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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Mimes et parades. L'activité symbolique dans la vie sociales (1995)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Josiane Boulad-Ayoub [Professeure titulaire de philosophie, UQAM], Mimes et parades. L'activité symbolique dans la vie sociale. Paris: Éditions l'Harmattan, 1995, 382 pp. Collection: La philosophie en commun. [Autorisation formelle accordée, le 6 janvier 2005, par Mme Boulad-Ayoub, de diffuser toutes ses publications. Le 24 octobre 2005, Mme Ayoub m'autorisait à diffuser ce livre en version intégrale.]

Introduction

I. LA QUESTION DE L’IDÉOLOGIE ET LA TRADITION MARXISTE
a) Un embarras ontologique
b) Un embarras épistémologique
c) Une tactique d’inversion
d) Une refonte méthodologique
II. L’ACTIVITÉ SYMBOLIQUE À VALENCE IDÉOLOGIQUE
a) Le cheminement
b) Le départ
c) Le «détour» par le côté d’Althusser
d) La première demande
e) La deuxième demande
f) Le programme de recherche
g) Problèmes ontologiques
h) Problèmes épistémologiques
i) Le modèle de la mimêsis
III. LA COMPOSITION D’ENSEMBLE
a) Les articulations
b) L’homme agonique

I. LA QUESTION DE L’IDÉOLOGIE ET LA TRADITION MARXISTE

Un bilan critique des problématiques relatives aux propriétés de l’instance idéologique et à ses relations conceptuelles avec les autres instances sociales, permet assez vite d’en dégager les apories — bilan qui a joué, en fait, le rôle du moment négatif dans l’élaboration de ma réflexion sur l’activité idéologique. Deux embarras centraux ont tôt fait d’apparaître, tous deux initiés, j’imagine, par le statut conféré à l’idéologie dans l’Idéologie Allemande, la première référence marxiste sur la question. Le texte de Marx et de Engels en articulant la définition de l’idéologie comme l’antonyme du vrai et du réel aura été lourd de conséquences négatives sur les conceptions matérialistes subséquentes de l’idéologie; je l’ai déjà mis en évidence ailleurs.

a) Un embarras ontologique

L’idéologie est dans l’ensemble cataloguée comme une force (passive) de reproduction; partant, les diverses conceptions éprouvent une certaine difficulté à préciser, autrement que par des métaphores, les mécanismes de l’articulation entre, d’une part, cette force de reproduction qualifiée de passive et, d’autre part, les autres forces sociales de production, dites actives. Tout se passe comme si, dans un premier moment, on transposait sur le plan objectif du corps social la discussion du «mind-body problem» que l’on situe habituellement sur le plan subjectif, et, dans un deuxième moment symétrique du premier, on faisait alors resurgir les mêmes formes de réponse, mais cette fois à propos des rapports entre les composantes idéelles et physiques du social.

On répète également au registre individuel la coupure entre pratiques et représentations qui «accompagnent» ces pratiques sans pouvoir spécifier non plus sur quel (s) mode(s) se fait (ou se font) cet accompagnement, appelé aussi «investissement». Le mystérieux concept d’habitus particulier à Bourdieu ne m’apparaît ici d’aucun secours: il baptise nominalement le problème plus qu’il n’aide à le résoudre. Et comment cette situation pourrait-elle changer tant que les philosophes ou les sociologues ne se seront pas mis à l’écoute du discours contemporain des neuro-sciences sur le problème de la représentation, et de ce qu’il a à nous dire sur les bases neurologiques et physiologiques de sa production?

Il semblerait, tout compte fait, que l’on n’ait guère progressé au-delà des intuitions des sensualistes du XVIIIe siècle pour lesquels «juger» était «sentir». Ces derniers avaient pourtant engagé sans ambiguïtés l’analyse des faits de conscience dans la voie du matérialisme physiologique. Tel sera du reste l’objectif avoué des «Idéologistes» du début du XIXe siècle qui recueillent ces intuitions et qui tentent de développer les fondements matériels des processus cognitifs. On se rapportera aux travaux du médecin Cabanis, par exemple, dont le traité Rapports du physique et du moral (1802) constitue comme le versant «technique» des Éléments d’Idéologie (1801-1815) de Destutt de Tracy, le véritable fondateur de la «science des sciences», comme il appelait l’idéologie. On dirait que le matérialisme scientifique actuel, faute d’exploiter comme son prédécesseur des Lumières, les données scientifiques contemporaines pour s’attaquer au problème des rapports psychophysiologiques ou socio-biologiques, nous ramène au mieux au temps où Descartes, impatienté par les objections qu’on adressait à sa thèse de l’union substantielle de l’âme et du corps, répondait que cela se sentait (s’éprouvait) mais ne pouvait ni se savoir, ni se concevoir.

Ce serait au postulat que l’on peut retrouver aussi bien dans la pensée idéaliste que matérialiste de l’idéologie, le postulat ontologique stipulant le dualisme de la réalité sociale, que l’on doit sans doute cette carence à fonder une explication satisfaisante de la nature spécifique de l’idéologie: une force à part entière dans le concours des forces sociales. Du coup, avec la tendance à hiérarchiser la place de l’idéologie par rapport aux autres déterminations sociales, à valoriser ontologiquement son statut ou au contraire à le minimiser, s’ensuit l’incapacité à modéliser de manière dynamique les processus qui jouent aux divers paliers sociaux en rendant compte de leurs interactions ou de leur interdépendance. En revanche, si, comme je l’avance, on part de l’unité matérielle des forces qui déterminent la réalité sociale sous ses aspects symboliques et pratiques, on pourra, au moins, faire une part ontologique égale aux processus symboliques-idéologiques dans l’analyse des composantes sociales; et les estimer tout aussi décisifs pour l’explication des transformations sociétales que les processus ressortissant à la production et à la reproduction économique ou encore à l’organisation du politique.

Le bénéfice épistémique s’entrevoit alors; le bénéfice que j’espère retirer, d’une part, du monisme matérialiste posé comme postulat ontologique initial, d’autre part, de l’hypothèse directrice de ce travail selon laquelle l’idéologique est rabattu sur le symbolique, ou, plus précisément, selon laquelle les systèmes idéologiques seront considérés comme des sous-systèmes symboliques. Faisant table rase des topiques sociétales du marxisme classique qui privent l’idéologie à la fois de réalité, d’autonomie et d’efficacité historique, je me débarrasse du coup de leurs présupposés ontologiques dualistes: la voie est désormais libre pour un redécoupage du champ conceptuel qui aboutisse à la construction de nouveaux objets intellectuels.

b) Un embarras épistémologique

Un deuxième embarras où s’empêtre la course, qu’on eût pourtant souhaitée «conséquente», de la théorie de l’idéologie, se dégage de l’examen des thèses marxistes. La caractérisation de l’idéologie comme reflet (inversé) des rapports réels s’accompagne de la dénonciation de son effet inversant, c’est-à-dire déformateur et mystificateur eu égard à la connaissance de ces rapports, dénonciation qui a bientôt fait de supplanter l’explication de l’effet constaté. La tradition gnoséologique marxiste s’entend sur la réduction de l’idéologie à une mauvaise explication de la réalité (sociale ou historique) ou encore à une erreur de conception du fait social en cause. De même que tout à l’heure une première dichotomie opposait l’idéologie à la réalité matérielle comme l’opposition entre l’être et l’apparaître, de même ici la deuxième dichotomie sépare l’idéologie/ivraie du bon grain de la connaissance et de la science, la doxa de l’épistêmé. La valeur objective du «savoir» idéologique étant ainsi discréditée, on comprend pourquoi il faudra attendre aussi longtemps, précisément jusqu’à Althusser, pour que la question de l’idéologie, et d’une «science de l’idéologie», puisse être (académiquement) envisagée sans que les connotations péjoratives dont la malheureuse notion a été entourée, et l’est encore, ne portent ombrage à la validité de son étude.

c) Une tactique d’inversion

Ceci étant, il reste au moins un obstacle conceptuel au développement d’une théorie générale de l’idéologie et, par suite, un piège méthodologique à déjouer. Si l’idéologie tire ainsi, dès le début, statut et fonction de son rapport opposé à la réalité et à la connaissance vraie, seule une tactique délibérée d’inversion pourrait alors venir à bout de ce qui bouche l’horizon spéculatif et pallier piège et obstacle. Il s’agira, dans le premier cas, (l’obstacle conceptuel), de restaurer la dignité ontologique de l’idéologie comme force à part entière dans le concert de la vie sociale: s’attacher à défaire le trait d’égalité entre «irréalité» et «idéologique» imposé par la tradition marxiste et à travers lequel s’est pensée, pour un siècle, l’efficacité historique de l’idéologie. C’est ce que je disais tout à l’heure sur la nécessité (et l’intérêt) de poser, dès le départ, des préliminaires ontologiques compatibles avec une représentation homogène de la réalité sociale.

Le piège méthodologique à éviter est lié au déclin dans la tradition marxiste de la discussion de l’efficace du «faux», autrement dit de l’efficacité sociale de l’idéologie, et par raccroc, à l’occultation, au demeurant surdéterminée politiquement, de la question de l’idéologie dominée ou plutôt des idéologies dominées. Je préfère appeler plus justement au pluriel de tels processus afin ne pas identifier au seul «parti prolétarien» le travail de résistance à la domination qui se livre à l’intérieur de tous les appareils sociaux. L’attitude «chosiste» à l’égard de l’idéologie, relayée par une tendance irrépressible à joindre la représentation idéologique aux aperceptions de la «fausse conscience», a hypothéqué, de manière embarrassante jusqu’à présent, l’étude désintéressée des manifestations idéologiques. Ces deux types de démarche ont aussi bien empêché une appréciation de l’économie constitutive des «effets idéologiques» qui ne soit pas entachée de moralisme ou de partisanerie. Il serait temps de se dégager de l’ornière où ces positions néo-scolastiques ont fait aboutir la recherche en ce domaine et de réévaluer le caractère péjoratif, prétendu inévitable, qu’on se plaît généralement à attribuer à l’idéologie. Nous sommes précisément en face d’un effet... «idéologique»: cette jonction que la tradition marxiste a opéré entre idéologie et conscience fausse — s’occupant de l’idéologie dominante, sans s’attarder, et pour cause, à l’idéologie dominée — ressortit davantage à un travail de légitimation conceptuelle à l’intérieur des luttes de la conjoncture politique qu’à celui d’une discussion sérieuse des déterminants théoriques aboutissant à ce mouvement de jonction, per se.

Loin de soutenir qu’une telle jonction soit indispensable (ou profitable ou souhaitable) à la théorie de l’idéologie, je m’en détournerai, ne serait-ce qu’en faisant appel au rôle pratique de l’idéologie souligné tout au long par la tradition marxiste. Althusser, toujours lui, ne parlait-il pas expressément de la «fonction pratico-sociale» de l’idéologie qui l’emporte sur son rôle gnoséologique? De deux choses l’une: ou bien l’on s’accroche à une conception substantialiste et immobiliste de l’idéologie pour décréter qu’un discours ou une pratique sont toujours-déjà idéologiques de part en part, ou bien on prend au sérieux les notions de processus et de mouvement qui sont au coeur de la pensée marxiste pour s’efforcer de poser les conditions du devenir idéologique d’un discours ou d’une pratique. De même, si l’on est attentif à la thèse de l’appréhension relationnelle des phénomènes, primordiale dans l’épistémologie marxienne, on n’aura pas à chercher longtemps où centrer le foyer de son examen. On analysera la logique du mouvement qui lie le «sujet» et l’objet au cours de l’activité représentative pour pouvoir reconstituer le fonctionnement différentiel de l’idéologème (son processus de production) et mettre au jour les critères d’idéologisation du discours ou d’une pratique socio-symbolique.

d) Une refonte méthodologique

Je crois donc à la nécessité d’une refonte méthodologique (pour ne pas dire d’une révolution épistémologique) dans le domaine de la «critique de la raison idéologique». Cette refonte aura pour mot d’ordre de traiter de l’idéologie en la posant avant tout comme une activité sociale. Cela signifie faire l’inventaire des producteurs d’une telle activité et de ses produits, détailler les buts que poursuit le «sujet idéologique», spécifier les objets auxquels celui-ci s’applique, reconnaître les stratégies qu’il déploie au cours de l’action idéologique, enfin distinguer parmi tout ce qui est subsumé sous la catégorie clé de «fonction pratico-sociale», avant de disserter sur le caractère «transhistorique» de l’idéologie, de gloser sur sa valeur gnoséologique ou encore de présumer de son effet de méconnaissance-reconnaissance.

Tel sera en tout cas le tracé méthodologique de la voie que je m’apprête à suivre dans ces pages: faire appel à la conceptualité systémique pour analyser la nature du processus idéologique, son action, les conditions de son développement ainsi que ses relations à l’environnement social approprié, discursif et pratique. Quant à jauger de la valeur de «connaissance» de l’idéologie, il serait sans doute plus opératoire d’abandonner la traditionnelle opposition erreur-vérité dans laquelle on l’enferme pour lui substituer la notion de valeur sémantique ou mieux stratégique d’un dispositif herméneuticokaïrique [1]. Ce genre de critère moins épistémique que pratique et qui fait signe vers les «stratégies de l’interprète», pour reprendre tout en la sollicitant quelque peu une formule à la Dennett, me semble plus appropriée à la situation, disons éristique, au sein de laquelle le sujet-agent construit un idéologème quelconque.

Cette substitution suppose cependant trois choses: tout d’abord qu’on se rallie, sur le plan de l’explication, aux positions d’un individualisme méthodologique même mitigé; ensuite qu’on accepte l’idée de l’idéologisation, c’est-à-dire l’idée qu’un produit symbolique quelconque est susceptible de prendre, sous certaines conditions, ce que j’appelle une valence idéologique; et enfin que le processus d’idéologisation ne s’engage que dans un contexte (ensemble discursif et/ou pratique) conflictuel, ou mieux éristique, comme je le disais tout à l’heure.

Il sera donc prévisible qu’un idéologème, une fois constitué, ne tire surtout sa valeur qu’au double titre: a) de sa fonction sociale, un instrument de lutte, et b) de son utilité par rapport aux fins que poursuit le sujet-agent, son auteur, dans un contexte (ensemble discursif et/ou pratique) donné.

Un idéologème quelconque n’a pas tant à être vrai ou faux, il doit se révéler plus ou moins adéquat, plus ou moins opportun, plus ou moins efficace. Bref, la valeur d’un idéologème se mesurera au degré de sa réussite; réussite qui, elle-même, est fonction tant de la configuration de la scène sociale (la conjoncture politique) où apparaît l’idéologème que des objectifs de son producteur. C’est ce que je propose d’appeler la valeur kaïrique. Un bon exemple de la valeur kaïrique d’un idéologème nous est fourni par L’Encyclopédie qui, sous ses aspects idéologiques, a représenté une machine de guerre redoutable servant admirablement le «parti des Philosophes» dans leur lutte contre l’Ancien Régime. Voyons maintenant pourquoi je suggérais tout à l’heure de joindre «herméneutique» à ce qualificatif de kaïrique.

Je tiens, en effet, qu’avec le «sujet idéologique» nous avons affaire, en réalité, à un sujet-agent qui interprète un objet, un événement, une occurrence sociale quelconque en fonction des enjeux directement polémiques et indirectement politiques qu’il poursuit. Et c’est précisément cette «interprétation», discursive ou pratique, c’est cette interprétation devenue idéologème dont le sujet-agent social veut faire triompher la «vérité»; comme, inversement, il s’attachera à dénoncer la «fausseté», les méfaits ou le danger de tel discours ou de telle pratique dans le cas où il se confronte à un idéologème (du même objet, événement ou occurrence sociale) concurrent ou rival du sien.

Ces changements de perspective suffisent à déplacer le terrain d’investigation théorique et à le situer en aval, pour ainsi dire, du phénomène idéologique plutôt qu’à son amont. Et, aussi bien, puisque l’on soupçonne que toute représentation ou toute pratique symbolique ne saurait être par elle-même idéologique mais que certains de ses aspects sont, en revanche, susceptibles de le devenir, apparaîtra-t-il plus expédient de construire l’objet théorique de sa recherche en respectant la «règle» de l’aval, c’est-à-dire en s’appuyant sur les procédures et les stratégies de description empiriques et inductives.

Ne prenant donc jamais d’avance une représentation ou une pratique socio-symbolique donnée pour idéologique, la recherche sera délibérément restreinte à la caractérisation de la (ou des) fonction(s) qu’une telle représentation ou qu’une telle pratique assure dans l’espace socio-symbolique. On remontera ensuite par la (ou les) fonction(s) jusqu’à l’identification des aspects idéologiques de ladite représentation ou de ladite pratique. Autrement dit, chercher les déterminations idéologiques d’une représentation ou d’une pratique socio-symbolique quelconque reviendra à mener à bien deux tâches, suffisamment difficiles au demeurant: reconstruire la logique de l’activité idéologique et spécifier les effets sociaux exercés par son auteur ou par ses productions dans le système social considéré ou dans l’un de ses sous-systèmes.

II. L’ACTIVITÉ SYMBOLIQUE À VALENCE IDÉOLOGIQUE

Les problèmes auxquels j’aurai nécessairement à faire face dans la reconnaissance que j’entreprends du territoire idéologique, si largement encore terra incognita, ne se sont que progressivement dessinés à mes yeux. Les difficultés dans lesquelles, depuis Marx, s’est empêtrée la théorie matérialiste de l’idéologie, le caractère inachevé des indications de son «père fondateur», leur développement inégal, auront d’abord servi à me faire prendre conscience de mes réticences, voire de mon impatience, tel que je viens de l’expliciter. Mise au pied du mur, je me suis alors sentie obligée d’éclaircir la nature de mon embarras, et, par suite, de préciser les questions que je devais poser à l’orée de ma propre démarche. Auparavant, je tiens cependant à évoquer brièvement le cheminement intellectuel par lequel je suis passée. Moins par complaisance, je crois, que par souci de témoigner de mes dettes envers les diverses sources intellectuelles qui ont influencé le cours de ma réflexion. Je voudrais aussi tâcher de prévenir autant que possible les méprises, souvent inévitables, au sujet des orientations conceptuelles que j’ai données à mon programme de recherche.

a) Le cheminement

Depuis les bouleversements de la conjoncture politique, la relative faillite de la théorie althussérienne de l’idéologie, les effets objectifs des recherches marxistes contemporaines, ma volonté d’en découdre avec la question éternelle de l’idéologie s’était bien longtemps résumée à ce que Sartre jadis appelait une «nolonté». Je ne voulais plus avoir affaire à une cause dont les tenants et les aboutissants disparaissaient sous un épais brouillard théorique. Je ne me faisais pas beaucoup d’illusions: il s’agissait pour beaucoup d’un enthousiasme déçu. Une histoire banale que j’ai partagée avec bon nombre des intellectuels de ma génération: une séduction intellectuelle, puis, un désabusement progressif; ce dernier état logiquement suivi, à son tour, par une sorte d’impuissance discursive à continuer d’honorer, comme si de rien n’était, la ci-devant Trinité: Idéologie, Théorie, Société. Cafouillage conceptuel, instabilité des thèses, embrouillamini des définitions, le bateau prenait eau de toutes parts. La situation, pour ceux qui s’obstinaient à mener la guerre, philosophico-politique, de «l’idéologie en général» et du «Tout complexe structuré à dominante» n’était guère brillante, pour ne pas dire carrément ridicule. La fin du marxisme structuraliste se faisait dérisoire.

En dépit de l’atmosphère funèbre, des mines déconfites, il fallait croire pourtant que la vie continuait. Un premier tressaillement me prit lorsque je tombai sur des textes qui traitaient de la dialectisation de la théorie de l’idéologie en même temps que de la question «pointue» de l’idéologie dominée à laquelle pourtant avait été réservée jusqu’à présent la portion congrue. La vivacité philosophique de ces écrits finit par secouer mon marasme et par me rejeter dans les aventures théoriques; il est vrai aussi que la lecture des matérialistes des Lumières dans laquelle j’avais fait retraite, faute de poële hollandais, avait agi comme un tonique. Je sortais de l’état de nolonté pour entrer dans une phase critique; je méditais avec liberté sur la complexe simplicité des lignes marxistes de travail [2], non pas nécessairement pour m’attacher à ruiner les fondements de l’édifice mais pour réévaluer les principes «sur lesquels toutes mes anciennes opinions [sur les structures de l’idéologie] étaient appuyées», comme Descartes m’avait appris à le faire, quoiqu’il puisse en coûter de frais de déménagement! C’est alors que je fus mise fortuitement en contact avec la pensée systémiste; je le dis sans fards, un grand élan me prit. J’étais enfin en présence d’un outillage conceptuel rigoureux, d’une méthode intransigeante lesquels, je le pressentais, pouvaient donner corps aux intuitions qui s’étaient lentement formées en moi au cours de ma phase critique, insuffler à nouveau mouvement et puissance à la machine matérialiste qui avait semblé, pour un moment, s’être enrayée.

Je le sais, mon récit n’est pas insolite. D’autres auront trouvé comme moi, avant moi, leur chemin de Damas; ailleurs, et plus vite peut-être, au moyen d’autres dispositifs, tout aussi excellents. Ce qui importait, ce qui m’importait, c’était d’entrevoir un «breakthrough» méthodologique sur le chemin miné de dogmes le long duquel j’avançais. Je tenais enfin à portée de mains une trousse d’outils relativement sûrs pour relancer le vieux bâtiment auquel j’étais attachée. J’avais l’espoir, si je parvenais à en maîtriser le fonctionnement, de me dégager des eaux troublées où je m’étais enlisée pour regagner enfin la haute mer.

b) Le départ

Mon intuition de départ est simple, d’aucuns diront simpliste, quoique elle comporte des conséquences d’aménagement assez compliquées à réaliser, comme on le verra. Je commence en prenant pour acquises deux prémisses: premièrement, Althusser nous a signalé avec le concept «d’idéologie en général», l’existence d’un problème à poser davantage que celle d’un concept effectif; deuxièmement, ledit concept est censé désigner un phénomène réel: l’existence éternelle d’une force matérielle et agissante socialement. Mon intuition se formule alors comme suit: une recherche dont le but est de fixer le contenu précis du concept d’idéologie, devrait commencer par la fin. Au lieu de tenter de définir le concept par ce qu’il est, c’est-à-dire par les représentations ou par les actes (images, notions, normes, croyances, valeurs, attitudes, comportements etc...) qui lui seraient constitutifs, définissons ledit concept par ce qu’il fait, c’est-à-dire par les effets sociaux des images, notions, normes, croyances, etc..., par les fonctions que jouent, sur le plan social, les «êtres idéologiques» présumés, ou du moins, les aspects idéologiques des «êtres symboliques» collectifs, représentations ou pratiques.

Autrement dit, je me propose d’aborder le problème traditionnel consistant à caractériser tel discours ou telle pratique comme idéologique sous un angle différent: déterminer les aspects symboliques d’une quelconque activité sociale sur le plan discursif ou pratique, et en rechercher les conditions d’idéologisation à travers l’analyse des fonctions remplies par ladite activité à l’intérieur des rapports sociaux; ces fonctions constituant autant d’indices renvoyant aux propriétés de l’activité en cause.

Qu’enveloppait, en fait, mon intuition de départ, y compris les prémisses que je viens de mentionner?

a)         Je prenais acte de la liste innombrable des «définitions» de l’idéologie;

b)         je désespérais d’y retrouver jamais ce qui faisait la spécificité de l’idéologie;

c)         je prenais au sérieux l’idée (empruntée à la conceptualité systémiste) «d’activité» ou, comme disait Althusser, de «force agissante», et des produits socio-symboliques de cette activité, parmi lesquels on pouvait bien compter les «idéologies constituées» (par exemple, certains aspects du discours libéral, fasciste, nationaliste, etc...).

J’allais d’ailleurs assez vite poser l’activité sociale dans sa dimension symbolique comme activité générique et distinguer l’idéologie comme l’une de ses espèces: l’activité symbolique à valence idéologique. De même j’appellerai idéologème tout produit socio-symbolique à valence idéologique. Restaient encore pendants, bien sûr, le problème de préciser ce qu’est une activité socio-symbolique et celui, connexe, d’établir sous quelles conditions une telle activité prend une valence idéologique.

d)         Je me disais que s’il y a une force active, il doit y avoir nécessairement un point auquel celle-ci s’applique et qu’elle transforme d’une manière quelconque, sinon on ne saurait, par définition, parler de force agissante ou d’activité;

e)         que, s’il y a un effet que l’on constate, il y a une cause qui le produit et, derechef, que cette cause non seulement existe mais que l’on peut soupçonner une équivalence raisonnable entre propriétés de la cause et propriétés de l’effet;

f)         et que, puisque l’on constate, d’un côté, le caractère imprécis et confus des définitions «immobilistes» de l’idéologie, alors qu’on s’aperçoit, d’un autre côté, que l’on est tout à fait capable, en revanche, d’inférer sa réalité et sa force créatrice en suivant les boucles (interactives et rétroactives) de son activité, pourquoi ne pas en tirer toutes les conséquences?

Cela signifiait abandonner une fois pour toutes la mystérieuse «idéologie» pour caractériser désormais certains aspects de l’activité socio-symbolique comme processus idéologiques et s’attacher à en mettre au jour les déterminations spécifiques.

Voici donc pourquoi j’aboutissais à me lancer, il y a bientôt une dizaine d’années, dans cette sorte de déménagement du terrain de la recherche; déménagement préliminaire, on le comprendra, à l’assignation des objectifs de la recherche proprement dite, mais qui, sans doute, n’a pas laissé de les infléchir. J’étais consciente, bien entendu, que des énigmes d’un type nouveau allaient vite apparaître, si les questions fondamentales demeuraient inchangées. Je ne virais pas de cap, je modifiais les tactiques d’abordage.

c) Le «détour» par le côté d’Althusser

Les décisions méthodologiques entraînent nécessairement la reformulation des questions dites heuristiques ou motrices de l’entreprise de recherche. Revenons pour un moment à Althusser et à ses définitions de l’idéologie. Ce détour préparera commodément à l’énoncé des questions rectrices de la recherche de même qu’à la présentation de la problématique où elle évolue.

Althusser définit à deux ou à trois reprises l’idéologie, notamment dans Pour Marx et dans Idéologies et appareils idéologiques d’État. Sa tendance constante est d’en parler comme d’un système de représentations (d’où mon idée de rabattre l’idéologie sur le symbolique): images, notions, mythes, idées, concepts qui existent matériellement dans des institutions et des pratiques. Il affirme de ce système qu’il constitue une structure «indispensable» à la vie historique des sociétés, à leur reproduction, et il s’appuie sur ce dernier caractère pour caractériser la fonction spécifique de l’idéologie: la fonction pratico-sociale assure, tel un «ciment», la cohésion sociale et atteste en même temps de l’efficacité de l’idéologie, celle-ci agissant sur les rapports de production. Or, même si on admet, comme Althusser le fait sans discussion, la théorie du matérialisme historique relative à l’articulation des trois instances, deux caractéristiques fondamentales attribuées à l’idéologie restent néanmoins, l’une loin d’être assurée, la seconde inexplicable. Je glisse les demandes sous-jacentes à mes questions, dans ces deux failles.

Aucune des définitions althussériennes ne nous fournit un (ou des) critère(s) explicite(s) d’une représentation idéologique en tant que telle. On semble assumer que tout système de représentations est nécessairement idéologique. La définition prend des allures tautologiques: la représentation idéologique est une représentation idéologique. C’est qu’Althusser, quoiqu’il en ait, est condamné à la tautologie en vertu du modèle marxien de la réalité sociale endossé par lui. Il assimile la définition de l’idéologique à la définition du lieu abstrait que cette instance occupe, selon cette perspective, dans un édifice social à deux étages; l’idéologique étant une superstructure, toute représentation des rapports sociaux qui ressortit à l’espace superstructurel sera, du coup, qualifiée d’idéologique. De plus s’il est tout à fait important d’insister sur l’existence matérielle des représentations symboliques, aucune indication — je ne compte pas comme discussion d’un problème ontologique primordial la simple affirmation que fait Althusser de l’existence institutionnelle ou pratique de l’idéologie — ne nous est cependant donnée sur les processus d’incorporation, pour reprendre le terme de Margolis [3], ou si l’on préfère les processus de matérialisation des êtres symboliques ou idéologiques.

d) La première demande

C’est précisément la dissociation, que ne fait pas Althusser, entre représentation symbolique en général et représentations idéologiques particulières, qui ouvre le chemin à une première interrogation, disons innocente: ne faudrait-il pas se demander tout uniment à quoi tient la nature de l’activité de représentation? Et ce sera seulement si l’on s’entend sur une hypothèse de définition de l’activité de représentation en général, qu’on pourra ensuite se demander s’il y a coupure ou continuité entre les différents types d’activité représentative.

Ce qui conduit, si l’on opte pour l’hypothèse de la continuité, à poser une demande que j’estime primordiale: quelles sont les conditions qui doivent être réunies pour qu’on puisse dire d’une représentation qu’elle comporte un aspect idéologique? Brutalement énoncée, cela revient à se demander ce qui nous permet de reconnaître la valence idéologique d’une représentation quelconque, ou, élargissant cette dernière notion, d’un discours socio-symbolique quelconque? Il y a une séquelle «ontologique» très importante à cette demande: que veut-on dire lorsqu’on parle de l’existence matérielle des représentations? Ou, dans les termes qu’on vient d’employer, des discours socio-symboliques? Comment s’accomplit la «descente» ou l’incarnation du symbolique (de la pensée discursive) dans les institutions et les pratiques sociales (l’univers du discours ou ensemble du contexte)? S’agit-il d’une relation d’accompagnement, de juxtaposition, de co-extensivité, de subsomption? Cette demande commande le développement du premier ensemble de questions que je poserai tout à l’heure.

e) La deuxième demande

La seconde difficulté inhérente aux définitions althussériennes repose sur une béance de l’explication. Je pense qu’il y a quelque part une incohérence lorsque, d’une part, tout en accordant un double statut au système de représentations idéologiques, celui d’une structure nécessaire et efficace, Althusser mise sur la fonction pratico-sociale de l’idéologie pour justifier le statut social du système de représentations et de pratiques idéologiques, mais que, de l’autre, il ne prend pas la peine:

i)         d’expliciter ce qui l’autorise à relier la fonction pratico-sociale au système de représentations et de pratiques idéologiques;

ii)         de détailler les diverses fonctions susceptibles de se ranger sous la catégorie générale de fonction pratico-sociale;

iii)         de spécifier le trait commun susceptible de réunir, au moins logiquement, les diverses fonctions sous la bannière du «pratico-social».

Ces manques rendent, je pense, inexplicables aussi bien l’efficacité historique de l’idéologique dont Althusser se fait le héraut, que les prétentions relatives au caractère indispensable de sa fonction de cimentation-reproduction sociale.

De là, ma seconde demande: elle se fait jour en questionnant tant le statut que la fonction sociale de l’activité idéologique et elle comporte trois volets interdépendants. Si l’on tient, d’une part, à démontrer l’efficacité de l’activité idéologique de même que sa nécessité dans le développement d’une formation sociale, et si, d’autre part, l’on décide que l’élaboration du modèle explicatif passera par l’exploitation de la fonction spécifique de l’idéologique, la fonction pratico-sociale, on devra alors proposer une réélaboration:

i)         du schéma marxiste de l’organisation sociale,

ii)         du schéma anthropologique de la culture et des significations socio-symboliques,

iii)         des rapports entre les aspects sociaux et psychiques du symbolique, avant de pouvoir renouveler la théorie althussérienne de l’idéologie en présentant une conception de l’activité idéologique qui la distingue comme une activité socio-symbolique particulière aux propriétés et à la fonction sociale propres. Il faudra alors entreprendre:

iv)         de distinguer les diverses fonctions de l’idéologie subsumées par Althusser sous la catégorie du pratico-social,

v)         de trier ledites fonctions «pratico-sociales» pour déterminer parmi elles celles qui sont effectivement reliées au travail de la lutte idéologique, c’est-à-dire à une lutte dont les enjeux discursifs et pratiques renvoient à la transformation ou, au contraire, au maintien de la conjoncture symbolico-culturelle (production et reproduction du discours socio-symbolique commun),

afin d’établir cette théorie de l’idéologie que je «bricole» à partir des thèses althussériennes et où je propose de voir l’idéologie comme une activité symbolique à valence idéologique. Autrement dit, une force sociale comme les autres, ayant partie prenante dans la détermination, le développement et l’évolution des hommes vivant-en-société.

f) Le programme de recherche

Une inquiétude court au travers de mes «demandes». Elle se formulerait, pour la résumer, de la manière suivante: comment faire pour identifier l’activité idéologique comme une activité symbolique différentielle? Différentielle, ou plus justement, spécialisée en ce sens qu’elle permet au sujet-agent (individuel ou collectif), à la source de cette activité, d’interpréter (de «comprendre» les rapports sociaux) par le biais des modèles cognitifs qui sont mis en train et, simultanément, d’agir intentionnellement sur ces rapports sociaux, que ce soit à l’un ou à l’autre des registres sociaux, culturels, politiques ou économiques. Agir, c’est-à-dire prendre les moyens discursifs ou pratiques les plus susceptibles de perpétuer ces rapports et/ou de les transformer.

Cette perspective engage, on le voit, de nombreux problèmes d’ordre méthodologique (le débat individualisme ou holisme, par exemple) autant que théorique (utilité relative de l’approche «sémiotique» du symbolique culturel, double critérisation de l’idéologie selon les intérêts antagoniques et politiques des acteurs sociaux). L’irruption de ces questions semble inévitable dès que l’on se confronte aux problèmes posés par la caractérisation de l’activité (symbolique) idéologique ainsi que de ses effets sociaux. Il sera non moins évident qu’avant de discuter des éléments théoriques formant comme le noyau de ce problème central, il faut rendre apparents les présupposés ontologiques ainsi que les décisions conceptuelles et méthodologiques pris au commencement d’une recherche et qui en articulent le fil.

Les questions et les problèmes que je m’apprête à poser seront discutés au cours des différents chapitres qui suivent cette introduction. On voudra bien les entendre ici comme l’énoncé d’un programme, un programme des tâches que j’aurai tenté de remplir dans le cadre de cette réflexion-bilan de plusieurs années de travail sur la théorie de l’idéologie et sur les problèmes qu’impliquent sa réélaboration.

g) Problèmes ontologiques

Un premier ensemble de questions se rapporte à la portion initiale du problème central déjà évoqué, nommément à la partie relative à la nature et aux types d’existence de l’activité symbolique à valence idéologique dans une société. L’ensemble «ontologique» se divise en deux sous-ensembles: l’un réunissant le questionnement sur l’activité symbolique; l’autre, portant sur les modes de son inscription matérielle.

Le sous-ensemble relatif à l’activité symbolique est directement issu d’une décision préliminaire de ma part; j’en ai fait état à l’occasion de l’exposé de mon «cheminement» intellectuel et de mon «détour» par les thèses althussériennes. Il s’agit de la décision, à la fois méthodologique et théorique, de faire appel à un cadre de références systémiste et de parler du symbolique ou de l’idéologie en termes «d’activité», de «relation de représentation», «d’information signifiante».

Je rappelle aussi que lors de ma première «demande», j’ai insisté sur le fait qu’Althusser ne distinguait pas explicitement entre système de représentations et système de représentations idéologiques, d’une part, et, d’autre part qu’il n’était pas très loquace sur le problème posé par l’inscription «matérielle» de la représentation idéologique. On ne s’étonnera donc pas si le sous-ensemble en cause se constitue précisément autour des questions relatives à la définition de la notion de représentation en général, et qu’il renvoie au problème posé par les «processus symboliques d’interprétance». Ce problème soulève, à son tour, une série de sous-questions, d’ordre ontologique et anthropologique, qui ont trait à la nature des activités symboliques dans leurs relations avec le système social dans son ensemble ainsi qu’à la place, dans cette articulation, du sujet des activités socio-symboliques.

Je signale ici, à l’avance, que le travail sur la notion de représentation symbolique d’interprétance reposera sur une chaîne de quatre postulats fondamentaux, postulats prélevés dans le champ de la recherche épistémologique en sciences humaines relative à l’activité représentative, et que l’on prendra pour accordés; à savoir:

Po1.         Que les êtres humains en tant qu’êtres socio-historiques se différencient des autres animaux sociaux par une propriété spécifique (par une «propriété émergente», si l’on use d’appelations systémistes), l’activité symbolique.

Po2.         Que les êtres socio-historiques sont producteurs de représentations (au sens large du terme repraesentatio) exprimées linguistiquement ou non.

Po3.         Que le siège (le cerveau) de la représentation (objets mentaux, affects) tout autant que l’objet de la représentation ont une réalité matérielle.

Po4.         Qu’aux fins de l’analyse, la relation de représentation sera envisagée comme constituant un «système ouvert» en interaction avec son environnement.

L’autre sous-ensemble de questions s’applique aux problèmes posés, d’une part, par l’articulation, au niveau du sujet, entre aspects psychiques et aspects culturels (ou sociaux) de l’activité symbolique, et, d’autre part, par les modes de l’inscription matérielle (culturelle) des produits de l’activité symbolique. C’est alors que l’on devra s’attaquer à la discrimination entre idéologème et symbolème, c’est-à-dire à distinguer entre produit de l’activité symbolique et produit de l’activité symbolique à valence idéologique. Je dis que c’est à ce moment seulement que s’engagera le travail pour nous permettre de reconnaître un produit idéologique en tant que tel, puisque je soutiens, contre Althusser, que la représentation est de part en part symbolique, et qu’il faut attendre le stade de son épiphanie concrète, sous forme discursive ou pratique, sur la scène socio-historique, pour pouvoir en montrer éventuellement les aspects idéologiques.

Brutalement formulé, cela reviendrait à dire: la réalité de l’idéologie est uniquement socio-symbolique, et même uniquement culturelle. Cela signifie que les aspects psychiques de l’activité symbolique sont incapables d’acquérir la moindre valence idéologique, seulement ses aspects socio-culturels.

Les positions ontologiques qui stipulent un monde moniste matérialiste et le pluralisme des propriétés de ses divers niveaux compris comme autant de systèmes, commanderont donc une hypothèse d’entrée qui envisage le système des idéologèmes (ou produits de l’activité symbolique à valence idéologique) comme un sous-système du système des symbolèmes (ou produits de l’activité symbolique sur le plan social). Et le travail s’organisera autour de l’identification des critères d’apparition et de concrétisation dans la vie sociale d’un discours ou d’une pratique symbolique à valence idéologique. Un problème méthodologique apparaît aussi à ce moment de la réflexion: celui de la mise au point et, conjointement, de la mise à l’épreuve (étude de cas) d’un schème opératoire d’analyse tel qu’il permette de dégager les déterminations idéologiques de tel discours ou de telle pratique.

h) Problèmes épistémologiques

L’ensemble des problèmes ontologiques conduit, selon l’ordre des raisons, à une série de redécoupages du champ conceptuel où se pose traditionnellement la question du rôle social de l’idéologie. J’ai évoqué tout à l’heure, au cours de ma deuxième «demande», la nécessité comme prolégomènes à une conception renouvelée de l’idéologie, de deux principales réélaborations: la première relative au schème social marxiste, la seconde aux schèmes de l’anthropologie «interprétative» qui, soutenant une conception «sémiotique » de la culture, identifie culture et symbolique. Ces deux reconstructions ayant une base conceptuelle commune, une redéfinition du concept de symbolique, impliquent, avec cette redéfinition, la construction d’un modèle inédit devant faire état des différents aspects (psychiques et sociaux) du processus symbolique et de leurs articulations respectives. Il s’agit du modèle dit de la mimêsis sur lequel je reviens un peu plus bas pour en préciser les catégories et les situer à l’intérieur de l’ordre d’explication.

Par conséquent, l’ensemble de questions correspondant à la portion finale du problème central, traitera comme une de ses parties intégrantes, la discussion successive des schèmes relatifs à l’organisation sociale et à l’organisation culturelle. De même que tout à l’heure, ce deuxième ensemble de questions se divisera, à son tour, en deux sous-ensembles. Ceux-ci s’adressent tous deux au problème de la spécification des modes d’action de l’activité symbolique à valence idéologique. L’un se confrontera aux problèmes posés, en amont, par une reconstruction des schémas relatifs à l’organisation sociale, à l’organisation culturelle et aux rapports socio-signifiants; cette reconstruction devant se situer en cohérence avec les postulats ontologiques et les perspectives cognitivistes et systémistes adoptés à l’entrée de la recherche. Le terrain du symbolique ainsi déblayé, si l’on peut dire, le second sous-ensemble de questions s’attaquera, en aval, à l’activité idéologique, à ses stratégies et à ses effets historico-sociaux. Il faudra préciser, entre autres, les notions de production, de reproduction et de fonction pratico-sociale de l’activité symbolique à valence idéologique. D’un mot, cerner ce que les théoriciens de la culture désignent comme «l’efficace symbolique» et que nous dirons l’efficace symbolico-idéologique.

Il est sans doute nécessaire de rappeler ici que la notion de reproduction idéologique est liée par Althusser au concept de sa fonction pratico-sociale, c’est-à-dire de la fonction qui, selon lui, fournit aux hommes les normes, les règles, les connaissances nécessaires à leurs conduites. La reproduction semble agir, selon Althusser, comme la fonction de la fonction: il soutient, en effet, que la fonction pratico-sociale permet aux hommes d’accepter «spontanément» comme nécessaires les tâches qui leur sont assignées (dans le mode de production) et, ce faisant, en assure la reproduction, et, par conséquent, la perpétuation des rapports sociaux existants et la cohésion sociale. C’est en ce sens, du reste, qu’il parle de l’idéologie comme du «ciment de la société».

Le sous-ensemble «d’aval» comprend trois séries de questionnement. La première, cruciale à notre entreprise, s’attache à réouvrir la signification de la notion de reproduction sociale. Contre Althusser, comme d’ailleurs contre toute la tradition marxiste ou les théoriciens dans sa mouvance, on se demandera si la notion de reproduction doit uniquement s’associer à la fonction de perpétuation sociale, ou si il ne convient pas de la penser comme une activité de production-reproduction, activité nécessaire donc non seulement à la répétition des normes, des règles, des conduites, etc., sociales mais aussi à leur transformation.

La deuxième série de questions se rapporte au problème des liens entre reproduction et fonction pratico-sociale. On cherchera alors à préciser la notion de fonction pratico-sociale et, du coup, à spécifier les différentes fonctions pratico-sociales de même qu’à marquer ce qui les rattacherait à l’activité idéologique, proprement dite. Une troisième série de réflexions, enfin, tout en s’appuyant sur le relevé de traits empiriquement observables de l’activité idéologique et de ses produits, s’essaiera à délimiter les enjeux sur-symboliques, si l’on peut dire, du processus idéologique: on l’envisagera comme un ferment du développement historique des sociétés à même ce travail de lutte qui, infléchissant le cadre global des références sociosymboliques (le système culturel), provoque, à tout le moins, son inéluctable si imperceptible (sauf en temps de crise) reconfiguration sur la longue durée.

Le moment «méthodologique» qui accompagnera le sous-ensemble de questions s’adressant aux modes d’action de l’activité idéologique, constitue, en fait, son support opératoire. Celui-ci regroupera les stratégies d’analyse adéquates pour la mise au jour et l’illustration concrète (étude de cas) de l’efficacité sociale de l’activité symbolique à valence idéologique. Le tracé des fonctions sociales de ce type d’activité symbolique ne s’attachera, en somme, qu’à faire apparaître, dans une perspective pragmatique, la dynamique particulière de la production-reproduction idéologique aux divers paliers de la vie sociale.

i) Le modèle de la mimêsis

Au coeur de notre conception de l’activité symbolique à valence idéologique se trouve un ensemble de thèses que nous regroupons sous l’appellation du «modèle de la mimêsis». C’est à ce moment de notre démarche que nous mettrons de l’avant cette construction théorique. Notre réflexion à cet égard se situera après l’étape dévolue aux réélaborations du cadre conceptuel et avant l’étape où seront réexaminés les problèmes liés à la fonction de l’activité idéologique et à son efficacité sociale.

La théorie générale de la mimêsis voudrait préparer, en s’adressant au problème de la production-reproduction de la sémiosis symbolique (des représentations-interprétances socio-symboliques) individuelle et collective, l’examen du fonctionnement de l’activité symbolique à valence idéologique et le réunir à l’étude de ses fonctions. Ce faisant, je tâcherai de montrer l’unité profonde des divers types de l’activité symbolique. Unité qui, à son tour, permet d’apercevoir, lorsque l’on se place dans une perspective fonctionnaliste et pragmatique, l’interdépendance des deux problèmes principaux auxquels nous nous confrontons avec nos thèses sur l’activité symbolique à valence idéologique: la nature et la fonction sociale des représentations et des pratiques collectives.

Le processus de la mimêsis est la même chose que le schème simulation-originalité lorsqu’on le considère comme la forme du rapport entre le produit d’un agent et le modèle culturel préexistant de ce produit. La mimêsis est qualifiée de «symbolique» lorsque le rapport en question est restreint à des éléments de l’activité symbolique. Le schème simulation-originalité constitue le schème selon lequel opère les processus de production-reproduction-transformation de la «sémiosis», ou activité symbolique de représentation-interprétance considérée sous sa double dimension psychique (individuelle) et socio-culturelle (collective).

Certaines catégories du modèle général de la mimêsis en tant qu’ils s’appliquent à la dimension socio-culturelle du symbolique seront transposées dans la construction d’un modèle particulier, spécifique à l’activité symbolique à valence idéologique: le modèle que nous appellerons le modèle de la «mimêsis agonique».

C’est là finalement l’enjeu théorique principal du modèle de la mimêsis; et tout aussi bien le défi à relever lorsqu’on entreprend de reconstruire, campée à l’intérieur de la tradition matérialiste moniste, les schémas de l’organisation sociale et de l’organisation culturelle, les schémas que l’on trouve dans le discours marxiste traditionnel et le discours anthropologique, respectivement. Un tel modèle devra rendre compte, en faisant fond sur les techniques systémistes de modélisation, des relations internes entre les éléments qui composent un système symbolique-idéologique ainsi que des relations externes qu’il entretient avec son environnement [4].

D’un certain point de vue, on peut dire que ce moment constituera la pierre de touche de mon entreprise puisque j’y tenterai, misant sur le langage systémiste, la conciliation de la question des déterminations idéologiques d’un discours ou d’une pratique avec celle de la délimitation de ses fonctions idéologiques. J’espère faire valoir ainsi la multiplicité comme l’efficience de l’activité idéologique dans la vie historique des sociétés.

III. LA COMPOSITION D’ENSEMBLE

a) Les articulations

J’avance dans chacun des chapitres où j’aborde les problèmes posés par la conception du symbolique dans la vie sociale que je construis, une ou deux thèses générales qui, une fois exposées, sont ensuite développées et, au besoin, illustrées à même un exemple pris au sein du discours philosophique, littéraire ou artistique.

En substance, je pose, dans le premier chapitre qui s’ouvre par un recours généalogique au Sophiste de Platon, les notions, les postulats et les hypothèses préliminaires, théoriques et méthodologiques, nécessaires à l’intelligence de ma réflexion. Les chapitres suivants constituent le corps de mon travail. Ils se répartissent en deux grandes sections consacrées, pour la première, à proposer la redéfinition de l’activité symbolique sous ses aspects socioculturels, pour la seconde, à soutenir une conception de l’idéologie comme une activité symbolique à valence idéologique.

C’est à l’intérieur de la première partie, intitulée l’animal symbolique, qu’après avoir fait état, dans le chapitre II, des présupposés ontologiques et anthropologiques que je place aux fondements de la recherche, j’entreprends l’analyse des rapports entre société et culture à la lumière des reconstructions que je tente des schémas traditionnels; ceci en raison des problèmes épistémologiques que j’ai mentionnés tout à l’heure et auxquels ils me semble nécessaire de m’adresser.

Ainsi le chapitre III s’occupe de mettre en place un nouveau schéma de la vie sociale alors que le chapitre IV étudie la vie culturelle ainsi que les liens de l’organisation du système culturel avec l’organisation sociale d’ensemble. Le chapitre V sur lequel se conclut la première partie, propose, tout en examinant les fonctions symboliques-herméneutiques des activités socio-culturelles, une conception de l’activité symbolique qui tâche d’intégrer les aspects psychiques et sociaux de ses manifestations discursives et pratiques. Ce chapitre sert de tremplin aux développements de la seconde partie. J’y reviens d’abord sur l’hypothèse des deux sémiosis, individuelle et collective, hypothèse avancée dès le chapitre III en même temps que la constitution d’un schéma de l’organisation sociétale, et reprise dans le chapitre IV, mais au niveau seulement de la sémiosis collective (ou culturelle). Le retour sur cette hypothèse me permet de fournir ensuite un modèle descriptif de l’articulation réciproque des deux sémiosis, au niveau du sujet-agent interprétant, ou acteur historique.

La seconde partie, intitulée l’animal agonique, se propose de restaurer la dignité ontologique de l’activité idéologique et de la réinstaller à sa juste place, un ferment de développement, dans le concert des forces qui déterminent la société humaine, la modèlent comme telle et orientent les transformations qui se font jour à travers ses différents registres.

Le chapitre VI élabore le modèle général de la mimêsis. Le fonctionnement de ce modèle est illustré à même la lecture d’une pièce de Jean Genêt, Les Bonnes. Les chapitres VII (où est monté le modèle de la mimêsis agonique) et VIII (le koînon mimêsique et agonique) ont pour charge d’analyser les rapports entre sens et pouvoir tout en décrivant le fonctionnement du dispositif symbolique à valence idéologique.

Le chapitre IX sert à vérifier le pouvoir explicatif du modèle de l’activité agonique que je propose. Intitulé Tout est grain pour les moulins de l’idéologie, il joue le rôle de synthèse. Tout en reprenant, en sous-main, les thèses majeures consacrées aux propriétés, aux mécanismes de fonctionnement et aux effets particuliers de l’activité agonique dans son rapport avec l’ensemble des activités sociales, je les applique à l’examen de la production-reproduction dans l’Europe du dix-huitième siècle d’un artefact artistique précis. Il s’agit de la porcelaine, dite porcelaine de la Compagnie des Indes, faite à l’imitation des objets en porcelaine fabriqués en Chine ou en Extrême-Orient depuis les premiers siècles de l’ère chrétienne, après qu’on eût redécouvert en 1708, dans la principauté de Saxe, le secret de la «vraie» porcelaine, à la chinoise.

Le chapitre X et la conclusion s’attachent à dégager la portée historique des schèmes d’action — autrement dit, la fonction dramatique — de l’activité agonique que nous aurons tenté d’établir tout au long de cette étude. Plus modestement, ou plus exactement peut-être, ils viennent mettre un point provisoirement final à une réflexion consacrée à déterminer la spécificité de ce que nous avons choisi d’appeler l’activité symbolique à valence idéologique en même temps qu’à mettre au jour la situation unique qu’occupe une telle activité sur la scène sociale et historique.

«The question is», said Alice, «whether you can make words mean so many different things.»

«The question his», said Humpty Dumpty «which is to be master – that’s all.»

b) L’homme agonique

Qu’il me soit maintenant permis un écart poétique à la toute fin de cette présentation de ce qui constitue dans ses grandes lignes ma contribution à la théorie de l’idéologie. Un slogan éculé dit qu’une image vaut mille mots. Je crois profondément, pour ma part, que la parole métaphorique du poète ou le geste métonymique de l’artiste vaut souvent mille concepts, eux qui ont la grâce insigne de re-produire immédiatement le monde, le sujet, l’histoire.

Tapi au fond de moi tel le fin renard
alors je me résorbe en jeux, je mime et parade
ma vérité, le mal d’amour, et douleurs et joies
Gaston Miron, «l’homme agonique»,
L’homme rapaillé, P.U.M., Montréal, 1970, p. 48.

[1]    Le terme de «kaïros» renvoie à l’usage que fait la tradition sophistique de cette notion; sa signification, qui ressortit à une conception pragmatique des rapports sociaux et politiques, connote les idées conjointes «d’occasion favorable» à saisir , de «moment opportun ou convenable», bref la circonstance objective qu’il s’agit d’exploiter en interprétant (de là le côté «herméneutique» du dispositif stratégique) son utilité sociale selon l’avantage que l’on espère remporter.

[2]    Je tiens à souligner la part importante qu’a jouée la réflexion originale de mon collègue et ami, Philippe Ranger, maintenant «saisi par l’informatique» et la recherche théorique en ce domaine, pour me «réveiller de mon sommeil dogmatique». Au demeurant, c’est de concert avec lui que s’est poursuivi l’élaboration d’un essai, sous forme d’un quadrilogue, discutant des processus idéologiques et symboliques, resté malheureusement inachevé mais que le présent essai reprend à sa manière.

[3]    Voir J. Margolis, «Constraints on the Metaphysics of Cultur e», Review of Metaphysics , n° 39 (1986), pp. 653-673, de même que son livre, Persons and Minds, The Prospects of Nonreductive Materialism, Dordrecht, D. Reidel, 1978.

[4]    Cf. le modèle minimal d’un système selon Mario Bunge tel qu’on le trouve présenté dans le volume quatre de son Treatise on Basic Philosophy, A World of Systems, Dordrecht, Reidel,1979, ainsi que dans un ouvrage plus récent, Scientific Materialism, Dordrecht, Reidel, 1981.

Retour au texte de l'auteure: Mme Josiane Boulad-Ayoub, philosophe, UQAM Dernière mise à jour de cette page le Lundi 31 octobre 2005 14:47
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
 



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