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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Jean-Daniel Dumas, héros méconnu de la Nouvelle-France. (2008)
En guise d'avant-propos


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Russel Aurore Bouchard, Jean-Daniel Dumas, héros méconnu de la Nouvelle-France. Russel Bouchard et Les Éditions Michel Brûlé, 2008, 311 pp. Une édition numérique réalisée avec le concours de Diane Brunet, bénévole, guide de musée retraitée du Musée La Pulperie, Chicoutimi. [Autorisation formelle accordée par l’auteure le 6 décembre 2020 de diffuser ce livre en libre accès à tous dans Les Classiques des sciences sociales]

[10]

Jean-Daniel Dumas,
héros méconnu de la Nouvelle-France.

En guise d'avant-propos

L’histoire qui naît de leurs mains
ne sait plus le nom des héros
.

Louis Aragon, Le roman inachevé

Au hasard d’un banal événement,
l’Histoire prend pied


Le 9 juillet 1755, alors que l’Angleterre cherchait désespérément un prétexte pour déclarer officiellement la guerre à son ennemie séculaire, la France, le premier épisode d’un conflit militaire à finir entre les deux puissances belligérantes se jouait brutalement en ce sens, en Amérique du Nord, au cœur même de la frontière, au confluent des rivières Oyio (Ohio) et Malangueulée (Monongahéla), où les Français tenaient le coup dans un fort de campagne, le fort Duquesne, lequel allait devenir, après sa capture trois ans plus tard, le fort Pitt (Pittsburgh). Ce pays revendiqué de part et d’autre par la force des armes était alors le centre géostratégique de la Nouvelle-France, une sorte de pivot continental reliant, au nord, le Canada laurentien, d’où venait le gros du contingent qui occupait le fort ; au sud, la Louisiane française, qui y comptait aussi quelques soldats ; à l’est des Allegheny, les colonies anglaises de la côte Atlantique ; et à l’ouest de cette frontière violemment disputée, les territoires indiens. Compte tenu de la vigueur et de la direction du cours [10] de la rivière Ohio, le fort Duquesne formait une sorte de clé de voûte qui assurait l’unité de la Nouvelle-France. Et, dans l’esprit de ses occupants, le perdre aux mains des Anglais annonçait « la chute prochaine de la Louisiane [1] ».

Les premiers coups de feu de la tragique rencontre détonnèrent dans le ciel bleu des Appalaches, à une heure de l’après-midi de ce jour historique ; les derniers fusèrent aux environs de cinq heures. À la troisième décharge, ainsi que le raconta le chevalier de La Pause, un officier français du régiment de Guyenne qui fit son propre récit des événements, les Français virent tomber raide mort leur chef, le capitaine Beaujeu, de suite remplacé par Jean-Daniel Dumas, encore un inconnu dans ce chapitre d’histoire ; et les Anglais ne furent pas plus chanceux avec le leur, le général Braddock, mortellement atteint lui aussi durant la bataille et aussitôt remplacé par son second qui ne survécut pas, lui non plus, à l’événement [2].

Dans le chaos de la mêlée, retenons un autre nom, anglo-américain celui-là, un des trois aides de camp de Braddock, le colonel George Washington, qui se présentait lui-même comme un miraculé, puisqu’il récolta quatre balles dans ses habits, qu’il vit sombrer deux chevaux sous lui, et qu’il fut l’un des rares membres de l’état-major à en sortir vivant [3]. George Washington n’en était pas, du reste, à son [11] premier échec dans cette guerre d’usure. « Réservé par Dieu à d’autres destinées », selon lui, ce brillant militaire était appelé à    devenir, lui aussi, par un curieux retournement de l’histoire, un héros de cette guerre, qui plus est le libérateur de son peuple et le premier président de la République des États-Unis d’Amérique.

