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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Raymond BOUDON, “Individualisme et holisme dans les sciences sociales.” in ouvrage sous la direction de Pierre Birnbaum et Jean LECA, Sur l’individualisme. Théories et méthodes, chapitre 2, pp. 45-59. Paris: Les Presses de la Fondation nationale des sciences politiques. Nouvelle édition, (2e édition), 1991, 379 pp. Première édition, 1986. [M. Jean Leca nous a accordé le 3 avril 2018 son autorisation de diffuser la presque totalité de ses publications, y compris ce Traité de science politique.]

[45]

Individualisme et holisme
dans les sciences sociales
.”

Par Raymond BOUDON

Pour une lettre souvent citée [1], Max Weber écrit : « La sociologie, elle aussi, ne peut procéder que des actions d’un, de quelques ou de nombreux individus séparés. C’est pourquoi elle se doit d’adopter des méthodes strictement “individualistes”. » Il importe de remarquer d’abord que Max Weber place le mot « individualistes » entre guillemets, sans doute pour indiquer qu’il ne doit pas être pris en son sens habituel, qui relève de l’éthique ou de la sociologie. Au sens de l’éthique, l’individualisme est une doctrine qui fait de la personne – de l’individu – un point de référence indépassable. « Individualisme » en ce sens s’oppose notamment à « collectivisme ». Au sens sociologique, on dit qu’une société est individualiste lorsque l’autonomie consentie aux individus par les lois, les mœurs et les contraintes sociales est très large. Pour désigner ce type de sociétés, Durkheim utilise, en des sens voisins, quoique non absolument synonymes, les notions d’« égoïsme » et d’« individualisme ». De même, Tocqueville se déclare frappé par le développement de l’« individualisme » dans la société américaine du milieu du XIXe siècle et résume par cette expression le fait que le citoyen américain lui était apparu comme surtout soucieux de sa vie privée et peu concerné par la vie publique.

Dans son acception méthodologique, la notion d’individualisme a une tout autre signification. Et c’est pour indiquer qu’il traite ici de l’individualisme qu’on qualifiera ensuite de « méthodologique », que Weber place le terme entre guillemets dans le texte cité plus haut. [46] Au sens méthodologique, la notion d’« individualisme » s’oppose à celle de « holisme » ou, dans le vocabulaire de Piaget, à celle de « réalisme totalitaire ».

Bref, il y a entre l’individualisme au sens méthodologique et l’individualisme au sens de l’éthique ou de la sociologie le même rapport qu’entre le mot bad en persan et le mot bad en anglais. Si l’on en croit A. Martinet, les deux mots se prononcent exactement de la même façon. Mais comme ils appartiennent à deux langues distinctes, leurs significations sont différentes. De même, la notion d’individualisme a une signification toute différente selon qu’elle apparaît dans le contexte de la sociologie ou de l’éthique ou dans celui de la théorie de la connaissance.

Le principe de l’« individualisme méthodologique » énonce que, pour expliquer un phénomène social quelconque – que celui-ci relève de la démographie, de la science politique, de la sociologie ou de toute autre science sociale particulière –, il est indispensable de reconstruire les motivations des individus concernés par le phénomène en question, et d’appréhender ce phénomène comme le résultat de l’agrégation des comportements individuels dictés par ces motivations. Et cette proposition est valable quelle que soit la forme du phénomène à expliquer, qu’il s’agisse d’une singularité, d’une régularité statistique, qu’il se traduise par un ensemble de données quantitatives ou qualitatives, etc. Considérons par exemple une relation simple entre deux phénomènes économiques : sous certaines conditions, si le prix d’un produit monte, la demande pour ce produit diminue. On peut, bien sûr, se contenter d’enregistrer cette relation macroscopique. Mais il est beaucoup plus intéressant de se demander quelles en sont les causes, causes qui, dans ce cas, ne sont pas difficiles à identifier. Il suffit pour cela d’imaginer ce qui risque de se passer dans la tête d’un consommateur qui constate que le prix de tel produit a augmenté : sauf dans le cas où ce produit correspondrait à un besoin irréductible et où il serait en situation de monopole ou en concurrence avec d’autres produits dont le prix monterait dans les mêmes proportions, le consommateur, obéissant à une motivation aisément compréhensible, s’efforcera de préserver son pouvoir d’achat en se portant sur d’autres produits. Comme beaucoup de consommateurs, sinon tous, risquent de réagir de la même façon – puisque tous auront les mêmes raisons de réagir ainsi –, il résultera de l’agrégation de leurs comportements un effet global, à savoir la réduction de la demande globale pour le produit en question.

Désignons par M le phénomène qu’on se propose d’expliquer, ici [47] la relation macroscopique entre prix et demande. La structure de l’explication consiste à observer que M résulte de l’agrégation de comportements microscopiques, c’est-à-dire individuels. Ce qu’on peut écrire : M = M(m), où M () a le sens de «  fonction de » et où m désigne le comportement d’un individu quelconque. Quant à ce comportement, il est lui-même une fonction d’un ensemble de données qui, elles, sont non pas microscopiques, mais macroscopiques, c’est-à-dire définies au niveau du système. On peut désigner ces données macroscopiques par P : m = m (P). Dans l’exemple évoqué, P désigne le fait que le prix du produit considéré a monté sur le marché, mais aussi le fait que ce produit n’est pas une nécessité vitale et qu’il n’est pas en situation de monopole. La structure de l’explication précédente peut donc être représentée par l’expression M = M [m(P)]. Verbalement, le phénomène global M dérive d’un ensemble de comportements individuels m résultant de motivations elles-mêmes affectées par des données globales P.

Lorsque Weber écrit que « la sociologie, elle aussi, doit procéder des actions d’individus séparés », il veut dire, puisque la lettre dont est extraite cette citation est adressée à un économiste, que, comme l’économie, discipline dans laquelle cette méthodologie est traditionnelle, la sociologie doit utiliser le principe qualifié aujourd’hui d’« individualisme méthodologique ».

S’agit-il d’un vœu pieux ? Certainement pas. Car, si le principe de l’individualisme méthodologique est souvent contesté par les sciences sociales autres que l’économie pour des raisons qu’on examinera, il est aussi très couramment employé par elles.

S’agissant de la sociologie classique, comme j’ai essayé de le montrer ailleurs [2], bien des analyses de Marx, Tocqueville, Max Weber, Sombart ou Simmel traduisent une adhésion étroite à ce principe et à la conception de l’explication qu’il résume.

Et lorsqu’on considère la sociologie moderne, on remarque facilement que, si le paradigme individualiste est loin d’être dominant, il est cependant présent dans nombre de recherches, les plus intéressantes peut-être. Je me contenterai, pour étayer ce point, de quelques exemples rapides.

J’évoquerai d’abord le cas de l’analyse des mouvements sociaux, de la mobilisation et de l’action collective. Il existe, bien entendu, [48] dans ce domaine de nombreuses études de type holiste. La vieille théorie de Le Bon selon laquelle les mouvements sociaux ne seraient compréhensibles qu’à partir du moment où l’on fait l’hypothèse que l’individu serait comme dissous dans le groupe est encore quelquefois prise au sérieux [3]. En réalité, je ne suis pas sûr qu’on ait réussi à expliquer un seul exemple de mouvement collectif en adoptant ce type de perspective. Et il est vraisemblable que la théorie de Le Bon explique, au mieux, des phénomènes très marginaux.

D’un autre côté, certains sociologues continuent d’analyser, comme le faisait Hegel, les mouvements sociaux comme les porteurs du sens de l’histoire et comme le siège de l’historicité, adoptant une perspective à la fois holiste et téléologique [4].

Par contraste, un nombre non négligeable d’études relatives aux mouvements sociaux utilisent le paradigme de l’individualisme méthodologique.

Je me contenterai de mentionner, à cet égard, l’analyse que A. Oberschall [5] a proposée du mouvement noir américain au cours des années 1960. Elle conçoit ce mouvement et interprète les différentes formes qu’il a connues comme l’effet de stratégies déployées par les protagonistes en fonction du contexte dans lequel ils se trouvaient. Pour me limiter à un aspect de son travail, j’évoquerai la partie de son livre où il explique pourquoi le mouvement noir a été violent dans le Nord et non violent dans le Sud des États-Unis. Bien souvent, la non-violence du mouvement dans le Sud avait été mise sur le compte du caractère plus oppressif de la domination blanche dans le Deep South. En fait, Oberschall a montré que cette explication holiste est très insuffisante, et qu’il faut concevoir la non-violence utilisée par les meneurs noirs du Sud comme une stratégie bien adaptée au contexte du Sud. Tout d’abord, il est vrai que la violence comportait des risques de représailles plus importants que dans le Nord. Mais il faut voir aussi que, en 1960, le mouvement noir dispose dans le Sud d’une sympathie des élites blanches du Nord, qui conçoivent la ségrégation du Sud comme un archaïsme insupportable. En outre, le mouvement peut s’appuyer sur la sympathie de l’administration, qui s’efforce à cette époque de promouvoir l’égalité entre Blancs et [49] Noirs. D’un autre côté, le mouvement noir dispose, dans le Sud même, de l’appui du clergé protestant. Or les églises protestantes noires sont les seules organisations à ne pas être dominées par les Blancs ; de plus, elles jouent un rôle considérable dans la mesure où, en dehors de leurs fonctions religieuses, elles assument toutes sortes de fonctions, sociales, culturelles et politiques.

Ainsi, dans la conjoncture des années 1960, les leaders noirs se trouvaient dans une situation stratégique favorable où ils pouvaient compter sur l’appui de l’opinion éclairée du Nord, de l’administration et du clergé protestant du Sud. Or il est évident qu’en adoptant une stratégie de non-violence, non seulement ils pouvaient espérer minimiser les représailles des Blancs du Sud, mais surtout ils avaient davantage de chance de conserver cet appui. En recourant à la violence, ils auraient, au contraire, risqué de s’aliéner le clergé protestant ; ils auraient placé l’administration dans une situation difficile, apporté de l’eau au moulin des parlementaires conservateurs du Sud, et ils auraient contribué à restreindre leur audience sur les campus des universités du Nord.

Dans le Nord, la situation est toute différente. D’abord, la communauté noire est segmentée : une classe moyenne s’est séparée de ses anciennes attaches ; et un prolétariat noir, complètement atomisé, ne participant à aucune forme d’association, s’entasse dans les ghettos. La classe moyenne noire se désintéresse du problème noir, et l’atomisation des Noirs des ghettos fait que la mobilisation y est très faible. Les Églises ne jouent pas ici le rôle de support qu’elles jouent dans le Sud. C’est pourquoi le mouvement noir prend ici la forme d’explosions, souvent déclenchées à la suite de maladresses policières. Et plus tard, lorsque l’attention des élites du Nord se détourne du problème noir pour s’attacher surtout au problème du Vietnam, le mouvement noir prend dans le Nord une forme radicale et sectaire, car il s’agit de reconquérir l’attention des élites politiques et intellectuelles, soit en récupérant la violence spontanée, soit en incitant à la violence.

C’est bien une méthodologie individualiste qui est mise en œuvre ici : le contexte du Nord (P) est différent de celui du Sud (P’). En outre, la conjoncture n’est pas la même au moment où se déploie dans le Sud la stratégie de non-violence et au moment où apparaissent au Nord des formes radicales du mouvement noir. Désignons cette variable conjoncturelle par N/N’. L’analyse consiste dans sa structure à montrer que le système (P,N) a induit de la part des meneurs noirs des stratégies, et de la part de la population noire des attitudes [50] m différentes des stratégies et des attitudes m’ qui se développeront ultérieurement dans le Nord, en raison du contexte P’ et de la conjoncture N’.

Cet exemple permet incidemment de relever un point important. La méthodologie individualiste n’implique aucune vision atomiste des sociétés. Elle n’interdit pas et elle exige même que les individus soient considérés comme insérés dans un contexte social. En outre, elle invite à traiter comme identiques des individus situés dans la même situation et, ainsi, permet l’analyse des phénomènes collectifs. Mais elle se distingue de la méthodologie holiste en ce qu’elle s’astreint toujours à mettre en évidence les raisons individuelles de ces phénomènes collectifs, et qu’elle refuse, par principe, de traiter un groupe comme un acteur qui, comme l’individu, serait doté d’une identité, d’une conscience et d’une volonté. Et lorsqu’elle traite un groupe comme un individu, c’est qu’elle a de bonnes raisons sociologiques de le faire. Ainsi, la sociologie économique d’aspiration individualiste considérera sans difficulté le groupe familial comme une unité de décision. Enfin, je reviendrai sur ce point, la méthodologie individualiste traite l’individu comme fondamentalement « rationnel ».

Afin de montrer que le paradigme individualiste tient une place importante dans les secteurs les plus variés de la sociologie moderne, j’évoquerai maintenant un chapitre tout différent, celui de la sociologie du développement.

Ici également, on peut aisément déceler la présence d’un mode de pensée de type holiste. Ainsi, des auteurs aussi différents que Margaret Mead et Hoselitz [6] ont prétendu que, s’il était si difficile de tirer les sociétés traditionnelles du sous-développement, cela résultait essentiellement de ce que, dans les sociétés de ce type, les traditions sont si contraignantes et les institutions familiales, religieuses, économiques, etc., si interdépendantes que le progrès économique suppose à la limite un bouleversement complet de leurs structures sociales.

Symétriquement, des auteurs comme Lerner [7] avancent que l’introduction du changement technique ou le développement de l’éducation ou des moyens de communication sont voués, étant donné l’interdépendance étroite des institutions des sociétés traditionnelles, à entraîner un bouleversement général de leurs structures sociales.

[51]

D’autres auteurs, comme Dumont [8], veulent que les sociétés soient dominées par une idéologie – on dirait plus couramment une culture – imprégnant la vie sociale dans son ensemble. L’Inde serait une société organisée autour du principe de l’homo hierarchicus, tandis que les sociétés de l’Occident seraient des sociétés de l’homo æqualis. Si j’évoque les travaux de Dumont, c’est qu’il reprend dans son langage une distinction très classique, celle de l’opposition entre Gemeinschaft et Gesellschaft. À base de la célèbre distinction de Tönnies on trouve, comme chez Dumont, le postulat holiste que les sociétés sont des totalités cohérentes, qu’on peut déterminer les principes fondamentaux de cette cohérence, et qu’il existe des types de sociétés parfaitement discontinus.

Ces visions holistes ont été largement remises en question et nuancées par les études sociologiques suivant une méthodologie de type individualiste. Pour illustrer ce point j’évoquerai, parmi de nombreux travaux portant sur les effets du changement technique dans les sociétés traditionnelles, une étude sur les effets de l’irrigation en Inde. Cette étude, due à Epstein [9], suffit à démontrer que les théories holistes du développement comme les théories qui veulent voir dans les sociétés des systèmes cohérents et discontinus sont souvent, pour parler comme Feyerabend, des « contes de fée ». On ne retrouve, en effet, dans cette étude ni le timeless and changeless Indian village cher à Margaret Mead, ni les processus mécaniques de réaction en chaîne de Lerner. Et l’on en tire l’impression que, bien que la société indienne soit dominée par le principe de l’homo hierarchicus, on peut y déceler des processus d’une importance sociale considérable qui ne se distinguent guère de ceux que les sociologues ont mis en évidence dans les sociétés où règne l’homo æqualis. On pense en particulier ici aux travaux de Mendras sur la modernisation de l’agriculture française [10].

L’irrigation a permis aux paysans de villages de l’Inde du Sud de substituer aux cultures de subsistance traditionnelles comme le ragi, la culture de la canne à sucre. De façon générale, ces villages sont passés du régime de l’économie de subsistance à celui de l’économie [52] d’échange. Mais le point important est que l’irrigation a, de surcroît, provoqué des effets sociaux de signe opposé, certains allant dans le sens du renforcement, d’autres dans le sens du bouleversement des structures traditionnelles. Ainsi, l’irrigation a provoqué un effet corrosif sur la structure paternaliste de la famille par un mécanisme indirect qui est le suivant : la canne ne pouvant être traitée par le paysan, celle-ci est vendue à des usines appartenant à l’État. Bien entendu, l’administration est, de par son rôle, assujettie à cet égard à deux contraintes : elle doit éviter la surproduction de canne et traiter les paysans sur une base égalitaire. C’est pourquoi des quotas furent fixés, l’État s’engageant à acheter à chaque foyer une quantité de canne déterminée. Mais cette mesure devait inciter les paysans à un comportement stratégique : ils comprirent en effet que, pour tourner les limitations que leur imposaient les quotas, il leur suffisait de céder le plus rapidement possible des parcelles à leurs descendants. En conséquence, alors qu’avant l’irrigation la cession réelle précédait la cession légale, après l’irrigation la cession légale tend à précéder la cession réelle. Bien entendu, il résulta de ce comportement un effet d’autonomisation du fils par rapport au père, puisque le premier était désormais, économiquement et légalement, plus tôt indépendant du second. De même, l’irrigation a entraîné un effet d’autonomisation s’agissant des relations entre époux. En effet, l’apparition du surplus dû à la culture de la canne fit que la fermière put se créer à l’intérieur de l’exploitation un domaine réservé : c’est elle qui était chargée d’investir une partie du surplus, par exemple dans l’élevage des volailles, et de commercialiser ses produits. Alors que, avant l’irrigation, elle était une simple pièce dans le système de division du travail, elle devient après l’irrigation un acteur économique autonome. Ces deux premiers effets vont dans le sens d’une corrosion des structures traditionnelles. Mais d’autres effets vont dans le sens opposé. Ainsi, les relations de clientélisme entre paysans et Intouchables furent indirectement renforcés par l’effet de l’irrigation. Avant l’irrigation, le sous-emploi atteignait un niveau très élevé. Il en résulte que les Intouchables ne servaient les paysans que pendant une faible partie de leur temps disponible. Après l’irrigation, le sous-emploi décroît. Les Intouchables profitent du boom économique provoqué par la culture de la canne, mais en même temps ils sont davantage liés aux paysans et deviennent plus étroitement dépendants d’eux. Il faut d’ailleurs noter que le signe de cet effet s’inverse dans les villages non irrigués voisins des villages irrigués. Ici, les paysans, qui ne peuvent se mettre à la culture de la canne, profitent du boom économique [53] qui se développe chez leurs voisins. Répondant à la demande croissante de services qui émane des villages irrigués, ils se font, par exemple, maquignons ou réparateurs de matériel agricole. De façon générale, ils complètent leurs activités agricoles traditionnelles par des activités de service ou par des activités artisanales. Or ces nouvelles activités tendent à disloquer les liens traditionnels des paysans avec leurs Intouchables, puisque les premiers sont amenés à recruter leur personnel en dehors de leurs réseaux traditionnels de clientèle.

L’étude que je viens de présenter très rapidement n’est, encore une fois, qu’un exemple entre beaucoup. Je pourrais mentionner de nombreuses études du même type, où les processus de développement sont analysés comme l’effet agrégé de la réaction des acteurs sociaux à des conditions rendues changeantes, par exemple par l’introduction d’une innovation. Prises ensemble, ces études tendent à faire apparaître le simplisme des théories du développement à ambition générale qui s’efforcent d’analyser directement les conséquences des données structurelles ou culturelles, en esquivant l’analyse de motivations et comportements individuels.

J’évoquerai enfin un dernier chapitre classique de la sociologie, celui de la stratification et de la mobilité sociale, sur lequel j’ai eu moi-même l’occasion de travailler directement [11]. C’est un cas intéressant, car le mode de pensée holiste y a été pendant longtemps dominant et le reste dans une large mesure.

En général, le sociologue, qui s’intéresse à ce domaine, se contente par exemple d’étudier les effets de certaines variables indépendantes, comme le développement de l’éducation sur la mobilité sociale, sans chercher à analyser les comportements individuels responsables de la structure des flux de mobilité. Et l’on sait qu’on a longtemps considéré comme une évidence que le développement de l’éducation doit entraîner une augmentation mécanique de la mobilité sociale. Et bien des analyses de type holiste conduites dans le domaine de la mobilité sociale supposent que, par l’effet des mécanismes « subtils », les individus sont poussés à adopter des comportements permettant aux structures sociales, selon certains, de se reproduire [12] ou, selon d’autres, d’évoluer dans un sens prescrit par le sens de l’histoire. Dans ce type d’analyse, ce sont les structures de la société qui sont supposées être des éléments actifs, tandis que les individus sont décrits comme [54] se comportant de manière passive, n’ayant d’autre liberté que celle de réaliser un destin fixé d’avance.

Car il importe de relever une forme particulière souvent prise par la méthodologie holiste et qu’on peut qualifier d’individualisme minimal ou d’individualisme honteux : elle consiste à décrire l’individu comme étant exclusivement le siège ou le point de passage de forces ou d’idées collectives. Ses attentes, ses desseins, seraient entièrement déterminés par son environnement social. Ici les croyances des autres, et, de manière générale, les caractéristiques de l’environnement de l’acteur ne sont pas traitées comme des données que l’acteur prendrait en compte, mais comme des forces quasi mécaniques qui viendraient déterminer à la fois les objectifs qu’il se donne et les moyens auxquels il recourt pour y parvenir.

C’est une méthodologie de ce type que recouvrent par exemple les explications qui font de la stagnation économique le produit du traditionalisme des acteurs. Dans ce cas, le phénomène macroscopique qu’on se propose d’expliquer est bien analysé comme le produit de comportements microscopiques. Mais comme l’acteur est conçu comme privé de toute autonomie, le moment microscopique de l’analyse est alors pure fiction : l’acteur est décrit comme obéissant à des mécanismes invisibles dont l’existence ne peut être démontrée qu’à partir des comportements qu’ils sont censés produire … et expliquer.

Bien entendu, cette critique n’indique pas qu’une notion comme celle de traditionalisme n’ait pas de réalité ou d’utilité. Mais seulement qu’on peut facilement en faire et qu’on en fait souvent un usage tautologique. L’évocation du traditionalisme de l’acteur a alors la même force explicative que la fameuse « vertu dormitive » de l’opium. De même, il est clair qu’il est souvent légitime d’évoquer la notion d’attitude, la notion aristotélicienne d’ἕξις ou la notion thomiste d’habitus pour rendre compte du comportement des acteurs sociaux. Mais lorsque l’existence des habitus est évoquée pour expliquer des comportements qui sont la seule preuve de l’existence desdits habitus, on tourne dans un cercle vicieux.

Pour revenir au problème de la mobilité sociale, j’ai tenté de montrer pour ma part que si le développement de l’éducation ne paraissait pas avoir les effets escomptés sur la mobilité, cela pouvait être interprété comme un effet d’agrégation résultant de la composition d’une multitude de comportements rationnels des individus par rapport au marché de l’éducation d’abord, au marché de l’emploi ensuite. Pas plus qu’il n’est nécessaire de recourir à l’hypothèse tautologique de traditionalisme ou de la résistance au changement pour expliquer [55] pourquoi une innovation individuellement et collectivement favorable peut n’être adoptée qu’après un long laps de temps, il n’est nécessaire de supposer que les individus obéissent inconsciemment au désir de reproduire les structures sociales pour expliquer que la structure des flux de mobilité varie moins dans le temps qu’on ne l’avait espéré, même lorsque le système d’éducation se « démocratise ». Cette relative stabilité peut s’expliquer comme un effet d’agrégation résultant de stratégies individuelles, non pas irrationnelles, mais au contraire compréhensibles si on les rapporte à la situation des acteurs.

Il me paraît donc indiscutable que le paradigme de l’individualisme peut, lorsqu’il est convenablement appliqué, conduire à des théories beaucoup plus acceptables que le paradigme holiste.

Il reste alors à expliquer pourquoi – si ce diagnostic est fondé – le mode de pensée holiste demeure dominant dans les sciences sociales. Je vois à cet état de choses plusieurs raisons.

Tout d’abord, il faut reconnaître que le paradigme de l’individualisme méthodologique n’est pas toujours facilement applicable.

Dans un texte d’une grande pénétration, Georg Simmel déclare :

Pour une connaissance parfaite, il faut admettre qu’il n’existe rien que des individus. Pour un regard qui pénétrerait le fond des choses, tout phénomène qui paraît constituer au-dessus des individus quelque unité nouvelle et indépendante se résoudrait dans les actions réciproques échangées par les individus. Malheureusement cette connaissance parfaite nous est interdite [13].

Il importe de bien saisir la signification de ce texte : Simmel y affirme d’abord qu’un phénomène social, quel qu’il soit, ne peut être conçu que comme un effet d’agrégation, que comme le résultat d’actions, d’attitudes ou de comportements individuels. Et lorsqu’il précise qu’il ne peut s’agir que d’une chimère, il veut dire qu’il ne saurait être question de prétendre analyser, de façon objective et contrôlable, les comportements de chaque acteur social en particulier. Il faut, au contraire, regrouper ces acteurs en types et proposer du comportement de ces acteurs idéal-typiques une explication qui sera toujours une représentation très simplifiée. Cette représentation mettra toujours en œuvre, comme il le dit ailleurs [14], une « psychologie abstraite » ou une « psychologie de convention ». En bref, les explications individualistes passent toujours par la construction de modèles. De même [56] que l’économiste se donne le droit de décrire le comportement du consommateur ou du producteur dans telles ou telles circonstances, de même le sociologue choisira de créer des acteurs idéal-typiques et il leur prêtera des « logiques » de comportement infiniment simplifiées par rapport au réel.

Mais Simmel ajoute aussitôt :

Cela posé, de même que le biologiste a déjà pu substituer à la force vitale, qui paraissait planer au-dessus des différents organes, l’action réciproque de ces derniers, le sociologue, à son tour, doit chercher de plus en plus à atteindre ces processus particuliers qui produisent réellement les choses sociales, à quelque distance d’ailleurs qu’il doive rester de son idéal.

Ce passage signifie que la construction de modèles individualistes est l’objectif vers lequel doit tendre la connaissance et que le progrès de la connaissance en matière de sciences sociales consiste à passer des explications de type holiste à des explications de type individualiste. Mais en même temps le texte (et le contexte dans lequel ce texte apparaît) suggère que ce progrès est souvent difficile et qu’en tout cas, il est inégalement accessible selon les problèmes qu’on cherche à étudier [15]. Cette difficulté d’application du paradigme individualiste est une première raison qui explique l’influence du paradigme concurrent.

Il est vrai que si l’on considère des comportements économiques, leur logique pourra souvent être facilement reconstruite. En conséquence, des phénomènes économiques macroscopiques comme ceux que j’évoquais plus haut pourront être analysés de manière convaincante par des modèles de type individualiste. Il en va de même, par exemple, des phénomènes de stratification ou de mobilité : on peut sans trop de difficulté les décrire comme des effets d’agrégation résultant de comportements obéissant à des logiques relativement simples [16]. Mais il est évident qu’une telle analyse est beaucoup plus difficile s’agissant, par exemple, des taux de suicide : ces taux sont le résultat de comportements obéissant à des logiques complexes et infiniment variables d’un individu à l’autre. C’est pourquoi dans ce cas il est beaucoup plus difficile d’analyser les données macroscopiques en les ramenant à leurs composantes microscopiques.

Bien entendu, l’exemple du suicide n’est pas unique. Les données [57] d’opinion offrent souvent, elles aussi, une résistance à l’analyse individualiste. C’est pourquoi on doit souvent se contenter, faute de mieux, d’observer que la fréquence de telle opinion varie avec telle caractéristique sociodémographique sans être en mesure d’expliquer pourquoi, c’est-à-dire de faire de cette corrélation le résultat d’un ensemble de comportements obéissant à une logique claire. De même, c’est un fait connu que les démographes ne savent pas toujours ramener les résultats qu’ils observent au niveau agrégé à leurs composantes individuelles : pourquoi la première guerre mondiale a-t-elle été suivie en France d’une baisse des naissances et la seconde d’une hausse ?

Ces remarques banales sont importantes par leurs conséquences, qui souvent sont mal perçues. Elles expliquent notamment, en partie du moins, que la méthodologie individualiste soit plus couramment utilisée en économie qu’en sociologie. Mais, d’un autre côté, il faut se souvenir d’un autre point essentiel développé par Simmel, et qui me paraît profondément juste, à savoir que le progrès de la connaissance se traduit généralement par un passage du paradigme holiste au paradigme individualiste. Et l’on peut citer de nombreux exemples de ruptures de ce genre ; j’en ai d’ailleurs évoqué quelques-uns plus haut.

Ces considérations ne suffisent cependant pas à expliquer la faible popularité du paradigme individualiste en sociologie. La résistance à son endroit vient aussi de ce que l’on observe souvent dans les sciences sociales ce que Wrong a appelé une « conception hypersocialisée de l’homme » [17] : l’acteur social est souvent conçu comme une pâte molle sur laquelle viendraient s’inscrire les données de son environnement, lesquelles lui dicteraient ensuite son comportement dans telle ou telle situation. Ainsi, les sociologues du développement admettent souvent que les acteurs sociaux obéissent rigoureusement aux règles qui leur sont prescrites par la tradition et la culture. C’est de cette manière que certains ont expliqué par exemple que les paysans indiens continuent, contre leur intérêt et celui de la collectivité, à avoir une progéniture nombreuse. Cela résulterait d’une adhésion mécanique à des traditions séculaires. Outre qu’une telle « explication » est vide, elle surestime la passivité de l’acteur social par rapport aux traditions. Dans un cas comme celui-là, la perspective individualiste consiste à s’interroger sur la situation de l’acteur et à tenter de montrer que[58] si la tradition est suivie, ce n’est pas seulement parce qu’elle provoque un respect inconditionnel et mécanique, mais surtout parce qu’elle n’est pas en contradiction avec les données de la situation, bref qu’il est « rationnel » pour l’acteur de la suivre, qu’elle fait sens pour lui. Effectivement, on a montré que, en Inde, le contexte économique est souvent tel que les familles ont intérêt à avoir une descendance nombreuse pour des raisons de sécurité économique et sociale.

Cette conception « hypersocialisée » de l’homme – plus précisément de l’acteur social – est très fréquente et on la retrouve dans les chapitres les plus divers de la sociologie. Elle provient d’abord à mon sens de la difficulté qu’il y a à échapper à ce que Piaget appelle le « sociocentrisme » : il est plus simple d’interpréter un comportement qu’on ne comprend pas comme inconditionnellement irrationnel que de chercher à démontrer qu’il est irrationnel seulement par rapport à la situation de l’observateur, mais rationnel par rapport à la situation de l’acteur. Un des avantages du paradigme individualiste et du postulat de rationalité qu’il inclut (c’est-à-dire le postulat wébérien [18] selon lequel tout comportement est en principe compréhensible par l’observateur à partir du moment où celui-ci est suffisamment informé du contexte dans lequel se meut l’acteur) est qu’il permet au sociologue d’éviter le piège redoutable du sociocentrisme.

Mais la « conception hypersocialisée de l’homme » a aussi des racines franchement idéologiques : elle dérive d’un sentiment répandu et qu’il est d’ailleurs facile d’éprouver, celui du despotisme des structures sociales. Mais si ce sentiment est légitime et fondé, il n’autorise pas la dérivation idéologique qui consiste à concevoir l’acteur social comme une marionnette dont les ficelles seraient tirées par les structures.

Pour compléter l’analyse, il faudrait d’ailleurs ajouter que le sentiment dont je parle ne suffit pas à produire l’idéologie holiste : celle-ci apparaît surtout lorsque l’observateur a aussi le sentiment que les structures sont condamnables et que ceux qui s’y soumettent doivent êtres tenus, par conséquent, pour irrationnels ou aliénés.

Ces deux raisons, le despotisme des structures et la tentation du sociocentrisme, expliquent que la perspective holiste soit si répandue : lorsque l’acteur est perçu comme le jouet des structures, il peut être oublié. Dans ce cas, le programme individualiste perd tout son sens, et il est facilement perçu comme non pertinent. Les sociétés peuvent [59] alors être conçues comme des systèmes simples qu’il est possible de décrire à l’aide de quelques oppositions conceptuelles ; par exemple Gemeinschaft/Gesellschaft, société moderne/société traditionnelle, société industrielle/société post-industrielle. Quant aux processus sociaux, ils peuvent être ramenés à des schémas élémentaires : lutte des classes, domination, dépendance.

Raymond BOUDON



[1] Mommsen (W.), « Marx Weber’s political sociology and his philosophy of world history », International Social Science Journal, XVII, 1965, p. 25 ; Elridge (J.E.T.), Max Weber : the interpretation of social reality, Londres, M. Joseph, 1970, 1971 ; Birnbaum (P.), Dimensions du pouvoir, Paris, PUF, 1984, p. 192.

[2] Boudon (R.), La logique du social, Paris, Hachette, 1979, coll. « Pluriel ».

[3] Le Bon (G.), Psychologie des foules, Paris, Alcan, 1895. Paris, PUF, 1939, 1963. Paris, Retz, 1975. Moscovici (S.), L’âge des foules, Paris, Fayard, 1981.

[4] Touraine (A.), Production de la société, Paris, Le Seuil, 1973 ; Le retour de l’acteur, Paris, Fayard, 1984.

[5] Oberschall (A.), Social conflicts and social movements, Englewood Cliffs (NJ), Prentice-Hall, 1973.

[6] Hoselitz (B. F.), The progress of underdeveloped areas, Chicago, University of Chicago Press, 1952 ; Mead (M.), Cultural patterns and technological change, Paris, Unesco, 1953.

[7] Lerner (D.), The passing of traditional society : modernizing the Middle East. Glencoe, The Free Press/Londres, Collier Macmillan, 1958, 1964.

[8] Dumont (L.), Homo hierarchicus. Essai sur le système des castes, Paris, Gallimard, 1966 ; Homo æqualis : genèse et épanouissement de l’idéologie économique, Paris, Gallimard, 1976 ; Essais sur l’individualisme. Une perspective anthropologique sur l’idéologie moderne, Paris, Le Seuil, 1983.

[9] Epstein (T.S.), Economic development and social change in South India, Manchester, Manchester University Press, 1962.

[10] Mendras (H.), La fin des paysans, Paris, SEDEIS, 1967.

[11] Boudon (R.), L’inégalité des chances, Paris, Colin, 1973, 1978. Paris, Hachette, coll. « Pluriel », 1985.

[12] Bourdieu (P.), Passeron (J.-C.), La reproduction, Paris, Minuit, 1970.

[13] Simmel (G.), Sociologie et épistémologie, Paris, PUF, 1981, coll. « Sociologie ».

[14] Ibid., p. 174.

[15] Simmel (G.), Les problèmes de la philosophie de l’histoire. Paris, PUF, 1984, coll. « Sociologie ».

[16] Boudon (R.), L’inégalité des chances, op. cit.

[17] Wrong (D.), « The oversocialised conception of man in modern sociology », American Sociological Review, XXVI, 2, 1961, p. 183-193.

[18] Weber (M.), Économie et société, Paris, Plon, 1971.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 23 novembre 2018 14:21
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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