RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Raymond BOUDON, “Éducation et mobilité.” Un texte publié dans ÉCOLE ET SOCIÉTÉ AU QUÉBEC. Élé-ments pour une sociologie de l’éducation. Tome 2 pp. 415-432. Tex-tes choisis et présentés par Pierre W. Bélanger et Guy Rocher. Mon-tréal : Les Éditions Hurtubise HMH, 1975, nouvelle édition revue et augmentée, 275 pp [pp. 219-494]. 1re édition, 1970. [Le 3 août 2008, Monsieur Bélanger nous accordait son autorisation de diffuser ce texte en libre accès dans Les Classiques des sciences sociales et le 16 août 2006, M. Guy Rocher nous donnait sa permission de diffuser toutes ses publications, en libre accès, dans Les Classiques des sciences sociales.]

[415]

Raymond BOUDON

Éducation et mobilité.

Ce texte est extrait de Sociologie et sociétés, Volume 5, n° 1, mai 1973, pp. 111-124, Presses de l'Université de Montréal.


Le problème des conséquences du développement considérable des taux de scolarisation, qui caractérise la plupart des pays depuis quelques décennies, est un des plus difficiles et des plus controversés qui soit. Chacun sait que les sociologues, comme les hommes politiques, virent pendant longtemps dans le développement de l'éducation l'instrument privilégié d'une politique d'égalité sociale. Les économistes de l'éducation restent encore souvent attachés à l'idée que le développement de l'éducation conduit à une réduction de l'inégalité des salaires. Naguère, les sociologues voyaient dans l'accroissement des taux de scolarisation un moyen d'augmenter la mobilité sociale.

Notre propos n'est pas de traiter du problème des conséquences de l'augmentation des taux de scolarisation dans son ensemble. En ce qui concerne l'influence de ce facteur sur la distribution des revenus, nous nous contenterons de renvoyer le lecteur aux récents travaux de Thurow [1]. Ils montrent que si on suppose la structure de l'emploi déterminée seulement dans une faible mesure par la modification dans le temps du stock d'éducation, l'allongement moyen du temps de scolarité conduit non pas à une réduction, mais à une augmentation des inégalités économiques. Plus précisément, si on se borne à la distinction entre les trois ordres classiques d'enseignement (primaire, secondaire, supérieur), on montre : 1) que la variance des salaires attachés à chacun de ces niveaux a tendance à décroître ; 2) que les moyennes des salaires attachés aux trois niveaux ont tendance à s'éloigner les unes des autres.

Répétons que ce résultat, qui contredit les propositions fréquemment avancées par les économistes de l'éducation, résulte de l'hypothèse, à première vue raisonnable, selon laquelle la structure de l'emploi (plus exactement la structure des salaires) se modifie plus lentement que ce que nous appellerons la structure scolaire, à savoir la distribution des individus en fonction de leur niveau scolaire [2].

[416]

Le bien-fondé de l'hypothèse de Thurow est démontré a posteriori par le fait que les conséquences qu'il en tire sont conformes à l'observation, pour le cas qui l'intéresse, celui des États-Unis. En effet, on observe dans ce pays, entre 1949 et 1969 :

1 ) Une réduction des inégalités scolaires. Pour la mesurer, Thurow utilise la procédure de Gini-Pareto : soit N le nombre total d'années d'éducation caractérisant une population à un moment donné et n1, n2,, ..., n 10 le nombre total d'années correspondant respectivement aux 10% de la population les moins scolarisés, puis aux 10% immédiatement supérieurs, et finalement aux 10% les plus scolarisés. On constate alors que la part du stock total d'éducation dont disposent les 10% les moins scolarisés croît entre 1949 et 1969, tandis que la part des 10% les plus scolarisés décroît ;

2) Une augmentation des inégalités économiques. En effet, entre 1949 et 1969, la proportion de la masse salariale qui revient aux 10% les moins favorisés a tendance à décroître, tandis que la part des 10% les plus favorisés augmente. Ainsi, le développement des taux de scolarisation s'accompagne à la fois d'une réduction des inégalités scolaires et d'une augmentation des inégalités économiques [3].

D'un autre côté, les statistiques américaines montrent que, conformément aux conséquences qui résultent de l'hypothèse de Thurow, on assiste bien, entre 1949 et 1969 : 1) à une réduction de la variance des salaires attachés à chacun des trois niveaux scolaires ; 2) à une divergence des moyennes des salaires correspondant aux trois niveaux.

I. EXPANSION DES TAUX
DE SCOLARISATION ET MOBILITÉ


Nous nous intéresserons dans cet article au problème de l'influence de l'expansion des taux de scolarisation sur la mobilité. Si nous avons jugé utile de rappeler dans l'introduction les travaux de Thurow, c'est, en premier lieu, parce que le problème de l'incidence de l'expansion des taux de scolarisation sur la mobilité d'une part, et sur les inégalités économiques d'autre part, a donné et donne toujours lieu à des controverses analogues. C'est, en second lieu, parce qu'on aboutit dans les deux cas à des résultats beaucoup plus clairs en adoptant et en intégrant dans le raisonnement l'hypothèse de Thurow, selon laquelle la structure des salaires, de l'emploi, ou dans le cas qui nous occupe la structure sociale (distribution des statuts sociaux), est largement indépendante de l'évolution de la structure scolaire.