De tous les déboires qui affligèrent les troupes anglaises assistées de leur milice coloniale, cet événement sanglant se présente à la face de l’histoire comme le pire désastre qu’eut à subir la puissance anglaise dans cette contrée pendant la guerre de Sept Ans : « Nous avons été battus, écrit dans les jours suivants le colonel Washington, honteusement battus, par une poignée de Français qui ne songeaient qu’à entraver notre marche. Quelques instants avant l’action, nous croyions nos forces presque égales à toutes celles du Canada et cependant contre toute probabilité nous avons été complètement défaits et nous avons tout perdu [4]. »

Aucun autre terme pour qualifier l’issue de cet affrontement : ce fut un massacre ! Le bilan des pertes humaines, bien qu’il varie selon les sources plus ou moins partiales, fut catastrophique pour les Anglais (456 morts et 421 blessés d’après la plus crédible des estimations), qui comptaient sur une force écrasante de quelque 2200 hommes ; et proportionnellement bénin, pour les Français (23 morts et 20 blessés), dont les effectifs n’étaient constitués que de 891 hommes, dont 637 Sauvages [5]. Sur le plan psychologique, [12] les conséquences furent plus désastreuses pour les vaincus de l’échauffourée, qui eurent un frisson d’hésitation.

En effet ! La nouvelle de la défaite se répandit comme une traînée de poudre et sema le doute d’un bout à l’autre de la frontière anglaise ; les Indiens, qui ont un sens pratique de l’allégeance à porter à des forces occupantes, penchèrent évidemment du côté du plus fort qui ne les méprisait pas moins ; et les troupes françaises, nimbées d’une gloire aussi inattendue qu’éphémère, reprirent confiance et entreprirent de marcher en direction de l’ennemi, devenu une proie bien tentante dans cette frontière poreuse ouverte à toutes les convoitises depuis la signature du traité d’Utrecht, en 1713. Un traité qui, certes, concluait la fin d’une guerre, mais non la fin de la rivalité franco-anglaise en Amérique.

La mort du héros

L’extraordinaire parcours de Jean-Daniel Dumas, un officier français de la plus belle trempe, un héros canadien authentique dont le nom a été, depuis peu, rayé du panthéon canadien (comme bien d’autres d’ailleurs [6]), nous porte à réfléchir sur cette valeur perdue qu’est celle de l’héroïcité, et plus spécifiquement de l’héroïcité canadienne française. Dans l’histoire de ce pays, où la grandeur des âmes qui l’ont faite se dilue invariablement dans la banalisation de l’histoire officielle érigée en dogme par la plume éteinte de ses nouveaux clercs (une histoire « partout polluée, dans toutes les nations », précise Guillemin dans ses Parcours), y a-t-il encore un [13]

moment ? un forum ? une simple stèle pour évoquer, le plus simplement du monde, les noms, les faits d’armes et les engagements de ceux et celles qui, un jour, ont pu porter un sens ?

Si les Américains prononcent encore aujourd’hui avec beaucoup de fierté, le nom des Washington, Lee, Grant, Patton et MacArthur pour évoquer les temps de gloire de leur pays et pour se retrouver entre eux à travers les noms qui les ont un jour honorés. Si les Anglais aiment bien mettre en lumière l’esprit de sacrifice de Wolfe, le courage exorcisant de Wellington, et les succès militaires d’un Montgomery ou d’un Carleton pour porter aux nues les temps forts de leur histoire nationale qui ont pourtant bien peu à voir avec la défense de leurs propres frontières. Si les Français aiment bien deviser entre eux sur les voix libératrices de Jeanne d’Arc, le génie militaire et l’esprit de conquête de Napoléon, et les engagements sacrificiels du résistant Jean Moulin.

Si ces puissances civilisatrices (donc conquérantes [7]), qui imprègnent toujours fortement l’histoire de la société humaine, continuent de s’abreuver à la mémoire de leurs héros nationaux, pourquoi, dans ce Québec qu’on aime bien croire des plus modernes, est-il devenu un péché, un signe de déchéance intellectuelle, que d’évoquer simplement des noms qui ont déjà porté un tel sens ? Y a-t-il une raison profonde, freudienne si ça se trouve, voire autodestructrice, pour expliquer que le simple fait de se reporter à ses propres racines est devenu sous ce ciel bleu multiculturalisé un geste suspect, un trait de caractère qui témoigne d’une quelconque médiocrité de l’esprit ? Cette élimination de ces points de référence historiques est-elle la cause ou la conséquence de [14] la disparition de la nation canadienne française, noyée par ses clercs les plus à la mode dans l’impersonnelle nation franco-québécoise ?

