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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Gilles Bourque, Gilles BOURQUE [sociologue, UQAM], “Le Parti québécois dans les rapports de classes”. Un article publié dans la revue Politique aujourd'hui, Paris, no 7-8, 1978, pp. 83 à 91. [Dossier: Québec: de l'indépendance au socialisme] [Autorisation accordée par l'auteur le 11 juillet 2004 de diffuser tous ses travaux.]

Texte intégral de l'article

Canada : pays capitaliste, terre d'oppression nationale. Cela va presque sans dire. L'histoire de ce pays illustre de façon ni plus ni moins exemplaire, comment le capitalisme se tisse, se reproduit et s'appesantit dans l'oppression nationale. Le Canada, comme la France, comme la Belgique, comme l'Angleterre, comme l'Espagne... structure un univers d'inégalité et de domination posant la réalité dans la différence comme un opprobre quotidiennement renouvelé. Le procès d'affirmation de la bourgeoisie canadienne, le procès de domination du marchand, de l'assureur et du banquier, types caractéristiques de bourgeois de ce pays, s'appuie d'entrée de jeu sur une conquête militaire dont il n'a pas cessé de reproduire les effets même s'il les a fondamentalement transformés.

Québec, Acadie : pays du refoulement, nations honteuses des laissés à la traîne du développement industriel. L'accumulation capitaliste s'y maquilla d'artifices nationaux : l'esprit des uns, paraît-il, n'était pas de même nature que celui des autres. L'entrepreneurship, comme on dit si joliment, l'esprit d'entreprise, celui du capitalisme et du progrès, la rationalité pour tout dire, parlait anglais. Il ne restait aux francophones qu'à s'adapter, il ne leur restait qu'à adopter la nouvelle configuration des valeurs qui permettrait à tous les peuples attardés de cette planète de rattraper les plus inspirés. J'accumule, tu accumuleras. Il suffit de vouloir, il suffit de pouvoir se donner l'esprit qu'on devrait avoir. Et si les progrès ne sont pas assez rapides, tant pis pour les Métis de l'Assiniboine qui seront écrasés dans le sang, tant pis pour les Amérindiens de la Baie James qui perdent leur univers socio-économique (ceux-là, d'ailleurs, on peut toujours les parquer dans des réserves) ; tant pis pour les Acadiens qui sont parfois distraits et qui pensent souvent à autre chose qu'à l'accumulation capitaliste ; tant pis pour les Québécois qui refusent de reconnaître l'harmonie principale de la société post-industrielle technostructurée et soi-disant multiculturelle.

L'articulation des modes de production se donna donc ici des formes nationales : les Acadiens à la pêche ; les Québécois dans les champs ; les Amérindiens... ailleurs de toute façon. Le terrain était ainsi relativement libre pour s'occuper des choses sérieuses. La bourgeoisie canadienne allait parler anglais. Appuyée par la bourgeoisie de la mère-patrie dont elle ne fut au début qu'une excroissance, elle accumula d'abord dans le commerce des fourrures, puis dans ceux du bois et du blé. Bourgeoisie essentiellement coloniale, elle s'appuyait sur la fraction de la bourgeoisie anglaise la moins progressiste, celle des landlords et des marchands coloniaux. Opposée au libre-échange, elle a cherché à accumuler dans le commerce des matières premières non transformées en profitant de la protection douanière dans la mère-patrie. Quand les whigs s'affirmèrent en Angleterre et imposèrent le libre-échange, cette bourgeoisie essentiellement coloniale fut forcée de se donner un marché et un État national. Contrairement à la plupart des anciennes colonies, l'indépendance politique du Canada n'a pas été arrachée de chaudes luttes, mais « donnée » à une bourgeoisie bancaire et marchande qui ne savait trop qu'en faire. On se chercha donc un marché. Du côté des États-Unis, d'abord, qui étaient en pleine guerre de Sécession et avec qui on signa un traité de libre-échange sur certains produits naturels contre la cession d'un droit de pêche. Mais la porte se referma vite, la bourgeoisie yankee n'étant guère portée au partage. La bourgeoisie canadienne se trouva donc forcée de se créer un marché en rassemblant les colonies du British North America. L'opération fut assez simple : la construction de chemins de fer pour relier les différents points du marché et la création de l'État national canadien fusionnant les colonies du British North America. Comme on peut le constater, il ne s'agit nullement ici de la création d'un État centralisé par une bourgeoisie à dominante industrielle... Bien au contraire, tout au long de son histoire, la fraction dominante de la bourgeoisie canadienne s'est spécialisée dans la circulation : elle n'est dominante que dans les secteurs commercial et financier (dans le sens restreint du terme) et dans le domaine des transports et communications. La bourgeoisie financière canadienne, il faut insister, n'est pas une bourgeoisie financière au sens léniniste d'interpénétration des banques et de l'industrie. Elle se cantonne principalement dans le domaine bancaire, finançant l'impérialisme, principalement américain, qui contrôle l'industrie canadienne dans une proportion inégalée dans aucun pays industrialisé. Après avoir été le lieu où se concentrait le plus de capital anglais par habitant dans le monde à la fin du XIXe siècle, le Canada est devenu, un siècle plus tard, le pays qui a le douteux privilège d'accueillir la plus grande proportion de capital américain.

Sans être une bourgeoisie compradore, la bourgeoisie canadienne ne présente pas les traits d'une véritable bourgeoisie nationale, si l'on entend par ce terme une bourgeoisie qui pourrait affirmer une politique économique relativement autocentrée.

Si la bourgeoisie du Canada demeure assez forte pour empêcher la pénétration massive du capital américain dans le secteur bancaire, sa fraction dominante ne peut ni ne semble disposée à remettre sérieusement en question la domination massive du capital américain dans le domaine des matières premières et dans le secteur industriel. Au contraire, en même temps qu'elle finance l'impérialisme sur place, la bourgeoisie canadienne s'inscrit elle-même dans la chaîne impérialiste en reproduisant à la périphérie ses caractéristiques dominantes, y investissant surtout dans les secteurs bancaires et commerciaux ainsi que dans le domaine des moyens de communication.

Ce très court rappel nous aura permis de constater le peu de « profondeur historique » de ce pays. Cette bourgeoisie relativement faible économiquement, relativement timorée politiquement, n'a jamais pu soutenir une idéologie nationale véritablement articulée. Ce pays n'a jamais été autre chose qu'une mosaïque plus ou moins bien cimentée. Soumis à des pressions régionales séparant le pays d'est en ouest, l'État canadien a hérité et a dû gérer des conflits nationaux tout au long de son histoire : rébellions au Bas Canada en 1837-38 ; soulèvement des Métis de l'Assiniboine en 1885 ; lutte des Québécois contre la conscription en 1914 et en 1940 ; multiples luttes des Amérindiens contre la spoliation de leurs terres ; réveil national des Acadiens ces dernières années. C'est donc dire que la question québécoise actuelle n'est pas fortuite. Elle se pose à la fois comme question régionale et comme question nationale au sein d'un État qui n'a jamais su être autre chose qu'une structure mal intégrée, soumise à de constantes pressions à l'éclatement.

Cette tendance structurelle à l'éclatement, est-il besoin de le souligner, est renforcée par l'approfondissement de l'emprise américaine qui vient accentuer le déséquilibre régional. Il favorise l'aggravation des conflits nationaux, là où se conjuguent question régionale et question nationale. Le Québec n'est, à ce titre, qu'un exemple de situations similaires qui commencent à se multiplier au sein du centre impérialiste, L'affermissement de l'impérialisme américain tend à y produire un double phénomène. La plupart des bourgeoisies, tout en demeurant des forces impérialistes au niveau mondial, sont de moins en moins capables de soutenir des politiques économiques véritablement autocentrées. Elles deviennent ainsi de plus en plus vulnérables. De plus, sous l'effet du même impérialisme, les inégalités régionales s'accentuent et se déplacent sans que les bourgeoisies dominantes puissent intervenir de façon efficace au niveau de la politique économique. Les tensions provoquées par l'affaiblissement des fractions bourgeoises dominantes et l'accentuation des déséquilibres régionaux ont donc pour effet d'aggraver les problèmes régionaux et de faire de la question nationale un terrain favorable à l'accentuation des contradictions du capitalisme.

Ces nouvelles formes de conflits nationaux posent un défi à l'analyse. Elles ne renvoient ni à la forme classique de la création des États nationaux, ni à la forme coloniale qu'elle a prise dans le mouvement de décolonisation. Il s'agit bien de fournir des éléments propres au traitement de la question nationale intérieure considérée, jusqu'à ces dernières années, comme une question plus ou moins révolue, sinon très secondaire, voire même folklorique. Il nous faut donc éviter de procéder par amalgame et d'appliquer des recettes toutes faites empruntées aux formes classiques de la question nationale.

