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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Russel Bouchard, Le refus de l’Histoire imposée et le droit à la résistance civile.” In Russel Bouchard, La fin de l’Histoire par un témoin oculaire !!!, chapitre VI, pp. 41-55. Chik8timitch, Saguenay, Russel Bouchard, 2003, 126 pp. [Autorisation formelle accordée par l’auteur le 4 février 2019 de diffuser ce texte en tiré à part en libre accès à tous dans Les Classiques des sciences sociales.]

[57]

Russel Aurore Bouchard

citoyenne libre et historienne professionnelle,
Chicoutimi, Ville de Saguenay (1948 - )

Le refus de l’Histoire imposée
et le droit à la résistance civile
.”

In Russel Bouchard, La fin de l’Histoire par un témoin oculaire !!!, chapitre VI, pp. 41-55. Chik8timitch, Saguenay, Russel Bouchard, 2003, 126 pp.


La loi de la guerre [41]
La loi de la soumission [44]
La loi de l’Histoire [45]
La loi de la paix [47]
La loi de nécessité [59]
La loi du plus fort [52]

La vie est pour beaucoup dans le hasard.
On ne choisit pas son pays natal ni son père ;
on ne choisit que son âme, que la dimension
qu’on va donner toute sa vie durant à la liberté.
R.B.

La loi de la guerre

Dans toute société, le geste ultime de liberté, ou plutôt l’affirmation de la liberté se manifeste dès lors que le citoyen refuse de se soumettre à la convention sociale qui régit ses rapports avec le groupe, dès lors qu’il conteste l’autorité du souverain. Selon Hobbes (1588 † 1679), le citoyen peut, certes, moralement et légalement refuser, sans être condamné, de se soumettre à l’ordre souverain si le pacte d’association et de soumission a été rompu, si le souverain n’assure plus sa sécurité, s’il met sa vie en danger ou menace de la détruire, s’il est à son corps défendant. Mais encore faut-il qu’il en ait la force et le pouvoir !...

Le sens que je donne à la résistance civile est le suivant. De la désobéissance civile à la révolution, la contestation de l’ordre établi s’inscrit dans un processus qui progresse en cinq temps, cinq mouvements que voici : pour 1), la désobéissance civile conteste l’esprit des lois par des gestes [42] simples et elle s’opère quand un citoyen ou un groupe de citoyens refusent, dans les limites de la légalité, d’obéir pour manifester leur désapprobation envers l’autorité du système ; pour 2), la désobéissance civique est toujours l’affaire d’un groupe qui conteste et tamponne à la fois l’esprit et la lettre de la loi, par des gestes simples et concrets mais non violents, des gestes qui ont pour souci premier d’imprimer une pression politique dans l’espoir de contraindre et d’influencer les agissements de l’autorité du système ; pour 3), la résistance civile est carrément le geste de rébellion d’un groupe qui nie et combat, par des actions illégales pouvant aller jusqu’à la violence, l’autorité du système jugée carrément immorale, injuste et abusive. Le premier conteste donc, a priori, la moralité de l’autorité du système, le deuxième conteste la moralité et la légalité de ses agissements, et le troisième conteste sa moralité, sa légalité et sa légitimité. Au-delà de cette contestation réfléchie et organisée de façon plus ou moins efficace, l’escalade n’est plus qu’un brutal rapport de force, qu’un heurt chaotique qui s’exprime, pour 4), dans la révolte, lorsqu’elle n’est qu’un heurt vitement réprimé ; et pour 5), dans la révolution, lorsque le heurt a des suites conséquentes qui provoquent l’effondrement de l’autorité du système et son remplacement par un autre. La guerre civile relève d’une toute autre logique.