À notre avis, si l’Histoire est un lieu commun où se retrouve le fondement des idéaux d’une nation en marche, si le but de l’Histoire est de trouver un sens à l’humanité qu’elle construit par les individus, ce sont conséquemment ces derniers, les individus, bons ou mauvais, héros ou lâches, dignes ou indignes, qui la magnifient ou la souillent de leurs actions, voire de leurs réflexions, dans une cause commune. Comme la pensée créatrice, la raison de l’Histoire n’est pas de prouver ; elle est le fait des individus qui agissent dans le sens de la fraternité humaine dont ils participent. « Les monuments du peuple sont partout [8]», répète l’ethnologue Luc Lacoursière à l’auteur de Menaud maître draveur, un poète à qui les Canadiens français doivent toujours l’illustration de ce qu’ils étaient en 1933 par les travers des personnages évoqués dans une époque révolue. L’historien Febvre écrit :

Les hommes, seuls objets de l’histoire, d'une histoire qui ne s’intéresse pas   une époque bien déterminée de leur développement - aux hommes dotés de fonctions multiples, d’activités diverses, de préoccupations et d’aptitudes variées...

Les Québécois de notre temps déboussolé ont perdu tout pôle unificateur, tout goût de l’aventure humaine. Ils ne se soucient plus des valeurs unificatrices canadiennes- françaises ayant marqué leur propre existence par le fait d’histoire qui s’étire sur plus de quatre siècles. De leur passé, héroïque ou évocateur, plus rien ne les intéresse s’il ne peut se monnayer : une maison historique leur cache [15] la vue ou coûte trop cher à entretenir, ils la démolissent de nuit pour éviter la controverse ; un monument historique, naguère porteur d’un sens, occupe une place revendiquée par un autre, ils le déplacent ou l’éliminent ; un héros est « passé date », voilà qu’ils égratignent sa mémoire, cassent ses statues et s’en prennent à ceux qui l’ont un jour porté aux nues.

Ils méprisent ceux et celles qui ont marqué les temps forts de cette lutte existentielle qui détermine la noblesse de leur combat pour la liberté. Cette situation est assassine ! Au nom d’une fausse universalité, si ce n’est d’une déstructurante ouverture envers l’autre, qui est l’arrivant, ils ont perdu pied dans la réalité humaine censée les unir autour d’un projet, ce qu’il convient encore d’appeler un idéal commun ; ils ont négligé leurs racines ; ils se sont laissé conduire dans des lieux communs vides de sens, dépouillés de leurs valeurs fondatrices (sous prétexte qu’il leur fallait s’écarter de toute référence à un quelconque mythe fondateur), soulagés du caractère de leurs héros. Ils ont fini par oublier que ces héros étaient également en eux, qu’ils étaient eux quelque part dans leur imaginaire, dans leurs luttes, dans leurs projets, dans leur dignité et dans la manière de l’exprimer.

Éloignés des points de repère identitaires derrière lesquels se profilent les ombres évanescentes et les mânes des héros de leur histoire, les Canadiens français sont devenus sans avenir, dépersonnalisés, dénaturés, rétrécis, réduits à rien, exclus de la marche incessante de l’humanité parce qu’enfermés dans un mortel présent. Alors qu’en parallèle et par l’évocation de personnages mythiques, tels les La Tour, les Le Loutre et les Évangéline, renaît, plus vivante et plus belle que jamais, la singulière nation acadienne dont on avait déjà gravé, un peu trop vite au Québec, la pierre tombale. « Un peuple sans histoire et sans littérature », comme l’a déjà annoncé un lord anglais pas très populaire chez nous, ou plutôt... une histoire [16] sans peuple ( !), n’est-ce pas là, je le crains, le pas suicidaire que nous avons fini par franchir collectivement à force de vider notre histoire de sa substance — l’individu, l’humain —, à force de rapetisser le génie de ceux et celles qui se sont appliqués à nous en donner le sens ? Si « le souvenir est une seconde vie dans la vie », comme le disait si justement le curé d’Ars, comprenons alors que l’oubli est la mort dans la mort et qu’il incombe aux porteurs de la mémoire de faire en sorte que cela n’arrive point...

