ébauche, p. 29). Une telle activité, d'abord attentive à la réduction des coûts du système politique, permettra de déboucher sur une redéfinition du rôle de l'État lui-même.

[23]

Or tant qu'à y être aussi bien profiter de la nécessité de réduire le coût de l'État pour s'interroger sur le rôle qu'il devrait jouer dans la nouvelle économie et dans la réalité sociale contemporaine du Québec. (Ébauche, p. 22.)

Cette redéfinition devra s'inscrire dans une stratégie que nous appellerons, à défaut d'un meilleur terme, néolibérale modérée. L'intention est d'abord aisément repérable à la fréquence de l'emploi d'un ensemble de notions caractéristiques du discours néolibéral qui jouxte le plus souvent deux univers relativement disjoints : le premier, nettement dominant, s'inspire du primat de la rationalité instrumentale (flexibilité, performance, efficacité, compétitivité, excellence) ; le second, moins évident mais néanmoins présent, jongle avec le projet de formulation d'une sorte de néo-patriarcalisme (équité, responsabilisation, compassion). Ces deux univers renvoient à ces deux dimensions essentielles du rôle de l'État que sont la régulation économique et la régulation sociale.

Le document paraît le plus assuré quand il s'agit de décrire les contours de la nouvelle régulation économique qu'il s'agit de mettre de l'avant. La régulation d'inspiration keynésienne centrée sur l'économie nationale est résolument abandonnée. L'intervention de l'État sera dorénavant placée sous le primat du marché, dans le contexte de la mondialisation. Toute réflexion sur la possibilité d'une régulation du marché mondial autre que celle qui protège le libre marché paraît exclue. Le document se suffit ici de quelques constats : « le capital financier est libre d'atterrir où bon lui semble sur la planète » (Ébauche, p. 40) ; « s'il est vrai que nos instruments de "stabilisation automatique" sont sans doute désuets et qu'ils rendent nos finances publiques trop sensibles aux fluctuations conjoncturelles, le fond du problème n'est pas là » (Ébauche, p. 34). Bref, l'autorégulation du marché paraît un fait acquis, dans l'ordre de la fatalité. Il faudra s'adapter en créant les conditions les plus favorables à l'insertion dans l'économie mondiale. La nouvelle régulation économique consistera d'abord à proscrire pour l'essentiel l'intervention directe de la sphère publique. Il s'agira dans cette perspective de poursuivre la privatisation déjà amorcée des sociétés d'État et d'abolir les subventions aux entreprises qui, dans le meilleur des cas, freinent la compétitivité, quand elles ne maintiennent pas artificiellement des activités vouées à disparaître.

L'intervention de l'État n'en demeure pas moins essentielle dans la perspective néolibérale : « Son rôle le plus approprié et souhaitable consiste à préserver un environnement économique et social le plus susceptible qui soit de favoriser la compétitivité des entreprises et l'amélioration constante de la productivité. » (Ébauche, p. 33.)

[24]

L'inspiration de l'économiste Porter [9] est ici manifeste, puisqu'il s'agit de créer et de soutenir les conditions favorables à l'émergence des « entreprises qui tirent leur épingle du jeu dans ce nouvel ordre économique » (Ébauche, p. 7). L'État, loin d'être un monstre, « devient catalyseur et partenaire en aidant à régler un problème de compétitivité à chaque fois qu'il aide à régler un problème d'emploi » (Ébauche, p. 33). Cette affirmation nous permet déjà d'entrevoir que le néolibéralisme attribue à la sphère publique une aire d'intervention beaucoup plus large que le libéralisme classique. Bien que les deux types de régulation cantonnent l'État dans l'aménagement des conditions de la reproduction élargie du capital, ces dernières englobent des réalités beaucoup plus larges que dans le contexte de l'État libéral. Dans ce dernier cas, il s'agissait principalement d'aménager ou de contribuer, par des subventions, à l'aménagement des infrastructures (transport routier et ferroviaire, télécommunications, etc.), de soutenir le système d'enseignement primaire et secondaire et de freiner autant que faire se peut le développement des coalitions ouvrières.

La régulation économique néolibérale implique une intervention politique plus large et plus diversifiée. Mentionnons, à titre d'exemple, le soutien à la recherche et à l'insertion au sein de systèmes de télécommunications beaucoup plus complexes, l'incitation au partenariat entre les « décideurs » dans une optique néo-corporatiste, sans compter, bien sûr, la production et la protection des règles de l'autorégulation du marché mondial, national et régional. Mais, s'il faut trouver un secteur, central dans les débats constitutionnels actuels, qui permette de distinguer plus clairement les régulations économiques libérale et néolibérale, c'est bien celui de la formation de la main-d'œuvre. Le document libéral cible d'ailleurs très clairement la formation de la main‑d'œuvre comme le secteur le plus important de cet « environnement » susceptible « de favoriser le compétitivité des entreprises ». Dans une telle conception, aménager les conditions de la reproduction élargie du capital consiste à assurer à l'entreprise un flux de main‑d'œuvre flexible et compétente :

Le rôle de l'État sera d'agir pour associer chaque nouvelle opportunité de marché à un travailleur adéquatement qualifié et préparé pour la concrétiser. [...] Notre défi est donc que chaque travailleur puisse, à travers un marché du travail plus fluide et un important effort de formation, s'adapter constamment aux nouvelles réalités économiques pour trouver du travail là où il se trouve. (Ébauche, p. 45.)

[25]

La formation de la main-d'oeuvre est d'autant plus importante qu'elle permet d'intervenir en même temps aussi bien dans la régulation économique que dans la régulation sociale. Les meilleurs efforts dans la qualification de la main-d'œuvre, les néolibéraux en conviennent, ne sauraient empêcher l'existence de disparités de formation et, surtout, la reconduction, dans un avenir prévisible, d'un niveau élevé de chômage. Le document envisage, en conséquence, d'adapter une partie de la formation en fonction de l'éventualité de la création d'un nouveau secteur d'emploi sans doute lié - ici les auteurs sont fort vagues - à la production de travaux communautaires permettant à l'État de se délester de certaines de ses responsabilités dans le domaine social [10] :

Les nouvelles approches devront être créatives, bien ciblées et miser sur le long terme. Les clés sont dans la formation continue, la réorientation des travailleurs et l'inclusion dans la définition du travail de nouvelles alternatives pour ceux que l'économie de demain risque de laisser derrière. [...] Il nous faudra donc être créatif pour trouver des moyens d'amener ces gens à participer à l'effort collectif d'une manière différente d'autrefois. (Ébauche, p. 58.)

Bien qu'elles soient moins assurées, les propositions qui visent la transformation de la régulation sociale n'en rompent pas moins de façon très nette avec la politique d'inspiration providentialiste. Mais, encore ici, nous sommes très loin d'un simple retour à l'État libéral. Les membres du Comité insistent sur la nécessité de construire un nouveau pacte social québécois, puisque « les approches traditionnelles axées sur la redistribution ne suffiront pas » (Ébauche, p. 50) et qu'elles ne peuvent combattre une « dynamique d'exclusion alors que les liens de solidarité d'autrefois s'effritent » (Ébauche, p. 48). Il faut donc repenser le rôle de l'État. En comptant sur la responsabilité de chacun, il s'agira d'abord de régénérer une solidarité au sein de la société civile (les communautés locales, les familles, les quartiers) qui pourra se substituer aux appareils bureaucratiques. Bref, les auteurs envisagent le délestage vers la sphère privée d'une partie de la gestion des politiques sociales. Le discours s'inspire ici d'une vision hétéroclite à la fois néo-providentialiste (la solidarité) et néo-patriarcaliste (la compassion, le devoir envers le prochain).

Ultimement dans un Québec vraiment solidaire, chacun a des devoirs envers son prochain, que l'État peut orchestrer, mais qui émane en définitive des valeurs qui nous unissent. Nous disposons presque tous d'une forme de surplus : d'argent, de temps, de talent, voire de [26] compassion, qu'il nous reste à partager avec ceux des nôtres que nous nous refusons à laisser derrière dans la marche du progrès économique et social. Voilà le genre de convention éthique qui puisse faire progresser un certain idéal de justice sans quoi le progrès seul perd son sens. (Ébauche, p. 60.)

Sur le plan des politiques sociales elles‑mêmes, le document propose l'abandon, d'ailleurs amorcé au Canada depuis les années quatre‑vingt, de l'universalisme caractéristique du providentialisme. On entend « réorienter la lutte à la pauvreté sur de nouvelles cibles » (Ébauche, p. 50), ou, en d'autres termes, élaborer des politiques qui visent des populations cibles. Le document s'inspire ici manifestement de la réforme Axworthy déposée par le gouvernement fédéral [11]. Les auteurs opèrent une transformation identique du thème de l'égalité des chances caractéristique de l'État-providence. Il s'agira dorénavant de transformer le « filet de sûreté » (providentialiste) en « une trempoline ». La régulation sociale ne cherchera plus à prévoir les inégalités et à élaborer, pour les corriger, des politiques universelles et redistributives, axées sur le revenu. Il importera plutôt de reconnaître un droit conditionnel au soutien permettant à chaque individu (repéré à travers son groupe cible) de disposer des « ressources minimales » nécessaires à sa réinsertion. En d'autres termes, la politique sociale ne devrait pas viser la réalisation (relative) de l'égalité des chances en soutenant le revenu, « puisque l'égalitarisme, poussé à l'extrême, rend futiles l'effort et l'initiative » (Ébauche, p. 51), mais être axée sur l'offre conditionnelle de soutien assurant à chacun des « chances égales » de réussir.

L'égalité des chances ne suppose pas l'égalité de revenus, mais elle exige que nul ne soit privé des ressources minimales qui permettent à l'effort, au talent et à la détermination d'être récompensés à leur juste valeur. (Ébauche, p. 37.)

Le Comité sur l'évolution du fédéralisme canadien propose donc la poursuite du démantèlement de l'État-providence et un passage à l'État néolibéral qui s'inspire de ce que nous conviendrons d'appeler un néolibéralisme modéré. D'autres préféreraient peut‑être parler de post--providentialisme, mais nous croyons lire ici un projet de rupture bien plus net avec l'État-providence. L'abandon d'une régulation économique contracyclique axée sur le revenu et centrée sur l'économie nationale au profit de l'affirmation du libre marché et d'une régulation économique ciblant l'entreprise et dominée par les échanges mondiaux ; le rejet d'une politique redistributive aux dimensions [27] universalistes et la promotion d'une régulation sociale particulariste qui vise des populations cibles, voilà autant d'indices que les auteurs envisagent une transformation radicale de la forme de l'État. Leur ouverture à un néo-corporatisme partenarial entre l'État et les « décideurs », l'affirmation très claire de la nécessité de la reconduction d'un droit au soutien dans le domaine social permettent sans doute de suggérer l'idée d'un néolibéralisme modéré, distinct du thatchérisme et du républicanisme américain. Mais il est trop tôt pour établir une typologie des États néolibéraux.

1.2 La Constitution

Ce n'est qu'après s'être longuement étendu sur la nécessaire transformation de l'État que le Comité du Parti libéral du Québec se penche sur la question constitutionnelle. Mais les échecs répétés depuis les années quatre‑vingt acculent ici le discours à des circonlocutions auxquelles la première partie du texte ne nous avait pas habitués. S'il importait de s'attaquer directement à la transformation des modalités de la régulation politique des rapports sociaux en substituant un « État Astérix » (néolibéral) à l'« État Obélix » (providentialiste), il conviendra ici de s'inspirer du « castor » et de s'employer patiemment, à petits pas, à la réforme constitutionnelle. Un tel discours demeure fidèle à la position essentiellement défensive à laquelle, sont actuellement condamnés les tenants du fédéralisme au Canada. À la suite du rejet de l'entente de Charlottetown, on a invité, sur la scène fédérale, à l'oubli au moins provisoire des discussions sur la réforme constitutionnelle. Il s'agissait dorénavant de se consacrer à d'autres urgences comme, paraît-il, la création d'emplois. Les fédéralistes québécois sont dans une situation beaucoup plus difficile, puisqu'ils ont à affronter le camp souverainiste et font face à la tenue prochaine d'un référendum sur la souveraineté du Québec.