La petite histoire de l'analyse du Parti Québécois est à ce propos très instructive. On a d'abord voulu en faire le parti de la bourgeoisie nationale québécoise engagé dans un mouvement de décolonisation. Est-il besoin de souligner que le Québec n'est pas davantage une colonie du Canada que sa bourgeoisie n'est une bourgeoisie nationale. Faisant partie d'une bourgeoisie régionale à dominante non monopoliste, les bourgeois qui ont le Québec comme base d'accumulation et qui s'appuient principalement sur l'État québécois manquent d'une base d'intégration pouvant leur donner la cohérence économique nécessaire pour se constituer d'eux-mêmes en force sociale pleinement articulée. Cette difficulté de l'analyse en a poussé plusieurs à présenter le Parti Québécois comme un parti petit-bourgeois. On a surtout parlé d'un parti de la nouvelle petite -bourgeoisie. Cette façon d'aborder la question s'inscrit parfaitement dans la problématique du nationalisme de gauche qui s'est développée dans l'historiographie et la sociographie récentes du Québec. La collectivité québécoise, affirme le nationalisme de gauche en s'opposant au nationalisme traditionnel, est traversée par des rapports de classes antagonistes. Mais la particularité de ce courant de pensée est de poser plus ou moins clairement deux structures nationales de classes : il y aurait des classes francophones et des classes anglophones. Comme on peut le constater, si l'analyse devient plus subtile, elle n'échappe guère aux canons de l'idéologie nationaliste. L'effet de cette problématique dans l'historiographie est de nier l'existence d'une bourgeoisie québécoise, si faible soit-elle. L'histoire de la lutte des classes dominantes au Québec serait celle d'une lutte entre la bourgeoisie anglophone et la petite-bourgeoisie francophone (traditionnelle, urbaine, puis nouvelle). on considérera bien sûr qu'il y a des bourgeois francophones, mais ces derniers étant très peu nombreux feraient par définition partie intégrante de la bourgeoisie canadienne. Cette approche permet de faire du Parti Québécois, un parti de la nouvelle petite-bourgeoisie. Cette dernière, ayant remplacé la petite -bourgeoisie traditionnelle des notables, voudrait faire l'indépendance politique pour se servir de l'État dans le sens de ses intérêts de classe. Le développement d'un État souverain donnerait plus de « places » à ces petits-bourgeois : enseignants, fonctionnaires hautement scolarisés et professionnels. L'intervention de l'État dans l'économie, le développement des sociétés d'État chères au projet péquiste permettraient de trouver des places aux professionnels de l'entreprise qui souffrent d'une discrimination nationale effective dans le domaine privé : aussi bien au niveau des salaires qu'à celui de l'accès aux postes de commande. À la limite, on concédera que cette nouvelle petite-bourgeoisie pourrait éventuellement se transformer en une sorte de bourgeoisie d'État aux contours plus ou moins mal définis.

Nonobstant les présupposés nationalistes des thèses que nous venons d'évoquer, il est clair que la difficulté du problème renvoie à la pauvreté de la réflexion sur la question régionale dans son ensemble. L'analyse des classes dans les États capitalistes s'est trop souvent satisfaite d'une vision centraliste présentant la lutte des classes au seul niveau national et considérant la région comme le lieu des petits potentats localistes à saveur le plus souvent pré-capitaliste. Les contradictions régionales que subissent actuellement la plupart des États centraux exigent l'élaboration d'une conceptualisation plus adéquate. Ceci est d'autant plus urgent que cette pauvreté théorique permet, dans le domaine national, de créer des illusions qui ne sont pas sans effet politique.

Pour faire avancer le débat, il nous semble important de tenir compte de trois aspects fondamentaux : l'effet de J'affirmation du capitalisme monopoliste, la nature de la bourgeoisie régionale et le poids spécifique de la question nationale.

La question de la bourgeoisie québécoise d'abord. S'il ne fait aucun doute qu'il y a des bourgeois au Québec, y a-t-il une bourgeoisie québécoise ? Nous définirons la bourgeoisie québécoise comme une classe dont la base d'accumulation est d'abord québécoise et qui s'appuie principalement sur l'État provincial pour défendre ses intérêts. Ceci n'exclut pas que ces bourgeois québécois aient des entreprises ailleurs au Canada, ni même qu'ils profitent à l'occasion de subventions, de lois ou de réglementations de l'État fédéral (ni même d'ailleurs que quelques-uns d'entre eux soient anglophones). Il s'agit ici d'un point d'ancrage économico-politique et non de fermeture ou d'exclusivisme. Nous ne prendrons ici que quelques exemples : Pierre Péladeau, propriétaire d'une impressionnante chaîne de journaux francophones québécois vient de lancer un journal à Philadelphie aux U.S.A.; ceci n'empêche nullement qu'on puisse le considérer d'abord et avant tout comme un bourgeois québécois. Au contraire, Paul Desmarais, président de Power Corporation et aussi propriétaire d'une chaîne de journaux québécois, dirige un complexe économique à dominante financière et des moyens de communication, ce qui le rattache d'emblée à la fraction dominante de la bourgeoisie canadienne qui défend ses intérêts à partir de l'État fédéral. De même, le mouvement coopératif Desjardins dont le réseau financier est limité par les lois restrictives du gouvernement fédéral a tout intérêt à s'appuyer sur l'État provincial et à favoriser son développement...

Ces considérations ne sont que des illustrations, sinon des indices initiant une recherche en train de se faire. Il nous semble cependant légitime d'affirmer l'existence d'une bourgeoisie québécoise qui a objectivement intérêt à voir se renforcer l'État québécois. Mais la caractéristique de cette bourgeoisie est d'être, comme toutes les bourgeoisies régionales, une bourgeoisie éclatée, sans cohérence politico-économique évidente. À dominante non monopoliste, cette bourgeoisie québécoise ne domine aucun secteur important de la vie économique régionale et n'a de présence privée significative que dans le secteur financier (au sens restreint), dans celui des services ainsi que dans le secteur agro-alimentaire. De plus, et ceci nous paraît fondamental, l'analyse de la bourgeoisie québécoise, comme celle de toutes les bourgeoisies régionales, exige que l'on dépasse les formes dans lesquelles se présente le capital, pour toucher au cœur des rapports sociaux. Des partisans de la thèse de la quasi inexistence de la bourgeoisie québécoise passent le plus souvent sous silence des entreprises importantes se présentant comme des sociétés d'État et comme des coopératives. Est-il besoin de souligner, ici comme ailleurs, la nécessité de distinguer entre la propriété économique réelle et la propriété juridique. Ainsi, pour ne prendre que deux exemples, le mouvement coopératif Desjardins, l'un des réseaux bancaire et financier québécois les plus importants, et l'Hydro-Québec (société d'État), l'une des entreprises hydro-électriques les plus importantes au monde, sont des entreprises capitalistes gérées par des agents occupant objectivement des places de la bourgeoisie.

Donc, puisqu'il faut couper court, il nous semble légitime de parler d'une bourgeoisie québécoise en même temps que d'affirmer sa non cohérence, sa dispersion et son extrême faiblesse économique. Il ne s'agit évidemment pas d'une bourgeoisie nationale, mais il ne s'agit pas non plus d'une bourgeoisie compradore qui ne serait qu'une sous-traitante de l'impérialisme. Cette bourgeoisie peut constituer une force sociale, elle intervient politiquement. C'est précisément de la nature de cette intervention dont il nous faut rendre compte.

Il nous faudra, encore une fois, explorer correctement le domaine régional. Le développement du monopolisme, avons-nous souligné plus haut, a transformé les rapports régionaux au sein des États du centre impérialiste. Nous insisterons ici sur trois de ses effets les plus importants : l'accélération de la dissolution des rapports de production pré-capitalistes, la transformation du rôle de l'État et la modification des rapports de classes et des rapports de forces. Le développement d'après-guerre au Québec, sous l'effet principal des investissements américains, a provoqué l'accélération de la dissolution de la petite production marchande dans l'agriculture. Le Québec, au début des années soixante, n'avait plus rien de la société paysanne dont les sociologues fonctionnalistes ont parlé. Ceci veut dire que le Québec d'après-guerre a subi, au niveau des rapports de classes, deux transformations significatives : une prolétarisation accélérée et l'apparition de nouveaux agents sociaux, d'une nouvelle petite -bourgeoisie.

Structure de classes transformée, mais aussi transformation du rôle de l'État : le monopolisme a démultiplié les interventions de l'État, tout le monde le sait. Mais à peu près personne ne s'est intéressé aux effets concrets de cette transformation sur les questions régionales et nationales. Ces effets sont évidents au Québec. Dans un pays comme le Canada, composé d'un État central détenant les leviers fondamentaux du pouvoir économique et de dix États provinciaux ayant surtout des pouvoirs dans les domaines sociaux et culturels, le développement du monopolisme allait provoquer l'accentuation des contradictions politiques.

l'État du Québec s'est en effet transformé de façon significative. il est intervenu massivement dans le domaine de l'éducation et dans le domaine de la santé (jusque-là laissés à l'initiative du clergé). C'est donc dire qu'il s'est donné les appareils nécessaires à l'exercice d'un rôle de premier plan dans la reproduction de la force de travail. Ayant pleine juridiction au niveau des richesses naturelles, il s'est aussi donné des sociétés d'exploration. Il a nationalisé l'électricité et créé une sidérurgie. Au niveau financier, il a drainé l'épargne en créant des régimes étatiques d'assurances. Ceci lui a permis non seulement de financer ses opérations mais aussi de créer des sociétés d'État visant à soutenir l'industrie en la subventionnant. Bref, l'État du Québec est devenu une force économico-politique significative dénombrant un personnel bureaucratique démultiplié (augmentation de la fonction publique de 53% entre 1960 et 1965).

Cette transformation du rôle de l'État québécois a permis la consolidation de nouvelles places dans les rapports sociaux. Les nouveaux petits-bourgeois ont trouvé dans l'État québécois un exutoire d'autant plus idéal à leur désir de promotion que le secteur privé exerce une discrimination aussi réelle qu'évidente à l'égard des francophones. De la même façon, la création d'un grand nombre de sociétés d'État intervenant directement dans l'économie (soit dans le secteur financier, soit dans le domaine de la production) a créé un ensemble de places de direction d'entreprises appartenant objectivement à la bourgeoisie (même si ces entreprises sont juridiquement publiques).

Nous voici donc à la croisée des chemins qui divisent les différentes analyses du caractère de classes du P.Q. : pour les uns parti de la petite-bourgeoisie, pour les autres parti de la petite -bourgeoisie technocratique, pour les autres parti bourgeois. C'est ici qu'il nous semble important d'éviter les analyses monistes qui empêcheraient de rendre compte de la complexité du phénomène. Si, disons-le immédiatement, le Parti québécois nous semble être un parti de la bourgeoisie, il nous paraît très important de montrer 1) pourquoi il ne s'agit pas d'un parti socialement monolithique et 2) comment la question nationale permet à la bourgeoisie québécoise de devenir une force -sociale aussi dynamique.

Commençons par cette dernière affirmation. C'est en partie grâce au développement de l'État, sous l'effet du monopolisme, que la bourgeoisie québécoise peut se développer en force sociale autonome. Dans un État comme le Canada où le pouvoir économique des provinces, si faible soit-il, peut intervenir dans des domaines comme les richesses naturelles et la centralisation de l'épargne, le pouvoir central peut trouver des concurrents redoutables et les bourgeoisies régionales « privées » peuvent rencontrer dans l'État des alliés inespérés pour contrer l'hégémonie de la fraction bourgeoise dominant l'ensemble du pays. Mais cette capacité de se développer en force sociale autonome ne saurait se réduire au simple développement de l'État. L'importance du soutien que peut apporter l'État provincial à telle ou telle bourgeoisie régionale ne saurait être fonction que de la capacité de l'ensemble de la classe à se constituer en force sociale spécifique, c'est-à-dire de son aptitude à affirmer un projet politico-social véritablement autonome. La question nationale prend ici toute son importance. L'existence d'une question nationale historiquement reproduite s'additionnant à la question régionale favorise la formulation d'un tel projet politique. Ainsi une bourgeoisie régionale comme la bourgeoisie québécoise qui, dans une situation « normale », ne devrait jouer qu'un rôle politique marginal peut, grâce à la conjugaison du double phénomène du développement des pouvoirs régionaux et de la question nationale, mettre en danger l'existence même de l'État canadien. C'est dire aussi qu'au sein de cette bourgeoisie dispersée, les éléments bourgeois de l'appareil d'État auront un poids spécifique énorme dans la formulation et la réalisation du projet politique de la bourgeoisie québécoise. Alors que les hauteurs de la bureaucratie, d'appartenance bourgeoise, ne peuvent le plus souvent être directement identifiées à telle ou telle fraction de la bourgeoisie, au Québec, à cause de la question nationale et des luttes bureaucratiques pour le partage des pouvoirs, ces éléments font partie intégrante de la force sociale que constitue la bourgeoisie québécoise et y jouent un rôle déterminant. En ce sens le projet de souveraineté du Parti québécois peut être considéré comme un projet politique visant à affirmer et à renforcer la bourgeoisie québécoise en se servant de l'État provincial devenu souverain pour assurer sa cohérence.

Le Parti québécois n'est pas un parti monolithique, avons-nous souligné. Les analyses dont nous faisons état plus haut présentant le P.Q. comme un parti de la petite -bourgeoisie ne sont pas fausses, elles sont incomplètes. Il est évident, cela crève les yeux, que ce parti recrute dans la nouvelle petite-bourgeoisie une partie importante de son personnel politique militant et de sa clientèle de prédilection. Le péquiste typique est un enseignant ou encore un ingénieur de l'Hydro-Québec. Mais, outre le fait que les têtes politiques dirigeantes de ce parti appartiennent à la bourgeoisie de l'État québécois, il ne faut jamais confondre les intérêts qu'un parti défend en dernière analyse et la situation de classe de ses cadres politiques moyens, des ses députés et de sa clientèle de prédilection. Bien sûr, en cherchant à développer l'État québécois et en luttant contre l'oppression nationale, le P.Q. sert aussi les intérêts de la nouvelle petite -bourgeoisie. Affirmer le caractère bourgeois d'un parti n'est pas prétendre qu'il ne sert que les seuls intérêts de la seule fraction dominante de cette classe. Lorsque nous considérons le P.Q. comme un parti de la bourgeoisie, nous tentons de faire ressortir comment son projet de souveraineté politique vise à transformer la bourgeoisie québécoise en fraction politique hégémonique. Pour rendre compte de la complexité du phénomène, on pourrait ainsi définir le Parti québécois comme un parti à composition principalement petite-bourgeoise, servant en dernière analyse les intérêts de la bourgeoisie québécoise.

Le Parti québécois tend à modifier les rapports de force entre les fractions de la bourgeoisie. Il veut assurer aux bourgeois autochtones une partie plus importante des retombées de l'impérialisme en rationalisant la dépendance du Québec dans la chaîne impérialiste : ainsi les projets d'intervention-participation dans le secteur minier. Le P.Q. demeure cependant un parti pro impérialiste et son projet économique vise surtout à occuper le terrain non investi par le capital étranger. La fraction de la bourgeoisie visée le plus directement est la bourgeoisie canadienne. Le projet péquiste cherche en effet à renforcer les intérêts québécois dans le secteur financier, de telle sorte que l'épargne d'ici serve les intérêts du capital local. On peut dire que le P.Q., dans un premier temps tout au moins, voudrait faire jouer à la bourgeoisie québécoise le rôle que la bourgeoisie canadienne joue dans la chaîne impérialiste.

Nous laisserons à d'autres textes de ce recueil le soin de traiter du rapport entre le P.Q. et la classe ouvrière. Est-il besoin de souligner que le caractère bourgeois de ce parti devient évident lorsque l'on prend en considération les mesures qu'il envisage ainsi que les mesures qu'il a prises dans le domaine des relations de travail. Il ne fait à ce titre aucun doute que ce parti ne défend pas les intérêts de la classe ouvrière. On ne peut guère s'attendre à autre chose d'un parti pro-capitaliste et pro-impérialiste.

Ces deux aspects de sa philosophie taxent d'ailleurs l'ensemble du projet péquiste. Ayant refusé de mobiliser les masses dans une perspective de transformation sociale radicale, on voit mal comment le P.Q. pourra réaliser son projet de souveraineté politique, même s'il est assorti d'une association économique. A moins d'événements provoquant une radicalisation subite de la conjoncture, il faudra s'attendre à une réforme constitutionnelle plutôt qu'à l'éclatement d'un État.

Retour au texte de l'auteur: Gilles Bourque, sociologue (à la retraite), UQAM Dernière mise à jour de cette page le Mercredi 13 juillet 2005 12:49
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
 



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