Ajoutons que les considérations qui suivent résument une partie de la théorie de la mobilité développée dans notre ouvrage sur [417] l'Inégalité des chances [4]. Cet ouvrage était à peu près terminé lorsque mon attention a été attirée sur les travaux de Thurow [5]. J'utilise donc cet article pour rapprocher mon analyse et mes conclusions des siennes. La conclusion de Thurow est que le développement du système d'éducation ne s'accompagne pas nécessairement, bien au contraire, d'une atténuation des inégalités économiques ; la mienne est qu'il n'a aucune raison d'entraîner une augmentation de la mobilité, même si on suppose une atténuation de l'inégalité des chances scolaires.

Le fragment de phrase souligné appelle une mise au point. On admet parfois, dans la sociologie dite critique, que le système scolaire a pour effet non d'atténuer mais de renforcer les inégalités dues à la naissance et que, en conséquence, l'expansion des taux de scolarisation n'a aucune raison de s'accompagner d'une démocratisation de l'enseignement. Il est vrai qu'on peut produire certaines statistiques, relatives à certains pays et concernant de préférence des périodes très courtes, d'où il ressort que l'inégalité des chances devant l'enseignement ne manifeste pas de tendance à l'atténuation. Mais lorsqu'on considère des périodes de 20 ans, de 10 ans ou même moins, et qu'on s'efforce de prendre une vue d'ensemble de l'évolution des inégalités scolaires dans les sociétés industrielles, on observe une atténuation générale des inégalités scolaires qu'il est impossible de nier. Sur ce point, la démonstration de Thurow dans le cas des États-Unis peut être critiquée, dans la mesure où elle ne tient pas compte de l'évolution de la structure démographique de la population américaine entre les deux périodes qu'il considère. Mais l'impressionnante documentation statistique réunie par l'O.C.D.E. sur le problème ne laisse place à aucun doute : dans les sociétés industrielles et particulièrement dans les sociétés industrielles libérales, les inégalités scolaires manifestent une tendance constante à l'atténuation [6].

Le problème est alors de savoir dans quelle mesure l'expansion des taux de scolarisation d'une part, l'atténuation de l'inégalité des chances devant l'enseignement d'autre part, entraînent une atténuation de l'inégalité des chances sociales, ou, si on préfère un langage plus scolaire, une augmentation de la mobilité sociale.

II. LA NÉCESSITÉ D'UNE THÉORIE
SYSTÉMIQUE DE LA MOBILITÉ SOCIALE


Pour répondre à cette question, il est indispensable de recourir à ce qu'on peut appeler une théorie systémique de la mobilité. Il est, en d'autres termes, essentiel de considérer l'ensemble des facteurs qui affectent la mobilité comme un système d'éléments interdépendants. Une théorie de ce type a été développée en détail dans l'Inégalité des chances [7]. Il ne m'est naturellement pas possible de [418] l'exposer ici en détail ; je me contenterai de présenter dans ses grandes lignes le modèle auquel elle conduit. Il m'est également impossible de produire les justifications empiriques de telle ou telle hypothèse ou de telle ou telle conséquence. Disons seulement que les axiomes du modèle, aussi bien que ses conséquences, apparaissent en accord avec l'ensemble des données relatives aux sociétés industrielles, qui se dégagent soit de la comptabilité scolaire, soit des enquêtes sociologiques. Le modèle se compose, grosso modo, de trois parties logiquement enchaînées, ou, si on préfère, de trois moments. 1) Dans un premier moment, on suppose que la distribution des individus d'une population par rapport à la réussite scolaire varie en fonction de la classe sociale d'origine. On admet par ailleurs qu'à chaque classe sociale est associé un champ de décision qui détermine les probabilités pour qu'un individu appartenant à une certaine classe sociale et ayant un niveau de réussite scolaire donné, un retard ou une avance scolaires donnés, etc., choisisse, à telle ou telle étape du cursus scolaire, une voie ou une autre (par exemple : entrée dans l'enseignement secondaire long par opposition à l'enseignement supérieur court, continuation des études par opposition à entrée dans la vie active, etc.). On suppose en outre que les étapes du cursus scolaire et, plus généralement, la structure des points de bifurcation qui jalonnent ce cursus, peuvent varier d'un système scolaire à l'autre et évoluer dans le temps. Ainsi, les statistiques allemandes montrent que la minière Reife (diplôme de fin d'études au niveau du premier cycle de l'enseignement secondaire) était, il y a dix ans, perçue comme un point de bifurcation important : elle était considérée comme un point terminal en quelque sorte « naturel », notamment par les familles de classes moyenne et basse. Une structure de ce type peut être traduite dans le modèle en supposant des probabilités basses de survie dans le système scolaire pour les individus moyens, du point de vue de la réussite scolaire, de l'âge et des autres dimensions de l'espace dans lequel sont définis les champs de décision.

Sans entrer dans les détails, disons que la formalisation des propositions qui viennent d'être brièvement présentées aboutit à un modèle qui permet de reconstituer le devenir scolaire d'une cohorte hypothétique. Ainsi, supposons trois classes sociales (supérieure, moyenne, inférieure) ; imaginons qu'une cohorte de 100 000 élèves arrive à la fin de l'enseignement élémentaire à un instant donné et supposons que, parmi ces élèves, 10 000 soient de classe supérieure, 30 000 de classe moyenne et 60 000 de classe inférieure. Une formalisation convenable des propositions précédentes et un choix approprié des paramètres permettent de déterminer le nombre d'individus qui, dans chaque classe sociale, atteignent chacun des niveaux déterminés par le système scolaire considéré.