Jean-Daniel Dumas,
témoin et lentille d’une époque

À l’époque où Jean-Daniel Dumas a entrepris de s’élever au-dessus des normes qui marquent le parcours de la médiocrité humaine qu’il nous revient de dépasser en tant que société particulière pour avoir une voix à élever parmi les autres ; à cette époque, donc, le Canada, cette partie de la Nouvelle-France continentale, vivait des heures difficiles qui n’étaient cependant pas sans gloire et sans utilité nationale. La biographie d’un personnage comme Dumas est un peu, dans une telle mesure, une radiographie de ce temps fort de notre histoire qu’il a contribué à illustrer. L’oublier ou l’effacer de notre mémoire par lâcheté, par paresse ou pour ne pas heurter les porteurs des diktats historiographiques à la mode qui confondent nostalgie et mémoire, c’est se couper soi- même d’un point de référence qui nous est vital, un point de mémoire qui est essentiel à la libération nationale (de l’esprit national, disons, surtout) des Canadiens français et de ceux et celles qui sont venus s’ajouter à cette destinée au fil des ans.

Sans être banal, le parcours de cet homme, un Français arrivé sur cette terre d’Amérique à une heure de sa vie (fin vingtaine) où l’esprit est encore capté par la passion de l’aventure et animé par la nécessité de se démarquer au sein [17] du nombre, n’est pas unique. Il s’inscrit dans la lignée des Dollard des Ormeaux, des Madeleine de Verchères, des Marie de l’Incarnation, des Frontenac, bref, tous ces noms qui ont marqué les livres d’histoire de notre enfance et que l’histoire du Québec moderne (sic !) répudie, soit par snobisme, soit pour la rendre plus conforme aux projets politiques ébauchés dans l’effondrement du projet national québécois qui a suivi l’effondrement des années 1960, qu’on persiste à nous présenter comme un acte de naissance alors qu’il s’agit, au contraire, d’un certificat de décès.

Je ne suis pas de ceux qui croient à l’objectivité en histoire — ni des auteurs ni des lecteurs. Chacun est mû par ses propres ressorts, par son propre moteur. Et il ne sera pas dit que j’aurai essayé d’influencer — en tentant de masquer par de beaux mots le champ de mes préoccupations humaines, valorisées par l’importance que j’accorde à l’honneur, au courage et à l’abnégation — des vertus qui n’ont rien à voir avec le sang et qui n’ont de valeur qu’en fonction de ceux et celles avec qui nous partageons une destinée intime. Ce champ, c’est plus exactement celui de la mémoire, une mémoire qui explique une réalité au lieu de la travestir à dessein, une mémoire, base de la conscience et creuset de l’âme, qui se veut un héritage et un défi plutôt qu’une contrainte et un aplatissement.

Puisque le dernier chapitre de l’histoire des Canadiens français du Québec semble s’inhumer tout doucement dans une vision confortable de ce qu’ils sont en tant que membres d’une collectivité ouverte à toutes les identités culturelles (sauf la leur !) ; puisque je refuse de participer à cette idéologie du vide où les points d’ancrage identitaires ont été dénaturés, il ne m’est pas paru sans intérêt de me redessiner un mouton à travers le prisme de ce personnage historique plus grand que nature, et de revoir le calendrier de cet épisode tragique qui nous a fait passer d’un maître à un autre. [18] Contribuer un tant soit peu, par ce reflet de mémoire et par les faits conséquents auxquels son nom est associé, à ajouter un élément de compréhension de notre histoire continentale ; contribuer à stimuler les valeurs de l’engagement, du courage, de la détermination et de l’esprit de sacrifice ne peut être que bénéfique à un peuple qui en a été écarté.

Un traité perdu dans les oubliettes
de l’histoire du Québec...


L’idée de ce livre est venue très tôt dans mon propre parcours de chercheur. Elle est venue fortuitement, d’une découverte que j’ai faite en 1979, alors que je parcourais d’une main boulimique les rayons des Archives du Petit Séminaire de Québec (document coté 884). Au fil de mes investigations, j’ai eu le bonheur de mettre la main sur un manuscrit ancien, daté de 1775 et intitulé Traité de la défense et de la conservation des colonies, par M. Dumas, Brigadier des armées du Roy, ancien commandant général des Isles de France et de Bourbon. Intéressé par tout ce qui concerne l’histoire militaire de notre pays, j’eus alors tôt fait d’apprendre que son auteur, Jean-Daniel Dumas, était loin d’être un personnage banal. Selon ses biographes, il avait participé aux derniers faits d’armes de la civilisation française en Amérique, mais, de son fameux Traité de la défense, ces auteurs n’ont fait nul usage sinon nulle mention. Appréciant ce regard critique porté à la guerre de la Conquête dans laquelle il fut un acteur militaire de premier plan (en fait, l’un des six plus importants, après Vaudreuil, Montcalm, Lévis, Bourlamaque et Bougainville), j’ai donc fait une première découverte en apprenant que ce document, riche d’informations de première main, n’avait jamais été utilisé par les historiens qui ont creusé avec beaucoup de génie ce tragique épisode (notamment Parckman, Casgrain, Frégault et Trudel, pour ne nommer que les auteurs les plus réputés en la matière).

[19]

Raisons de cette absence criante ? Difficile à dire. Ignorance de l’existence du manuscrit ? Paresse intellectuelle ? Ou manque d’intérêt ? Allez savoir ! Mais cette ignorance, ce mutisme, ne rend pas moins pertinent ce témoignage quand vient le temps d’analyser les causes des défaites militaires successives de la France en Amérique du Nord, de 1758 à 1760, et de questionner la moralité de l’administration coloniale et le caractère de ceux qui ont assisté ou participé à la capitulation finale.

Certaines remarques de l’auteur rendent pourtant, à ces égards, le document incontournable. Et pour preuves ! Incontournable quand il met en doute, de par sa propre expérience, le périlleux mariage entre le gouverneur et l’intendant (« Dans l’administration des colonies, les mêmes causes produisent les mêmes effets en paix et en guerre, lorsque le gouverneur général et l’intendant ne s’entendent pas. ») Incontournable aussi lorsqu’il cite en exemple l’efficacité des hôpitaux canadiens (« Nulle part l’humanité ne reçut des secours si utiles et si consolants. ») Incontournable encore lorsqu’il expose les causes techniques de la défaite militaire française en Amérique et qu’il s’emploie à faire l’éloge de la patience et de la tactique de l’observation de l’ennemi (« Le télescope fut contre nous l’arme la plus meurtrière. ») Incontournable, aussi et entre autres, lorsqu’il fait l’apologie des Canadiens français et qu’il témoigne de leur bravoure au combat (« Quand on compare les efforts que les colons ont fait autrefois pour se garantir de l’invasion et les succès qui les ont suivis, avec le caractère qui domine aujourd’hui, la pensée se tourne naturellement sur les Canadiens et l’on s’écrie : “Ah ! quel peuple !” ») Confondant même lorsqu’on voit hisser au sommet de la gloire le nom du controversé Vaudreuil, signataire de la capitulation de Montréal (« Les Frontenac, les Callière, les Vaudreuil, les Lamages, ces hommes précieux qui firent fleurir nos colonies. ») Et ce ne sont là que [20] quelques exemples extraits du lot pour permettre de mesurer, en gros, la richesse documentaire, la force du point de vue, et l’originalité de l’angle historique par lequel nous proviennent ces réflexions d’un témoin oculaire de notre histoire.

Comme l’auteur s’applique à le préciser d’entrée de jeu, cet ouvrage est dédié au comte de Provence (Louis-Stanislas Xavier), le frère du roi (Louis XVI), une étoile montante dans le firmament de la monarchie française. Le livre a donc des objectifs politiques et n’est pas innocent. Il se veut, affirme encore son auteur, le fruit d’une longue expérience militaire, la somme d’une vie passée à la risquer à la gloire de la nation et pour faire flotter les ors de France dans les plus hauts sommets des colonies qui ont survécu aux guerres menées contre l’Angleterre.

* * *

Dernière précision d’intérêt archivistique avant de livrer l’ouvrage en question à la curiosité du lecteur : il a été écrit en deux temps. Le premier se situe vraisemblablement au cours de l’année 1773, alors que Dumas faisait des pieds et des mains pour échapper aux attaques éreintantes menées contre lui pendant qu’il était gouverneur général des îles de France et de Bourbon. Dans ce premier volet, l’auteur, comme il l’indique avec à-propos, avait cru bon de n’aborder que les premiers chapitres (I à XXIII), c’est-à-dire ceux relatifs à la défense et à la conservation des colonies, et qu’il concluait en évoquant la perte de Pondichéry aux mains des Anglais, résultat d’un laxisme métropolitain à l’égard des concussionnaires, du vice et de la malhonnêteté de ses administrateurs. Rédigé vraisemblablement après la mort de Louis XV (le 10 mai 1774), alors que son nom est lavé des accusations pesant sur lui, le second volet se veut plutôt une sorte de testament moral. [21] En administrateur d’une irréprochable tenue malgré le coup de sang du mois de février 1768, Dumas s’emploie à parler d’administration publique, de justice, de lois et de finances. Dans cette partie du Traité, il prend d’ailleurs à témoin le nouveau roi, Louis XVI, celui qui lui a permis de réintégrer les rangs de l’armée française, et il se risque même à pointer du doigt, sans le nommer directement, Voltaire, un incontournable, lui aussi, pour son histoire du règne de Louis XV dont il est témoin et pour la lutte féroce qu’il livre, depuis la triste affaire Calas, à l’infâme, qui est une manière pour lui de dénoncer l’intolérance, la tyrannie et l’injustice.

S’il est totalement écarté de l’historiographie canadienne récente — y compris par son dernier exégète, Étienne Taillemite, qui signe la biographie publiée dans le DBC [9] — , le Traité de Dumas n’était pourtant pas totalement méconnu des premiers auteurs qui l’ont sorti des oubliettes de l’histoire il y a près d’un siècle. Au moins deux auteurs canadiens ont eu vent de son existence, effectivement. Le premier, Francis-J. Audet (1920 :116-117), cite le document dans son apologie de Dumas, mais il ne l’a manifestement pas consulté. Il date l’original de 1774 [22] et le localise dans le Catalogue général des Manuscrits des Bibliothèques publiques de France. Bibliothèques publiques de la Marine, par M. de La Roncière, Paris, 1907. Le second, le père P. L. Lejeune, mentionne l’existence du même document dans son Dictionnaire général du Canada (1931 : 553), à partir de ce qu’il a lu dans le livre d’Audet, mais il nous laisse davantage sur notre faim.

Selon ce qui ressort de notre propre investigation, il existe, en fait, deux exemplaires - connus - du Traité de la défense et de la conservation des colonies attribué à Jean-Daniel Dumas. Le premier, qui semble être le manuscrit original et qui est daté de 1774, est conservé en France, à la bibliothèque centrale du Service historique de la Marine, sous la cote SH 42 ; consultable dans la salle de lecture du château de Vincennes, cet exemplaire est le premier jet du document intégral rédigé par Dumas. Le deuxième (dont nous publions la transcription intégrale dans la seconde partie de notre livre), date de 1775 ; propriété de la collection de manuscrits des Archives du Petit Séminaire de Québec dont la garde a été transférée au Musée de l’Amérique française, cette dernière copie (d’un transcripteur qui n’est manifestement pas Dumas) comprend des notes manuscrites en bas de pages, ajoutées ultérieurement par une main contemporaine qui n’est pas non plus celle de l’auteur du Traité [10]. Connaissant cela, il [23] reste maintenant au lecteur à s’en approprier le contenu à sa manière, et il incombe au chercheur laissé sur sa faim d’y ajouter le fruit de ses propres efforts, ce qui serait une manière de remercier la somme des nôtres...

Russel BOUCHARD
Chicoutimi, 1er mars 2008

[24]


[1] Dumas, « Mémoire sur les limites du Canada, 5 avril 1761 », dans BRH, 1919 : 50. Pour le curriculum vitae de Dumas, il faut prendre le temps de consulter les Archives de la Guerre, Série Y, Archives administratives, Y3D, Maréchaux de Camp (1736-1814), Microfilm F-794.

[2]  Du côté des vainqueurs, le meilleur compte rendu de la bataille du 9 juillet 1755 est sans conteste celui de Dumas, qu’il fait dans sa lettre du 24 juillet 1756, justement rédigée au fort Duquesne et publiée, in extenso, dans la biographie de F.-J. Audet, 1920 : 22-34. Voir APC, série F, vol. 101 : 391.

[3] Guizot, vol. V : 156. Les meilleurs extraits de la correspondance de George Washington au sujet de la défaite anglaise à la rivière Monongahéla, sont reproduits dans Parkman, 1984 : 133-135.

[4] Ibid.

[5] Audet, 1920 : 55-61. Papiers Contrecœur, 1952 : 390, 398. Frégault, 1955 : 138. Pouchot, 2003 : 38. Pour l’estimation retenue, celle du chevalier de La Pause, voir ses « Mémoires », dans RAPQ (1932-1933) : 308.

[6] Dans le Dictionnaire canadien des noms propres (Michel Veyron, Larousse, 1989 : 212), on trouve bien, l’un à la suite de l’autre, un Louis Dulongpré (peintre d’origine française), un Antoine Dumas (illustrateur et sérigraphe de Québec), et un Fernand Dumont (sociologue qui s’intéressait justement à la mémoire québécoise) ; mais entre ces trois noms, pourtant rattachés à la francophonie québécoise, nulle mention de Jean-Daniel Dumas.

[7] Pour explications, lire l’auteur, « La civilisation, un temps d’arrêt dans la longue marche de la caravane de l’Histoire », dans La fin de l’Histoire par un témoin oculaire, à compte d’auteur, Chicoutimi, 2003 : 57-78.

[8] Luc Lacoursière et l’abbé Félix-Antoine Savard, « Le folklore et l’histoire », dans Les Archives de folklores, n° l, Fides, 1946 : 14-25.

[9] Étienne Taillemite, « Dumas, Jean-Daniel », dans DBC, vol. IV, 1980 : 261-262. Dans une correspondance personnelle adressée du Secrétariat d’État à la Culture et datée du 20 mai 1980, le biographe Étienne Taillemite, alors inspecteur général des Archives de France, avoue sa totale ignorance du document : « Monsieur [Russel Bouchard], Excusez-moi, je vous prie, de répondre avec bien du retard à votre intéressante lettre du 11 avril [1980] relative à Jean-Daniel Dumas. La découverte que vous avez faite de son Traité de la défense et de la conservation des colonies a bien excité ma curiosité, car je n’ai jamais entendu parler de ce document. — Savez-vous comment il est parvenu aux Archives de Québec ? Sa présence là-bas est un peu étonnante puisqu’il a manifestement été rédigé bien après la période française du Canada. .— À ma connaissance ce document n’a jamais été publié et il est même tout à fait inconnu, car je n’en ai trouvé aucune mention lorsque j’ai préparé la notice que vous avez lu dans le DBC... »

[10] Cette retranscription de l’original se trouve dans le fonds Viger-Verreau (P32), sous la cote P32/0-91. Jacques Viger (1787-1858), qui est sans doute le propriétaire originel de cette copie manuscrite, fut notamment rédacteur du journal Le Canadien et premier maire de Montréal (1833-1836). Milicien depuis 1807, il participa à la guerre de 1812-1813 en tant que capitaine des Voltigeurs canadiens et sous les ordres du fameux Charles Michel de Salaberry. Nationaliste modéré et ultramontain, il était également associé au puissant réseau familial regroupant D. B. Viger, Louis-Joseph Papineau, Jean-Jacques Lartigue et Côme-Séraphin Cherrier. Pour une histoire plus complète de ce fonds, on peut consulter le Centre de référence de l’Amérique française, Musée de la Civilisation, Québec.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 14 mai 2021 6:09
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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