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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Du providentialisme au néo-libéralisme: de Marsh à Axworthy.
Un nouveau discours de légitimation de la régulation sociale
(1995)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir de l'article de MM. Jacques BEAUCHEMIN Gilles BOURQUE et Jules DUCHASTEL [sociologues, département de sociologie, UQAM] “Du providentialisme au néolibéralisme: de Marsh à Axworthy. Un nouveau discours de légitimation de la régulation sociale”. Un article publié dans la revue Cahiers de recherche sociologique, no 24, 1995, pp. 15-47. Montréal: Département de sociologie, UQAM. [Les trois auteurs nous ont accordé leur autorisation de diffuser la totalité de leurs travaux respectifs en juillet 2004.]

Introduction

Le discours politique néolibéral est multiforme et à maints égards paradoxal. Lorsqu'il est élaboré à partir des hauteurs de l'État, ce discours propose un encadrement des rapports sociaux caractérisé par I'économicisme et le technocratisme. Apparemment captif de déterminations structurantes et incontournables (les pressions exercées par la concurrence internationale, la réduction du déficit et les nécessités de la formation d'une main-d'œuvre qualifiée face au développement technologique, par exemple), l'univers social y est représenté comme un ensemble fonctionnel. Les problèmes sociaux sont découpés de telle sorte que sont destinées à chaque groupe cible un certain nombre de mesures palliatives adaptées à sa situation particulière. À ce niveau, le discours se caractérise par la minceur de l'éthique au nom de laquelle il entreprend d'encadrer la pratique sociale. Les laissés-pour-compte ne sont mobilisés que dans la morne perspective de l'adaptation et de l'intégration à un marché du travail dont on pose, par ailleurs, la précarité tant il dépend des aléas de la concurrence internationale, alors que les avant-gardes du progrès, les capitaines d'industrie ou les « développeurs » sont exhortés à l'excellence et à la performance [1]. Par contre, lorsqu'il est élaboré dans le feu du débat, au sein de commissions d'enquête ou de comités consultatifs par exemple, c'est-à-dire là où peut s'exprimer le point de vue d'opposants au démantèlement des politiques sociales providentialistes, le nouveau discours de régulation pareil : s'accrocher à la généreuse rhétorique de l'égalité des chances et du droit à la sécurité sociale.

En nous penchant sur les rapports Marsh [2], Macdonald [3] et Axworthy [4], nous tenterons dans cet article de faire ressortir quelques-uns des traits majeurs de la transformation du discours politique qui, au Canada, porte sur les modalités de la régulation sociale depuis la Seconde Guerre mondiale. Nous entendons ici par le concept de régulation sociale l'ensemble des règles qui président à l'institutionnalisation politique des rapports sociaux et à la distribution des institutions qui s'y consacrent au sein de la sphère tant publique que privée. Dans l'État libéral classique, par exemple, la régulation sociale, fondée sur une séparation stricte entre le droit et la morale, confie l'entièreté des « politiques sociales » à des institutions de la sphère privée (l’entreprise, la famille, les Églises). L'analyse de la régulation sociale représente l'un des lieux privilégiés pour saisir la logique des transformations politiques non seulement au Canada mais dans l'ensemble des sociétés modernes. Afin de rendre pleinement intelligible la lecture que nous proposons dans cet article des rapports Marsh, Macdonald et Axworthy, nous exposerons d'abord, de façon schématique, la perspective théorique qui nous guide dans l'étude des transformations actuelles de l'État au sein des sociétés capitalistes dominantes.

La production et la transformation de la société moderne résulte de l'affirmation et de la reproduction élargie d'un triple procès d'institutionnalisation économique, politique et culturel. La dynamique de ces sociétés repose sur la contradiction entre ces trois procès et d'abord entre l'institutionnalisation économique dominée par le développement du capitalisme et de l'économie de marché et l'institutionnalisation politique caractérisée par une tendance à la politisation extensive de tous les rapports de pouvoir, sous l'égide de la démocratie représentative. Le procès d'institutionnalisation politique, qui nous intéresse ici au premier chef, pose l'État, entendu dans une conception extensive, comme le centre de régulation des rapports sociaux. l'État moderne peut en conséquence être saisi comme le lieu à partir duquel s'élabore, dans la discussion du pouvoir et la reconnaissance des conflits, la régulation politique d'une société qui, dès lors, y reconnaît le principe même de son autoproduction en dehors de toute transcendance extérieure aux rapports sociaux (Dieu, les Ancêtres).

La régulation politique consiste dans l'ensemble des règles - et d'abord le droit et la loi - qui préside à l'organisation et à l'articulation des institutions au sein de la société. On peut sommairement définir à ce titre deux grands types de règles. Les premières modèlent l'entièreté des institutions dans la sphère publique (le Parlement, l'armée, le système judiciaire, etc.). Les secondes s'imposent aux institutions dans la sphère privée (par exemple, l'entreprise, le marché, la famille, les Églises [5] ) en définissant aussi bien leur place dans la régulation politique que les rapports qu'elles entretiennent entre elles. Toute règle politique implique donc en même temps la dévolution d'un rôle ou d'une fonction ainsi que d'une place dans la sphère publique ou dans la sphère privée: par exemple, les politiques sociales universelles gérées par la sphère publique (I'État-providence) ou l'État tuteur d'hôpitaux administrés par l’Église dans la sphère privée (I'État libéral).

Dans une telle perspective, l'analyse de l'évolution de l'État moderne renvoie donc aux transformations de sa forme. Il s'agira de saisir la logique des modalités générales d'une forme de la régulation politique - que nous nommons la forme de l'État - dans une phase particulière de l'histoire de l'État moderne : l'État libéral, l'État-providence, l'État néolibéral. Bien que nous ne considérions en aucune manière qu'il s'agisse là d'une liste limitative, on peut sérier, pour ce faire, cinq champs d'analyse : la régulation économique (les règles se rapportant aux transformations de l'économie de marché et du mode de production capitaliste); la régulation sociale (les règles présidant à la gestion des rapports sociaux : la pauvreté, la santé, l'éducation) ; la régulation culturelle (par exemple, la vie quotidienne et le système des beaux arts) ; la légitimation (le discours et les idéologies que suppose l'établissement de cet ensemble de règles) ; et, enfin, le bloc social (les relations entre les forces sociales dominantes et dominées qui fondent l'institutionnalisation des rapports sociaux sur la base d'une modalité particulière de la régulation politique).

Nous n'envisageons certes pas d'étudier ici chacune de ces dimensions dans l'évolution de la forme de l'État depuis la Seconde Guerre mondiale. Nous nous pencherons plus modestement sur les transformations significatives de la légitimation qu'implique le passage à la régulation sociale providentialiste (rapport Marsh) et, plus tard, néolibérale (rapports Macdonald et Axworthy). Nous tenterons de montrer comment l'avènement d'une nouvelle logique de régulation sociale entraîne un déplacement significatif de la représentation des rapports sociaux et de la relation de l'individu à la société.

Nous analyserons le « document de travail » portant sur la réforme de la sécurité sociale au Canada déposé par le ministre Axworthy en octobre 1994 afin de dégager les traits dominants de ce nouveau discours politique. Nous nous appuierons également, bien que de manière secondaire, sur le texte du rapport de la commission Macdonald dont les recommandations ont été rendues publiques en 1985. Il apparaît en effet assez clairement que cl est dans la foulée de ce dernier que s'amorce le virage néolibéral au Canada [6]. Ces textes nous intéressent donc au premier chef dans la mesure où le rapport de la commission Macdonald constitue l'avant-garde du projet néolibéral mis de l'avant par le gouvernement fédéral et le document du comité Axworthy son prolongement naturel en ce qui concerne plus précisément les politiques de sécurité sociale. Mais nous nous pencherons d'abord sur le rapport Marsh déposé en 1943. Le comité dirigé par le docteur Marsh esquissait les grandes lignes de ce qui allait devenir le filet de sécurité sociale au Canada [7], en proposant la notion de « risque social », concept nouveau et corrosif du point de vue d'un discours de régulation sociale libérale. De la même manière que les rapports Macdonald et Axworthy représentent un moment de transition entre la logique de régulation sociale providentialiste et une nouvelle logique que nous qualifions, faute d'un meilleur terme, de néolibérale, le rapport Marsh constitue un moment de transition équivalent entre la logique libérale et la logique providentialiste.

Cet article vise donc à mettre en lumière le fonctionnement du discours politique néolibéral articulé dans l'espace conflictuel que constituent par définition la commission d'enquête Macdonald ou le comité consultatif Axworthy. Dans les sociétés modernes, le discours politique est toujours tributaire d'une forme particulière de régulation (libérale, providentialiste et néolibérale) et d'un rapport entre les forces sociales. C'est ainsi qu'on peut voir le discours du double point de vue de son appartenance à une logique de régulation et de son déploiement dans un espace stratégique partagé par des interlocuteurs qui s'affrontent. La production du discours n'obéit cependant à aucune volonté singulière et ne relève jamais de la manipulation pure et simple dans la mesure même où son élaboration est soumise à un processus complexe, transcendant toute volonté unilatérale d'inculcation idéologique, dans lequel s'incorporent des éléments de discours antérieurs et s'effectue la synthèse de rapports de forces noués à une multitude de dimensions (économique, politique et culturelle). Ce que nous observerons du discours néolibéral de régulation sociale renvoie donc à un écheveau de déterminations qui font que ce discours ne saurait être interprété au premier niveau, c'est-à-dire dans la perspective d'une quelconque volonté de manipulation.

C'est dans cette optique que nous proposons l'hypothèse selon laquelle le discours politique néolibéral, sous la pression qui s'exerce sur lui dans le dialogue qu'il établit avec les forces sociales opposées au modèle de régulation qu'il met de l'avant, se réarticule en intégrant un certain nombre de valeurs providentialistes et non pas simplement en affirmant sans complexe les nouvelles valeurs individualistes auxquelles on a l'habitude de le rapporter. Ainsi, de prime abord, le discours de régulation néolibéral tend à se réclamer des objectifs poursuivis par l'État-providence (la justice sociale, le droit social et la solidarité), pour mieux faire valoir les objectifs d'efficacité et d'équité qui semblent vouloir s'y substituer dans la nouvelle forme de régulation sociale. Nous tenterons cependant de démontrer qu'il y a, en dépit de l'apparente fidélité aux grands objectifs du providentialisme, transformation ou déplacement des valeurs providentialistes. On assisterait donc à l'élaboration d'un nouveau discours de légitimation, ne constituant ni un retour aux valeurs libérales classiques ni un simple prolongement des valeurs providentialistes. C'est dans le même sens que nous observerons qu'il n'y a pas totale disjonction entre le discours de régulation sociale providentialiste, tel que le formule le rapport Marsh, et les contraintes que constitue la régulation de type libéral à l'intérieur de laquelle ce discours tente de définir une nouvelle logique de régulation. Au-delà des particularités qu'emprunte la stratégie discursive néolibérale, nous cherchons donc à mettre en relief les déterminations sociales à partir desquelles se sont articulées les formes successives du discours de régulation des rapports sociaux au Canada depuis la remise en question de la régulation de la forme libérale de l'État après la Seconde Guerre mondiale.

Suivant l'hypothèse du déplacement des valeurs providentialistes opéré par le discours néolibéral, les transformations actuelles du discours de légitimation de la régulation sociale seront appréhendées à partir du travail discursif entourant certaines des notions centrales du discours providentialiste. Nous nous attarderons particulièrement au fonctionnement des notions de risque social, de droit au soutien et d'égalité des chances. Ces notions pivots du providentialisme sont réinterprétées par le discours néolibéral en faisant abstraction de l'éthique de solidarité qui est au fondement de l'État-providence.



[1] Gilles Bourque et Jacques Beauchemin, « La société à valeur ajoutée ou la religion pragrnatique », Sociologie et sociétés, vol. 26, no 2, pp. 33-55.

[2] C. L. Marsh, Rapport sur la sécurité sociale au Canada, Ottawa, Cloutier, 1943.

[3] S. D. Macdonald, Rapport. Commission royale sur l'union économique et les perspectives de développement du Canada, Ottawa, Approvisionnements et Services Canada, 1985.

[4] L. Axworthy, La sécurité sociale dans le Canada de demain, Ottawa, Développement des ressources humaines Canada. 1994.

[5] Il importe à ce titre de souligner que l'État moderne ne crée pas toutes les institutions au sein de la société. La famille et les Églises, pour ne prendre que cet exemple, sont produites bien avant et en dehors de lui. Il n'en demeure pas moins que l'État moderne se soumet l'entièreté des institutions et des rapports de pouvoir qu'elles matérialisent en les inscrivant dans la logique d'une régulation politique centralisée des rapports sociaux.

[6] Dorval Brunelle, « Les rapports des "sages" et la Loi constitutionnelle de 1982 : une analyse régressiv », dans R. D. Bureau et P. Mackay (dir.), Le droit dans tous ses états, Montréal, Wilson et Lafleur, 1987.

[7] Yves Vaillancourt, L'évolution des politiques sociales au Québec, 1940-1960, Montréal, Presses de l'Université de Montréal, 1988.

Retour au texte des auteurs: Gilles Bourque et al.,, sociologues, UQAM Dernière mise à jour de cette page le Mercredi 13 juillet 2005 08:25
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
 



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