Le tableau 1 donne le résultat de l'application du modèle dans un cas particulièrement simple :  six niveaux scolaires ont été au [419] total distingués. Les colonnes 1, 3 et 5 donnent les proportions d'individus qui, dans chaque classe sociale, atteignent chacun des niveaux d'enseignement. Les trois autres colonnes donnent les proportions cumulées du bas vers le haut.

TABLEAU 1
NIVEAUX D'ÉTUDES EN FONCTION DE LA CLASSE SOCIALE

niveau scolaire

classe sociale

C1 (supérieure)

C2 (moyenne)

C3 (inférieure)

(1)

(2)

(3)

(4)

(5)

(6)

1.

fin d'études supérieures

0,1967

1,0000

0,0340

0,9999

0,0053

1,0000

2.

études supérieures

0,0905

0,8033

0,0397

0,9659

0,0104

0,9947

3.

fin d'études secondaires

0,0618

0,7128

0,0357

0,9262

0,0118

0,9843

4.

deuxième cycle secondaire

0,1735

0,6510

0,1396

0,8905

0,0653

0,9725

5.

premier cycle secondaire

0,2775

0,4775

0,3609

0,7509

0,3072

0,9072

6.

études primaires

0,2000

0,2000

0,3900

0,3900

0,6000

0,6000

total

1,0000

0,9999

1,0000


On remarque que les résultats engendrés par le modèle sont structurellement conformes aux données fournies par la comptabilité scolaire : les inégalités devant l'enseignement secondaire, qui distinguent les trois classes sociales, sont considérables ; les inégalités devant l'enseignement supérieur sont encore plus marquées.

2) Le second moment dans la construction du modèle permet de passer de la statique à la dynamique. On suppose un changement des caractéristiques des champs de décision dans le temps. Dans le cas le plus simple, on admet que les probabilités de survie dans la voie scolaire qui conduit à l'enseignement supérieur augmentent. On suppose en outre que cette augmentation est d'autant plus rapide que la probabilité à laquelle elle s'applique est plus petite. Ainsi, imaginons que pour un niveau de réussite scolaire donné, un âge donné, etc., la probabilité de survie à un point de bifurcation donné soit, à une époque donnée, égale à p. On pourra supposer qu'elle est, à l'époque suivante, égale à p + (l-p) a, a est un coefficient positif inférieur à 1. Nous donnons aux tableaux 2a, 2b et 2c les principaux résultats qu'on extrait du modèle, lorsqu'on utilise les hypothèses et paramètres qui conduisent au tableau [420] 1 et qu'on introduit en outre l'hypothèse dynamique qui vient d'être énoncée. Les trois parties du tableau 2 correspondent aux distributions qu'on obtient à trois périodes successives. Ainsi, disons que le tableau 1 correspond à la période to et les tableaux 2a, 2b et 2c respectivement aux périodes t1, t2 et t3[8]

TABLEAU 2
NIVEAUX D'ÉTUDES EN FONCTION DE LA CLASSE SOCIALE
À TROIS PÉRIODES SUCCESSIVES t2, t3 et t4

niveau scolaire

classe sociale

C1 (supérieure)

C2 (moyenne)

C3 (inférieure)

a)  t =  t1

1.

fin d'études supérieures

0,2319

1,0001

0,0491

0,9999

0,0092

1,0001

2.

études supérieures

0,0947

0,7682

0,0490

0,9508

0,0153

0,9909

3.

fin d'études secondaires

0,0629

0,6735

0,0418

0,9018

0,0164

0,9756

4.

deuxième secondaire cycle

0,1707

0,6106

0,1526

0,8600

0,0832

0,9592

5.

premier cycle secondaire

0,2599

0,4399

0,3564

0,7074

0,3360

0,8760

6.

études primaires

0,1800

0,1800

0,3510

0,3510

0,5400

0,5400

total

1,0001

0,9999

1,0001

b) t =  t2

1.

fin d'études supérieures

0,2689

1,0002

0,0680

1,0000

0,0151

1,0000

2.

études supérieures

0,0977

0,7313

0,0584

0,9320

0,0215

0,9849

3.

fin d'études secondaires

0,0631

0,6336

0,0474

0,8736

0,0217

0,0634

4.

deuxième cycle secondaire

0,1662

0,5705

0,1629

0,8262

0,1018

0,9417

5.

premier cycle secondaire

0,2423

0,4043

0,3474

0,6633

0,3539

0,8399

6.

études primaires

0,1620

0,1620

0,3159

0,3159

0,4860

0,4860

total

1,0002

1,0000

1,0000

c)  =  t3

1.

fin d'études supérieures

0,3069

1,0001

0,0904

1,0000

0,0233

1,0000

2.

études supérieures

0,0993

0,6932

0,0676

0,9096

0,0288

0,9767

3.

fin d'études secondaires

0,0626

0,5939

0,0524

0,8420

0,0277

0,9479

4.

deuxième cycle secondaire

0,1604

0,5313

0,1703

0,7896

0,1197

0,9202

5.

premier cycle secondaire

0,2250

0,3709

0,3350

0,6193

0,3629

0,8005

6.

études primaires

0,1459

0,1459

0,2843

0,2843

0,4376

0,4376

total

1,0001

1,0000

1,0000


[421]

Ces tableaux reproduisent les propriétés structurelles qu'on peut observer au niveau de la comptabilité scolaire, lorsque celle-ci permet d'obtenir des données diachroniques. On remarque notamment : 1) que, d'une période à l'autre, la probabilité d'atteindre les niveaux élevés du système scolaire est multipliée par un coefficient d'autant plus grand que l'origine sociale est plus basse : 2) mais que le nombre supplémentaire d'individus qui, d'une période à l'autre, atteignent par exemple l'enseignement supérieur pour mille individus, est beaucoup plus faible dans la classe inférieure que dans les autres classes. Ces deux résultats concordent avec les données de la comptabilité scolaire.

Nous n'insisterons pas davantage sur ces deux premiers moments du modèle. Ils ne concernent le problème traité dans le présent article que dans la mesure où ils permettent de déterminer : 1) l'évolution dans le temps des effectifs correspondant aux différents niveaux scolaires ; 2) l'évolution dans le temps de la composition sociale des effectifs correspondant à chaque niveau scolaire.

Ces deux points sont naturellement fondamentaux dans une analyse de la mobilité sociale puisque, dans les sociétés industrielles, le niveau d'instruction exerce une influence indiscutable sur le statut social qu'un individu peut espérer obtenir. C'est pourquoi il était nécessaire de présenter brièvement la partie du modèle concernant l'évolution dans le temps de l'inégalité des chances devant l'enseignement. En dehors de son intérêt pour l'analyse de la mobilité, cette partie du modèle permet de clarifier la théorie de l'inégalité des chances devant l'enseignement. Mais nous ignorerons ce point ici.

Notons seulement une dernière caractéristique structurelle intéressante des tableaux 1 et 2 : le taux de croissance des effectifs est d'autant plus important qu'on considère des niveaux scolaires plus élevés. Ce résultat est également conforme aux données de la comptabilité scolaire : dans la plupart des pays industriellement avancés à propos desquels l'O.C.D.E. a pu réunir des statistiques convenables, on constate par exemple que le taux de croissance de l'enseignement supérieur est plus important que celui de l'enseignement secondaire. Très généralement aussi, le taux de croissance des effectifs est plus important au niveau du second cycle de l'enseignement secondaire qu'au niveau du premier.

III. ÉDUCATION ET MOBILITÉ

Nous abordons maintenant le troisième moment du processus, qui concerne directement le problème qui nous intéresse : celui de l'influence sur la mobilité sociale du développement des taux de scolarisation et de la réduction des inégalités devant l'enseignement. Les deux premiers moments du modèle permettent d'établir les distributions caractérisant les cohortes successives du point de vue du [422] niveau de l'instruction. Le troisième moment définit le mécanisme par lequel des individus dotés d'un niveau d'instruction reçoivent un statut social donné.

Quelles hypothèses peut-on introduire à cet égard ? Une première hypothèse s'impose d'elle-même, à savoir que les sociétés industrielles sont toutes, à un certain degré, méritocratiques. En d'autres termes, on supposera que, toutes choses étant égales d'ailleurs, ceux qui ont un niveau d'instruction plus élevé ont tendance à recevoir un statut social plus élevé. Nous verrons plus loin comment on peut donner une forme précise à cette proposition.

Une seconde hypothèse est que, toutes choses étant égales d'ailleurs, ceux dont l'origine sociale est plus élevée tendent à obtenir un statut social plus élevé. En particulier, on peut admettre, si on se réfère à de nombreux résultats d'enquête, que des individus possédant un même niveau d'instruction ont plus de chance d'atteindre un statut social élevé si leur origine sociale est plus élevée. Nous parlerons dans ce cas d'un effet de dominance.

Si notre objectif était d'établir une théorie exhaustive de la mobilité, d'autres facteurs devraient encore être introduits. Ainsi, on sait bien que, par des niveaux d'instruction égaux, les individus se dirigent vers des types de carrières associés à des espérances sociales plus ou moins élevés : ainsi, les jeunes gens d'origine sociale moyenne qui ont terminé avec succès leurs études secondaires se dirigent moins fréquemment vers les carrières prestigieuses de la médecine et du droit que leurs condisciples d'origine sociale supérieure.

D'autre part, il est clair que des facteurs de nature écologique affectent les processus de mobilité : deux personnes dont les caractéristiques individuelles sont semblables (même type d'origine sociale, même niveau d'instruction, même type de scolarité, etc.) ont toutes les chances d'obtenir un statut social différent selon qu'elles appartiennent à tel ou tel type d'environnement. Les statistiques réunies par l'O.C.D.E. démontrent l'existence d'importantes variations régionales dans les chances scolaires, même lorsque les caractères individuels sont contrôlés.

Dans ce qui suit, nous considérerons le cas le plus simple. Nous supposerons que la mobilité géographique est suffisamment importante pour que ces facteurs écologiques puissent être considérés comme négligeables. D'un autre côté, puisque la question posée dans cet article cherche à savoir dans quelle mesure la mobilité sociale est affectée par l'augmentation des taux de scolarisation et par l'atténuation des inégalités scolaires, nous pouvons négliger l'effet de dominance évoqué plus haut. Nous nous placerons donc dans l'hypothèse d'une structure purement méritocratique. Si le développement de l'instruction  et l'atténuation de l'inégalité des [423] chances scolaires doivent avoir un effet sur la mobilité sociale, c'est bien dans une société de ce type.