Les défenseurs du fédéralisme au Québec, comme ceux du reste du Canada quand ils doivent se référer à la question du Québec, sont ainsi contraints de faire des contorsions linguistiques parfois savoureuses. Aussi a-t-on parlé de « statu quo flexible », de « statu quo qui n'est pas fixe », de « fédéralisme souple », de « fédéralisme évolutif », etc. Bref, il s'agit de convaincre que le système fédéral peut être transformé, lors même que la Loi constitutionnelle de 1982 et les échecs répétés depuis son adoption paraissent le condamner à l'immobilisme. Encore faut-il se demander comment et dans quel sens une telle réforme pourrait être effectuée. L'Ébauche d'une politique constitutionnelle du Parti libéral tente de répondre à cela.

[28]

Il importerait d'abord d'abandonner les grands débats constitutionnels. Il faudrait mettre un terme à « la recherche du symbole » et se livrer à « une analyse rigoureuse et avantageuse des coûts » (Ébauche, p. 71). Bref, il s'agirait d'aborder les transformations constitutionnelles d'un point de vue instrumental inspiré par le pragmatisme, l'efficacité et la flexibilité, même vision qui, nous l'avons vu, guide la réflexion sur les transformations de l'État. La « méthode » consiste ici à procéder à des « arrangements administratifs » qui, plus tard, pourront être enchâssé dans la Constitution :

Autrement dit le texte constitutionnel devrait refléter l'évolution et les changements dans la société qui se sont produits, plutôt que de devenir l'instrument négocié des changements à venir. (Ébauche, p. 61.)

Les fédéralistes québécois préfèrent désormais les accords administratifs entre gouvernements à des discussions larges qui font appel au peuple, comme dans le cas de l'entente de Charlottetown. Ils préconisent ainsi un retour à la conception burkienne qui a longtemps dominée au Canada et qui conçoit la Constitution comme l'ensemble des pratiques cumulatives sanctionnées par la jurisprudence et par la coutume [12].

Il reste cependant à penser le sens général des réformes tout de même nécessaires et d'ailleurs souhaitées, affirme Daniel Johnson, par un grand nombre de premiers ministres canadiens, car « le Québec n'est pas la seule province à s'opposer au statu quo [13] ». Les membres du Comité entendent subordonner la question des changements constitutionnels à celle de la transformation de l'État, justifiant l'importance de la première partie du document :

Car la réflexion sur la modernisation de la pratique du fédéralisme canadien doit être indissociable de la réflexion sur le rôle de l'État dans une société moderne. (Ébauche, p. 71.)

[Cela] suppose d'abord une réflexion d'envergure sur le rôle de l'État dans une société d'information et une économie globale. Il amène à se questionner non seulement sur la façon de livrer les services collectifs ; mais aussi à déterminer à quelle échelle et sous quelle autorité les décisions et les choix sont faits. (Ébauche, p. 63.)

Une telle réflexion conduira les auteurs à préconiser, par la méthode des arrangements administratifs, une décentralisation qui conférerait « une plus grande flexibilité » à la fédération canadienne. L'homologie [29] est ici très nette entre les propositions de transformations du régime et celles qui concernent l'État.

La décentralisation devient de plus en plus un moyen efficace d'assurer le respect de grands objectifs pancanadiens tout en concevant des programmes et des services qui collent mieux aux particularités locales. (Ébauche, p. 68.)

Alors que la régulation sociale devra de plus en plus faire appel aux communautés locales, le régime fédéral doit permettre l'émergence d'un « Canada des régions » favorable à la représentation des intérêts régionaux. Ainsi pourrait être assurée cette « flexibilité qui n'est pas incompatible avec un traitement équitable pour tous, peu importe où nous habitons » (Ébauche, p. 88). Mais ici les auteurs tiennent à être clairs et entendent demeurer fidèles à leur approche néolibérale :

Lorsque nous disons qu'il faudra décentraliser d'Ottawa vers les provinces certains leviers de développement nous ne suggérons pas que ce qui ne devrait être sous le contrôle du secteur public au niveau fédéral devrait l'être si le Québec le prend en charge. La subsidiarité et la décentralisation ne peuvent se substituer à la nécessité de réinventer l'État, d'assouplir son intervention ou de réexaminer l'étendue de son emprise sur la sphère économique privée. La décentralisation devrait parfois, sinon souvent, avoir pour objectif de transférer au Québec certains services ou fonctions gouvernementales assumés par le gouvernement fédéral qui seraient aussitôt confiés au secteur privé, aux municipalités ou aux organismes communautaires si tel est le consensus qui se dégage au sein de la société québécoise. (Ébauche, p. 66.)

On ne saurait être plus conséquent. Il s'agirait en somme de déléguer aux provinces des pouvoirs dont l'exercice, dans plusieurs cas, serait aussitôt confié à la sphère privée, si tel est bien sûr le consensus néolibéral au sein de la société québécoise.

1.3 Deux stratégies fédéralistes

Il nous reste à examiner les domaines visés par cette décentralisation qui assurerait une grande flexibilité au fédéralisme canadien. Comme l'enjeu est capital, il est nécessaire de nous référer au texte.

Il s'agirait donc de mettre un terme aux incursions du gouvernement fédéral par des normes ou des programmes de dépenses à frais partagés, dans les domaines de la culture et des arts, de l'éducation et de la formation professionnelle, ainsi que dans les politiques du marché du travail, c'est-à-dire les mesures mises de l'avant par le gouvernement du [30] Québec pour favoriser l'adaptation de la main-d'œuvre et la mobilité des travailleurs, ainsi que la réinsertion des chômeurs et des prestataires de l'aide sociale. (Ébauche, p. 65.)

Ailleurs, le document préconise « la prépondérance politique de l'Assemblée nationale dans les domaines qui touchent l'identité culturelle et la spécificité québécoise, de l'éducation aux programmes sociaux en passant par les politiques du marché du travail » (Ébauche, p. 69). Excluons de l'analyse la question de l'identité culturelle dont le document traite fort peu. Il importe surtout de souligner ici que le document propose une décentralisation des pouvoirs beaucoup plus importante qu'il n'en paraît. Les auteurs invitent le gouvernement fédéral à se retirer, à tout le moins à y jouer un rôle secondaire, des domaines qu'ils ont préalablement identifiés comme les principaux axes du nouveau rôle de l'État.

Rappelons que pour les auteurs du rapport, hormis le primat de l'autorégulation du marché, ce secteur très vaste que l'on appelle maintenant la formation de la main-d'oeuvre représente l'essentiel de la régulation économique. Le nouveau rôle de l'État, centré sur l'aménagement des conditions de la reproduction élargie du capital, ne devrait plus consister à subventionner les entreprises, à créer des sociétés d'État. Mais, alors que la Banque du Canada abandonne sa mission de soutenir l'emploi et se limite à une politique monétariste, il s'agira dorénavant d'intervenir au chapitre de la formation de la main‑d'œuvre. À mi‑chemin entre la politique économique et la politique sociale puisqu'il s'agit aussi bien de préparer une main-d'oeuvre qualifiée que d'entretenir en la recyclant une « armée de réserve » en perpétuelle transition, et même, les auteurs le suggèrent, de créer un troisième secteur d'embauche (non relié directement à l'économie privée et à l'administration publique), la formation de la main-d'oeuvre implique une intervention très large et pluridimensionnelle de l'État. Cette fonction qui, comme le souligne Claus Offe [14], consiste à transformer le travail mort en travail vivant exige la coordination entre plusieurs domaines jusqu'ici relativement disjoints : l'assurance-chômage, l'éducation, les politiques sociales, etc. Les auteurs sont ainsi rigoureusement conséquents lorsqu'ils exigent la prépondérance provinciale et excluent l'imposition de normes nationales dans les domaines de l'éducation, des politiques sociales et du marché du travail. Ils n'en réclament pas moins l'attribution au Québec de l'essentiel du rôle de l'État néolibéral dans les régulations économique et sociale.

L'Ébauche d'une politique constitutionnelle du Parti libéral propose ainsi un fédéralisme significativement décentralisé. Ce texte fait [31] ressortir l'existence de deux stratégies fédéralistes opposées dans le passage à l'État néolibéral : l'une centralisée, l'autre décentralisée. Le démantèlement de l'État-providence peut, en effet, donner lieu à deux approches fort différentes dans le domaine de la répartition des pouvoirs au sein du régime fédéral canadien. L'une, régressive, consisterait à revenir au texte de 1867 qui, nous l'avions souligné, a été pensé dans le cadre de l'État libéral : la culture, l'éducation et les politiques sociales redeviendraient des domaines quasi réservés aux provinces au sein d'un « Canada des régions », fortement décentralisé. L'autre, adaptative, amènerait à repenser le rôle du gouvernement central, et donc les relations fédérales-provinciales, en fonction du rapport entre les nouvelles modalités de la régulation politique et la nécessité de l'intégration du marché canadien dans le cadre du libre-échange : il s'agira donc de redéfinir la centralisation au Canada. Cette dernière, mise en place au moment du passage à l'État-providence, serait ainsi transformée dans le sens d'un nouveau projet centralisateur d'inspiration néolibérale.

Voilà précisément le débat qui traverse actuellement la mouvance fédéraliste et qui alimente la chronique politique. Durant la préparation du dernier budget fédéral, la presse a fait état d'une querelle entre les clans Martin (ministre des Finances) et Axworthy (ministre du Développement des ressources humaines et responsable de la mise en œuvre de la réforme des services sociaux au Canada) : les uns, favorables à une dévolution vers les provinces, sous le poids de la dette ; les autres, défenseurs des pouvoirs du gouvernement fédéral, sinon d'un nouveau mouvement de centralisation. Certains ont même cru lire dans le dernier budget fédéral la victoire du clan Martin et la mise sous le boisseau de la réforme Axworthy. La même querelle paraît diviser le Parti libéral du Québec. Le rejet rapide par Daniel Johnson du document déposé par le Comité sur l'évolution du fédéralisme canadien témoigne à tout le moins d'un malaise certain parmi les fédéralistes provinciaux.

Les aboutissants de ce débat ne font aucun doute, quels qu'en soient les tenants. Le gouvernement fédéral parât disposé à s'engager dans un mouvement de centralisation redéfini sur la base des modalités nouvelles de la régulation politique néolibérale. Le projet de loi C-88 accorde au gouvernement central un pouvoir de représailles à l'endroit des gouvernements provinciaux qui ne respecteraient pas les clauses de l'Accord sur le commerce intérieur [15]. Fidèle aux intentions de la réforme Axworthy, la loi C-76 prévoit la possibilité d'établir des « normes nationales » dans tous les domaines touchés par le « transfert social canadien » créé dans le dernier budget Martin. Dorénavant, la loi [32] assimile « à des programmes sociaux, les programmes de santé, d'éducation post-secondaire, d'assistance sociale et de services sociaux [16] ». Il s'agit d'un élargissement très net du champ ouvert à l'imposition de normes nationales qui, jusqu'ici, ne couvraient que le domaine de la santé. Soulignons enfin que le dernier budget prévoit l'élaboration d'une « stratégie nationale sur le marché du travail » englobant alphabétisation, formation, service de garde et supplément du revenu [17].