[43]

Car dans la société humaine, deux droits coexistent en fonction du pacte d’association et peuvent entrer en conflit subitement si les circonstances s’y prêtent : le droit civil, qui soumet la liberté de l’individu aux besoins du groupe et qui prescrit l’obligation d’obéir en vertu d’une convention à laquelle il s’abandonne et souscrit en acceptant d’être un membre de la société (Platon défend d’ailleurs ce point de vue dans le Criton et le Gorgias) ; et le droit naturel à vivre (ce que Hobbes nomme et définit en tête de liste dans le « droit de nature »), qui soumet le premier droit et qui détermine la moralité et l’applicabilité des lois humaines puisqu’il y va de sa propre conservation et survie. Et cette obligation des sujets envers le souverain, soutient Hobbes, est valide le temps « que dure la puissance grâce à laquelle il a la capacité de les protéger » : voilà pourquoi « les conventions, sans l’épée, c’est-à-dire l’administration de la justice sans la capacité de l’imposer par la force et la violence devenues monopole d’État, ne sont que des mots, et sont sans force aucune pour mettre qui que ce soit en sécurité » ; voilà pourquoi « le droit que, par nature, les humains ont de se protéger eux-mêmes, quand personne d’autre ne peut le faire, ne peut être abandonné par aucune autre convention » ; voilà pourquoi « la fin de l’obéissance est la protection, où qu’elle se trouve, dans sa propre épée ou dans celle d’un autre, et [que] la nature requiert l’obéissance et l’effort en vue de maintenir la protection ». (Léviathan, XVII, XXI)

À cet effet, Hobbes écrit encore :

« Une convention par laquelle je renoncerais à recourir à la force pour me défendre contre la force est toujours nulle. Car personne ne peut transférer, ou se défaire de son droit de se préserver de la [44] mort, des blessures et de l’emprisonnement (éviter cela est le seul but pour lequel on abandonne un droit), et donc, la promesse de ne pas résister à la force ne transmet aucun droit dans aucune convention, et n’oblige à rien. [Car par nature], les humains choisissent le moindre mal, qui est le danger de mort qu’il y a à résister, plutôt que le plus grand, qui est la mort certaine et immédiate qu’il y a à ne pas résister. Et cela est accepté par tout le monde, parce que ceux qui conduisent les criminels à l’exécution ou en prison sont armés, indépendamment du fait que ces criminels ont consenti à la loi qui les condamne. » (Léviathan, XIV)

La loi de la soumission

Citant en exemple le cas de Socrate qui doit accepter sa condamnation à mort tout simplement parce qu’il a choisi et accepté librement de vivre dans la Cité, Platon (~428v † ~348) soutient, à l’opposé de Hobbes, qu’un citoyen doit aller jusqu’au bout de son « contrat » avec elle et qu’il lui incombe d’en assumer toutes les conséquences jusqu’à l’extrême limite ; c’est-à-dire jusqu’à devoir accepter son infortune et sa condamnation à mort, stoïquement et sans se rebeller :

« Nous, [les Lois d’Athènes], qui t’avons mis au monde, nourri, instruit, nous qui avons, toi [Socrate] et tous les autres citoyens, fait bénéficier de la bonne organisation que nous étions en mesure d’assurer, nous proclamons pourtant, qu’il est possible à tout Athénien qui le souhaite, après qu’il a été mis en possession de ses droits civiques et qu’il a fait l’expérience de la vie publique et prit connaissance de nous, les Lois, de quitter la cité, à supposer que nous ne lui plaisons pas, en emportant ce qui est à lui, et [45] aller là où il le souhaite. Aucune de nous, les Lois, n’y fait obstacle, aucune non plus n’interdit à qui de vous le souhaite de se rendre dans une colonie, si nous, les Lois et la cité, ne lui plaisons pas, ou même de partir pour s’établir à l’étranger, là où il le souhaite, en emportant ce qu’il possède. » (Platon, Criton, 50c-51e)

Bien qu’une telle logique de soumission totale, sans nuances et sans échappatoires morales possibles, soit contredite du fait que Socrate a supposément mérité sa condamnation capitale parce qu’il a justement contrevenu à la loi d’Athènes, il nous faut convenir tout autant, et en vertu du droit international qui coordonne actuellement celui des États modernes, qu’aujourd’hui un individu n’a plus la possibilité de choisir librement le lieu où il entend faire ou refaire sa vie. À cet égard, et en fonction de cette logique, il faut reconnaître de suite que la liberté de choisir le cadre de lois auxquelles on entend se soumettre et la somme des devoirs à assumer pour chaque individu, sont une avenue impossible et absolument illusoire ; puisque le lieu de naissance et la condition humaine sont strictement le fruit du hasard, puisque la prérogative de changer de pays ou d’aller se réfugier dans une quelconque « colonie » platonique pour éviter cette figure imposée n’appartient plus au domaine des possibilités, mais relève plutôt d’un privilège voire même d’une chimère.

La loi de l’Histoire

À l’encontre de Hobbes, mais à l’instar de Platon, Kant (1724 † 1804) réfute tout droit à la résistance civile et ne [46] trouve aucune justification morale au refus d’obéir. Certes, plaide l’auteur de la Métaphysique des moeurs et de Critique de la raison pure, le peuple est souverain, mais il s’est lui-même constitué comme peuple par suite d’un consentement mutuel l’engageant à vivre l’expérience collective. Kant, qui a particulièrement bien observé le phénomène de la Révolution française, réfute la légitimité et la légalité juridique de la démarche révolutionnaire qui a mené à l’abolition de la monarchie.

Pour lui, le souverain a un pouvoir absolu sur le peuple et, conséquemment, la loi ne peut être mise en doute pour quelque prétexte que ce soit. Même si la Constitution ne remplit pas ses promesses, la révolution n’est pas une solution de droit pour la changer, et seule une réforme peut en corriger les vices, la rendre plus vertueuse, plus conforme aux besoins du temps. Bien que l’exécution de Louis XVI ne se justifie pas à ses yeux parce que le monarque avait abdiqué ses pouvoirs en faveur de l’Assemblée nationale —pour se sauver d’une impasse— et qu’il n’était conséquemment plus souverain par choix, les contre-révolutionnaires, les monarchistes, perdent du même coup toute légitimité dans leur action parce qu’ils s’opposent à un nouvel État de droit légalement constitué.

« Contre le souverain législateur de l’État, il n’y a donc aucune résistance du peuple qui soit conforme au droit, car c’est uniquement par soumission à sa volonté universellement législatrice qu’un état juridique est possible ; en ce sens, il n’y a pas de droit de sédition (seditio), encore moins de rébellion (rebellio), et moins que tout y a-t-il vis-à-vis de lui en tant qu’individu (monarque), sous prétexte qu’il abuserait de son pouvoir (tyrannis), [47] un droit de porter atteinte à sa personne et même à sa vie (monarchomachismus sub specie tyrannicidii). La moindre tentative à cet égard est une haute trahison, (proditio eminens), et celui qui est un traître de cette espèce, cherchant à tuer sa patrie (parricida), ne peut être puni de rien de moins que de la mort. » (Kant, Métaphysique des moeurs, Doctrine du droit, II, I)

La loi de la paix

Pour Montesquieu (1689 † 1755) enfin, la quête de la paix qui justifie l’association humaine est à la base du pacte établi entre le peuple et le prince, mais elle n’est jamais un absolu. Vitement compromis par les passions qui engendrent la vie sociale, le passage de la société de nature à la société civile permet ainsi de placer la force générale entre les mains d’un seul (la monarchie ou la tyrannie) ou d’une délégation plus ou moins représentative (la démocratie ou l’aristocratie). Voilà pourquoi le peuple peut être justifié de rappeler au détenteur du pouvoir (le prince) ses devoirs envers lui. Penseur issu de la noblesse il importe de le préciser, il juge que Hobbes a erré  en soutenant que le premier désir des hommes « est de se subjuguer les uns aux autres » (De l’esprit des lois, II, 3), et considère qu’il a été bien mal inspiré de croire et prétendre que, sur le plan de la logique pure, « le peuple ne peut pas se plaindre du prince, ni lui demander aucun compte de ses actions » parce qu’elles sont celles du peuple et que c’est lui qui a autorisé le prince, et parce que le prince sera toujours justifié moralement d’utiliser la force pour contrer la désobéissance  (Mes pensées, 224, 601).

[48]

Selon Montesquieu, Hobbes a oublié son propre principe du Droit naturel, « Pacta esse servanda » ; ce qui veut dire que le prince a été autorisé par le peuple sous conditions, qu’il l’a établi sous une convention, et que le prince est conséquemment tenu de représenter le peuple « comme le peuple a voulu ou est censé avoir voulu qu’il le représentât. » (Mes pensées, 224, 601). Pas de doute possible dans son esprit, « il n’y a pas de bon sens de vouloir que l’autorité du prince soit sacrée, et que celle de la Loi ne le soit pas [...] Les Princes sont mortels ; la République est éternelle. Leur empire est passager ; l’obéissance [à] la République ne finit point. Il n’y a donc point de mal plus grand, et qui ait des suites si funestes, que la tolérance d’une tyrannie, qui la perpétue dans l’avenir ». (Mes pensées, 1252, 603)

Bien qu’il lui rechigne à recommander l’utilisation du droit à la guerre civile sur le plan théorique et morale, l’auteur de De l’esprit des lois, un anglophile il faut le noter également, reconnaît du reste que tous les peuples n’ont pas la même culture et la même morale, que les devoirs et les droits définis dans le pacte social sont des conventions particulières à chaque peuple et que l’engagement du peuple envers le prince en dépend. Chez les Anglais plus spécifiquement, une organisation politique qu’il connaît et estime particulièrement bien, la pensée de Montesquieu est davantage tolérante : « Si un prince, écrit-il dans les Lettres persanes, bien loin de faire vivre ses sujets heureux, veut les accabler et les détruire, le fondement de l’obéissance cesse : rien ne les lie, rien ne les attache à lui ; et ils rentrent dans leur liberté naturelle ». (Lettres persanes, CIV)

[49]

« Le crime de lèse-majesté n’est autre chose, selon eux [les Anglais], que le crime que le plus faible commet contre le plus fort en lui désobéissant, de quelque manière qu’il lui désobéisse. Aussi le peuple d’Angleterre qui se trouva le plus fort contre un de leurs rois, déclara-t-il que c’était un crime de lèse-majesté à un prince de faire la guerre à ses sujets. Ils ont donc grande raison quand ils disent que le précepte de leur Alcoran qui ordonne de se soumettre aux puissances n’est pas bien difficile à suivre, puisqu’il leur est impossible de ne le pas observer ; d’autant que ce n’est pas au plus vertueux qu’on les oblige de se soumettre, mais à celui qui est le plus fort. »

« Les Anglais disent qu’un de leurs rois, ayant vaincu et fait prisonnier un prince qui lui disputait la couronne, voulut lui reprocher son infidélité et sa perfidie : « Il n’y a qu’un moment, dit le prince infortuné, qu’il vient d’être décidé lequel de nous deux est le traître. » »

« Un usurpateur déclare rebelles tous ceux qui n’ont point opprimé la Patrie comme lui, et, croyant qu’il n’y a pas de lois là où il ne voit point de juges, il fait révérer comme des arrêtes du Ciel les caprices du hasard et de la fortune. » (Lettres persanes, CIV)

La loi de nécessité

Justement, « liberté naturelle », « droit à la vie et à l’intégrité de sa personne », « droit constitutionnel », « désobéissance civile », « désobéissance civique » ou « résistance civile », lequel a réellement préséance sur l’autre lorsque l’une ou l’autre est appelée, par l’histoire et les événements, à heurter les lois de nature [1] ? Pour Hobbes, la première loi de nature est donc la guerre qui est la liberté de refuser l’autorité d’un autre, la guerre qui autorise le [50] fondement de la souveraineté, la guerre qui détermine les vertus et les vices de l’établissement de la Loi, la guerre de chacun contre chacun. Pour Platon, l’obéissance absolue, la soumission totale envers la Loi de la Cité est devenue, par le fait de société, la première loi de nature de l’individu qui se prolonge dans l’humanité, un incontournable à sa survie ; et si ce cadre ne lui plaît pas il a toujours la liberté de partir, mais jamais celle de résister. Pour Kant, la morale doit déterminer le droit et le droit la politique ; parce que la finalité de l’homme est la paix, c’est la progression de l’humanité en tant qu’espèce, l’Histoire, qui devient cette loi de nature. Et pour Montesquieu, la première loi de nature est la paix qui doit trouver son accomplissement, idéalement, par la raison humaine... ce qui, pour l’heure et à mon avis, relève plus du projet transcendant de l’humanité, que d’un support à ses agissements et à sa condition.

Voilà pour les observations sur la nature des choses et pour la théorie des autres !

Qu’en est-il maintenant dans la réalité présente ? à l’aube du troisième millénaire, alors que l’humanité croule [51] sous le poids du nombre et que l’environnement naturel n’est plus en mesure d’assurer la vie, la sécurité, la paix et les besoins primaires de chaque individu et de chaque société, du moins dans la logique de l’utilisation et du partage que nous en faisons aujourd’hui ; alors que les lois de nature et les passions humaines n’ont pas été adaptées en fonction des contraintes environnementales nouvelles et de ses limites (les lois naturelles en action) ; alors que la loi de la sélection naturelle joue également pour les sociétés humaines ; et alors que la guerre entre les hommes semble, encore et toujours, l’ultime moyen d’assurer aux uns et /ou aux autres la sécurité, l’ultime moyen de satisfaire à leurs besoins primaires et secondaires, de définir le contrat social entre le peuple et son autorité constituée, entre les États librement constitués. Qu’en est-il aujourd’hui ?

Si la morale détermine le droit et si le droit détermine la politique, qu’est-ce qui détermine la morale ? si ce n’est la première loi de nature, que j’entends être la nécessité qui est un absolu incontournable pour tout être vivant, hommes, bêtes ou plantes ; si ce n’est la nécessité qui conditionne l’instinct de survie qui est le premier anneau de la chaîne des causes, même chez l’homme ; si ce n’est la nécessité qui devait appeler l’humanité à se donner comme mission souveraine et absolue celle de s’assurer qu’aucun de ses membres ne soit privé des biens essentiels à sa survie et à son bien-être, ne soit privé de son droit à la vie et à l’intégrité de sa personne, ne soit dépouillé de sa dignité et privé de la justice à laquelle il a droit, ce qui est essentiel pour assurer la paix ?...

[52]

L’état naturel de l’homme est la liberté, son instinct naturel est celui de la survie, et le moyen de sa quête est la société. Pour combler ses besoins naturels et ses passions primaires (sécurité, intégrité de sa personne, nourriture, paix et justice), celui-ci fait de l’association une loi de nature. Cette association est régie par des lois humaines qu’il administre en fonction d’une morale qui détermine les assises du contrat social et autorise à son tour le fondement de la souveraineté. Ce qui fait dire à Freud, qui a lui aussi exploré la question dans L’avenir d’une illusion (1971, 18), que : « Quand une civilisation n’a pas dépassé le stade ou la satisfaction d’une partie de ses participants a pour condition l’oppression des autres, peut-être de la majorité, ce qui est le cas de toutes les civilisations actuelles, il est compréhensible qu’au coeur des opprimés grandisse une hostilité intense contre la civilisation rendue possible par leur labeur mais aux ressources de laquelle ils ont une trop faible part ».

La loi du plus fort

Le XXe siècle, qui vient de s’écrouler avec fracas dans le tumulte des guerres et des famines qui ont embrasé la planète, et le XXIe, qui débute avec la guerre que livre l’Occident aux États de l’Islam qualifiés de « voyous », sont là pour nous le rappeler avec éloquence : l’État moderne, à la faveur d’un malheureux repli de l’Histoire, s’est détourné de la mission et de la seule raison d’être de l’humanité qui est celle de la solidarité, de la paix et de la sécurité, et s’est arrogé le monopole de l’injustice et de la violence qu’il ajoute à la loi du plus fort. Et ce monopole, qui est en passe de devenir une loi de nature, remet même [53] en question la moralité et le droit inaliénable de la légitime défense d’un État contre un autre et du libre choix à l’autodétermination politique —à moins que l’agressé soit du club des forts !

En vertu de cette vision de l’esprit particulièrement déviant de la modernité qui légitimise la loi du plus fort, l’éthique et la moralité des peuples passent inéluctablement sous la férule des États qui dominent la planète et qui ont la force économique et militaire de la soumettre, ce qui est devenu, par l’Histoire, une loi de nature. Pour un, la résistance civile, par l’activisme politique ou l’action militaire, est devenue à toute fin pratique un crime de haute trahison contre l’État, même si ce dernier contrevient à sa propre Loi et ne respecte plus les termes du contrat social qui favorise le peuple, ce qui est la trahison de l’État envers le peuple —comme c’est le cas présentement avec les régions étiquetées « ressources » du Québec, qui ont été dépouillées de leur avenir par un État injuste et incompétent.

Pour deux, la démarche sécessionniste d’une collectivité qui se juge trahie par l’État, n’est plus possible parce que l’évolution des conventions internationales, favorisées par la loi du plus fort qui refuse systématiquement de négocier un protocole de sécession, rejette désormais toute déclaration d’indépendance unilatérale, et criminalise auprès d’une cour internationale, toujours maîtrisée par les plus forts, tout recours à la guerre civile désormais taxée de crime contre l’humanité. Pour trois, la résistance d’un État abusé aux diktats d’un État abuseur qui a la puissance militaire et économique [54] d’imposer sa loi et sa moralité, est désormais taxée de terrorisme international, ce qui autorise encore une fois le concert de ces puissances à lui faire la guerre et à le soumettre en prétextant sa propre sécurité nationale, en prétextant libérer le peuple qu’il attaque d’un ennemi intérieur illégitime. Et pour quatre, dans la pratique le citoyen n’a plus la capacité de contester —avec une chance de succès, s’entend— l’ordre politique et économique établi, sans voir sa sécurité menacée par l’État, sans courir le risque d’être violenté par l’État, de devenir ennemi de l’État, d’être déchu de sa citoyenneté et dépouillé de sa liberté voire même assassiné par cette institution suprême pourtant sensée le protéger sur la foi du contrat social.

En dépit des avancées de l’histoire, de la science, des arts et de la technologie dont la mission première est d’affermir l’humanité et l’amener à faire triompher la raison et l’âme humaine au détriment de la force, on se croirait tombé dans une fissure du temps, et ouïr à nouveau, dans ce vide spirituel, la voix de Brennus le Gaulois exiger son tribut en or aux Romains qu’il venait de soumettre par l’épée : Vae victis ! Malheur aux vaincus ! cette loi de nature autorisant tout, tant que la raison ne prévaudra pas définitivement sur la force, la brutalité et la vénalité triviale. En vertu de ceci et de cela, l’histoire raconte que six ans plus tard Brennus dut s’incliner à son tour devant l’épée du général romain Camillus ! C’est ce qui a permis à Rousseau d’écrire en son temps que : « Le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître s’il ne transforme sa force en droit et l’obéissance en devoir, [et que] force ne fait pas droit. » (Du contrat social, I, III). Et c’est ce [55] qui me permet de dire encore aujourd’hui que pax romana, la paix par la force, ne dure toujours qu’un temps...

17 novembre 2001

[56]



[1] Par extension aux lois naturelles qui sont l’ensemble des règles incontournables qui régissent toute vie, j’entends par lois de nature, ou plus exactement les lois de la nature humaine, la chaîne des causes, les lois fondamentales relatives à la nature de l’homme, les lois qui régissent la vie des humains, déterminent les fondements de la moralité et autorisent les lois civiles.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 5 février 2019 12:47
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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