La question est alors de savoir comment nous pouvons formaliser l'hypothèse méritocratique de manière à l'introduire dans le modèle. Supposons, pour simplifier, qu'on distingue comme précédemment trois types de statuts sociaux hiérarchisés : C1 (statut élevé), C2 (statut moyen) et C8 (statut bas). Supposons par ailleurs que la structure sociale soit relativement immobile dans le temps, c'est-à-dire que la distribution des individus par rapport aux trois types de statut soit à peu près constante. Dans la première et la seconde partie du modèle, on a supposé qu'une cohorte atteignant la fin des études élémentaires était distribuée de la manière suivante : 10 000 C1, 30 000 C2 et 60 000 C3. On admettra pour simplifier que cette cohorte a à se partager un total de 100 000 positions sociales, dont 10 000 sont de niveau C1, 30 000 de niveau C2 et 60 000 de niveau Cs.

Naturellement, il n'est guère réaliste de supposer que des individus parvenus à la fin du cycle élémentaire au même moment vont également se trouver en compétition sur le marché de l'emploi : selon leur niveau d'instruction, ils vont en fait entrer sur le marché de l'emploi à des moments différents. Disons simplement qu'il serait aisé de compliquer le modèle, de telle manière que les individus qu'on suppose en situation de concurrence se présentent sur le marché de l'emploi de manière synchronisée. Mais cela ne modifierait pas les conclusions de l'analyse.

Pour traduire l'hypothèse méritocratique, il suffit alors de considérer que les individus vont recevoir leur statut social de destination selon un processus inégalitaire privilégiant ceux qui ont un niveau d'instruction plus élevé. Ainsi, au temps t0, 10 000 places sont disponibles en C1 ; tandis que (cf. tableau 1 )

0,1967 X 10 000 + 0,0340 X 30 000 + 0,0053 X 60 000 = 3 305

individus de la cohorte de départ atteignent le niveau scolaire le plus élevé. On supposera qu'une forte proportion de ces individus, par exemple 70%, reçoit des positions sociales de type élevé (C1). Il restera donc 10 000 — 3 305 X 0,70 = 7 686 positions disponibles en Ci. On supposera ensuite que 70% de ces positions reviennent aux individus qui ont atteint le niveau scolaire juste inférieur au niveau le plus élevé. Si on se reporte au tableau 1, on voit qu'il s'agit d'individus qui n'ont pas terminé leurs études supérieures. On continuera ainsi à affecter les positions disponibles en Ci, en prélevant successivement les candidats à des niveaux d'instruction de plus en plus bas.

Cela fait, on pourvoira de la même façon les positions sociales disponibles au niveau C2 (statuts sociaux de niveau moyen), en prenant successivement les candidats possédant le niveau scolaire le plus élevé, puis le niveau d'instruction immédiatement inférieur [424] et ainsi de suite jusqu'au niveau le plus bas. Naturellement, il faudra tenir compte du fait que certains de ces candidats ont déjà été placés en C1. De nouveau, on supposera que ce qu'on peut appeler le paramètre méritocratique est égal à 70%.

Le mécanisme de distribution est, comme on le voit, très simple et il est sans doute inutile de le présenter plus longuement. Notons toutefois que dans certains cas, il peut se faire que le nombre des positions disponibles à un niveau social donné soit inférieur à celui des candidats. Ainsi, il est facile de voir en se reportant au tableau 1 que, à la période t0, le nombre des individus n'ayant pas dépassé le niveau du premier cycle de l'enseignement secondaire, soit

0,2775 X 10 000 + 0,3609 X 30 000 + 0,3072 X 60 000 = 32 035

est supérieur au nombre des places disponibles en C2 lorsque tous les individus ayant un meilleur niveau d'instruction ont été servis. Soit x ce nombre. On supposera dans ce cas, pour des raisons logiques que nous ne pouvons développer dans le cadre de cet article, que le paramètre méritocratique s'applique à x. Le nombre de positions de type C1 qui reviendra aux individus n'ayant atteint que le premier cycle de l'enseignement secondaire sera donc égal à 0,70 x.

L'application de la démarche qui vient d'être décrite conduit aux résultats présentés au tableau 3. Ce tableau donne le nombre des individus qui, ayant un niveau d'instruction donné, atteignent chacun des trois types de statuts sociaux aux quatre périodes considérées. Le paramètre méritocratique a été uniformément supposé égal à 70%, aux quatre périodes. Le seul élément qui varie d'une période à l'autre est donc la distribution des niveaux d'instruction qui caractérise chacune des quatre cohortes.