La stratégie centralisatrice paraît s'imposer chez les fédéralistes canadiens et québécois. Bien au‑delà de la chronique politique, c'est la nature même des nouvelles modalités de la régulation politique qui devrait favoriser une transformation et, sans doute, un élargissement de la centralisation, du moins si l'on s'en tient aux cadres du régime fédéral. Seule une incompréhension de l'État néolibéral et des modalités de régulation qui lui sont particulières permettrait de soutenir une thèse différente. Du providentialisme au néolibéralisme il n'y a pas réduction, mais transformation de l'interventionnisme étatique. Ce qu'on appelle le « désengagement de l'État » ne saurait être, dans le meilleur des cas, qu'une formule descriptive qui témoigne d'une réduction du personnel de la sphère publique liée à la déréglementation et à la privatisation. Mais il ne faut pas confondre ici les règles de la régulation, politique avec ses règlements, ni la sphère publique avec l'État. l'État moderne a toujours consisté en une articulation, déjà interventionniste, des rapports entre la sphère publique et la sphère privée, articulation soumise à des modalités de régulation particulières. Or une régulation politique suppose toujours un ensemble de règles par définition interventionnistes, même si elle peut impliquer plus ou moins de règlements et, en conséquence, un personnel plus ou moins important au sein de la sphère publique. Les débats qui portent actuellement au Canada sur l'existence et l'extension des « normes nationales » l'illustre parfaitement. Le nouveau « transfert social canadien » peut bel et bien permettre une réduction des sommes consacrées aux politiques sociales et culturelles (l'éducation) et favoriser, à ce titre, un délestage vers la sphère privée d'une partie de leurs fonctions, tout en exigeant l'établissement de « normes nationales » qui en assurent la cohérence.

Une analyse plus profonde exigerait des développements beaucoup plus longs. Qu'il suffise d'indiquer l'inconséquence d'une position qui confondrait le passage à l'État néolibéral dans le cadre du régime fédéral canadien avec la réduction de l'importance du rôle du gouvernement central. Tout au contraire, des « normes nationales » [33] s'imposent dans les domaines fondamentaux de la régulation politique. Ne mentionnons ici que les règles négatives qui produisent l'autorégulation du marché (libre‑échange, commerce intérieur) et les règles positives liées aux conditions générales de la reproduction élargie du capital (assurance‑chômage, formation de la main‑d'œuvre, éducation, politiques sociales). Les auteurs du document libéral fondent leur vision décentralisatrice du régime fédéral sur ce qu'ils nomment la « subsidiarité bien comprise » (Ébauche, p. 65). La formule est amusante car elle rappelle celle du premier ministre Duplessis qui opposait aux velléités centralisatrices d'Ottawa, dans le passage à l'État-providence, ce qu'il appelait « l'unité bien comprise [18] ». Pour le fédéral, l'importance de « l'unité » découlait alors de la nécessité d'offrir les mêmes services d'inspiration providentialiste à l'ensemble des Canadiens. Pour Duplessis, « l'unité bien comprise » exigeait, tout au contraire, le rejet de l'État-providence. Le débat est évidemment tout autre ici. Les auteurs du rapport s'opposent manifestement aux membres de l'Action démocratique du Québec qui entendent fonder sur le même principe de la subsidiarité une transformation fondamentale du régime politique au Canada. Or il semble que la compréhension de la subsidiarité soit plus juste du côté de l'ADQ.

Ce principe de dévolution a été pensé dans le cadre de la formation de l'Union européenne. Il s'agissait alors de structurer la répartition des pouvoirs entre des États jusque-là pleinement souverains au sein de l'union économique et politique qui allait les rassembler. Sur la base de la subsidiarité, il s'agissait « de confier aux institutions communautaires que les seules compétences qui sont nécessaires pour mener à bien des tâches qui ne pourront être réalisées de façon plus satisfaisante par les États membres pris isolément » (Ébauche, p. 66). Cette citation de Valéry Giscard d'Estaing faite par les auteurs du rapport montre très bien que leur interprétation demeure fort douteuse. À moins de considérer les provinces canadiennes comme des États, ce qui est un contresens, il faut bien convenir que ce principe est inapplicable dans le cas du fédéralisme au Canada. Il ne s'agit pas ici de déléguer des pouvoirs à une instance commune sur la base de souverainetés préexistantes, mais de discuter de leur répartition entre des niveaux de gouvernement appartenant au seul et même État pleinement souverain. Nous ne soutenons pas que la subsidiarité soit irrecevable au Canada, mais qu'elle ne pourrait l'être que sur la base de l'abolition du régime fédéral et de la recomposition des rapports politiques dans le cadre d'une union confédérale d'États associés.

[34]

1.4 La question de l'identité

Nous venons de constater, malgré tout l'intérêt du document du Parti libéral du Québec, que les tenants du fédéralisme de toutes tendances s'entendent dorénavant pour soutenir une vision essentiellement instrumentale des transformations constitutionnelles au Canada. Alors que le passage à l'État-providence a été largement débattu au cours des nombreuses conférences fédérales-provinciales durant les années quarante et cinquante, qu'un comité spécial mixte sur la Constitution avait entendu de nombreux groupes sociaux au début des années soixante‑dix et avant l'adoption de la Loi constitutionnelle de 1982, que les premiers ministres canadiens se sont penchés sur la question des peuples autochtones (conférences tenues de 1983 à 1987), que l'entente de Charlottetown a été soumise à un référendum pancanadien, voilà que les fédéralistes entendent procéder par des « arrangements administratifs » largement formulés, on s'en doute, par les appareils techno-bureaucratiques. Cela n'est certes pas étranger à la nature même du discours néolibéral qui tend à imposer le primat de la rationalité instrumentale. Dans le domaine politique, une telle approche contribue à produire un lien social qui « devient moins civique qu'utilitariste ou instrumental [19] ».

Il est vrai que la lancinante question des identités au Canada favorise une telle régression instrumentaliste. Est-il besoin de rappeler que le Québec n'a pas adhéré à la Loi constitutionnelle de 1982 et que treize ans plus tard on n'a pas encore trouvé de solutions acceptables aux revendications des nations autochtones. Voilà donc une Constitution qui exclut plus du quart de la population d'un pays ! C'est le problème fondamental de la légitimité de l'État que les fédéralistes feignent d'ignorer quand ils prétendent préférer les arrangements pragmatiques à la discussion sur les symboles. Les réalités du symbolisme et de la légitimité ne sauraient cependant être ignorées aussi facilement. Bien sûr, les membres du comité libéral, peu prolixes sur la Loi constitutionnelle de 1982, n'en suggèrent pas moins que, d'accords administratifs en accords administratifs, le Québec finira par adhérer à une constitution qui lui paraîtra acceptable. Est-il raisonnable de penser que les « arrangements » intergouvernementaux pourront se limiter à des questions à ce point pragmatiques qu'ils ne pourront soulever le problème de la légitimité au sein de l'État canadien ?

Prenons l'exemple des projets d'étendre les « normes nationales » à tous les domaines touchés par le transfert social canadien et de constituer un fonds d'investissement en ressources humaines voué à contrer la pauvreté chez les enfants et les démunis et à aider les [35] chômeurs. Devant les doléances de l'opposition, le secrétaire principal de Lloyd Axworty, Giles Gherson, a défendu ces deux initiatives de la manière suivante :

Il ne s'agit pas d'un désir de dicter aux provinces. Il y a plutôt un désir d'avoir une certaine expression du sens de la communauté nationale qui est à la base des dépenses dans certains domaines. Nous voulons amener les provinces à réaffirmer leur croyance dans des principes nationaux [20].

Giles Gherson aborde ici l'essentiel de la question concernant la pertinence d'édicter des « normes nationales », comme on a commencé à le faire dans le passage à l'État-providence. Ces normes portent sur les règles fondamentales de régulation politique (qu'elles soient providentialistes ou néolibérales). Elles renvoient donc nécessairement « au sens de la communauté nationale » et aux « principes nationaux », c'est‑à‑dire à la nature de la légitimation au sein de la forme du régime. En ce sens, elles ne peuvent être confiées qu'au gouvernement (central) qui assure l'intégration et la cohésion du régime et qui, au chapitre de la légitimité, doit s'appuyer sur un « sens » de la communauté politique et sur des « principes » consensuels. Mais, Gherson le sait sans doute aussi bien que tout autre, ce sont précisément ces valeurs et cette idée de la communauté nationale qui posent problème au Canada, un pays au sein duquel ce texte fondateur du lien politique qu'est la Constitution souffre d'un déficit de légitimité. Les promoteurs du statu quo flexible veulent ignorer ce problème qui d'ailleurs ne se limite nullement à la question du Québec. Il faut au contraire le poser et, en fin de course, se risquer à proposer des voies possibles de solution. Pour commencer, nous prendrons le contre‑pied des fédéralistes qui refusent dorénavant de discuter du texte qui règle les rapports politiques en ce pays.

La Loi constitutionnelle de 1982 représente aussi bien l'aboutissement du mouvement de redéfinition de l'identité canadienne qui a débuté durant les années quarante que l'un des fondements des nouvelles contradictions qui se sont développées dans le démantèlement de l'État-providence et le passage à l'État néolibéral. La Constitution rapatriée et réformée de 1982 consolide, en effet, ce nationalisme civique qui avait commencé à se construire durant les années quarante sur les bases de l'universalisme caractéristique du providencialisme (régulation économique centrée sur le marché national, politiques sociales universelles). Elle n'en amorce pas moins, en même temps, une tendance au fractionnement de la représentation de la société canadienne suscitée par les contradictions liées à l'affirmation d'une citoyenneté particulariste d'ayants droit. Dix ans plus tard, le rejet de l'entente de Charlottetown symbolisera cette impasse dans laquelle se [36] trouve la société canadienne qui ne parvient plus à se penser comme une véritable communauté politique. Ce sont précisément ce « sens de la communauté nationale » et ces « principes nationaux » susceptibles de produire la normativité et la légitimité de l'État canadien qui font désormais défaut. Plusieurs font pourtant valoir que la Loi constitutionnelle de 1982 avait enfin permis l'affirmation d'une référence identitaire prenant appui sur un mythe fondateur spécifiquement canadien. L'euphorie fut éphémère, si bien qu'il serait aujourd'hui contre‑indiqué, soutiennent les fédéralistes, de traiter de la Constitution et de s'interroger sur les « principes » de construction de la communauté politique au Canada. Un retour sur la nature de la Loi constitutionnelle de 1982 et sur sa contribution à la production de l'identité canadienne paraît s'imposer.

Jean‑Marc Ferry distingue trois idéologies - contractualiste, individualiste et criticiste - qui permettent de penser la communauté politique, c'est-à-dire « la congruence des projets individuels [21] ». On peut sur cette base considérer la Constitution canadienne actuelle comme une fusion individualiste et contractualiste dont le résultat se caractérise par l'affirmation d'une citoyenneté particulariste. L'individualisme, dont l'archétype est le libéralisme, présuppose l'existence d'un ordre naturel privé, pré-politique et fondé sur la symbolique du marché. La « congruence des projets individuels », essentiellement fondés sur les intérêts, doit cependant être assurée par la régulation des rapports que les individus entretiennent entre eux.

[...] l'État de droit, constitue ici pour la communauté sociale ou « société civile », la clé de voûte de son identité politique. L'identité [est] [...] constitutionnelle. Certes, le politique n'est pas constitutif du social, mais il a pour fonction de garantir la coexistence des libertés individuelles. [...] ce n'est point la législation qui est première dans l'imaginaire de l'État de droit : le politique y est plutôt pensé sur un modèle de juridiction classique. L'instance arbitrale qu'est l'État n'a pas à renouveler ses propres normes fondamentales, lesquelles sont implicitement soustraites à toute critique du fait qu'elles sont conçues comme les règles du jeu. Tout au plus les représentants de la Justice, mais non pas ceux du Souverain, seraient-ils subrepticement en situation d'innover dans le domaine constitutionnel [22].

Or il ne fait aucun doute que l'individualisme a pour une bonne part inspiré les réformes constitutionnelles depuis les années soixante. Ainsi, à la Conférence constitutionnelle de 1969, Pierre Elliott Trudeau [37] invitait à « placer les droits fondamentaux avant les droits des gouvernements » en même temps qu'il appelait « à garantir tous ensemble au citoyen que tous ensemble nous servons et représentons ses droits les plus essentiels [23] ». De même, dans Le temps d'agir, il affirmait : « Le renouvellement de la fédération doit consacrer la primauté des citoyens sur les institutions, garantir leurs droits et libertés, et assurer que ces droits et libertés sont inaltérables [24]. » Ainsi apparaît l'urgence d'une constitutionnalisation des droits qui posent l'existence d'un ensemble de « citoyens », antérieur à l'État, qui se réuniront en une communauté politique dans le seul et unique but de protéger leurs droits et libertés. L'inspiration est ici nettement universaliste et privilégie l'État de droit et les instances constitutionnelle et juridique qui en assurent le fonctionnement.

La Loi constitutionnelle de 1982 est cependant marquée d'une autre conception, celle du contractualisme :

L'idéologie contractualiste est ici assumée par une position de la subjectivité [contrairement à l'objectivité de l'individualisme], pour laquelle une communauté de volonté doit être présupposée à la constitution de la société. C'est l'imaginaire du Contrat [...] social originaire, politiquement constitutif. Cette fiction trouve une expression positive dans les Constitutions assorties d'une Déclaration des Droits. [...] Là réside l'imaginaire contractualiste de la démocratie radicale. Il procure une formule logiquement valable, sinon empiriquement plausible, pour la convergence des projets individuels formés dans le respect des principes convenus, dont le caractère général et irrévocable ne souffre aucune exception dans l'application universelle qui en est faite [25].

Nous croyons tenir là, dans sa double inspiration individualiste et contractualiste, l'une des caractéristiques de la Loi constitutionnelle et de la dérive particulariste qu'elle contribue à enclencher. La Constitution de 1982 résulte de la rencontre d'un projet libéral, mais conservateur (c'est d'ailleurs le gouvernement Diefenbaker qui, le premier, a fait adopter un Bill of Rights, en 1960), et des revendications « progressistes » des nouveaux mouvements sociaux depuis les années soixante. Cette tradition conservatrice qui a toujours voulu protéger la « société civile » sur la base d'un État de droit et d'une constitution [38] définie par les élites [26] n'a pu réaliser l'enchâssement d'une Charte des droits et libertés qu'avec l'appui de mouvements sociaux animés de la volonté de produire la société sur la base d'un contrat articulé autour de la reconnaissance de l'égalité et des identités. Il faut rappeler ici que, devant la résistance des provinces, le gouvernement fédéral a trouvé la légitimité essentielle au rapatriement de la Constitution et à l'enchâssement d'une Charte des droits et libertés dans l'appui qu'il a reçu d'une pluralité de mouvements sociaux témoignant au Comité mixte du Sénat et de la Chambre des communes sur la Constitution (1981).

De cette rencontre inopinée allait résulter une constitution fort particulière consacrant une citoyenneté particulariste. Il importe de souligner que les deux perspectives évoquées plus haut, individualiste et contractualiste, débouchent, du moins dans leur facture classique, sur une conception universaliste des droits : les droits négatifs règlent les rapports entre les libertés dans la « société civile » ; les droits politiques assurent le respect de la dignité de la personne dans la communauté politique. Or la Loi constitutionnelle de 1982 multiplie les droits positifs dans la « société civile » (droit à l'égalité, droits sociaux), en même temps qu'elle fractionne la communauté politique en une pluralité de groupes d'ayants droit (Canadiens francophones et anglophones, membres des communautés culturelles, femmes, handicapés, Amérindiens, etc.). L'individualisme se trahit en ciblant certes des individus, mais en tant qu'ils appartiennent à des groupes particuliers : la personne finit par disparaître, subsumée par son groupe d'appartenance. La vision contractualiste dissout la volonté générale qu'elle devrait sanctionner par la multiplication de droits politiques particuliers qui fractionnent la société politique.

En dernière analyse, ne subsistera qu'une version néo-individualiste de la production de la communauté au sein d'une société fragmentée et dominée par le Marché (dont le primat commence à s'affirmer dans la Charte autour des « droits » économiques : la liberté de circulation et d'établissement, article 6), l'État de droit, la Constitution, la Charte et la Justice. La Loi constitutionnelle de 1982 produit ainsi un double blocage de la société canadienne : institutionnel, en ce qu'elle empêche pratiquement toute réforme fondamentale par l'imposition de la règle de l'unanimité (rejet de Meech) ; social, en ce qu'elle divise à tel point la communauté politique sur la base d'un découpage multifonctionnel qu'elle ne saurait produire de volonté commune que celle de la négativité (rejet de Charlottetown). La refondation constitutionnelle de [39] 1982 prépare dans le même mouvement une régression significative de la démocratie représentative et de la discussion du pouvoir. Elle impose le Droit aux dépens de la Loi, et les débats qui ont suivi ont montré que l'enchâssement de la Charte et le pouvoir exercé par les juges pouvaient donner lieu à de multiples projets d'une mise en tutelle encore plus large du Parlement (la clause de la société distincte, l'inscription dans la Charte du droit de propriété ou d'une charte sociale, la formation d'un conseil de la fédération s'imposant aux différents gouvernements, etc.). Cette constitution induit enfin une tendance délétère du point de vue de la démocratie en invitant les mouvements sociaux à viser l'enchâssement des droits et les tribunaux, bien avant la discussion des pouvoirs et la réforme de la loi.

Voilà pourquoi il peut être soutenu que la Loi constitutionnelle de 1982 participe à la mouvance néolibérale en immobilisant - pour mille ans, espérait Trudeau ! - une société canadienne paralysée sous le poids de la multiplicité des conflits de droits et surveillée par ses instances juridiques. Il ne restera qu'à opérer, d'arrangements en arrangements, d'appareils en appareils, un passage instrumental à l'État néolibéral. La Constitution de 1982 s'inspire d'un point de vue néo-individualiste qui prend pour cible des individus distribués en groupes d'ayants droit et débouche sur ce que nous avons appelé ailleurs une idéologie nationale de la citoyenneté particulariste [27]. On peut trouver dans le rapport entre la nationalité et la citoyenneté au Canada l'une des explications possibles de cette dérive de l'individualisme au particularisme favorisée par le néo-individualisme. Une analyse satisfaisante exigerait bien sûr que l'on examinât la mutation profonde qui s'opère au sein des sociétés occidentales actuelles [28], mais il nous suffira d'indiquer en quoi les questions nationales au Canada ont permis l'éclosion de la citoyenneté particulariste.

Il faut poser très clairement au point de départ que l'identité canadienne actuelle se construit sur la base de l'idéologie nationaliste. Il s'agit certes d'une identité nationale particulière, inspirée d'un nationalisme essentiellement institutionnaliste. Ne pouvant se référer à une communauté politique pleinement constituée, bref à une nation [29], elle émerge d'une commune appartenance à des institutions (le régime fédéral) et à un espace pan-étatique (ce pays, le Canada). D'où [40] l'importance des débats qui portent sur la production de « normes nationales ». Il ne s'agit pas moins d'une identité pleinement nationaliste puisque sa difficulté de configurer la nation canadienne ne constitue que l'envers de sa propension exclusiviste et ethnocidaire [30], typique d'une telle idéologie, au Canada comme ailleurs. La Loi constitutionnelle de 1982 reconduit ce refus, qui marque l'histoire canadienne depuis plus de deux siècles, de considérer la collectivité francophone en ce pays comme une nation, tout comme d'ailleurs elle ne fait référence aux peuples autochtones qu'à titre de pseudo-nations, puisqu'elle ne leur reconnaît pas le droit à l'autodétermination. Or ce double refus n'a jamais suffi, l'amnésie ne pouvant tenir lieu de politique de la reconnaissance [31]. Depuis 1774, l'histoire constitutionnelle canadienne a toujours dû témoigner de la particularité de l'expérience francophone (droit civil, école, culture). La Loi constitutionnelle de 1982 consacre à ce titre une politique de la reconnaissance du fait français qui, mise en œuvre durant les années soixante, contribue de façon décisive au développement de la perspective néo-individualiste qui allait fleurir au début des années quatre-vingt, dans l'épanouissement de la citoyenneté particulariste. Rappelons que, depuis les débats constitutionnels des années soixante, la langue est désormais considérée comme un droit fondamental du citoyen. « Nous croyons, déclarait Pierre Elliott Trudeau, que les droits linguistiques ne sont pas seulement fondamentaux pour le citoyen, mais qu'ils le sont pour la santé et l'unité du pays [32]. » Le refus de reconnaître la nation québécoise (ou la nation canadienne-française, comme on le disait quelquefois encore à l'époque) n'empêcha pas que, « pour la santé et l'unité du pays », il fallut protéger les droits des individus qui appartiennent à un groupe culturel particulier, francophone et anglophone. Les mots comptent ici : il ne s'agit pas de reconnaître les droits d'une communauté nationale, mais ceux des individus qui s'identifient à l'une des deux cultures dominantes au Canada, bref de reconnaître des droits d'appartenance culturelle. L'approche est néo-individualiste et débouche sur la reconnaissance de deux groupes particuliers (conçus comme des ensembles d'individus) au sein de la société canadienne.

Ainsi allait s'ouvrir une boîte de Pandore ou, à tout le moins, une saga qui entraîna la multiplication des groupes d'ayants droit, dans une démarche débouchant sur l'affirmation d'une citoyenneté particulariste. On protesta d'abord du fait qu'il y avait bien davantage de cultures au Canada (multiculturalisme), puis une pluralité de mouvements sociaux affirmèrent leurs droits à l'égalité (femmes, handicapés, homosexuels, etc.), alors que ceux des peuples autochtones [41] furent, enfin et heureusement, partiellement reconnus, mais se confondirent dans le magma des particularismes. En même temps se développa, par voie législative, une politique sociale qui, abandonnant l'universalisme providentialiste, étiqueta dorénavant des populations cibles, c'est-à-dire des groupes tout aussi particuliers. Ces deux mouvements, d'origine sans doute différente, n'en finirent pas moins par représenter la société canadienne comme le résultat ex post des rapports conflictuels entre des groupes d'ayants droit indéfiniment fragmentés.

En refusant de s'ouvrir aux revendications nationalitaires d'une proportion importante de la population de ce pays, le nationalisme canadien s'est ainsi condamné à construire l'identité nationale en se référant à la seule armature du régime politique. Il a débouché sur un néo-individualisme, contradictoirement nationaliste et particulariste, qui plonge le Canada dans une crise politique larvée dans laquelle les citoyens de ce pays « tous ensemble » ne peuvent que se dire non (les Conférences des premiers ministres sur les questions constitutionnelles intéressant les autochtones, 1983-1987 ; l'accord du lac Meech, 1990 ; l'entente de Charlottetown, 1992), jusqu'à ce qu'un nouveau référendum québécois ne menace de scinder le Canada. Nous nous pencherons provisoirement sur la seule question du Québec.


2. Qu'est-ce que la majorité francophone
du Québec ?

Les débats constitutionnels, qui devraient bientôt déboucher sur la tenue d'un référendum au cours duquel les Québécois auront à se prononcer sur la souveraineté du Québec, peuvent être saisis comme une lutte pour la nomination du monde ou, si l'on préfère, comme un combat sur la façon de nommer les acteurs et les groupes sociaux. Il s'agit, à l'évidence, d'une lutte éminemment politique puisqu'elle porte sur la définition de la communauté et de l'espace qui circonscrit l'appartenance. Un tel débat soulève nécessairement deux questions fondamentales : Qui est québécois ? Qu'est-ce que la majorité francophone du Québec ? Nous commencerons par répondre à la seconde.

Depuis les années soixante, les débats constitutionnels canadiens opposent deux manières de nommer la collectivité francophone du Québec. L'adoption du bilinguisme et la Loi constitutionnelle de 1982 ont permis de saisir cette dernière comme un ensemble d'individus appartenant à un groupe culturel pancanadien (les Canadiens français et le Canada). Les ententes du lac Meech et de Charlottetown ont représenté les mêmes acteurs sociaux sur la base d'un rapport démographique intra-canadien. La particularité de ces accords a consisté à reconnaître que la somme des individus de langue française [42] au Québec, des Canadiens français, les constituait en majorité à l'intérieur d'une province. Cette situation unique permettait de conclure que le Québec formait une société distincte. Cette façon de nommer la collectivité francophone du Québec s'est heurtée, on le sait, à une contre-définition qui a représenté les mêmes acteurs comme une nation identifiable à l'espace Québec (la nation et le peuple québécois) et qui, sur le plan politique, a permis de proposer cette fusion classique dans l'État démocratique entre l'unité culturelle et l'unité politique : la nation québécoise, l'État québécois.

Nous sommes ainsi face à deux contre-nationalismes qui proposent deux visions contradictoires de l'espace et de la communauté. Peut-on proposer une perspective sociologique qui permette d'éclairer un tel débat sans assujettir l'analyse au point de vue de l'un ou de l'autre des protagonistes ? Bien que l'opération soit risquée, elle paraît incontournable.

Il importe d'abord de prendre acte du fait que la production de la référence identitaire canadienne s'est réalisée dans le refus de reconnaître l'existence de la collectivité francophone en ce pays comme une communauté nationale. L'histoire constitutionnelle canadienne n'a jamais reconnu ni la nation « canadienne » (première moitié du XIXe siècle), ni la nation canadienne-française (1840-1960), ni la nation québécoise (depuis 1960). Ce mythe fondateur posant la Confédération canadienne comme le résultat d'un accord entre deux Peuples n'a jamais été autre chose qu'un élément de l'argumentaire permettant d'étayer les positions constitutionnelles du Québec.

Plusieurs soutiennent qu'il s'agit là d'une position conséquente, le discours et la Constitution n'ayant pas à reconnaître une communauté politique qui n'a jamais existé. D'autres considèrent la collectivité francophone tout au plus comme une ethnie et vilipendent l'ethnicisme apparemment constitutif du nationalisme québécois. Nous nous permettrons de suggérer une approche différente en résumant succinctement une analyse développée ailleurs [33].

La nation constitue une communauté politique liée à l'affirmation et aux transformations de l'État moderne [34]. La difficulté de l'analyse de la question du Québec tient à la compréhension des contre-nationalismes, des mouvements nationalitaires et des minorités nationales au sein de l'État démocratique. Il nous faudra ici être [43] extrêmement schématique et résumer le problème de la façon suivante : Doit-on considérer comme de simples ethnies ou, restrictivement, comme des communautés culturelles, toutes les collectivités qui, au sein d'un État-nation, ne sont pas identifiables à la communauté politique pan-étatique ? Dans l'affirmative, il ne saurait y avoir qu'une seule et même nation au sein d'un même État démocratique, et la pluralité des références identitaires différenciées qui ne manque jamais d'y advenir ne devrait apparaître, politiquement et sociologiquement, que comme l'expression de traits culturels particuliers. Un tel point de vue s'appuie sur une conception restrictive du politique et de la production de la communauté dans l'État-nation.

Comme toutes les autres questions soumises au procès d'institutionnalisation politique caractéristique de la modernité, la production de la communauté constitue un enjeu qui ne peut échapper à la discussion et à la remise en question. La nation est formée sur la base de l'une des communautés (pré-modernes) antérieures à l'affirmation de l'État démocratique. Or ce projet d'identifier la communauté politique nationale aux dimensions pan-étatiques de l'État de droit a presque partout engendré des résistances à l'assimilation ou, à tout le moins, à la marginalisation des collectivités minorisées dans le domaine de la culture, au sein de la sphère privée. Le débat porte ici sur le pouvoir d'exister et de se représenter comme une nation, c'est-à-dire comme une communauté politique distincte, à l'intérieur du même État ou au sein d'un État séparé. D'un point de vue sociologique, il restera, bien sûr, nécessaire de nous demander à quelles conditions il est loisible de considérer une communauté minoritaire comme une nation distincte plutôt que comme une ethnie ou une communauté culturelle. La production sur la question nationale s'est le plus souvent échinée à additionner des traits (l'histoire, la langue, le territoire, la culture, etc.) dont la somme permettrait de tracer la frontière entre la communauté culturelle et la nation. L'aventure s'est toujours avérée illusoire.

Il importe, au contraire, de prendre au sérieux la définition essentiellement politique de la communauté nationale. Si tant est qu'une nation minoritaire existe, on ne saurait en retracer la formation et la reproduction que dans l'histoire du procès d'institutionnalisation politique caractéristique d'un État démocratique particulier. Deux critères peuvent être retenus ici. L'existence d'abord d'une idéologie nationaliste, idéologie essentiellement politique puisqu'elle permet de représenter la communauté au sein de l'État de droit. La récurrence, en deuxième lieu, d'effets politiques pertinents au sein de la forme de régime d'Un tel État.

La collectivité francophone du Québec se caractérise précisément par la production et la reconduction d'une référence identitaire [44] nationale depuis le début du XIXe siècle. De plus, l'histoire constitutionnelle canadienne, depuis l'Acte de Québec de 1774, a toujours reconnu de facto, non pas la communauté, mais certaines des institutions liées à sa reproduction (droit civil, système scolaire, certaines formes de droits culturels : religion, langue, etc.). Voilà pourquoi il nous semble pertinent de considérer la collectivité francophone du Québec comme une nation. Une nation en perpétuelle reconstruction dont l'histoire demeure impensable sans son rapport aux transformations des formes du régime politique au Canada. La nation canadienne (francophone) fut d'abord liée aux premières heures de la démocratie représentative au sein du Bas-Canada, constitué de 1791 à 1840 en vertu de l'Acte constitutionnel. La nation canadienne-française et catholique s'affirma sous l'Union, puis sous la Confédération, de 1840 à 1960, dans le cadre de l'État démocratique et libéral. La nation québécoise se forma sous les auspices du déploiement de l'État-providence au sein du fédéralisme canadien.

Il serait beaucoup trop long de nous étendre ici sur les principes de cette reconstruction bicentenaire de l'identité francophone dans la vallée du Saint‑Laurent. Qu'il suffise de souligner qu'ils émergent d'une même dynamique politique liée à la forme de l'État au Canada. La transformation de la représentation de la communauté, de la « race » canadienne-française à la nation québécoise, par exemple, résulte d'un mouvement de repli et de centration de la représentation de la communauté sur le Québec, à la suite du non‑respect et de la violation des droits des francophones hors Québec. En même temps, cette transformation s'inscrit dans le passage à l'État-providence qui, tout en favorisant la centralisation des pouvoirs au Canada, n'en permet pas moins de faire de l'État du Québec l'un des principaux outils de l'affirmation nationale.

Cette communauté nationale s'est construite et reconstruite sur la base d'une référence identitaire nationaliste. Il est bien des débats sur la nature du nationalisme québécois actuel que certains paraissent considérer comme un simple décalque de l'ethnicisme traditionnel qui célébra la « race » canadienne-française et catholique. Soulignons que d'un point de vue sociologique la nation québécoise représente au sens le plus fort un produit de l'histoire politique canadienne. Comme toutes les communautés nationales, elle ne possède en ce sens pas de souche, ni biologique ni ethnique, si l'on entend par là l'existence d'un critère « originel » d'appartenance. La nation québécoise est composée de tous les individus, de toutes origines et de toutes cultures, qui s'y sont assimilés et qui s'y reconnaissent. Il n'en reste pas moins à examiner et à évaluer le nationalisme québécois. Or le projet est moins simple qu'il n'en paraît, du moins si l'on entend se prémunir contre une approche polémique, facile et démagogique.

[45]

Il faut au point de départ prendre acte du caractère nécessairement exclusiviste de tout nationalisme. Il s'agira toujours de construire un Nous qui, en extériorité, exclut par définition tous les autres Nous : les autres nations. De même, la propension au rassemblement en ce même Nous de tous les individus dans un seul espace politique produit la tendance à l'exclusion d'une pluralité d'autres références identitaires possibles (à commencer d'ailleurs, dans le cas du nationalisme québécois, par l'effacement de la référence canadienne-française). À ce titre, compte tenu de ces potentialités, le nationalisme québécois n'est pas moins exclusiviste que le nationalisme canadien.

Tout nationalisme demeure, d'autre part, habité d'une tension constitutive entre sa vocation civique et sa possible dérive ethniciste. On reconnaît ici cette distinction désormais classique entre la nation civique et la nation ethnique, dont les archétypes sont la France et l'Allemagne. Sur cette base, certains ont opposé de façon mécanique le nationalisme civique canadien au nationalisme ethniciste québécois. Une telle position ignore que l'ethnicisme est potentiellement constitutif de tout nationalisme, en même temps qu'elle s'épargne une réflexion sur la nature des nationalismes qui s'opposent au Canada. Limitons le problème au cas de l'État démocratique pleinement développé au sein duquel s'expriment des revendications nationalitaires provenant de minorités qui contestent le discours nationaliste dominant.

On conviendra que le nationalisme dominant paraîtra d'entrée de jeu le plus civique, puisque sa position en surplomb, pan-étatique, lui permettra de viser l'intégration de l'entièreté des citoyens au sein d'un seul et même État. D'un tel point de vue et avec de telles lunettes, il sera possible de reléguer toute autre revendication nationaliste dans les méandres d'un ethnicisme passéiste. Or on ne saurait s'y résoudre qu'en négligeant la particularité des mouvements nationalistes minoritaires. Tout tourne ici autour de l'interprétation que l'on peut faire des dimensions, par définition culturalistes, de ce type de revendications. Prenons l'exemple du nationalisme québécois.

Considérons-le comme un nationalisme politico-culturaliste : politique, il vise une reconnaissance institutionnelle à l'intérieur ou à l'extérieur de la forme du régime politique canadien, culturaliste, il est centré sur la promotion d'une culture francophone commune. Ce culturalisme est-il identifiable a une simple forme transformée de l'ethnicisme canadien-français ? Ce serait, nous semble-t-il, faire de nombreux contresens historiques. Il nous suffira ici d'avancer deux thèses. Le culturalisme québécois, tout comme d'ailleurs le culturalisme autochtone, résulte de cette nécessité constitutive de tout nationalisme issu d'une minorité de poser la différence culturelle. On peut certes souligner le danger que la proclamation de la différence ne débouche [46] sur une fermeture à l'altérité. Mais on ne saurait nier que le nationalisme de minorités doit contrer les effets ethnocidaires [35] inhérents à l'affirmation de la nation civique pan-étatique. Il est difficile d'imaginer comment de tels effets pourraient être combattus en dehors de revendications fondées sur l'identité culturelle et l'exigence de la reconnaissance de droits politiques collectifs à l'intérieur de la forme du régime.

Le culturalisme caractéristique des revendications nationalitaires au Canada n'en serait-il pas moins une version contemporaine d'un ethnicisme suranné et pré-moderne ? L'analyse doit dépasser ici les pseudo-constats trop rapides. Il serait, par exemple, relativement facile, mais politiquement douteux, de faire ressortir unilatéralement la dimension ethniciste des luttes pour la reconnaissance des peuples autochtones. Une telle position analytique ne saurait être tenue que dans l'oubli que le culturalisme amérindien implique une réinvention de traditions selon lesquelles la société s'identifie à la communauté. On peut affirmer que ces traditions doivent être repensées dans le cadre de l'État démocratique. Mais on ne saurait proclamer ex cathedra qu'elles devraient être absolument et totalement rejetées. Le culturalisme québécois est-il, de son côté, une reformulation de l'ethnicisme canadien-français ? Il nous paraît clair que l'on peut retrouver au sein du mouvement souverainiste actuel l'existence d'un courant ethniciste minoritaire. Une analyse attentive de la législation et des organismes issus de la mouvance souverainiste, ou à tout le moins nationaliste, permet cependant d'affirmer que nous sommes face à des mesures inspirées d'un culturalisme civique : dans les domaines de la langue, de l'immigration et des communautés culturelles. La Charte de la langue française (loi 101), par exemple, loin d'être ethniciste, favorise l'intégration des individus de toutes les origines à une culture politique francophone commune. À ce titre, la loi 101 ne peut être comprise que dans le cadre de la lutte de deux contre-nationalismes (canadien et québécois) qui visent, au Québec, l'intégration des seuls et mêmes citoyens à des cultures politiques différentes.

Bref, le nationalisme politico-culturaliste québécois représente un contre‑projet civique. S'il demeure légitime de le soumettre à une critique rigoureuse qui soit attentive à une possible dérive ethniciste, inhérente à toute idéologie nationaliste, on ne serait le réduire à l'examen de la seule résurgence d'un passé révolu.

[47]


3. Qu'est-ce que la société québécoise ?

Nous n'entendons pas insister ici sur ces ambiguïtés qui sont nées de la montée du mouvement souverainiste durant les années soixante et soixante‑dix : il ne saurait plus faire de doute que, pour la vaste majorité des nationalistes eux‑mêmes, le fait d'être québécois à part entière n'exige nullement l'identification à la nation québécoise, de même qu'il importe de distinguer clairement les notions de société et de nation québécoises. Même si l'on admet que le Québec constitue une société nationale particulière au sein de laquelle tend à s'imposer une culture politique francophone commune, il n'en reste pas moins qu'il s'agit bien là d'une société plurinationale et pluriculturelle. Nous aimerions plutôt interroger le projet de souveraineté à la lumière des réflexions qui ont inspiré le début de cet article, en tentant de le situer dans son rapport avec les transformations de la forme de l'État et de la forme du régime.

Nous avons tenté de montrer que les stratégies fédéralistes inspirées du « statu quo flexible » et du « fédéralisme évolutif » proposaient un passage instrumental à l'État néolibéral, non discuté dans l'espace public. Il est impossible, dans le cadre de cet article déjà très long, d'analyser les positions des différentes tendances politiques à l'intérieur de la mouvance souverainiste. Un mouvement nationaliste représente toujours une alliance pluri-classiste, pluri-catégorielle et pluri-discursive et il exige, à ce titre, une étude détaillée qu'il est hors de question d'entreprendre ici. Il n'est cependant pas illégitime de proposer, sans toutefois l'affirmer, que la réalisation du souverainisme pourrait être en fin de course un projet différent de passage à l'État néolibéral. Projet aux accents nettement plus communautaristes et qui prendrait sans doute la forme de ce néo-corporatisme partenarial qui paraît représenter la tendance « sociale » à l'intérieur de la panoplie néolibérale [36]. Le nationalisme constituerait ici le giron d'une alliance entre l'État, le patronat, les syndicats et les communautés locales, alliance dans laquelle le gouvernement deviendrait un partenaire, à mi‑chemin entre la sphère publique et la sphère privée. Certains voudront sans doute considérer ce néo-corporatisme non comme une variante du néolibéralisme, mais plutôt comme une véritable solution de rechange. Nous n'en discuterons pas puisqu'il faut éviter ce déplacement du débat qui consisterait soit à renvoyer dos à dos deux néolibéralismes qu'il s'agirait avant tout de contrer, soit à choisir son camp en invoquant des questions dérivées. Il faut se tenir au cœur même de la discussion en retenant que nous sommes face à deux contre-nationalismes qui sont centrés sur la reconduction ou l'invention d'un État national, à l'heure d'une mutation profonde de la société moderne et au moment où [48] s'impose une stratégie de sortie de crise dominée par le néolibéralisme. Voilà pourquoi il faut nous questionner sur ce projet de constituer un État-nation pleinement souverain au sein de la société québécoise actuelle.

Les dimensions fonctionnelles du problème paraissent évidentes, du moins sur le plan économique. Aucun État-nation ne saurait dorénavant assurer sur une base étroitement nationale la régulation économique. Si l'exercice d'une pleine souveraineté demeurait pensable dans l'État-providence, le souverainisme ne peut maintenant méconnaître cette transformation irréversible des modalités de l'intervention de l'État dans l'économie. Voilà sans doute pourquoi l'on insiste sur la nécessité du maintien de l'union économique canadienne et l'on entend utiliser la monnaie canadienne au sein d'un État séparé. Mais sans doute pourrait-on résoudre cette difficulté en créant une superstructure techno‑bureaucratique vouée au fonctionnement du libre-échange. À vrai dire, le problème principal lié à la formation d'un nouvel État-nation n'est pas d'abord et avant tout économique. Il se rapporte bien davantage à la transformation de la nature même du projet identitaire national qui a caractérisé l'État moderne.

Si l'on exclut bien sûr ses dérives impérialiste et fascisante, la nation fut porteuse d'un projet démocratique, émancipateur et universaliste. C'est en son nom que fut exercé un pouvoir politique pleinement soumis à la discussion et que furent soutenues les idées de liberté, d'égalité et de fraternité. La communauté politique nationale pouvait dès lors apparaître comme le fer de lance de la lutte contre des traditions pré-modernes et antidémocratiques qui semblaient trouver refuge auprès des élites rétrogrades d'un ensemble d'ethnies (de « nations sans histoire ») parquées à la périphérie de la modernité. Or la nation n'apparaît plus au centre même des projets d'émancipation. Nous ne prétendons en aucune manière qu'elle soit appelée à disparaître, voire qu'elle soit devenue rétrograde. Nous soutenons seulement qu'il est tout aussi important de la resituer dans ce nouveau contexte de la fin du XXe siècle que d'abandonner à son propos cette opposition simpliste entre la nation et l'ethnie. Une réflexion pleinement ouverte sur la société québécoise pourrait peut-être le permettre.

La souveraineté pleine et entière du Québec est sans doute réalisable, mais il s'agit d'un projet fort précaire au chapitre de la légitimité. Le Québec constitue d'ores et déjà une société plurinationale au sein de laquelle nulle réédition d'un projet jacobin n'est susceptible de lier l'intégration au sein d'une seule et même nation à des promesses d'émancipation irréalisables en dehors d'elle. Cette société est le lieu de la formulation d'un triple mythe de la fondation : québécois, canadien et amérindien. De plus, si cette réduction du nationalisme québécois à [49] l'expression d'un simple ethnicisme paraît impraticable, il en irait évidemment de même des nationalismes canadien-anglais et amérindien. Est-il besoin d'insister enfin sur la précarité de la légitimité d'un État souverain dans lequel plus d'une communauté nationale continueraient à s'identifier à un État voisin ?

Une telle approche essentiellement négative ne saurait cependant suffire à rejeter à elle seule la réalisation de la souveraineté du Québec. Le calcul des désavantages relatifs du Canada et du Québec auquel se livrent le plus souvent souverainistes et fédéralistes témoigne d'ailleurs de la crise dans laquelle est actuellement plongé l'État canadien. Est-il loisible de penser un autre projet ?


4. L'imagination est-elle encore possible ?

Deux options nous sont donc proposées par les élites politiques canadiennes et québécoises. Le « statu quo flexible » vise, dans le cadre du « fédéralisme évolutif », à aménager un passage instrumental à l'État néolibéral. Il implique la reconduction de la Loi constitutionnelle de 1982 qui exclut le Québec et bloque la résolution de la question nationale amérindienne. La Constitution rapatriée se pose en même temps comme le texte fondateur d'un nationalisme néo-individualiste qui prend la forme d'une idéologie nationale de la citoyenneté particulariste et qui privilégie le Droit et le Tribunal, au détriment de la discussion du pouvoir au sein des instances de la démocratie représentative. Face aux fédéralistes se dresse un souverainisme classique, incapable de construire un projet de société crédible qui soit une réponse au néolibéralisme. Cette idéologie nationale politico-culturaliste propose la formation d'un nouvel État national dans un contexte qui annonce pourtant son déclin au sein d'une société québécoise pluri-nationale avec laquelle il aurait de toute manière à composer.

Peut-on sortir de l'âge des nationalismes au Canada ? Sur la base de la reconnaissance de la nation québécoise et des peuples autochtones, peut-on imaginer un autre projet que la défense ou la création d'un nouvel État-nation ? Serait-il possible que Canadiens, Québécois et Amérindiens, tous et toutes autant que nous sommes, travaillent à l'urgence d'une recomposition du politique qui retienne de la modernité ses dimensions émancipatrices et universalistes ? Est-il loisible de réinventer une société politique canadienne qui délaisse le diktat de la conviction et soit fondée sur une éthique de la discussion ? Peut-on penser autrement une pluralité des appartenances que sur la base d'une citoyenneté d'ayants droit, néo-individualiste et toujours encore nationaliste ?

[50]

Un tel projet implique que l'on commence par bien choisir sa cible. Il importe d'abord et avant tout de transcender la querelle des nationalismes canadiens en refusant de se soumettre à l'un ou l'autre camp : explicitement, implicitement ou feignant de ne pas savoir.

Il n'y aura jamais de sortie du bourbier dans lequel s'est empêtrée la société canadienne avant que l'on ne trouve de solutions crédibles aux revendications québécoises et amérindiennes. Or la Loi constitutionnelle de 1982 a produit ce nœud gordien, nationaliste, particulariste et judiciarisant, qu'il faudra commencer par dénouer. Nationaliste, il subordonne les questions du Québec et des peuples autochtones au primat de l'État-nation canadien ; particulariste et judiciarisant, il préside au fractionnement d'une société canadienne infiniment divisée en une multitude de groupes d'ayants droit. Nous nous limiterons au problème du Québec qui, il n'est peut-être pas inutile de le redire, demeure inséparable de l'histoire de la formation et de la transformation de l'État canadien.

Il faut rappeler encore une fois ici, inlassablement, que la Loi constitutionnelle de 1982 a été adoptée sans l'accord du Québec, ce qui veut dire, en termes plus clairs, sur la base de son exclusion politique. Geste inacceptable, s'il en est un, en regard d'une histoire de la moralité politique. Dans le cadre de ce qu'il appelle une idéologie criticiste « qui s'appuie [...] sur les acquis de la démocratie et de l'État de droit, pour développer plus spécifiquement une position de l'intersubjectivité [37] », Jean‑Marc Ferry souligne l'émergence d'un nouveau type de droit, le droit moral qui s'adjoint aux droits politiques, civiques et sociaux. Il s'agit en quelque sorte d'un droit préalable à toute forme de juridicité et nécessairement lié à la mise en oeuvre d'une politique de la reconnaissance [38] pleinement ouverte. Or ses réflexions permettent de juger sévèrement ce coup de force qui a exclu le Québec en 1982. À propos des rapports entre les nations, il écrit :

Ce n'est pas le contexte culturel, mais la situation morale, qui conditionne l'acceptation du droit. Il ne s'agit pas de savoir si les représentations d'une identité culturelle donnée s'accordent ou non avec celle du droit en vigueur pour régler les rapports entre les nations, mais si la personnalité en laquelle cette identité s'est constituée politiquement fut ou non mise en situation morale de pouvoir entrer dans la communauté juridique - si, autrement dit, elle a fait, avec les autres identités politiques, l'expérience qui l'autoriserait à se sentir reconnue tout en l'obligeant à reconnaître autrui [39].

[51]

Toutes les admonitions sur l'ethnicisme allégué du nationalisme québécois, tous les discours sur les vertus de la nation civique ne parviendront jamais à effacer le caractère profondément immoral de cet acte politique, paraît-il refondateur de l'État canadien, mais accompli dans l'exclusion de près du quart de sa population, sciemment et publiquement. On aura beau développer toutes les arguties, mobiliser toutes les forces de la conviction, jamais ne sera crédible une lutte qui prétend débusquer les affres du nationalisme et qui, en même temps, choisit elle‑même son camp, jusque dans l'exclusivisme avéré d'un autre nationalisme.

Il n'y aura pas de solution à la question du Québec et, bien davantage, à la crise larvée dans laquelle s'est lui‑même plongé l'État canadien, tant et aussi longtemps que ne s'affirmera pas une politique de la reconnaissance pleinement ouverte, ce qui n'a jamais voulu dire inconditionnelle et aplaventriste. Une telle politique n'en repose pas moins sur la reconnaissance publique du fait que la majorité francophone du Québec se représente elle‑même et constitue une nation distincte.

Cette reconnaissance ne saurait cependant représenter, à elle seule, une solution aux problèmes politiques canadiens, mais bien plutôt une ouverture dont il faudrait tirer parti pour travailler à une nécessaire recomposition du politique. Ce projet implique, à l'évidence, une transformation profonde des institutions Politiques au Canada, une remise en question aussi bien du fédéralisme que du souverainisme intégral qui demeurent l'un et l'autre profondément ancrés dans l'âge du nationalisme, c'est‑à‑dire des contre-nationalismes. Certes, on peut imaginer ici l'invention d'un État pluri-national canadien, comme la reconnaissance des peuples autochtones a permis de l'envisager, sans toutefois créer le contexte nécessaire à sa réalisation. Mais cette transformation ne saurait suffire si elle ne permet pas de penser, en même temps, les conditions nécessaires à une recomposition du politique qui permette la sortie de l'ère du nationalisme. Un tel projet doit pleinement prendre en charge ce déplacement, noté par Habermas, des accents utopiques vers la communication [40]. Bref, il doit s'inscrire dans un horizon moral [41] qui implique le passage d'une éthique de la conviction nationaliste à une éthique de la discussion [42] post-nationaliste. Bref, la production d'un État pluri-national ne nous paraît pas suffisante si elle ne permet pas, dans le même mouvement, le surgissement d'une identité canadienne post-nationale.

[52]

Tout comme c'est une très grave erreur de perspective de croire que cette identité post-nationale soit déjà là, dans les cadres du fédéralisme actuel, ne serait-ce même qu'à titre de potentialité, l'affirmation d'une telle référence identitaire ne saurait s'imposer d'elle‑même, sous le poids de la Raison, sur la base précisément d'une seule et même éthique de la conviction radicalement antinationaliste. Il importe dorénavant, en cette matière comme en bien d'autres, de nous inscrire dans la mouvance même du monde des acteurs sociaux pour le transformer plutôt que de tenter de l'évangéliser en l'invitant à se soumettre immédiatement et absolument à des horizons, sans doute légitimes, mais encore abstraits et imaginés. Nous en appelons donc à la formulation d'une utopie réaliste [43] qui cherche à penser la recomposition du politique au Canada en inscrivant ce projet dans la transformation actuelle des relations entre les acteurs sociaux et les communautés nationales. Il faudrait créer les conditions nécessaires au dépassement de l'âge des nationalismes au Canada, dépassement qui ne soit pas fondé sur la négation de la pluralité des communautés nationales en ce pays, mais qui implique la production d'un régime politique susceptible de permettre l'affirmation d'une identité canadienne post-nationale. Un projet qui, sur la base de la reconnaissance de la pluralité des cultures politiques nationales, permettrait la formation d'une communauté politique post-nationale au Canada.

Fidèles à notre propre principe, nous nous inscrirons dorénavant dans la mouvance du mouvement souverainiste actuel en nous intéressant à cette saga, tragico-médiatico-comique, qui consiste à s'interroger sur la formulation d'une infinité de questions différentes et possibles qui n'en devraient pas moins déboucher sur une seule et même réponse positive. Cette sorte d'obsession « questionneuse » témoigne, parmi les courants souverainistes dominants, d'un refus de prendre sérieusement en considération le caractère indubitablement complexe de l'identité québécoise. Cette complexité, que l'on peut retrouver jusque dans les rangs du mouvement lui‑même et saisir en parlant d'une identité canado-québécoise, constitue l'une des traditions fondamentales de l'histoire politique du Québec. Référons-nous à ce seul exemple, volontairement provocateur, de la pensée d'Henri Bourassa. Cet intellectuel néo-ultramontain fut l'un des plus grands défenseurs de la race canadienne‑française et catholique. Il ne s'agit en aucune manière de retenir les dimensions essentiellement ethnicistes de cette célébration de la race. On peut cependant regretter au passage le caractère entièrement négatif de la critique des traditions canadiennes-françaises qui se réaffirme actuellement. Dans le cadre d'une stratégie discursive parfois équivoque, il s'agit, dans un premier temps, de décrier l'ethnicisme canadien-français et, dans un deuxième temps, de jeter sur [53] le nationalisme québécois un regard soupçonneux tout attentif a débusquer le retour du refoulé. Or, sans qu'on s'en rende compte, cette stratégie reconduit le même rapport inconditionnellement négatif au passé canadien-français qui, précisément, a caractérisé la construction du nouveau nationalisme québécois durant les années soixante [44]. Il s'agissait alors de rejeter totalement ce monde qui aurait été situé en marge de la modernité.

Bien qu'une critique rigoureuse soit nécessaire, il n'est pas légitime de rejeter l'intégralité des traditions d'une histoire nationale. Revenons, à ce titre, à Henri Bourassa. Dans le cadre d'un interdiscours opposant les tenants de la race anglo‑saxonne et protestante aux promoteurs de la race canadienne‑française et catholique, Henri Bourassa mena une lutte acharnée contre l'impérialisme dans laquelle il proposa l'indépendance du Canada et, ce qui nous intéressera davantage ici, de la nation canadienne [45]. La nation n'est dès lors identifiable ni à l'une ni à l'autre des deux races du pays. En d'autres termes, pour Henri Bourassa lui-même, il pouvait être envisagé de construire une communauté politique qui transcende l'appartenance nationale. Les tergiversations sur la question référendaire évoquées plus haut ne représentent que l'envers de ce refus de tenir compte de cette identité complexe, canado-québécoise, inscrite au coeur même des traditions nationales. L'obsession « questionneuse » bloque en même temps la pleine expression de cet autre versant positif des mêmes traditions, en vertu duquel la référence identitaire nationale a toujours constitué une identité reconstructive, largement ouverte à la transformation, malgré l'ethnicisme canadien-français et à l'encontre de celui‑ci, et le fait que cette reconstruction ait été en partie liée à des rapports de domination nationale.

Il faut rappeler que la représentation de la communauté nationale francophone de la vallée du Saint-Laurent s'est régulièrement transformée. La nation fut d'abord canadienne, notion qui visait les francophones du Bas-Canada durant la première moitié du XIXe siècle, puis canadienne‑française, de 1840 à 1960 et, enfin, québécoise, depuis la Révolution tranquille. Cette histoire de reconstructions prépare la référence identitaire québécoise à participer, sur la base d'une politique de la reconnaissance, à la production d'une identité post-nationale canadienne.

Issue du versant positif des traditions québécoises ouvertes sur le monde, cette identité complexe et reconstructive paraît dorénavant s'imposer au mouvement souverainiste lui‑même. L'important n'est [54] pas de nous demander s'il s'agit là d'un simple opportunisme lié à la lecture des sondages, mais de prendre acte du fait qu'un principe de réalité semble ici apparaître, susceptible de permettre au mouvement souverainiste d'amorcer son propre passage d'une éthique de la conviction à une éthique de la discussion. Il importe donc de prendre au sérieux le surgissement, dans le projet de la fameuse et hypothétique question, d'une offre d'union économique et politique avec le reste du Canada, advenant la souveraineté du Québec. Mais il s'agit là d'une réflexion qui ne doit pas être entièrement soumise à des considérations fonctionnelles, liées à l'inexorabilité du libre-échange et de l'union économique. Elle renvoie de façon bien plus importante à l'urgence d'une recomposition du politique dans le contexte du déclin de l'État-nation et de la régression inquiétante de la démocratie représentative, c'est-à-dire de la discussion du pouvoir dans l'espace public. Tout projet de création d'une union politique renouvelée, bref d'une nouvelle forme de régime, implique que soient pensées les conditions de la production d'une communauté politique post-nationale. Il doit permettre l'adoption de procédures qui rendent possible une discussion pleinement ouverte entre des cultures politiques différentes.

Les projets d'union politique proposés jusqu'ici par le mouvement souverainiste ne satisfont malheureusement pas encore à ces exigences. C'est la proposition d'une nouvelle union Québec-Canada de l'Action démocratique du Québec [46] (ADQ) qui va le plus loin dans ce sens. Outre la proposition de créer une banque centrale commune, ce parti préconise la formation d'un tribunal de l'Union inspirée de la Cour européenne de justice et dont le mandat s'étendrait au respect des ententes entre les États membres, à la législation d'un parlement commun et à l'application d'une charte des droits et libertés régissant l'activité de l'Union. L'Action démocratique du Québec favorise en outre la formation d'un parlement et d'un conseil exécutif de l'Union, dont il importe de bien saisir les rapports mutuels. Ce parlement, éventuellement élu, détiendrait le pouvoir législatif, mais n'aurait en contrepartie aucun pouvoir d'initiative. En clair, seuls les membres du conseil exécutif, délégués par les États associés et donc non directement élus, pourraient soumettre des initiatives budgétaires et législatives. En conséquence, il paraît clair qu'une telle union politique favoriserait une domination encore plus large de l'exécutif que celle que l'on connaît actuellement et participerait ainsi à la mise en tutelle de l'activité législative, fondée sur la démocratie représentative. De plus, un parlement commun aux pouvoirs aussi restreints ne nous paraît guère susceptible de produire la légitimité nécessaire à la formation d'une véritable communauté politique.

[55]

L'entente réalisée le 9 juin dernier entre les chefs du Parti québécois, du Bloc québécois et de l'Action démocratique du Québec s'inspire très largement du projet de l'ADQ [47]. Le « partenariat » Québec-Canada serait fondé sur quatre. institutions communes : un conseil, un secrétariat, une assemblée et un tribunal de règlement des différends. Encore ici, c'est à l'intérieur du Conseil (formé des ministres des deux États) que se concentrerait le pouvoir décisionnel. L'assemblée parlementaire (formée de députés québécois et canadiens) n'aurait pour mandat que d'examiner les décisions du conseil et de faire des recommandations. Outre les évidentes lourdeurs techno‑bureaucratiques d'une telle proposition, il faut noter de nouveau le peu de poids politique d'une assemblée qui ne posséderait pas de véritables pouvoirs législatifs. Les institutions communes risqueraient donc de souffrir d'un « déficit de légitimité » puisqu'elles fonctionneraient sur la base d'un suffrage indirect et d'un « déficit démocratique » parce que l'assemblée parlementaire ne constituerait pas une instance législative.

Cette ouverture souverainiste à l'union politique doit donc se poursuivre, après un Oui au référendum, dans le cadre de négociations qui se tiendraient avec le reste du Canada. Ces dernières devraient être guidées par le projet d'institutionnalisation d'une souveraineté partagée dans laquelle l'activité législative communautaire serait confiée à une assemblée directement redevable aux peuples de l'union confédérale. Dans le cadre d'un tel régime politique, l'institution commune fondamentale serait un parlement commun, doté des pleins pouvoirs législatifs dans les domaines de sa compétence. Ses membres seraient élus par la population de tous les gouvernements constituants et il inclurait, à l'évidence, une représentation autochtone.

Il reste, bien sûr, à traiter de la sempiternelle question de la distribution des pouvoirs qui hante la Confédération canadienne depuis sa formation. Nous ne sommes pas constitutionnalistes et n'entendons pas le devenir. Qu'il nous suffise de retenir le principe de la subsidiarité qui a été développé dans le cadre de la construction de la communauté européenne. La subsidiarité implique une communautarisation des fonctions les plus classiques de la souveraineté : la défense, la justice, la diplomatie et la monnaie. Il faudrait tenir compte de la particularité de l'expérience canadienne, notamment dans les domaines du droit criminel et du droit civil, mais, comme le souligne Jean-Marc Ferry, « ce qui importe ici, c'est qu'une homogénéité soit réalisée pour les principaux régulateurs formels - juridiques et monétaires - des relations [56] entre les personnes et entre les choses [48] ». Nous ajouterons, au risque d'étonner, la pertinence de la communautarisation de certains pouvoirs dans le domaine de la culture. La mise en commun de certains pouvoirs en ce domaine serait favorable à la construction d'une identité canadienne post-nationale, fondée sur une éthique de la discussion entre une pluralité de cultures politiques encore et pour longtemps nationales. Il est, en effet, une caractéristique fondamentale des cultures canadienne, québécoise et amérindienne qui rend possible le développement d'une libre discussion fondée sur la pleine reconnaissance de l'égalité. Ces cultures demeurent essentiellement problématiques en Amérique du Nord et il est pensable de partager certaines institutions susceptibles de les défendre et de les promouvoir sur la scène internationale.

Retenons enfin que centralisées et, en quelque sorte, isolées de l'ensemble de la régulation politique, les règles de fonctionnement du marché pourraient être plus facilement soumises à une discussion pleinement ouverte, puisque leur définition représenterait la tâche principale du parlement commun. De même, la pleine reconnaissance de l'égalité des cultures qu'implique la mise en commun de certains pouvoirs liés à leur promotion contribuerait à produire la légitimité essentielle à une communauté politique supranationale.

Les autres secteurs très larges attachés aux régulations économique, sociale et culturelle seraient confiés aux États membres de l'union confédérale. Jean-Marc Ferry parle ici de ces « fonctions de solidarité » qui demeureraient le pivot de la vie sociale au sein d'un « échelon national du pouvoir [49] ». L'essentiel demeure que « l'État-nation » soit désormais transcendé par une communauté politique qui le dépasse.

La formation d'une identité canadienne post-nationale n'exige donc ni la négation de l'une ou l'autre nation en ce pays, ni la disparition de toutes ces nations. Elle ne se décrète surtout pas, mais s'inscrit dans un processus fondé au point de départ sur la pleine reconnaissance des réalités nationales. Ces dernières demeurent le lieu de construction de cultures politiques sub-étatiques. Instances de convergence et de solidarité politique régionale, elles ne s'en intègrent pas moins, sur la base d'une éthique de la discussion, à une communauté plus large qui implique le découplage ultime de l'unité politique et de l'unité nationale.

Ainsi pourrait peut‑être se réaliser ce rêve de Pierre Elliott Trudeau qui milita naguère pour le développement d'un patriotisme constitutionnel [50] [57] fondé sur la séparation de l'État et de la nation et s'inspirant d'une éthique universaliste. Mais dans le dédale des conjonctures et des alliances politiques, ce projet se dévoya. Hanté par cette obsession qui imposait de soumettre complètement et absolument les nationalismes canadien-français et québécois, il glissa subrepticement de l'universalisme au particularisme et s'activa lui‑même à définir ce nationalisme néo-individualiste qui nourrit dorénavant une identité nationale exclusiviste au sein d'un État-nation.

Gilles BOURQUE et Jules DUCHASTEL
Département de sociologie
Université du Québec à Montréal

Résumé

La question du Québec et les débats entre les souverainistes et les fédéralistes auxquels elle donne lieu demeurent inséparables de l'histoire du régime fédéral canadien et de celle des modalités de la régulation politique du Canada. Deux contre-nationalismes, canadien et québécois, s'affrontent actuellement, à l'heure du passage à l'État néolibéral et au moment de la mutation du rôle et de la place de l'État-nation. Cet article souligne l'urgence d'une transformation profonde du régime politique au Canada qui soit fondée sur la souveraineté partagée et la pleine reconnaissance des cultures politiques canadienne, québécoise et autochtone. Une telle réforme permettrait l'affirmation d'une identité et d'une communauté politique post-nationale qui n'impliquerait en aucune manière la disparition des réalités nationales.

Mots-clés : nation, minorité nationale, identité post-nationale, Québec, Canada, Constitution, souveraineté, néolibéralisme, société pluri-nationale, État-nation, culture politique.

Summary

The Quebec question and the debates between advocates of sovereignty and federalists to which it gives rise remain inseparable from the histories of the Canadian federal regime and the modalities of the Canada's political regulation. Two counter-nationalism, Canadian and Quebecois, currently confront one another, as we move toward the neo-liberal state and as the role and place of the nation‑state are being [58] transformed. This article stresses the urgency of a profound transformation of Canada's political regime based on shared sovereignty and the full recognition of Canadian, Quebecois, and Aboriginal political cultures. Such a reform would allow for the affirmation of a post-nation identity and political community which would in no way entail the disappearance of national realities.

Key-words : nation, national minority, post-national identity, Quebec, Canada, Constitution, sovereignty, neo-liberalism, plurinational society, nation-state, political culture.

Resumen

La cuestión del Quebec y los debates entre soberanistas y federalistas, a los que ella da lugar, se mantienen inseparables de la historia del régimen federal canadiense y de la historia de las modalidades de regulación política del Canadá. Dos contra‑nacionalismos, el canadiense y el quebequense, se ven confrontados actualmente, en un momento de constitución del Estado neoliberal y de mutación del rol y del lugar del Estado‑nación. Este artículo señala la necesidad imperiosa de una transformación profunda del régimen político en Canadá, fundada en la soberanía compartida y el pleno reconocimiento de las culturas políticas canadiense, quebequense y autóctona. Una reforma tal permitiría la afirmación de una identidad y una comunidad política posnacional, lo que no implicaría de ninguna manera. la desaparición de realidades nacionales.

Palabras claves : nación, minoría nacional, identidad posnacional, Quebec, Canadá, constitución, soberanía, neoliberalismo, sociedad plurinacional, Estado-nación, cultura política.



* Cet article s'inscrit dans le cadre des travaux que nous effectuons depuis plusieurs années. Il s'inspire directement d'un livre sur les débats constitutionnels canadiens qui sera publié à l'automne 1995 : Gilles Bourque et Jules Duchastel (avec la collaboration de Victor Armony), L'identité canadienne et la citoyenneté particulariste. Analyse des débats constitutionnels, 1941-1992 (titre provisoire).

[1] Marcel Rioux, La question du Québec, Montréal, Parti pris, 1980.

[2] J. Habermas, Écrits politiques, Paris, Éditions du Cerf, 1990.

[3] Lionel Groulx, Histoire du Canada français depuis la découverte, Montréal, L'Action nationale, 1950.

[4] J. Habermas, Théorie de l'agir communicationnel, Paris, A. Fayard, 1987.

[5] N. Burgi (dir.), Fractures de l'État-nation, Paris, Éditions Kimé, 1994 ; D. Schnapper, La communauté des citoyens : sur l'idée moderne de nation, Paris, Gallimard, 1994 ; E. Gellner, Nations et nationalisme, Paris, Payot, 1989.

[6] P.H. Russell, Constitutional Odyssey : Can Canadians Become a Sovereign People ?, Toronto, University of Toronto Press, 1993.

[7] Charles Taylor, Multiculturalisme : différence et démocratie, Paris, Aubier, 1994.

[8] Gilles Bourque et Jules Duchastel (avec la collaboration de Victor Armony), L'identité canadienne et la citoyenneté particulariste. Analyse des débats constitutionnels, 1941‑1992 (titre provisoire), à paraître à l'automne 1995.

[9] M. E. Porter, L'avantage concurrentiel des nations, Montréal, Éditions du renouveau pédagogique, 1993.

[10] J.-L. Laville, L'économie solidaire. Une perspective internationale, Paris, Desclée, 1994.

[11] Jacques Beauchemin, Gilles Bourque et Jules Duchastel, « Du providentialisme au néolibéralisme : de Marsh à Axworthy. Un nouveau discours de légitimation de la régulation sociale », Cahiers de recherche sociologique, no 24, 1995, pp. 15-47. [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[12] P.H. Russel, ouvr. cité.

[13] M. Venne, « Johnson en pèlerinage au Canada », Le Devoir, 9 janvier 1995, p. A1.

[14] C. Offe, Contradictions of the Welfare State, Cambridge (Mass.), MIT Press, 1984.

[15] M. Cornellier, « Ottawa jure que les provinces n'ont pas à craindre de représailles abusives », Le Devoir, 6 mai 1995, p. A6.

[16] Canada, Chambre des communes, Loi C-76 (Loi d'exécution du budget de 1995).

[17] K. Yakabuski, « La réforme Axworthy renaît de ses cendres », Le Devoir, 21 avril 1995, p. A1.

[18] Gilles Bourque, Jules Duchastel et Jacques Beauchemin, La société libérale duplessiste, 1944-1960, Montréal, Presses de l'Université de Montréal, 1994. [Texte bientôt disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[19] D. Schnapper, ouvr. cité, p. 185.

[20] K. Yakabuski, art. cité.

[21] J.-M. Ferry, Les puissances de l'expérience : essai sur l'identité contemporaine, Paris, Éditions du Cerf, 1991, p. 164.

[22] Ibid., pp. 167-168.

[23] Allocution d'ouverture du très Honorable Pierre Elliott Trudeau, premier ministre du Canada, à la deuxième réunion de la Conférence constitutionnelle, Ottawa, le 10 février 1969.

[24] P.E. Trudeau, Le temps d'agir : jalons du renouvellement de la fédération canadienne, Ottawa, Approvisionnements et Services Canada, 1978, p. 9.

[25] J.-M. Ferry, ouvr. cité, pp. 164-165.

[26] G. Bernier et D. Salée, The Shaping of Québec Politics and Society : Colonialism, Power, and the Transition to Capitalisme in the 19th Century, Washington (D.C.), Taylor & Francis, 1992 ; S. B. Ryerson, Capitalisme et confédération : aux sources du conflit Canada/Québec, Montréal, Parti pris, 1978.

[27] Gilles Bourque et Jules Duchastel (avec la collaboration de Victor Armony), ouvr. cité.

[28] S. Schecter, Zen et le Canada post-moderne : la Transcanadienne conduit‑elle toujours à Charlottetown ?, Montréal, L'Étincelle, 1994 ; A. Giddens, The Consequence of Modernity, Stanford, Stanford University Press, 1990 ; M. Freitag, Dialectique et société, Montréal, Éditions Saint-Martin, 1986 [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.] ; J. Habermas, Écrits politiques, ouvr. cité.

[29] D. Schnapper, ouvr. cité ; E. Gellner, ouvr. cité.

[30] J.-M. Ferry, ouvr. cité.

[31] C. Taylor, ouvr. cité.

[32] Allocution d'ouverture du très Honorable Pierre Elliott Trudeau, déjà citée.

[33] Gilles Bourque et Jules Duchastel (avec la collaboration de Victor Armony), ouvr. cité.

[34] D. Schnapper, ouvr. cité ; E. Gelner, ouvr. cité ; B. Anderson, Imagined Communities. Reflections on the Origin and Spread of Nationalism, Londres, Verso, 1982.

[35] J.-M. Ferry, ouvr. cité.

[36] J. Habermas, Écrits politiques, ouvr. cité.

[37] J.-M. Ferry, ouvr. cité, p. 169.

[38] C. Taylor, ouvr, cité.

[39] J.-M. Ferry, ouvr. cité, p. 221.

[40] J. Habermas, Écrits politiques, ouvr. cité, p. 124.

[41] Charles Taylor, Rapprocher les solitudes : écrits sur le fédéralisme et le nationalisme au Canada, Québec, Presses de l'Université Laval, 1992.

[42] J. Habermas, Écrits politiques, ouvr. cité, p. 124 ; J.-M. Ferry, ouvr. cité.

[43] A. Giddens, ouvr. cité.

[44] F. Dumont, La vigile du Québec, Montréal, Hurtubise HMH, 1971.

[45] S. Lacombe, Race et liberté : l'individualisme politique au Canada, 1896‑1920, thèse de doctorat, Paris, Université Paris V « René Descartes », 1993.

[46] Action démocratique du Québec, La nouvelle union Québec-Canada. Institutions et principes de fondement, 5 mai 1995.

[47] Pierre O'Neill, « Les chefs souverainistes se rallient autour d'un "projet rassembleur" : la souveraineté assortie d'un partenariat économique et politique », Le Devoir, 10 juin 1995, p. A1.

[48] J.-M. Ferry, ouvr. cité, p. 187.

[49] Ibid., pp. 186‑187.

[50] J. Habermas, Écrits politiques, ouvr. cité.



Retour au texte des auteurs: Gilles Bourque et Jules Duchastel, sociologues, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 16 novembre 2012 8:13
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref