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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Josiane BOULAD-AYOUB, “La leçon de l’Idéologie allemande.” in revue Philosophiques, vol. 10, no 2, 1983, pp. 221-241. Numéro intitulé : “Le marxisme cent ans après Marx”. Érudit. [Autorisation formelle accordée conjointement, le 6 janvier 2005, par Madame Josiane Boulad-Ayoub de diffuser l’ensemble de ses publications en libre accès à tous dans Les Classiques des sciences sociales.]

[221]

Josiane Boulad-Ayoub

“La leçon de l’Idéologie allemande.”

in revue Philosophiques, vol. 10, no 2, 1983, pp. 221-241. Numéro intitulé : “Le marxisme cent ans après Marx”. Érudit.

1. QUESTIONS DE GÉNÉALOGIE [222]
1.1. L'origine du mot [222]
1.2. Le contexte marxien [223]

2. TROIS DICHOTOMIES [225]
2.1. La dichotomie topique [227]
2.2. La dichotomie ontologique : apparaître/être [229]
2.3. La dichotomie épistémique : doxa/épistêmé [231]

3. CONSÉQUENCES CONSERVATRICES [232]
3.1. Quelques exemples [232]
3.2. Le délaissement d'une praxéologie. [236]
3.3. La méconnaissance de l'efficacité du symbolique. [237]

4. L'EFFET (« IDÉOLOGIQUE ») DE L'IDÉOLOGIE ALLEMANDE. [238]
4.1. Chosisme et idéalisme [238]
4.2. L'impuissance et l'inefficacité de la pensée. [240]

RÉSUMÉ. Analyse critique du concept d'idéologie dans l'Idéologie Allemande, la première référence marxiste sur la question de l'idéologie : les trois dichotomies (topique — ontologique — épistémique) qui articulent la définition de l'idéologie comme l'antonyme du vrai et du réel dans le texte de Marx et d'Engels ; mise en évidence des conséquences négatives impliquées par cette définition sut les conceptions marxistes subséquentes de l'idéologie. L'effet (« idéologique ») de l'Idéologie Allemande.

ABSTRACT. A critical analysis of the concept of ideology in Die Deutsche Ideologie by K. Marx and F. Engels : Three dichotomies structure their definition of ideology as the antonymy of truth and of reality. Negative implications on later marxist conceptions of ideology. The "ideological" effect of Die Deutsche Ideologie.

« ... mais parce que la ruine des fondements entraîne nécessairement avec soi tout le reste de l'édifice, je m'attaquerai d'abord aux principes sur lesquels toutes mes anciennes opinions étaient appuyées. »
Descartes (lm Méditation)

« Contrairement à l'idéalisme, le matérialisme doit constamment nous dire ce qui peut en sortir ; à l'idéalisme, il faut demander d'où il sort. »
B. Brecht (Écrits sur la politique et la société)

L'Idéologie Allemande est, sur la question de l'idéologie, la première référence marxiste. On n'y trouve pas cependant une théorie de l'idéologie, à strictement parler, mais une théorie, ou du moins, une analyse de l'organisation du champ social appuyée sur une « science » de l'Histoire. Je crois néanmoins [222] qu'en s'interrogeant sur la place assignée par Marx et Engels à l'idéologie dans cette organisation ainsi que sur la part qui lui est conférée dans la transformation de la société, on peut mettre en évidence non seulement une certaine définition de l'idéologie mais, et c'est le plus intéressant lorsqu'on fait le point sur la fortune théorique des textes de Marx, repérer quelques-uns des effets impliqués par cette définition sur la construction des théories marxistes subséquentes de l'idéologie. Les prémisses de ma thèse, à cet égard, sont les suivantes : dans le modèle de l'ordre social et de la rationalité historique mis en place par l’Idéologie Allemande, l'idéologie a échangé une fonction pour un lieu ; la définition de l'idéologie qui s'en est suivie est une définition qui a interdit dès lors de comprendre positivement la contribution spécifique de l'idéologie dans le travail d'organisation et de transformation d'une société. Ma thèse sera alors la suivante : aussi longtemps que sera considérée inéliminable la topique marxienne de la société pour penser aujourd'hui le concept d'idéologie, la constitution d'une théorie matérialiste dialectique de l'idéologie sera vouée à l'impasse et l'idéologie, avec son cortège de connotations péjoratives hérité de l'Idéologie Allemande, continuera à être conçue de façon stérile, au pire, comme le comble du vide, au mieux, comme le diabolicus ex machina de la lutte des classes et de l'Histoire.

Après un bref appel de l'origine du mot ainsi que du contexte polémique dans lequel s'est faite l'élaboration de la notion par Marx, je dégagerai les trois dichotomies qui articulent cette définition de l'idéologie, qui pèse si lourd chez ses utilisateurs ultérieurs, comme l'antonyme du vrai et du réel. Je conclurai en montrant que les naïvetés de cette conception de l'idéologie la transforment en « obstacle épistémologique » et, comment, on ne trouve, tout compte fait, dans Y Idéologie Allemande qu'une conception pré-critique de l'idéologie, ou si l'on suit à la lettre la leçon de l'Idéologie Allemande, une conception idéologique de l'idéologie.

1. QUESTIONS DE GÉNÉALOGIE

1.1. L'origine du mot

Le néologisme idéologie est le fait de Destutt de Tracy, fils spirituel des Encyclopédistes, disciple des théories condillaciennes, [223] matérialiste, libre-penseur, positiviste avant la lettre, faisant rimer science avec expérience. Le mot idéologie apparaît dans le 3e de ses Mémoires sur la Faculté de Pensée, publié en août 1798. L'œuvre maîtresse de Destutt de Tracy, Éléments d'Idéologie qui expose le projet des Idéologues ou Idéologistes : « élever les sciences morales et politiques au rang des sciences physiques ou naturelles » [1] paraît entre 1801 et 1805, en cinq parties. Soulignons, avant de quitter ses fonts baptismaux dix-huitiémistes, un point important pour la signification historique réelle du mot idéologie : Destutt de Tracy crée le terme idéologie pour remplacer explicitement celui de psychologie rationnelle. Il désire marquer ainsi sa tentative d'étudier scientifiquement — par opposition à métaphysiquement — les idées (au sens condillacien). Il écrit que son néologisme « désigne le travail auquel il faut se livrer qui ne suppose rien de ce qui est douteux et inconnu et ne rappelle à l'esprit aucune idée de cause, contrairement à la métaphysique qui traite de la nature des êtres et à la psychologie qui veut dire science de l'âme et paraît supposer une connaissance de cet être que sûrement vous ne vous flattez pas de posséder » [2]. Idéologie en tant que terme générique neutre désigne donc la science de la génération des idées et ne procédera que de l'analyse des sensations. Le sensualisme scientifique appliqué aux mécanismes de l'esprit humain espère ainsi servir un but didactique et politique, repris des Lumières : perfectionner l'humanité, contribuer à son progrès, dissiper l'obscurantisme.

1.2. Le contexte marxien

Marx détournera le mot [3] mais aussi le retournera. Régis Debray, dans sa Critique de la Critique de la raison politique, (Gallimard, 195 1) fait remarquer (p. 125) que le terme « idéologie » [224] voit avec Marx non seulement son point d'application se déplacer d'une méthode d'étude à un objet d'étude mais aussi son contenu s'inverser : « la science des idées, catégorie critique et laudative, se retournera en emblème des idées de l'anti-science, catégorie polémique et péjorative » [4].

La notion d'idéologie apparaît sur la scène théorique marxiste sous l'horizon d'un règlement de comptes historiquement daté. Elle est issue principalement d'un travail polémique. Marx a exposé brièvement dans la préface de la Contribution à la critique de l'économie politique (1859) les raisons qui donneront naissance à l'Idéologie Allemande : [5] « travailler en commun à dégager l'antagonisme existant entre notre manière de voir et la conception idéologique de la philosophie allemande ; en fait régler nos comptes avec notre conscience philosophique d'autrefois ; le dessein fut réalisé sous la forme d'une critique de la philosophie post hégélienne... » [6]

Le contexte de l'apparition de la notion chez Marx et Engels fait déjà ressortir que, contrairement à ce qui se passe pour Destutt de Tracy, celle-ci n'a pas été produite pour elle-même, en référence à quelque objet encore méconnu ou encore comme instrument d'analyse, dans la foulée d'un travail conceptuel autonome. C'est l'emplacement de l'idéologie dans le puzzle tel que l'a découpé Hegel, et que reprend Marx pour le réagencer, qui lui tient lieu de définition : le renversement d'une mystique de l'idée absolue libère une logique de l'idée comme mystification [225] absolue. De la même manière que l'histoire hégélienne était le calque du mouvement autonome de l'idée, de la même manière l'idée marxienne sera le calque du mouvement autonome de l'histoire et l'idéologie viendra ainsi tout « naturellement » à désigner l'inversion du réel historique sur l'écran des consciences. Suite au renversement de la méthode dialectique hégélienne, un objet nouveau ne s'est pas constitué, un ancien objet n'a fait que changer de place : la cause s'est retrouvée effet. [7]

2. TROIS DICHOTOMIES

Deux oppositions catégoriales — aucune explication n'est donnée de ce parti-pris dualiste — structurent le texte de l’Idéologie Allemande : la première est celle qui distingue entre d'une part « comportements et activités matériels » et d'autre part « représentation de la conscience » ; la seconde sépare l'un de l'autre les domaines respectifs des « conditions existantes » et de « l'idée ». Une dichotomie, appelons-la dichotomie fondamentale ou dichotomie topique, soutient ces oppositions catégoriales et articule le système des instances dans l'Idéologie Allemande : sous la forme d'une image d'architecture, la dichotomie entre infrastructure et superstructure (ou deux régions du monde à la fois opposées et superposées) recouvre une division de caractère thématique alignant du côté de la base matérielle ou infrastructure une « bonne » série et du côté formes de la conscience ou superstructure, une « mauvaise ». En ce qui concerne l'idéologie, la dichotomie fondamentale, d'ordre topique, la loge dans la superstructure mais, de ce fait, la range en même temps, du côté de la « mauvaise » série : c'est par le jeu de cette assignation apparemment « innocente » — puisque topique —, du moins cohérente avec les présupposés de la dichotomie-mère, que sera [226] pourtant déterminé le caractère négatif de l'idéologie articulé par les deux principales dichotomies-filles.

La première de ces deux sous-dichotomies dégage, du point de vue gnoséologique, l'implication de l'emplacement de l'idéologie dans la superstructure : l'idéologie ne produit aucune connaissance au sens scientifique [8], mais l'erreur, voire la mystification. La dichotomie « épistémique », appelons-la ainsi, sert à préciser le risque gnoséologique de l'idéologie ; elle reconduit, ce faisant, la traditionnelle division philosophique entre doxa et epistemé mais cette fois de façon inversée puisque le lieu de la connaissance n'est plus le monde des Idées mais bien la base matérielle. Enfin, d'un point de vue davantage « ontologique », cette fois, il apparaîtra que si l'idéologie est placée dans la superstructure elle-même « causée » par l'infrastructure, l'idéologie n'existe pas — dans l'histoire — de manière autonome ; elle n'est pas « substance » mais accident, image — erronée : la dichotomie épistémico-politique venant conforter celle ontolo-gico-politique — dégradée de la réalité historique. La deuxième sous-dichotomie oppose ainsi l'être à l'apparaître, le mouvement réel au phénomène, l'Idéologie à l'Histoire.

La définition de l'idéologie qui se dégage des thèses de l'Idéologie Allemande aux enjeux d'abord politiques — ce qui est souvent oublié — et qui fonctionne aujourd'hui comme l'inconscient épistémico-ontologique des théories marxistes traitant de la dimension idéologique du champ social, voire par contamination dans les théories non-marxistes de l'idéologie, se construit à partir des deux dichotomies secondes explicitant la nature de l'idéologie ainsi que son risque gnoséologique. Ces dichotomies que nous avons appelées dichotomies épistémique et ontologique sont elles-mêmes issues, on l'a vu, de la dichotomie topique fondamentale laquelle obéissant à une logique dualiste traditionnelle installe d'emblée l'idéologie dans « les cieux » négligeables du tableau social et pour aucune autre raison apparente que celle d'accomplir le mouvement de renversement [227] opéré sur la théorie hégélienne. Et voilà pourquoi votre fille est muette ! C'est-à-dire voilà comment le concept d'idéologie sera désormais défini au plan politique péjorativement et, au plan théorique qui s'entrecroise à ce dernier, négativement comme l'envers à la fois de la vérité et de la réalité : une illusion, maîtresse de fausseté et d'erreur.

2.1. La dichotomie topique

Schématiquement parlant, la dichotomie infra/superstructure qui règle l'argumentation de l'Idéologie Allemande, et en vertu de laquelle l'idéologie est séparée — expédiée sans autre forme de procès non pas sur une « autre scène » mais bien hors-scène — à toutes fins pratiques et théoriques — de la base matérielle, occupe par conséquent une place mais ne jouit en propre d'aucune fonction, peut se figurer ainsi [9] :


Les flèches continues indiquent la montée ou la « détermination en dernière instance » et les flèches pointillées la descente ou « action en retour ». Ces derniers termes étant dus au [228] bricolage conceptuel de dernière minute de Engels (cf. lettres à Schmidt, à Bloch et à Mehring) afin de « dynamiser » toute cette machinerie spatio-mécanique qui sera négligée du reste, en raison de son caractère nécessairement statique dans les analyses politiques ultérieures de Marx.

Articulé par la dichotomie fondamentale, le système des instances recouvre plusieurs échelles implicites faisant se répondre une épistémologie, une axiologie et une ontologie, qui seront déployées par les deux dichotomies-filles, armatures de la définition marxienne de l'idéologie. Il s'agit, dans l'ordre causal d'une hiérarchie de coefficience, dans l'ordre épistémologico-moral d'une échelle de valeurs, enfin dans l'ordre ontologico-politique d'une gradation de consistance : de l'essence à l'apparence. Un second tableau [10] fera commodément apparaître ces diverses échelles : la logique de construction de ces dernières est celle-là même qui a autorisé la dichotomie fondamentale, c'est dire qu'elle obéit à une éthique de la causalité motrice. Ainsi la « rangée du ciel » ou superstructure sera affectée du signe moins et la « rangée de la terre » ou infrastructure sera affectée du signe plus.

Superstructure

-

Reproduction

Représentations

Subjectif

Erreur

Idéologie

Visible

Être conscient

Infrastructure

+

Production

Condition existantes

Objectif

Vérité

Science

Invisible

Être social


Les forces sont rangées dans la série positive du bas, les formes dans celles négatives du haut. Ce sont les forces qui mettent les formes en mouvement dans une verticalité directionnelle. Il n'y a « d'activité » qu'au pôle productif de la base matérielle et tout ce qui a la forme d'une forme se retrouve improductif c'est-à-dire dans la terminologie de l'Idéologie Allemande reproductif. Le domaine idéologique est principalement le domaine non autonome du re, re comme dans retard et comme dans reflet, quand les jeux sont déjà faits : représentation, reproduction, répétition. Le re (de la forme) occulte la force du pro. D'où aussi l'effet épistémico-ontologique dérivé de cette non-autonomie et qui associe à l'idéologie en tant que reflet « subjectif » les stigmates de l'erroné et de l'apparent.

[229]

Cette position dualiste opérée entre système de formes sans forces et système de forces sans formes rend, pour commencer, inexplicable le changement effectif des sociétés, injustifiable le schème historique mis de l'avant dans l'Idéologie Allemande. Mais ce qui est encore plus grave, le problème classique du dualisme est laissé entier aux théories marxistes subséquentes : à rendre aussi étranger l'un à l'autre processus de vie réelle et reflets idéologiques comment parviendra-t-on par la suite (si depuis Kant, on n'entend plus se réclamer de la garantie du Dieu vérace ou de l'appel à l'expérience vécue du sujet !) à raccorder entre eux ces éléments ? Le rapport entre formes et forces serait, à notre sens, à penser plutôt monistiquement comme un rapport d'inhérence : les forces matérielles productives sont dans les rapports de production et l'inverse. La notion du réel reste certes à préciser mais on peut déjà faire remarquer que la ligne de partage entre matériel et immatériel n'a pas à suivre forcément la ligne du réel et du non-réel.

Concluons : la dichotomie fondamentale n'est possible qu'en vertu de deux a priori. Le paradigme de causalité linéaire, à l'œuvre dans le système des instances, et dont découle la théorie de l'histoire dans l'Idéologie Allemande, se fonde sur une conception du mouvement de type vectoriel qui ressortit lui-même à un modèle des sciences physiques pré-transformationnel et préinformationnel. En second lieu la pensée est assignée à résidence dans l'esprit comme corrélat négatif du corps ou dans l'être conscient comme corrélat négatif de l'être réel. Le deuxième a priori nous intéresse surtout ici puisqu'il autorise ce que nous avons appelé les dichotomies secondes, celles qui articulent, du point de vue ontologique et épistémique, la nature et la signification de l'idéologie.

2.2. La dichotomie ontologique : apparaître/être

L'Idéologie Allemande a fait la fortune de la formule : « ce n'est pas la conscience qui détermine la vie mais la vie qui détermine la conscience », [11] formule qui pèse depuis sur le statut de l'idéologie et surtout sur la pertinence politique du combat idéologique. La conséquence théorique importante est que [230] le processus idéologique sera désormais posé comme un processus second : c'est la base matérielle, réelle (historique) qui construit la conscience. Dans le contexte positiviste et mécaniste de l'Idéologie, Marx et Engels n'envisagent pas les types d'interaction qui peuvent se nouer entre « conscience » et « base » puisqu'il s'agissait surtout de rectifier la conception idéaliste de l'histoire ayant recours aux idées comme principe d'explication des conditions matérielles d'existence. Pour Marx et Engels, seul le mouvement contraire est posé comme réel, et partant, comme seule scientifique l'analyse de ce mouvement réel, de cet être : « c'est là où cesse la spéculation, c'est dans la vie réelle que commence la science réelle, positive, l'exposé de l'activité pratique, du processus de développement pratique des hommes. Les phrases creuses sur la conscience cessent, un savoir réel doit les remplacer » [12].

Rejetée comme « objet » d'analyse scientifique, qu'est-ce que l'idéologie ? « Les représentations, la pensée, le commerce intellectuel des hommes apparaissent ici comme l'émanation directe de leur comportement matériel » [13]. La nature de l'idéologie se précise : l'idéologie apparaît bien avec l'histoire, l'apparaître avec l'être, le phénomène avec le noumène, le visible avec l'invisible, mais en tant que produit, et non cause. De ce fait l'idéologie perd, comme le disent Marx et Engels, « toute apparence d'autonomie »... « elle n'a pas d'histoire, elle n'a pas de développement » [14]. Sa caractéristique principale est celle, négative, d'être un reflet, et qui plus est un reflet oublieux de son origine. Le « contenu » de l'idéologie, des « formes de la conscience » est marqué du sceau de l'illusion, de l'occultation, pour tout dire de l'oubli de la vérité [15]. Althusser, notamment, [231] tirera parti de cet oubli de la vérité qui marque ontologique-ment/épistémiquement l'idéologie, et en fera un des ressorts du mécanisme méconnaissance — reconnaissance [16] selon lequel s'exerce, d'après lui, l'idéologie.

2.3. La dichotomie épistémique : doxa/épistêmé

« Écho » de la vie réelle, reflet inversé des rapports matériels premiers, cette caractérisation de l'idéologie comme monde à l'envers trouve son illustration frappante dans l'image de la camera obscura. Selon les lois de l'optique l'image est bien le calque de la réalité mais son calque inversé. Ici encore il ne faut pas négliger le contexte doctrinaire. Marx et Engels se battent sur le terrain de l'adversaire mais pour le bouleverser : la théorie de l'idée représentative, signe adéquat de la réalité. Quel crédit accorder aux facteurs classiques de la connaissance si ceux-ci sont effectivement des facteurs mais des facteurs pervers. Et tout l'effort « scientifique » du marxisme se porte à révéler (pour continuer à filer la métaphore photographique) cette relation d'inversion à la réalité : « que dans les phénomènes la chose se présente souvent inversée est une chose bien connue dans toutes les sciences à l'exception de l'économie politique » (in livre I du Capital). La camera obscura suggère que l'idéologie doit être conçue comme forme phénoménale dont le mouvement apparent, accrédité par l'expérience quotidienne qui l'oublie comme mouvement apparent, ne présente que l'inverse du mouvement réel qui reste, lui, à déterminer scientifiquement. De la dénonciation de l'idéologie comme reflet inversé des rapports réels — dichotomie ontologique — à celle de son effet inversant — dichotomie épistémique [17] — c'est-à-dire déformateur et mystificateur, il n'y a qu'un pas qui sera vite franchi. La différence [232] constitutive de la démarche marxiste, et c'est sa fierté explicite de la souligner, différente en tant que démarche scientifique, tient dans la réduction du mouvement des rapports de surface au mouvement réel. Dès lors l'idéologie rejetée du côté du phénomène, de la perception, et de là du côté de l'illusion et de l'inversion de la réalité, se trouve à la fois rejetée hors de la sphère scientifique et des ressorts véritables de l'histoire, et considérée comme le processus inverse du processus scientifique. À de rares exceptions près, les théoriciens actuels de l'idéologie télescopent aussi ces deux mouvements : une chose est de reproduire la démarche de Marx et ses moyens [18] pour traiter « scientifiquement » de l'histoire et de la société, une autre chose est d'opposer science ou histoire à idéologie. Tout se passe comme si les théoriciens de l'idéologie tiennent pour équivalent d'étudier les structures du procès d'ensemble d'une formation sociale comme objet de la science et de désigner l'idéologie comme ce qui empêche la science de la société de se constituer ou du moins comme ce qui trouble constamment les eaux pures de la science. Presque tous — sauf un Godelier ou un Vidal — dès lors qu'ils ne délestent pas l'idéologie de sa « négativité » se refusent à penser l'idéologie comme une force, à part entière, productrice et reproductrice, dont la caractéristique essentielle n'est pas celle d'être un doublet — exact ou déformé, peu importe — du réel, mais une force donc qui, au même titre que les autres forces du procès social, concourt dans et par son fonctionnement spécifique, et sous les mêmes rapports dialectiques, à déterminer le développement d'une formation sociale donnée.

3. CONSÉQUENCES CONSERVATRICES

3.1. Quelques exemples

À négliger la spécificité de la conjoncture théorico-politique dans laquelle s'élabora la théorie-mère marxiste de l'idéologie, les analyses ultérieures de l'idéologie évitent mal la tentation de résorber la notion dans une problématique pré ou antimatérialiste. Le glissement est aisé, en suivant la piste de la signification péjorative de l'idéologie et de sa fonction négative [233] (obstacle à la science de la société), piste ouverte par l'Idéologie Allemande, de s'engager sur un terrain hérité du rationalisme dualiste. Nous citerons dans un moment quelques exemples qui illustreront les conséquences conservatrices, eu égard à la question de l'idéologie, de cette décontextualisation politique des thèses de l'Idéologie Allemande. Mais nous tenons à souligner tout de suite que, s'il est vrai qu'à s'en tenir à la lettre du texte, l'idéologie se constitue comme oubli, se manifeste comme reflet, est dépourvue de toute autonomie de contenu et de toute force propre, il n'en reste pas moins que Marx et Engels ont établi avec force deux autres points qui sont tout aussi présents et tout aussi nets mais dont la plupart des théoriciens (même un Gramsci ou un Badiou comme en témoignent ses efforts récents) manquent d'exploiter les conséquences jusqu'au bout : la division de la société en classes et avec elle la division du travail en travail manuel et travail intellectuel. C'est sur cette division que Marx et Engels font reposer sans équivoque les processus d'idéologisation. La thèse est incontournable : dans une société de classes, l'idéologie a un caractère de classe. Elle est déterminée par la position de cette classe dans la société et par l'intérêt de classe qui en résulte. Que l'idéologie soit un processus agonique, que la lutte idéologique et la lutte de classes soient « le Même » dans la perpétuation/transformation de la société, voici, croyons-nous, le point décisif pour le développement d'une théorie matérialiste dialectique de l'idéologie, ce qui l'inscrirait dans une problématique politique et non aléthique : Hic Rhodus Hic Saltus.

C'est au nom d'un certain pragmatisme ontologisant, autorisé par les ambiguïtés des définitions de l'Idéologie Allemande, que l'on disqualifiera dès lors l'idéologie comme inutile ou néfaste à l'étude ou au progrès (indifféremment) de la science des formations sociales ou au développement de l'histoire. Ce que répercute le parler commun, inviciblement moraliste, sur le fait idéologique : « L'idéologie est l'idée de mon adversaire » [19]. Notons que dans cette formule, l'idéologie demeure restreinte à ses aspects idéationnels. La sociologie, et Durkheim le premier, [234] oppose analyse scientifique à démarche idéologique en soulignant la différence entre la mise en doute permanente de ses procédures et de ses conclusions à laquelle s'astreint le savant et la tendance de l'idéologie à produire un discours affirmatif qui ne remet pas en question les rapports à la vérité ou à la réalité : « le cheminement peut être qualifié d'idéologique lorsqu'il opère par simple répétition de certitudes premières non contrôlées et par leur application réitérative à la diversité phénoménale. » [20] Ici une caractéristique du processus idéologique, cette fois-ci la forme dans laquelle il se moule aisément, celle du langage assertif ou apodictique, est confondue comme caractéristique principale et renforce l'opposition entre formes spécifiques mais non forcément contraires. Après Durkheim, les sociologues sont, pour la plupart, soucieux de relever la fonction de cohésion sociale de l'idéologie, puisque décidément son effet cognitif est nul, comparé à ceux des sciences. À ce compte certains tendent à voir dans l'idéologie l'analogue du mythe [21] en étant sensibles à l'idée de systématisation d'ensemble qu'il connote, tout en la restreignant au plan des représentations abstraites alors que d'autres, tels K. Mannheim  [22] ou M. Rodinson insistent sur sa dimension normative. Dans Diagnosis of our Time, (cit. in Encyclopœdia Universalis, art. « Idéologie ») Mannheim souligne l'effet d'occultation de l'idéologie et ses pouvoirs contraignants de l'ordre de la doxa : « une sorte de connaissance dénaturée . . . qui sert à masquer la situation réelle et agit sur l'individu comme une contrainte ». Rodinson, pour sa part, dans Sociologie marxiste et Idéologie marxiste, (cit. ibid.) développe la thèse qu'une « idéologie a pour fonction de donner des directives d'action individuelle et collective ».

[235]

C'est encore dans la mouvance de l’Idéologie Allemande et de ses dichotomies qu'il faut envisager la tentative d'Habermas pour les surmonter. En fait nous croyons qu'il les réitère dans la mesure où, restant prisonnier de la problématique de l’Idéologie Allemande, il déplace, mais cette fois-ci sur la science, ce que Marx et ses successeurs faisaient porter sur l'idéologie : Science et technique (in La technique de la science comme idéologie) assureraient aujourd'hui la fonction dans notre société de la légitimation de la domination. Selon Habermas il y aurait idéologie dès que l'action prend un caractère stratégique qu'elle chercherait à dissimuler.

De même les distinctions que font certains auteurs, comme J.-P. Sartre, entre philosophe et idéologue, [23] ou L. Goldmann, entre vision du monde et idéologie nous semblent sous-tendues elles aussi par l'acception de l'idéologie qui, en tant que fausse conscience, n'a aucun effet gnoséologique mais exerce un rôle « pratico social ». Il faut ajouter que pour Goldmann dont le marxisme est plutôt hégéliénisant la notion de globalité est synonyme de la catégorie dialectique de totalité et que, par suite, la pensée idéologique est une pensée anti-dialectique puisque détotalisante et de caractère égocentrique. L'idéologie, par conséquent, n'aurait d'autre fonction que celle d'opérer la coalescence, ponctuelle si l'on peut dire, d'un groupe social, somme toute une fonction cohésive. À considérer ainsi — je me suis limitée, il est vrai, à quelques exemples je l'espère, significatifs, ne pouvant établir ici une liste exhaustive— le « corpus » des réflexions sur le concept et la fonction de l'idéologie — je, dis réflexions car il n'y a pas encore de Théorie, proprement dite, de l'idéologie mais des efforts de construction qui se poursuivent — on peut avancer que l'Idéologie Allemande aura engagé l'analyse de l'idéologie telle qu'elle s'opère au sein des théories marxistes de la société dans deux principales bifurcations :

[236]

3.2. Le délaissement d'une praxéologie.

C'est dans le rapport primordial à la connaissance vraie ou théorie que l'idéologie tire depuis l'Idéologie Allemande statut et fonction. Mais cette position par opposition instaure une déviation obligatoire : l'analyse marxiste de l'idéologie, travaillée par une sorte de retour du refoulé cartésien, (« Je m'appliquerai à discerner le vrai d'avec le faux afin de voir clair en mes actions et de marcher avec assurance dans cette vie ») en privilégiant l'approche « épistémologique » a peine à s'avancer en direction d'une praxéologie. Quelle que soit la polysémie effective attachée à ce terme d'idéologie et qu'en effet il importe, par ailleurs, d'évaluer, il n'en reste pas moins que, dans la tradition marxiste, c'est un degré inférieur de connaissance qui est constitutif de l'idéologie. Avant que d'être envisagée comme forme — par delà le bien et le mal, le vrai et le faux — de l'agir individuel et social, comme un domaine de pratiques efficientes avec son économie et sa dynamique propres, l'idéologie incarne au contraire le piège de la déraison que la raison scientifique appliquée à l'histoire doit avant tout déjouer : « L'idéologie dans l'Idéologie Allemande se réduit tout compte fait soit à une conception erronée de cette histoire (des hommes) soit à une « abstraction complète de cette histoire » [24].

Ce que sous-entend cette réduction épistémologique de l'idéologie à une mauvaise explication qui supplante le fait social à expliquer ou encore à une erreur de conception, et par là-même à un non-être virtuel au regard de la « réalité concrète de l'histoire », c'est, nous l'avons déjà signalé, la hiérarchie canonique de l'épistêmé et de la doxa indexée sur celle de l'être et de l'apparaître. Le projet épistémologique marxiste, en ce qui concerne tout au moins la question de l'idéologie, admet donc pour présupposé une échelle ontologique des objets du savoir. C'est pourquoi, l'erreur n'ayant pas d'être propre, l'idéologie sera désignée lieu du manque, défaut, privation. L'approche « épistémologique » aboutira très logiquement à une impasse, [25] eu égard au développement de notre connaissance de l'idéologie : instance de l'inconsistance, l'instance idéologique ne peut être [237] en elle-même objet de science puisqu'elle est ce que la science de l'histoire révèle comme faux objet, « effet-de-sujet sans objectivité propre » ; instance insubstantielle, l'instance idéologique sera inefficace dans la transformation de la société, puisque la « science » marxiste séparant l'essence de l'apparence (ou idéologie) [26] identifie l'essence comme vérité, seul lieu de l'efficacité révolutionnaire. « L'effiscience » marxiste exclut dans son principe l'efficace du faux. Seulement récuser n'est pas abolir et la dissipation des apparences ou des illusions comme critère du vrai et du fécond n'emporte pas, comme le croyait le rationalisme optimiste, la dissipation des apparences ou des « mystifications » comme réalité non critique. [27] S'il s'agit de transformer le monde, il s'agit de compter avec tous les leviers de cette transformation, sans en escamoter aucun (comme catégorie fourre-tout par exemple) par préjugé gnoséologique.

3.3. La méconnaissance de l'efficacité du symbolique.

Dans le discours classique des gnoséologies de la vision, l'image est la forme sensible du non-être (donc de l'erreur). Dans l’Idéologie Allemande l'idéologie est simulacre, ombre, mirage. En dépit de toutes les avancées contemporaines sur la puissance du symbolique ou sur le dynamisme de l'imaginaire comme mode spécifique de formation du réel, on semble s'obstiner, dans la tradition marxiste, à ne pas sortir de la caverne. L'image — idéologique — est assimilée, avec des accents classiques, à du réel déformé, une copie qui « déchoit de l'original », un (mauvais) simulacre du (déjà) fait. « Et si, dans toute l'idéologie, les hommes et leurs rapports nous apparaissent placés la tête en bas comme dans une chambre noire, ce phénomène découle de son processus de vie directement physique » [28]. La même métaphore gouverne souterrainement la thèse centrale d'Althusser : l'idéologie représente le rapport imaginaire des individus à leurs conditions réelles d'existence.

[238]

Caractérisée comme doublure et décalque d'un réel préexistant, l'image idéologique ne peut atteindre ni la dignité d'un concept théorique ni surtout être envisagé comme partie prenante dans la production et la reproduction des forces économico-sociales. La méconnaissance de l'efficacité du symbolique, autrement dit l'entêtement à dénier sa fertilité sociale, le fait que les formes de représentation du réel sont bel et bien en même temps des forces de production du réel, conduit l'analyse marxiste de l'idéologie à s'enliser dans un double et stérile problème eu égard cette fois à la fonction de l'idéologie ; et, en fin de compte, à méconnaître, en méconnaissant l'efficacité du symbolique, les conditions et les limites de l'efficacité politique :

a) si l'idéologie est posée comme le spectacle spéculaire du réel social, comment déterminera-t-on le degré de fidélité ou de trahison de ce spectacle. Le vieux problème du Sophiste est ainsi reconduit en vertu de prémisses analogues : étant donné que les discours sont des simulacres de l'être, quels sont les critères pour distinguer le bon simulacre ou copie fidèle (eikastiké) du mauvais (phantastiké).

b) si les formes de représentation du réel social reproduisent ce réel et contribuent ainsi à le perpétuer, comment déterminer — à l'intérieur de cette vision statique — les conditions de possibilité de l'action politique si cette action vise à produire et à imposer des représentations du monde social qui soient capables de transformer ce monde social et non simplement de le reproduire ?

4. L'EFFET (« IDÉOLOGIQUE »)
DE L'
IDÉOLOGIE ALLEMANDE.


4.1. Chosisme et idéalisme

La conception « orthodoxe » de l'idéologie, legs de l'Idéologie Allemande, ne mériterait guère qu'un haussement d'épaules si elle n'était encore si tenace, spéculativement parlant, ou plus précisément, si elle ne contribuait à conduire dans les impasses, signalées ci-dessus, l'analyse des idéologies, et à se « transformer » (qualitativement ?) en obstacle épistémologique.

Ouvrons ici une parenthèse pour qu'on m'entende bien. Je n'en ai pas ici ni à la validité ni au caractère novateur des analyses [239] de Marx portant sur les idéologies, ou « langages de l'existence sociale », en tant que ces analyses constituent une introduction à la connaissance scientifique des formations sociales et à l'exposé général du matérialisme historique, j'en ai davantage aux utilisateurs ultérieurs qui, pour toutes sortes de raisons, n'ont retenu des indications marxiennes sur la notion d'idéologie que son caractère non-autonome ou non-moteur ou encore ses effets de masquage ou d'occultation, les ont transformées en stéréotypes qui, précisément, en tant que tels ont la vie dure et une efficacité réelle, ont oublié qu'il fallait peut-être lire l'Idéologie Allemande surtout comme dessinant le champ d'investigation d'une « science », à construire, des idéologies. Écoutons Engels — pour une fois — : « La conception de Marx ne fournit pas de dogmes tout prêts mais les points de départ de la recherche ultérieure et la méthode pour cette recherche. »

À croire les caractérisations mêmes de l’Idéologie Allemande, la nature « idéologique » de l'idéologie ou ses traits idéalistes, du moins a-matérialistes, auraient cependant dû suffire à la disqualifier. Le chosisme empiriste de l'idéologie fait de l'image idéologique non un acte mais une chose ou une moindre chose, un enregistrement du « réel » extérieur. La conscience marxiste, à ce compte, est incapable de se créer d'objets propres puisqu'elle les reçoit, plus ou moins dégradés du dehors, au fond de rétines soumises. La sphère idéologique, mimésis platonicienne du réel social, non productrice de catharsis, n'étant que « les rapports matériels dominants saisis sous forme d'idées » ne saurait avoir aucun être propre, aucun efficace particulier, nulle fonction spécifique, ni constituer, par conséquent, un objet de connaissance pour la théorie de la praxis révolutionnaire.

Au chosisme de l'image comme décalque vient s'ajouter une autre naïveté qui agit, pareillement, comme empêchement redhibitoire. La définition de la conscience comme regard est reprise, telle quelle, à la tradition idéaliste et permet une réduction de l'« erreur » idéologique à quelque trouble de la vue, à un mirage, à une hallucination socialement déterminée. On songe à Descartes réduisant l'erreur à une étourderie ou à Platon pour qui le changement de regard suffisait pour s'accorder à la vérité. Mais cette réduction suppose, comme il en va d'ailleurs chez les auteurs précités, un rapport d'extériorité inerte juxtaposant un [240] réel à réfléchir et en vis-à-vis des consciences réfléchissantes plus ou moins fidèlement selon les optiques de classe ou les prismes de l'intérêt. Le lien unissant les individus ou les groupes sociaux à leur idéologie serait alors simplement instrumental et inessentiel. Comme Debray encore le souligne drôlement : changez les verres de vos lunettes (de position de classe) et vous découvrirez la réalité des choses.

4.2 L'impuissance et l'inefficacité de la pensée.

La conception de l'idéologie qui, dérivée de l'Idéologie Allemande, a cours aujourd'hui dans les cercles de la nouvelle scolastique, est une conception qui a agi comme frein à la constitution d'une théorie matérialiste dialectique de l'idéologie. Elle bouche l'horizon spéculatif, paralyse les efforts, interdit — nouvelle doxa commune, voire nouvelle idéologie dominante — la reconnaissance des réévaluations conceptuelles novatrices. Elle a imposé, premièrement, un trait d'égalité entre « irréel » et « symbolique » à travers lequel s'est donnée à penser, pour un siècle, l'efficacité symbolico-idéologique. Je citerai A. Badiou qui, croirait-on, serait le plus à l'abri des méfaits de la nouvelle scolastique : « Inutile de chercher dans le lieu des idéologies le principe de leur mouvement car la force motrice de la pensée n'est pas interne à la pensée elle-même ... la pensée est sans force... elle est le lieu de passage des énergies massives de l'histoire » [29]. Et c'est ainsi qu'à la question : « d'où vient donc le pouvoir de l'idéologie, le marxisme est obligé de répondre : de partout sauf des idéologies elles-mêmes ». Deuxièmement, parce qu'enlever de la sorte à la pensée un statut d'opérateur partique, c'est continuer d'entretenir, aux rebours de ce qu'on prétend faire, un présupposé idéaliste : la pensée comme détermination subjective. La pensée en tant que telle n'existe pas : elle a au contraire la matérialité objective d'un processus organisationnel. Et l'idéologie mène de front un travail symbolique de représentation du monde « interne » et du monde social comme un travail politique d'organisation matérielle des pratiques humaines, individuelles et sociales, qui sont l'envers et l'endroit d'une même activité.

[241]

Pour le développement d'une théorie matérialiste dialectique de l'idéologie, la leçon de l'Idéologie Allemande est décidément succincte : aller relire Destutt de Tracy à la lumière de la 2e thèse sur Feuerbach ! « C'est dans la pratique que l'homme a à faire preuve de la vérité c'est-à-dire de la réalité et de la puissance de sa pensée, la preuve qu'elle est de ce monde. Le débat sur la réalité ou l'irréalité de la pensée isolée de la pratique est une question purement scolastique ».

Département de philosophie
Université du Québec à Montréal


[1] Cf. l'introduction historique de H. Gouhier dans la réimpression Vrin, 1970, des Eléments. Mentionnons aussi que De l'Amour de Stendhal (1822), disciple des Idéologues, porte en sous-titre Essai d'Idéologie et se veut, par son parti-pris de froideur descriptive et analytique, une application de cette science nouvelle.

[2] D. de Tracy : Mémoire sur la faculté de penser in Mémoires de l'institut national des sciences et des arts pour l'an IV de la République — p. 322-324.

[3] Peut-être sans le savoir ! Le nom de Destutt de Tracy apparaît dans l'Idéologie Allemande mais dans un contexte d'économie politique et à propos de la polémique contre Stirner : in I.A., éd. Rubel, Oeuvres, tome III, La Pléiade, Gallimard, 1982, p. 1193-1194.

[4] À ce propos il faudrait encore étudier pour comprendre les raisons « idéologiques » de cette inversion l'influence politique de Napoléon eu égard au discrédit politico-théorique dans lequel tombèrent les idéologues.

[5] On sait les mésaventures matérielles de la théorie-mère (marxiste) de l'idéologie : l'Idéologie Allemande rédigée en 1845-46 à Bruxelles restera plus ou moins abandonnée jusqu'en 1933, date à laquelle le livre est publié pour la première fois. Ni Lénine, ni Lukacs n'y font allusion. Le lecteur francophone ne pourra lire l'Idéologie Allemande qu'en 1947 et la première édition complète ne date que de 1968 (Éditions Sociales). Les principaux textes marxiens sur l'idéologie se situent entre 1842 et 1893 : il s'agit notamment des lettres de Marx à Ruge et des dernières lettres d'Engels à C. Schmidt et à F. Mehring. La gestation de l’I.A. est relatée, quant à elle, dans le Ludwig Feuerbach... (1888). La lettre à Mehring du 14 juillet 1893 résume l'essentiel de la conception marxienne — et marxiste — de l'idéologie : « L'idéologie est un processus (cette notion de processus reprise de la théorie hégélienne de l'histoire) que le soi-disant penseur accomplit bien avec conscience mais avec une conscience fausse. Les forces véritables qui le meuvent lui restent inconnues sinon ce ne serait point un processus idéologique. »

[6] K. Marx : Contribution à la Critique de l'économie politique. Préface. Éditions Sociales, 1972, p. 255.

[7] Plus qu'une métaphore le thème de « la remise sur ses pieds » de la dialectique hégélienne est un raisonnement qui sera repris jusqu'à La fin par les « pères fondateurs ». Dans la postface à la 2e édition allemande du Capital (1873) Marx écrit : « ma méthode dialectique non seulement diffère par la base de la méthode hégélienne mais en est l'exact opposé. Pour Hegel le mouvement de la pensée qu'il personnifie sous le nom de l'idée est le démiurge de la réalité laquelle n'est que la réflexion du mouvement réel, transporté et transposé dans le cerveau de l'homme. Et Engels dans le Ludwig Feuerbach : « c'était une inversion idéologique qu'il s'agissait d'éliminer. Nous conçûmes à nouveau les idées de notre cerveau du point de vue matérialiste, comme étant les reflets de tel ou tel degré de l'idée absolue » (p. 44). Reste qu'on se demandera si l'exact opposé n'est pas la même chose mais à l'envers ?

[8] Cf. Althusser in Pour Marx (Minuit, i960) pp. 238-240 qui, respectant la leçon épistémologique de l’Idéologie Allemande, précise le concept d'idéologie par sa fonction non-scientifique : « L'idéologie comme système de représentations se distingue de la science en ce que la fonction pratico-sociale l'emporte en elle sur la fonction théorique (ou fonction de connaissance) ».

[9] Ce tableau est repris de celui que donne R. Debray dans la Critique de la Raison Politique, p. 145 ; chap. III ; section première, intitulée logique de l'apparence au cours de laquelle l'auteur procède à une critique de la notion d'idéologie dans la tradition marxiste comme un nécessaire commencement à la critique proprement dite de la raison politique.

[10] Lui aussi emprunté à R. Debray (op. cit., p. 146).

[11] I.A., p. 73, Editions Sociales, 1972.

[12] Ibidem, p. 75. Sans questionner ici la catégorie du réel, remarquons que la thèse de la transhistoricité ou de l'anhistoricité de l'idéologie, reprise par Althusser, repose sur la division ontologique qui oppose la non-essentialité de l'idéologie à la réalité matérielle et qui dénie, par suite, à celle-ci, la constitution en objet scientifique.

[13] Ibidem, p. 71.

[14] Ibidem, p. 73.

[15] On voit ici le refoulé platonicien travailler nos très philosophes Marx-Engels. Le mouvement de la science, dans le platonisme, renvoie à ce dont elle est reflet er qui le détermine, lui donne tout son poids en clôturant du même coup son espace théorique : la vérité. L'ennemi est l'oubli, l'alliée la mémoire. L'opposition de la plaine d'Aletheia et de la plaine de Lethé dans la topologie platonicienne traduit sur un plan mythique, l'opposition entre l'acte d'anamnésis, révélation de l'être immuable et éternel et la faute de Lethé qui est l'ignorance humaine et l'oubli des vérités éternelles.

[16] Si l'on désire être malicieux on fera remarquer l'indice « gnoséologique » contenu dans ce mécanisme : que ce soit re ou il s'agit de connaissance, et ce, en dépit de la fonction non-cognitive de l'idéologie, qu'affirme Althusser ; affirmation par ailleurs, qui a servi à fonder l'interminable et caduque débat des rapports entre idéologie et science.

[17] L'entrecroisement ontologico-épistémique dans la caractérisation de l'idéologie rappelle la célèbre ligne platonicienne du livre Vil de la République qui conjugue degrés de l'être et degrés de la connaissance. L'idéologie en tant qu'image (de l'être) ne saurait prétendre à la dignité d'objet scientifique dont il est possible de chercher les règles de constitution et de développement. Le devenir sensible n'intéresse pas scientifiquement Platon : il ne s'agit que de le « sauver ». Le devenir phénoménal n'intéresse pas Marx, scientifiquement parlant : il s'agit de « sauver » le devenir historique et d'exercer ainsi la « nouvelle » dialectique dans les « nouvelles » régions de l'être.

[18] Substituer au schéma classique : choses — subsumer — définitions, celui-ci : fonctions (déterminées) — exprimer — catégories (déterminées).

[19] La citation complète est la suivante : « La formule, l'idéologie est l'idée de mon adversaire serait une des moins mauvaises définitions de l'idéologie ». Raymond Aron in Recherches philosophiques, VI, 64.

[20] É. Durkheim : Règles de la méthode sociologique, chap. II, P.U.F.

[21] J. Monnerot, in Les faits sociaux ne sont pas des choses : « L'idéologie est... l'équivalent fonctionnel du mythe » (p. 208) ou G. Lukacs, in Histoire et conscience de classe, p. 238, qui écrit : « Toute idéologie est une mythologie conceptuelle ».

[22] Cf. de même, pour le courant fonctionnaliste, Harry M. Johnson : "Ideology and the social System" in Encyclopedia of the Social Sciences, ibidem Edward Shils, "the concept and function of ideology". La définition classique de l'idéologie de Talcott Parsons dans The Social System (New York, Free Press, 1951) nous semble dans le droit fil de celle de la lettre de Engels, citée supra (note 5) et de celle de Rodinson, citée dans le corpus de cet article :

Ideology consists of selected or distorted ideas about a social System or a class of social Systems when these ideas purport to be factual and also carry a more or less explicit évaluation of the "facts". By simplifying complex situations thèse ideas help diverse people to cooperate toward the same goals. They define the situation and justify a particular cause of action.

[23] In La Critique de la raison dialectique, Sartre réserve au philosophe la tâche théorique alors que l'idéologue serait cet « homme relatif » qui donne « à la théorie des fonctions pratiques et « s'en sert comme d'un outil pour détruire ou pour construire » (p. 17).

[24] I.A., op. cit., p. 117.

[25] Le débat sur « la fin des idéologies » ou la remarque de je ne sais plus quel « grand » philosophe qu'il n'y a pas et qu'il n'y a jamais eu d'idéologie font écho politiquement et théoriquement, à l'aboutissement de cette approche.

[26] Était-ce Platon ou Marx qui écrivait : « toute science devient superflue si apparence et essence coïncident » ?

[27] On ne peut être que touché, dans sa sensibilité « philosophique » par le mot ingénu de Lénine : « la théorie de Marx est toute puissante parce qu'elle est vraie » qui sonne juste à l'oreille idéaliste accoutumée au nul n'est méchant en connaissance de cause !

[28] I.A., op. cit., p. 73.

[29] A. Badiou : De l'idéologie, Maspéro 76, p. 32.



Retour au texte de l'auteure: Mme Josiane Boulad-Ayoub, philosophe, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 20 décembre 2018 12:27
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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