Les conséquences de l'élévation générale des niveaux d'instruction sur la relation entre niveau scolaire et statut acquis sont relativement complexes. On observe en examinant le tableau 3 :

[425]

TABLEAU 3

EFFECTIFS ET PROPORTION D'INDIVIDUS
ATTEIGNANT CHACUN DES TROIS NIVEAUX SOCIAUX
EN FONCTION DU NIVEAU SCOLAIRE AUX QUATRE PÉRIODES t0 à t3

Niveau
scolaire

statut social

C1

c2

c3

total

T0

S1

2,213

(0,7000)

694

(0,2100)

298

(0,0900)

3 305

S2

1904

(0,7000)

571

(0,2100)

245

(0,0900)

2 720

S3

1678

(0,7000)

503

(2,2100)

216

(0,0900)

2 397

S4

2 874

(0,2920)

4 878

(0,4956)

2 090

(0,2124)

9 842

S5

862

(0,0269)

16 345

(0,5102)

14 828 828

(0,4629)

32 035

S6

369

(0,0074)

7 009

(0,1410)

42 323

(0,8516)

49 701

total

10 000

30 000

60 000

100 000

t1

Si

3 041

(0,7000)

912

(0,2100)

391

(0,0900)

4 344

s2

2 334

(0,7000)

701

(0,2100)

300

(0,0900)

3 335

s3

2 007

(0,7000)

602

(0,2100)

258

(0,0900)

2 867

s4

1833

(0,1625)

6611

(0,5862)

2 833

(0,2512)

11277

s5

550

(0,0164)

14 822

(0,4431)

18 077

(0,5404)

33 449

s8

235

(0,0053)

6 352

(0,1420)

38 141

(0,8527)

44 728

total

10 000

30 000

60 000

100 000

t2

s4

3 944

(0,7000)

1 184

(0,2100)

507

(0,0900)

5 635

s2

2813

(0,7000)

844

(0,2100)

362

(0,0900)

4 019

s3

2 348

(0,7000)

705

(0,2100)

302

(0,0900)

3 355

s4

627

(0,0495)

8 421

(0,6653)

3 609

(0,2851)

12 657

s5

188

(0,0055)

13 192

(0,3871)

20 698

(0,6074)

34 078

s6

80

(0,0020)

5 654

(0,1405)

34 522

(0,8576)

40 256

total

10 000

30 000

60 000

100 000

t3

Si

5 025

(0,7000)

1438

(0,2100)

716

(0,0900)

7 179

s2

3 324

(0,7000)

998

(0,2100)

427

(0,0900)

4 749

s3

1 156

(0,2995)

1 893

(0,4904)

811

(0,2101)

3 860

s4

   346

(0,0249)

9 484

(0,6825)

4 065

(0,2926)

13 895

sB

   104

(0,0031)

11331

(0,3325)

22 639

(0,6644)

34 074

s6

     45

(0,0012)

4 856

(0,1340)

31,342

(0,8648)

36 243

total

10 000

30 000

60 000

100 000


1) Que les niveaux scolaires supérieurs (S4 : études supérieures terminées et S2 : études supérieures non terminées) sont associés à une structure des chances qui demeure stable dans le temps ;

2) Que la structure des chances associée au niveau scolaire S3 (fin d'études secondaires) est d'abord constante et aussi favorable que celle qui caractérise les deux niveaux plus élevés. Toutefois, à la dernière période, cette structure devient brutalement plus défavorable : les individus qui ne dépassent pas ce niveau scolaire voient leurs chances d'atteindre le statut social le plus élevé considérablement [426] réduites, tandis que les chances d'atteindre le niveau social intermédiaire et le niveau inférieur sont par compensation accrues ;

3) Que la structure des chances associée aux niveaux inférieurs, soit S4 (deuxième cycle de l'enseignement secondaire), S5 (premier cycle de l'enseignement secondaire) et S6 (études primaires) se dégrade de façon continue dans le temps. On remarque toutefois que cette dégradation est d'autant plus forte que le niveau d'instruction est relativement plus élevé. Ainsi, à la première période, le niveau d'instruction S4 est associé à une probabilité non négligeable (0,2920) d'atteindre le niveau social supérieur Ci. A la quatrième période, cette probabilité est plus de dix fois plus petite (0,0249). En revanche, la dégradation de la structure des chances associée aux niveaux S5 et surtout S6 est plus lente.

Il serait naturellement possible d'obtenir ces résultats par une analyse abstraite. Nous avons préféré utiliser la méthode de la simulation (analyse arithmétique du modèle), afin de rendre l'exposé plus concret. On voit très bien, d'un point de vue intuitif, les raisons des phénomènes qui viennent d'être observés : la structure sociale (distribution des statuts sociaux disponibles) a été supposée stable dans le temps ; par ailleurs, la structure scolaire (distribution des individus en fonction du niveau scolaire) a tendance à se déformer vers le haut, la croissance des effectifs étant d'une période à l'autre d'autant plus forte que l'on considère des niveaux d'instruction plus élevés. Il en résulte que les positions disponibles au niveau social supérieur sont distribuées avec une fréquence rapidement croissante aux individus dont le niveau scolaire est le plus élevé. Cela entraîne après un certain temps une dégradation brutale de la structure des chances associée aux niveaux scolaires moyens, dégradation qui se répercute lentement aux niveaux inférieurs.

Il reste alors à examiner les conséquences du modèle, au point de vue de la mobilité sociale. Le tableau 2 donne, à chaque période, la proportion des individus qui, ayant une origine sociale donnée, parviennent à un niveau scolaire donné. Le tableau 3, de son côté, donne la proportion des individus qui, ayant un niveau scolaire donné, parviennent à chacun des trois types de statut social. Comme on a posé l'hypothèse que le statut de destination était déterminé exclusivement par le mérite et que les effets de dominance sont négligeables, il suffit, pour obtenir les matrices de mobilité intergénérationnelle correspondant à chacune des quatre périodes, de multiplier entre elles les matrices des tableaux 2 et 3 correspondant à chacune des quatre périodes. Le résultat est présenté au tableau 4. On peut faire à propos de ce tableau les remarques suivantes :

[427]

TABLEAU 4

TABLEAUX DE MOBILITÉ ENGENDRÉS
PAR LE MODÈLE AUX QUATRE PÉRIODES t0 à t3

catégorie sociale d'origine

catégorie sociale de destination

total

C1

C2

C3

t0

C1

0,3039

0,3290

0,3670

0,9999

C2

0,1299

0,3313

0,5387

0,9999

C3

0,0510

0,2795

0,6697

1,0002

t1

C1

0,3056

0,3226

0,3719

1,0001

C2

0,1304

0,3266

0,5428

0,9998

C3

0,0505

0,2829

0,6666

1,0000

t2

C1

0,3107

0,3174

0,3722

1,0003

C2

0,1323

0,3237

0,5440

1,0000

C3

0,0488

0,2852

0,6660

1,0000

te

C1

0,3080

0,3198

0,3723

1,0001

C2

0,1319

0,3246

0,5435

1,0000

C3

0,0494

0,2855

0,6650

0,9999


1) Tout d'abord, on observe, ainsi que nous l'avions annoncé, que la structure de la mobilité évolue très peu de t0, la première période considérée, à t3, la dernière période. Les probabilités contenues dans chacun des quatre tableaux sont presque identiques d'une période à l'autre. Ce résultat qui se justifie mathématiquement, a une apparence paradoxale. Rappelons en effet que les résultats du tableau 4 sont la conséquence d'un modèle qui suppose entre t0 et ts à la fois : a) une forte croissance des effectifs scolarisés aux degrés les plus élevés de la hiérarchie des niveaux scolaires ; b) une atténuation non négligeable de l'inégalité des chances devant l'enseignement ; c) une modification importante dans le temps de la structure scolaire contrastant avec la fixité de la structure sociale.

Intuitivement, on est tenté de conclure que ces différents facteurs conduisent à des changements dans la structure de la mobilité. L'analyse montre cependant qu'il n'en est rien. Le modèle engendre simultanément des changements importants dans la structure scolaire et une atténuation non négligeable de l'inégalité des chances devant l'enseignement ; mais ces changements sont impuissants à modifier la structure de la mobilité.

2) Considérons maintenant les légers changements dans la structure de la mobilité qui surviennent entre t0 et t3. Entre r0 et t2, on observe une légère tendance à l'augmentation de l'autorecrutement au niveau de la classe Ci. Dans le même temps, la mobilité descendante de Ci (classe supérieure) à C3 (classe inférieure) augmente, elle aussi, légèrement.  Par contre, entre t2 et r3, l'autorecrutement [428] caractéristique de Ci diminue. En parcourant ainsi les quatre tables, on constate que les changements dans la structure de la mobilité sont à la fois de faible amplitude et d'apparence erratique.

Pourquoi en est-il ainsi ? Sans aborder l'analyse mathématique de ce phénomène, on peut tenter d'en saisir les raisons d'un point de vue intuitif. Considérons par exemple les individus d'origine sociale élevée et examinons les effets sur leurs chances sociales des changements structurels postulés par le modèle entre t0 et r3. Entre les deux périodes extrêmes, les individus de cette catégorie atteignent en moyenne des niveaux scolaires plus élevés. Ainsi, en t0, sur 10 000 jeunes d'origine sociale supérieure, 1,967 atteignent le niveau scolaire le plus élevé (études supérieures complètes) ; en t3, ils sont 2 689 (tableaux 1 et 2). Cela entraîne évidemment que le nombre de ceux qui n'atteignent pas les niveaux d'études les plus élevés tend à décroître. Mais, en même temps, par l'effet de l'augmentation généralisée de la demande d'éducation, la structure des chances associée aux niveaux scolaires inférieurs et surtout moyens tend à se dégrader dans le temps. Or, le nombre des individus d'origine sociale supérieure qui atteignent seulement les niveaux scolaires moyens reste considérable entre t0 et t3. Il se produit donc une sorte d'effet de compensation qui engendre une stabilité dans le temps de la structure de la mobilité caractéristique des individus de classe sociale supérieure. Naturellement, on pourrait reproduire le même type d'analyse dans le cas des individus d'origine sociale moyenne ou inférieure. Dans tous les cas, la stabilité presque complète de la structure de la mobilité résulte de ce que l'augmentation généralisée de la demande d'éducation entraîne des effets de compensation complexes.

3) Revenons maintenant au tableau 3 (probabilités d'obtenir un niveau social Ci quand on a atteint un niveau scolaire Ci). Ce tableau montre que les structures des chances qui caractérisent les niveaux scolaires tendent à se différencier dans le temps. Ainsi, la structure des chances associée aux niveaux Si et S2 reste stable ; en revanche, la structure associée aux niveaux S5 et S6 se dégrade. Ce résultat est conforme aux conclusions de Thurow : la relation entre espérances sociales et niveau scolaire tend à être de plus en plus marquée. Ce facteur est sans doute pour partie à l'origine de l'augmentation généralisée de la demande d'éducation qui caractérise les sociétés industrielles. Pourtant, les effets de compensation déclenchés par cette augmentation ont pour résultat que la structure de la mobilité reste pratiquement inchangée.

[429]

CONCLUSION

Il nous a été impossible dans cet article de développer en détail les conséquences et présupposés logiques du modèle qui vient d'être présenté. Disons seulement que l'ensemble des axiomes et des conséquences qui le définissent paraît être en accord avec les données empiriques dont nous disposons dans le cadre des sociétés industrielles.

La conclusion principale de cet article est qu'il n'y a aucune raison de s'attendre à ce que l'augmentation considérable de la demande d'éducation à laquelle on assiste dans les sociétés industrielles soit associée à une augmentation de la mobilité sociale, même lorsqu'elle s'accompagne, ce qui est incontestable, d'une réduction de l'inégalité des chances devant l'enseignement. Le modèle précédent montre au contraire que, sous des conditions extrêmement générales, les bouleversements qui caractérisent la structure scolaire sont normalement associés à une stabilité élevée de la structure de la mobilité. Pour que cette conclusion soit infirmée, il faudrait introduire des propositions peu réalistes : admettre, par exemple, que la réduction des inégalités devant l'enseignement est beaucoup plus rapide qu'elle ne l'est en réalité ; ou supposer que les changements dans la structure sociale, dus notamment à l'évolution technologique, sont extrêmement rapides (de même rythme que ceux qui caractérisent l'évolution de la structure scolaire).

Notons à propos de ce dernier point que dans la présentation du modèle, nous avons supposé que la structure sociale était fixe dans le temps. Cette hypothèse est manifestement excessive. L'évolution technologique est évidemment capable d'entraîner des modifications dans la structure socio-professionnelle, en réduisant par exemple la proportion des emplois manuels à caractère répétitif. Mais l'important est que les conclusions du modèle précédent restent vraies, même si on suppose une modification dans le temps de la structure sociale. Ainsi, on peut introduire l'hypothèse que, d'une période à l'autre, le nombre des positions disponibles au niveau social supérieur (Ci) augmente, tandis que le nombre des positions de niveau inférieur (C3) décroît. Mais, sauf si on suppose que les changements de la structure sociale sont aussi rapides que les changements de la structure scolaire, on aboutit bien à la conclusion que la structure de la mobilité doit rester pratiquement stable dans le temps.

En résumé : sous des conditions extrêmement générales, le développement de l'éducation n'entraîne pas la réduction de cette forme à la fois particulière et essentielle d'inégalité qu'est l'inégalité des chances sociales (dépendance du statut social du fils par rapport au statut social du père), même lorsqu'il s'accompagne d'une réduction de l'inégalité des chances scolaires.   Peut-être ce résultat [430] contribue-t-il à expliquer la conclusion, elle aussi inattendue, des célèbres travaux de Lipset et Bendix sur la mobilité sociale : lorsque ces auteurs entreprirent, à la fin des années 50, de comparer la mobilité dans les différentes sociétés industrielles, ils conclurent à la similarité des taux de mobilité dans des nations pourtant fortement contrastées par bien des aspects, dont les systèmes de stratification sont différents et où l'éducation est très inégalement développée [9]. Plus de dix ans après, dans un récent article de Public Interest, Lipset confirmait ce résultat [10].

Je ne peux, pour terminer, que faire mienne la conclusion de Thurow : « In any case, I would argue that our reliance on éducation as the ultimate public policy for curing all problems, économic and social, is unwarranted at best and in all probability ineffective ». Peu efficace, si on en croit l'analyse de Thurow, du point de vue de la réduction des inégalités économiques, l'expansion de l'éducation ne l'est probablement pas davantage du point de vue de la réduction de l'immobilité sociale. À cet égard, l'effet principal de l'augmentation de la demande d'éducation paraît être d'exiger de l'individu une scolarité de longueur sans cesse croissante en contrepartie d'espérances sociales qui, elles, restent inchangées.

[431]

Ce texte est extrait de Sociologie et sociétés, Volume 5, n° 1, mai 1973, pp. 111-124, Presses de l'Université de Montréal.

[432]



[1] THUROW, Lester C, « Education and Economic Equality », The Public Interest, été 1972, pp. 66-81.

[2] Il est impossible de donner ici une bibliographie des travaux relevant de l'économie de l'éducation. On pourra consulter à cet égard la très utile collection de textes réunis par l'U.N.E.S.C.O. : Textes choisis sur l'économie de l'éducation, Paris, U.N.E.S.C.O., 1968.

[3] Thurow montre qu'il n'y a pas seulement corrélation entre ces phénomènes, mais relation de cause à effet. Nous renvoyons à son texte pour cette démonstration.

[4] À paraître, Paris, Armand Collin, « U », 1973.

[5] Par Bernard Cazes, que je tiens à remercier chaleureusement ici.

[6] Conférence sur les politiques de développement de l'enseignement, Paris, O.C.D.E.

[7] Conférence sur les politiques de développement de l'enseignement, Paris, O.C.D.E.

[8] Le modèle s'appliquant à un type idéal plutôt qu'à une société industrielle particulière, il est difficile de synchroniser le temps du modèle avec le temps réel. Pour mieux comprendre, on peut admettre que l'intervalle de temps séparant deux périodes successives du modèle est à peu près égal à 5 ans. On dérive alors du modèle un ensemble de courbes d'évolution proches de celles qu'on observe au niveau de la comptabilité scolaire.

[9] LIPSET, S.M. et BENDTX, R., Social Mobility in lndustrial Societies, Berkeley, University of California Press, 1958.

[10] LIPSET S.M.,   « Social   Mobility  and  Educational  Opportunity »,   The Public Interest, n° 29, automne 1972, pp. 90-108.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 14 février 2016 11:53
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref