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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Classes sociales et question nationale au Québec, 1760-1840. (1970)
Cadre théorique


Une édition électronique réalisée à partir du livre Gilles Bourque (1970), Classes sociales et question nationale au Québec, 1760-1840. (1970). Montréal: Les Éditions Parti-Pris, 1970, 352 pp. Collection Aspects, no 7. (Autorisation formelle de l'auteur accordée par le professeur Bourque le 12 décembre 2002)

Cadre théorique


Cadre théorique

Avant d'aborder cette étude, il nous semble utile de souligner de quelques traits généraux le cadre théorique à l'intérieur duquel elle se situe. Il s'agit de mettre en lumière la théorie qui sous-tend aussi bien la perspective globale que celle de quelques-uns des problèmes particuliers à l'histoire du Québec.

Approche générale

L'analyse que nous ferons de cette période de l'histoire du Québec s'insère dans le cadre général du marxisme. À l'intérieur de celui-ci, elle s'appuie surtout sur le courant structuraliste qui s'y est développé depuis quelques années. Soulignons donc, en plus des travaux de Marx et de Lénine, ceux, plus récents, de chercheurs comme Althusser et Balibar.

Comme nous nous inscrivons délibérément dans ces limites, nous aborderons la réalité historique en recherchant, durant la période étudiée, les principaux facteurs de structuration de la totalité et de la situation globale. La totalité structurale, quel que soit le moment où on l'étudie, se divise en plusieurs éléments : les structures économique, politique, idéologique. Celles-ci jouissent d'une certaine autonomie de développement, d'une temporalité

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propre et peuvent se décomposer elles-mêmes en une pluralité de structures internes dont il faut tenir compte dans l'analyse. Mais cette tendance à l'autonomie, qui pourrait conduire à un véritable phénomène d'atomisation structurelle, est contrebancée par une tendance plus fondamentale à la cohérence ou à la totalisation structurelle. Chaque structure dans un jeu de rapports dialectiques, influe sur les autres en même temps qu'elle est influencée par elles. Chacune s'articule par rapport aux autres. Elle marque ainsi la totalité et elle est marquée par les autres éléments structuraux de la globalité. Il s'agit donc d'un ensemble de relations simples au sein desquelles tous les éléments déterminent chacun des autres et sont déterminés par chacun d'eux. Mais l'analyste doit aussi tenir compte d'un phénomène de surdétermination qui réside dans une réflexion du tout articulé sur chacune de ses structures. Si donc, dans un premier temps, les diverses pratiques s'influencent mutuellement pour former une totalité, celle-ci, dans un second temps, détermine (ou surdétermine) tous les éléments qui la composent.

Cette diversité relationnelle donne à la totalité structurelle une dynamique propre qui la pousse en avant, jusqu'au bout de ses contradictions internes, c'est-à-dire jusqu'à son éclatement. Chaque totalité développe ainsi en son sein des facteurs antagonistes. Ces facteurs, en se développant, provoqueront d'abord avec l'apparition de nouveaux éléments, l'existence d'une structure totale mixte constituée des éléments des structures antérieure et future. Par la suite, ils amèneront le renversement complet des caractéristiques dominantes de la globalité. Nous nous situons alors non plus au niveau de la dynamique mais au niveau de la diachronie structurelle. Une totalité structurelle possède donc, à

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une époque déterminée, sa dynamique propre en même temps qu'elle s'inscrit dans une diachronie qui tend à la nier.

Un facteur important reste à élucider : celui de la détermination fondamentale. Cette analyse qui, comme nous l'avons souligné, s'insère dans la tradition marxiste, tente de démontrer le primat de la structure économique dans le jeu des rapports dialectiques interstructuraux. Il ne s'agit cependant pas d'une relation mécanique à caractère moniste qui viendrait rendre négligeable l'analyse des déterminations provenant des autres éléments structuraux politique et idéologique. L'importance de chaque instance est relative et est appelée à varier. Et, si la structure économique se révèle dans chaque cas la "détermination en dernière instance", son importance peut varier d'une totalité à l'autre, aussi bien que d'un moment structurel à l'autre. Cette analyse refuse donc de considérer l'idéologique (ou les mentalités) à titre de détermination en dernière instance. C'est ce que fait Max Weber dans L'ÉTHIQUE PROTESTANTE ET L'ESPRIT DU CAPITALISME, volume dans lequel il aborde le développement du capitalisme comme l'une des résultantes du protestantisme. Notre étude,elle, s'attache à placer les mentalités dans le réseau des interrelations structurelles. Elle cherche à y déceler les déterminations que ces relations réfléchissent et le degré de leur importance relative dans la totalité. Elle considère toutefois qu'aucune d'entre elles ne constitue jamais la variable fondamentale de la dynamique. Cette approche des structures idéologiques (ou de la superstructure) va à l'encontre de celle qu'applique le structuralisme (non marxiste). Ainsi, Michel Foucault prétend ne pouvoir donner qu'une image synchronique du développement du savoir. Il affirme l'impossibilité d'expliquer le changement. Cela revient presque

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à nier toute possibilité de recherche à caractère scientifique. Il écrit : "À quel évènement ou à quelle loi obéissent ces mutations qui font que soudain les choses ne sont plus perçues, décrites, énoncées, caractérisées, classées et vues de la même façon... Pour une archéologie du savoir, cette ouverture profonde dans la nappe des continuités, si elle doit être analysée, et minutieusement, ne peut être expliquée, ni même recueillie en une parole unique." (1) Nous voudrions donc, dans cette étude, mettre les oeuvres culturelles et idéologiques en rapport avec les phénomènes socio-économiques, suivant ainsi la voie tracée par Marx, Lénine, Luckacs et, plus près de nous et à des titres différents, par Macherey et Goldmann.

Les classes sociales

L'analyse que nous ferons des classes sociales relèvera elle aussi de la tradition marxiste. Elle refusera de retenir seulement quelques indices isolés comme les professions, les salaires et le niveau de vie. Elle déterminera les classes en fonction de la structure économique, à partir du rôle qu'un ensemble d'individus jouent dans la production et, par la suite, dans la circulation et dans la distribution des biens. C'est le rôle qu'un homme joue dans la production qui le situe dans une classe particulière. Mais on ne peut, nous semble-t-il, lier les classes sociales ou les rapports de production. Nous tenterons de démontrer que le phénomène des classes résulte de l'articulation des différents niveaux


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d'une formation sociale. Les structures politique et idéologique ont donc leurs effets propres de détermination, même si, en dernière instance, la structure économique demeure l'élément fondamental.

Cette étude ne se contentera cependant pas de décomposer la réalité québécoise de l'époque en ses diverses classes. Elle tentera de décrire leur pratique respective. En effet, une classe, à partir de sa fonction dans la structure des rapports de production veut s'affirmer politiquement en contrôlant l'État. Idéologiquement, elle tend à imposer sa vision du monde. La classe économiquement dominante tente de se donner les moyens de domination politique et les moyens de production culturelle et intellectuelle. Cette théorie repose donc sur une conception antagoniste des rapports sociaux, sur une nécessaire lutte de classes. Cette lutte est évidemment le lieu de rapports dialectiques constants par lesquels chaque couche marque les autres et est marquée par les oppositions antagonistes qu'elle entretient. La lutte ne devient cependant ouverte que lorsque apparaît une véritable conscience de classe par laquelle chaque individu reconnaît son appartenance à un groupe déterminé et les intérêts qui le lient à d'autres hommes partageant la même position dans les rapports de production.

La nation

Ce travail veut, comme son titre l'indique, établir les rapports existant entre le problème national et la détermination des classes sociales au Québec. On sait qu'une certaine orthodoxie marxiste applique de façon mécanique la fameuse phrase du manifeste : "Prolétaires de tous les pays, unissez-vous." Certains

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chercheurs négligent ou refusent même de considérer que le facteur national puisse entretenir certaines relations de détermination, si minimes soient-elles, avec le phénomène des classes sociales.

Cette attitude résulte, nous semble-t-il, d'une lecture trop rapide et trop linéaire de certains textes de Marx et de Lénine. Ces derniers ont analysé le problème national dans le contexte de la première phase du capitalisme et dans celui du début de sa seconde phase. Leurs travaux ont fait ressortir les relations existant entre l'apparition du nationalisme et le développement du capitalisme. Ce développement provoque, en effet, la création d'États nationaux lesquels, après avoir aboli les douanes intérieures et élevé des frontières nationales à caractère protectionniste, suscitent la création d'un marché et d'un capitalisme locaux. Cette structure nationale conduit à la formation de monopoles. Ceux-ci conquièrent le marché intérieur, puis débordent à l'extérieur. Le nationalisme se transforme alors en un impérialisme opposant les différents monopoles. Chacun d'eux s'appuie sur son État national. C'est ce que démontrent les travaux de Boukharine et de Lénine. En se fondant sur ces principes, les marxistes d'avant la Première Guerre mondiale insistent sur le caractère universel de la lutte du prolétariat. Cependant, pour des raisons stratégiques, ils appuient le nationalisme progressiste des bourgeoisies en lutte contre les intérêts impérialistes et colonisateurs. On retrouve donc peu de travaux tentant de cerner le problème et ses influences sur l'ensemble de la structure sociale et sur chacun de ses éléments. Il n'y a pas chez Marx de théorie du national si ce n'est l'affirmation de cette nécessité pour le prolétariat de s'imposer d'abord chez lui.

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Staline, voulant justifier théoriquement sa politique de l'application du socialisme en un seul pays, a tenté de Pousser plus loin l'analyse et il a proposé une définition plus articulée de la nation : "La nation est une communauté stable, historiquement constituée de langue, de territoire, de vie économique et de formation psychique, qui se traduit dans la communauté de culture." (2) Il s'est opposé, dans son approche, à la thèse austro-marxiste, exprimée principalement par Bauer, qui préconise une sorte d'union nationale à caractère culturel et supra-territorial. Il définit la nation comme "tout l'ensemble des hommes réunis dans une communauté de caractère sur le terrain de la communauté du sort." (3) Staline souligne avec justesse l'absence, dans cette définition, de facteurs comme la communauté de langue, les communautés de territoire et de vie économique. On note cependant dans la définition stalinienne l'absence de l'État comme facteur de cohésion ou de détermination. Cette absence s'est traduite historiquement par l'imposition du supra-étatisme soviétique aux nations socialistes qui entrent dans la sphère d'influence de Moscou. De plus, comme la question nationale a été peu étudiée, les réflexions théoriques sur les rapports. existant entre cette question et les classes sociales sont rares. Elles pourraient pourtant s'alimenter de l'expérience des pays engagés dans le mouvement de décolonisation. Notre perspective rejette le caractère de transcendance de la nation sur la détermination des


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classes. C'est là une notion fascisante qui tend à nier toute lutte de classe à l'intérieur du cadre national. Il nous reste cependant à déterminer scientifiquement à quel niveau et comment ces deux phénomènes entrent en relation dialectique.

Les travaux contemporains portant sur l'impérialisme et sur la décolonisation ont démontré comment ces phénomènes atteignent la structure nationale totale. Des analystes, comme Berque, Memmi, Gorz et Fanon, ont fait voir comment l'impérialisme et le colonialisme s'attaquent à la vie économique, politique, culturelle et idéologique. Mais on trouve peu d'études systématiques mettant en lumière les répercussions de ces facteurs sur la structure sociale des nations colonisées et surtout sur les rapports classes-nations que ces situations perturbatrices tendent à provoquer.

On trouve encore moins de réflexions sur les répercussions du phénomène de superposition nationale qui, lors de la création des États nationaux européens par le capitalisme, a conduit, sur ces territoires, à la vassalisation d'une ou de plusieurs nations faibles par une nation plus forte s'emparant de l'État. La situation européenne constitue pourtant un champ d'analyse privilégié pour l'étude du problème qui nous préoccupe.

Le cas québécois

Il s'est produit, comme nous le soulignions dans l'introduction, une division radicale sur cette question au sein de l'historiographie québécoise.

Un groupe de chercheurs rejette le facteur national et se livre à la seule étude des classes sociales (fondée d'ailleurs le plus souvent sur des théories sociologiques assez imprécises). On peut

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joindre à cette première catégorie les professeurs Fernand Ouellet et Jean Hamelin, ainsi que la plupart des historiens canadiens-anglais. Il n'y a pas au Québec, selon eux, de véritable problème national. Il y a un problème de mentalités, d'aptitudes au capitalisme que les conquérants possèdent à un plus haut degré que les conquis et qui explique l'infériorisation canadienne-française. Nous reviendrons sur leur analyse des classes en abordant, au début de ce travail, le problème des répercussions de la conquête.

Le second groupe, formé principalement de Michel Brunet, Guy Frégault et Maurice Séguin, ne s'attache que de façon occasionnelle au problème des classes sociales (comme nous le verrons dans cette même partie de l'analyse). Ces historiens s'intéressent surtout aux répercussions de la superposition nationale sur l'ensemble de la nation. Maurice Séguin établit à ce propos une théorie de l'occupation nationale. Après avoir distingué plusieurs types de relations de dépendance, il affirme que cette occupation provoque chez le peuple vassalisé un phénomène d' "oppression essentielle" qui l'atteint dans son "agir collectif". L' "agir collectif" est atteint par le fait que l'occupant s'empare des principaux leviers de commande, aussi bien économiques, que politiques et culturels. Le groupe colonisé (ou provincialisé comme c'est le cas pour le Québec) est donc atteint dans son économie qui est dirigée de plus en plus par et au profit de la nation dominante. Le contrôle de sa structure politique lui échappe. Au niveau culturel, il perd ses "habitudes" d'agir et de diriger le développement. Il n'acquiert pas les nouvelles "habitudes" rendues nécessaires par la pratique quotidienne d'une vie économique et politique en perpétuelle évolution. Il est de plus marqué par l'interaction de ces facteurs (politique, économique et culturel) qui se communi

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quent mutuellement leurs carences et entraînent l'infériorisation globale de la nation dépendante.

L'analyse du professeur Séguin, on l'aura constaté, se situe au niveau de la "totalité nationale" et ne s'interroge pas sur les effets de l'occupation sur la structure sociale. De façon inverse, l'étude d'Alfred Dubuc sur les classes sociales au Québec de 1760 à 1840 ne veut s'attacher qu'à décrire la constitution des classes et leurs rapports mutuels. Contrairement aux historiens de l'école de Québec, le professeur Dubuc ne rejette pas le problème national, mais il affirme posséder un instrument plus pénétrant pour l'analyse du réel québécois. Son travail ne nous renseigne donc pas sur le problème que nous posons. Nous nous permettons même de nous demander si, en négligeant de situer scientifiquement un facteur (le facteur national) dont l'auteur reconnaît l'existence, il ne se condamne pas à une vue partielle du phénomène qu'il étudie. Partielle, car l'analyse ne met pas en lumière un aspect de la réalité étudiée, elle ne tient pas compte des relations que la question nationale entretient avec les éléments qu'à partir de la totalité l'auteur a décomposés.

Une première tentative de conciliation de cette dichotomie du national et du social a été faite dans la théorie de la classe ethnique élaborée par Jacques Dofny et Marcel Rioux. On retrouve cette théorie dans une étude portant sur la réalité québécoise actuelle. Elle ne s'applique pas à la période que nous abordons. Nous nous interrogeons cependant sur sa portée réelle dans l'étude des phénomènes de domination nationale (impérialisme, colonialisme, superposition nationale). Nous croyons déceler, dans toutes ces situations historiques de dépendance, l'exis

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tence, au sein de la structure sociale de la nation dominée, d'une classe collaboratrice qui pactise avec le colonisateur. Nous proposerons, en conclusion de ce travail, de lire dans la réalité historique de l'époque, deux structures sociales antagonistes (canadienne-anglaise et canadienne-française) diversifiées, c'est-à-dire articulées à partir de plus d'une classe. Si la division de la structure sociale globale en deux classes ethniques peut être retenue à titre de tendance polarisante, elle ne saurait, croyons-nous, décrire de façon exhaustive l'ensemble du réel québécois.

Le développement

1. La théorie du produit générateur (staple product)

L'économie canadienne, dès le début du régime français, S'est fondée principalement sur un seul produit : les fourrures. Elle s'est ensuite appuyée sur le bois et le blé. L'historiographie canadienne-anglaise a développé, à partir de cette réalité, la théorie du "produit générateur."

C'est une théorie du développement qui s'applique dans les pays dont l'économie est axée sur l'exportation et où une société tente de s'installer. Elle implique que le territoire soit vide et inexploité. C'est donc, on l'aura constaté, une tentative de rationalisation de l'étude du développement de certaines colonies créées durant la première phase de la colonisation européenne (XVI, XVII et XVIlle siècles). Dans un pays neuf, le développement est conditionné par une demande externe pour un produit existant sur le territoire à' l'état brut et par l'importation de main-d'oeuvre et de capitaux. C'est grâce à l'exportation de cette matière première (de ce "staple") que, par effet d'entraînement,

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d'autres secteurs prennent vie (moyens de communications, biens de consommation etc.), que le pays s'équipe peu à peu et que le capital national s'accumule et ouvre la possibilité d'investissements toujours plus massifs. C'est pourquoi nous suggérons, comme traduction française, le terme de (théorie du) produit générateur.

Il existe, entre les historiens canadiens qui appliquent cette théorie, un désaccord sur l'étendue de la période historique à laquelle ils veulent l'appliquer. Certains d'entre eux, comme Buckley, ne croient en sa validité que jusqu'en 1820, soit au moment de la disparition de la Compagnie du Nord-Ouest. Cela laisse sous-entendre qu'ils ne veulent l'utiliser que pour l'économie des fourrures., D'autres, au contraire, prétendent donner une beaucoup plus longue portée à la théorie. Quelques-uns, comme Bertram, s'en servent pour interroger la réalité historique canadienne jusqu'en 1915.

Nous ferons, sur cette théorie du produit générateur, deux types de remarques : la première, sur le fond même et la seconde sur la durée de son application dans le temps. Nous nous interrogeons d'abord sur sa valeur. Il est exact d'affirmer la nécessité de l'existence d'une demande externe pour au moins une matière première et de "l'offre" de main-d’œuvre et de capitaux dans un pays vide où une société tente de s'implanter. Il nous semble cependant abusif de lier le développement véritable du nouveau pays à l'exploitation de ce produit. Ce produit joue-t-il vraiment un rôle de générateur ? Voyons les faits en nous fondant sur l'économie des fourrures. La réalité historique nous semble contredire la théorie. L'extrême dépendance de l'économie coloniale jusqu'en 1800 démontre, au contraire, que loin d'être un facteur

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de développement, les fourrures ont empêché la création d'une structure économique coloniale articulée. On sait que ce commerce ne demandait que peu de main-d’œuvre et qu'une trop forte immigration aurait provoqué une concurrence inutile et même nuisible. C'est pourquoi les compagnies n'ont jamais pratiqué, durant le régime français, une véritable politique de peuplement. Une si faible population ne pouvait provoquer de développement dans les autres secteurs : ni dans le domaine des biens de consommation, ni dans celui des moyens de communication. Une population faible a des besoins trop restreints. Cette impossibilité de diversification, si bien illustrée par les échecs de Talon et de Hocquart et par ceux de l'administration anglaise, empêche donc la création d'un véritable capital national et favorise la dépense extérieure pour des produits de luxe, et sou vent même pour des produits de stricte nécessité. Une économie du produit générateur dépend presque totalement de la métropole acheteuse. Elle n'est qu'un élément de la structure économique de celle-ci et son développement (terme abusif dans ce cas-ci) n'est fonction que de la bonne fortune du produit exporté sur les marchés métropolitains. Nous croyons donc qu'une économie fondée, sur un seul produit est vouée à la stagnation et qu'un véritable développement ne peut venir que de facteurs externes. Ces éléments exogènes peuvent relever aussi bien de la structure démographique (arrivée des loyalistes à la suite de l'indépendance américaine), de la structure économique (apparition du bois comme produit générateur, grâce aux nouveaux besoins de Londres, au moment du dépérissement de l'économie des fourrures), que de la structure politique (mesures tendant à briser l'état de dépendance provoqué par le produit générateur). Tout développe

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ment véritable dans une colonie dont l'économie est basée sur l'exploitation d'un "staple" ne peut donc venir, croyons-nous, que d'une brisure dans la logique de la structure d'exploitation du produit générateur.

Nous nous interrogeons aussi sur la portée de la théorie dans le temps. Peut-on, en effet, parier "d'économie de produit générateur" dans le Bas-Canada, après 1815 ? On sait qu'à cette époque l'économie des fourrures est totalement tombée en désuétude et que ce commerce se pratique dorénavant dans les régions de la Baie d'Hudson. Le Bas-Canada perd donc l’élément fondamental de son "développement". Mais les fourrures sont remplacées par le bois, soulignera-t-on avec justesse. En étudiant l'articulation de l'économie canadienne du bois (que l'on suive ou non la théorie du "staple"), on se rend rapidement compte qu'elle tend à déplacer de plus en plus son centre névralgique du Bas* vers le Haut-Canada. Le Bas-Canada, à partir de 1815, devient un élément structurel de l'économie canadienne du bois qui est d'ailleurs elle-même un élément de la structure économique métropolitaine (l'Angleterre). L'économie québécoise souffre d'un sous-développement caractérisé, d'une désarticulation totale durant la dernière partie de la période que nous étudions. Il nous semble dès lors impossible d'employer la théorie du produit générateur (dans ce cas, le bois) pour sonder la réalité historique bas-canadienne.

Cette critique n'implique cependant pas qu'il faille ignorer la marque déterminante que transmet une structure économique coloniale fondée sur un seul produit d'exportation à la structure globale.

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2. Théorie générale du développement

Toute théorie du développement doit, à notre avis, s'appuyer sur la nécessité d'un développement organique induit à partir du pays mis en cause.

Les principales théories du développement capitaliste des pays actuellement démunis sont, au contraire, fondées sur l'apriorisme que tout progrès ne peut venir que des États occidentaux. Les travaux d'Hoselitz et de Rostow peuvent servir à illustrer notre dissidence par rapport à l'ensemble des théoriciens de cette école. Hoselitz lie le sous-développement à l'existence, chez les peuples du Tiers Monde, de certaines variables différentes de celles qu'il retrouve dans les pays" développés (particularisme, assignation et fonctionnalité diffuse chez eux ; universalisme, tendance à la réalisation et spécificité fonctionnelle des rôles chez nous). Hoselitz, on l'aura constaté, prétend résoudre le problème en transmettant le modèle des pays occidentaux à ceux du Tiers Monde. Nous ne remettrons ici en question que cette attitude qui consiste à ne vouloir modifier que quelques variables pour résoudre le problème du sous-développement. Elle refuse de lier le processus de développement à la structure totale et à la nécessité d'une rupture structurelle. Par cette rupture, les pays dépendants sortent du système de colonisation qui les infériorise et se donne leur propre pôle d'organisation, leur propre centre de développement. La théorie de Rostow relève de la même volonté de résoudre les problèmes posés sans s'attacher à leurs aspects structuraux. Elle refuse comme le souligne Gunder Frank (4),


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d'étudier les relations fondamentales et déterminantes de ces pays avec ceux qui les exploitent. Ce n'est, en effet, que dans cette relation, par laquelle les pays du Tiers Monde ne sont qu'un élément structurel d'un ou des pays impérialistes, que s'explique le sous-développement. Et seule une solution s'attaquant à la structure globale peut remédier à la situation.

Un véritable développement ne peut s'effectuer, à partir des ressources disponibles, que par une structuration économique élaborée en fonction du pays en voie de développement. C'est comme nous le verrons, ce que voudront réaliser les Patriotes en tentant de structurer une économie bas-canadienne à partir de la seule ressource encore disponible aux Canadiens-français : l'agriculture.

3. Structure et conjoncture

Notre analyse du phénomène des classes sociales durant cette période de l'histoire du Québec se situe, comme nous l'avons souligné, dans le cadre du structuralisme marxiste. Elle diffère en cela de celle de Fernand Ouellet qui écrit dans son ouvrage : "Cette étude ne vise pas seulement à reconnaître et à situer l'organisation économique et sociale du Québec, au cours du siècle qui suit la cession ; elle prétend dépasser le plan des structures et introduire à une analyse de la conjoncture." (5)




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Il n'est pas ici de notre intention de discuter l'affirmation de Fernand Ouellet selon laquelle une analyse de la conjoncture dépasse une analyse des structures. Mais cette affirmation pour nous permettre de nous situer par rapport à cet auteur et de faire ressortir les limites auxquelles, nous semble-t-il, son approche surtout conjoncturelle l'ont condamné. En discutant une phrase de lhistorien Creighton, il écrit : "Nous ne saurions donc accepter une vision des choses qui situe la crise politique longtemps après la révolution économique : "A political revolution grew slowly out of the economic revolution which had preceded it." (6) Ce sont plutôt deux phénomènes contemporains fiés essentiellement l'un à l'autre et au surplus sensibles aux réalités démographique et sociale." (7) La perspective conjoncturelle de Fernand Ouellet le pousse à affirmer la quasi simultanéité des phénomènes structuraux. Il nous semble, au contraire, plus juste de fonder notre analyse sur l'antériorité de la pratique économique. C'est, le plus souvent, à la suite de bouleversements survenus au sein de la structure économique que s'organisent les rapports sociaux, lesquels provoquent les ajustements politiques rendus nécessaires par les changements survenus aux deux premiers niveaux. Seule une analyse des structures peut cependant saisir les mouvements dialectiques à long terme. L'insistance sur la conjoncture condamne à une lecture trop linéaire des faits historiques et force l'analyste à


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Ouellet le pousse à affamer la quasi simultanéité de trois phénomènes structuraux, les pratiques politique, économique et sociale.. Il nous semble, au contraire, plus juste de fonder notre analyse sur l'antériorité de la pratique économique. C'est, le plus souvent, à la suite de bouleversements survenus au sein de la structure économique que s’organisent les rapports sociaux, lesquels provoquent les ajustements politiques rendus nécessaires par les changements survenus aux deux premiers niveaux. Seule une analyse des structures peut cependant saisir les mouvements dialectiques à long terme. L'insistance sur la conjoncture condamne à une lecture trop linéaire des faits historiques et force l'analyste à désarticuler la totalité qu'il étudie en ne retenant, à travers l'étude de courtes périodes, que les faits concomitants. C'est ainsi que Fernand Ouellet peut et doit affirmer la simultanéité des phénomènes structuraux.

Cette attention presque exclusivement portée aux problèmes conjoncturaux condamne Fernand Ouellet à très mal rendre compte des> phénomènes sociaux qu'il étudie. Toute la richesse de ces derniers ne peut ressortir que d'une analyse s’étendant sur de longues périodes et surtout d'une attention toute particulière portée aux éléments structuraux. L'interprétation que donne Fernand Ouellet de la Conquête et des événements de 1837-38 est à cet égard assez révélatrice. La Conquête n'a, selon lui, que très peu d'importance historique puisque la conjoncture coloniale demeure inchangée. Certains éléments structuraux varient, il l'admet, mais il minimise les effets des bouleversements qu'ils provoquent (changement de métropole et de structure politique coloniale). Son analyse de la Rébellion de 1837 reflète les mêmes limites. Il écrit de façon significative : "Tout se passe comme si

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l'événement - (la Conquête) - avait envahi à retardement - (nous sommes en 1837) - la conscience collective et déclenché toute une série de réflexes défensifs." (8)

Enfermé dans les limites de ses analyses conjoncturelles, Fernand Ouellet semble incapable d'expliquer les phénomènes sociaux de longue durée. N'ayant pas réussi à déceler l'importance des bouleversements structuraux provoqués par la Conquête, il ne peut rendre compte du projet des Patriotes qu'à travers l'explication d'un phénomène de projection psychologique sur l'Anglais. Les événements de 1837-38 n'ont rien d'une réaction à retardement. Les Patriotes ne sont pas en retard d'une conjoncture 1 Les événements sont l'aboutissement d'un processus historique global et dynamique de colonisation. La Conquête et l'Insurrection ne sont pas des faits statiques, mais bien des phénomènes qui constituent les deux pôles d'un déroulement historique provoqué par des bouleversements structuraux.



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Notes:

(1) Foucault, Michel : Les mots et les choses, (Paris, Gallimard, 1966), pp. 229-230.
(2) Staline, Joseph : Le marxisme et la question nationale, (Paris, Éditions sociales, 1953), p. 33.
(3) Staline : op. cit., p. 35.
(4) Frank, André Gunder : Sociology of Development (Buffalo, Catalyst) no 3, 1967.
(5) Ouellet, Fernand : Histoire économique et sociale du Québec 1760-1950, (Montréal, Paris, Fides, 1966), p. 26.
(6) Creighton, D.G. : The Commercial Empire of the Saint-Lawrence ; (Toronto, Ryerson Press, 1937), p. 90.
(7) Ouellet, Fernand. Histoire économique et sociale du Québec 1760-1850, (Montréal, Paris,
Fides, 1966), p. 26.
(8) Ouellet, op. cit., p. 334

Retour au texte de l'auteur: Gilles Bourque Dernière mise à jour de cette page le Mardi 14 janvier 2003 16:14
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
 



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