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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Gérard Bouchard, “La réécriture de l'histoire nationale au Québec. Quelle histoire ? Quelle nation ?”. Un article publié dans l'ouvrage sous la direction de Robert Comeau et Bernard Dionne, À propos de L'HISTOIRE NATIONALE, pp. 115-141. Montréal: Les Éditions Septentrion, 1998, 160 pp. Une édition numérique réalisée par Réjeanne Toussaint, bénévole, Chomedey, Ville Laval, Québec. [Autorisation accordée par Robert Comeau le 4 novembre 2010 de publier tous ses écrits publiés il y a plus de trois ans dans Les Classiques des sciences sociales.]

[115]

Gérard Bouchard

La réécriture de l'histoire nationale
au Québec. Quelle histoire ?
Quelle nation ?


Un article publié dans l'ouvrage sous la direction de Robert Comeau et Bernard Dionne, À propos de L'HISTOIRE NATIONALE, pp. 115-141. Montréal: Les Éditions Septentrion, 1998, 160 pp.

Introduction
Qu'est-ce que l'histoire nationale ?
Comment écrire l'histoire nationale ?
Pourquoi réécrire l'histoire nationale du Québec ?
Une proposition
Conclusion

Introduction

Durant les dernières années, plusieurs voix se sont élevées au Québec pour attirer l'attention soit sur ce qu'on a appelé la crise de la mémoire collective, soit sur les graves lacunes de l'enseignement de l'histoire aux niveaux primaire, secondaire et collégial. Des colloques et des publications (incluant des articles de journaux) ont été consacrés à ces deux sujets. Mais un troisième, qui leur est relié de très près même s'il relève d'une autre perspective, commence à peine à susciter la réflexion ; il s'agit de l'écriture de l'histoire nationale proprement dite par les professionnels de la science historique. Pour l'historienne et l'historien de métier, c'est là une tâche qui engage à un exercice un peu périlleux dans la mesure où il peut mettre à rude épreuve des règles essentielles de la pratique scientifique. L’histoire nationale, en particulier lorsqu'elle est destinée à l'école publique, n'invite-t-elle pas en effet à parler de soi d'une manière fondamentalement positive et dans un cadre qui est en définitive celui de l'État - puisque c'est lui qui détermine le contenu des manuels et des programmes d'enseignement ? Le devoir d'objectivité ne se voit-il pas ainsi poser un défi peut-être insurmontable ?

Ces questions, et d'autres qui leur sont connexes, font l'objet de la présente réflexion [1]. Après avoir précisé la nature, le rôle spécifique et les [116] difficultés de l'histoire nationale comme genre scientifique, nous soumettrons une proposition de travail qui paraît éviter les principaux écueils épistémologiques (car c'est bien de cela qu'il s'agit) tout en sauvegardant les objectifs visés. Le titre de ce texte nous amène en effet à aborder les questions suivantes : qu'est-ce que l'histoire nationale ? De quelle nation s'agit-il ? Pourquoi une réécriture ?


Qu'est-ce que l'histoire nationale ?

Entendons-nous d'abord sur quelques définitions. Convenons en premier lieu de caractériser la mémoire collective comme étant le résultat général, très diversifié et la plupart du temps un peu incohérent, de divers processus de construction du passé. Elle peut être le fait de procédés très informels et relativement spontanés, de ce que M. Halbwachs (1976) appelait les cadres sociaux de la mémoire. À l'opposé, elle peut aussi résulter d'entreprises formelles, minutieusement programmées, appuyées sur des méthodologies raffinées. Dans le premier cas, on pense aux mémoires individuelles et familiales constamment mises à jour et perpétuées dans les actes les plus ordinaires de la sociabilité, dans les rituels entourant les événements démographiques (naissance, mariage, décès...) et autres, dans les journaux intimes, dans les recueils généalogiques. On pense aussi à la mémoire qui se constitue dans les groupes de tous genres : récréatifs, professionnels, militants... Dans le second cas sont désignées des démarches plus articulées, plus réglementées, telles les reconstitutions romanesques ou télévisuelles, celles de la muséologie, de l'archéologie ou de la science historique. Entre les deux se trouveraient des vecteurs apparemment moins formalisés quoique tout aussi robustes comme le conte, la légende, le mythe. Mais quel que soit le procédé ou la manière, il y a toujours énoncé et transmission de sens, et c'est bien là l'essentiel de toutes ces entreprises symboliques qui ne sont jamais innocentes, qui sollicitent toujours l'adhésion à une interprétation plus ou moins explicite, à une vision du monde, sinon a une idéologie [2]. De tout cela, on retiendra le fait de la diversité des mémoires collectives, concrétisée dans la pluralité à la fois des procédés et des interprétations. La science historique [117] est l'un de ces procédés, parmi d'autres, avec lesquels il lui arrive d'ailleurs de se trouver en compétition (partage des crédits publics, sollicitation des clientèles et des diffuseurs, et le reste) [3].

Comment caractériser ce domaine de la science historique qu’on appelle l'histoire nationale ? Le principal élément qui semble devoir être considéré, c'est la référence à l'identité et à l'appartenance. Sous ce rapport, on connaît en sciences humaines trois positions épistémologiques : a) la connaissance de l'autre en tant qu'autre, à laquelle s'exerce surtout l'ethnologie, dans sa plus vieille tradition ; b) la connaissance de soi en tant qu'autre, qui est la position habituelle des spécialistes des sciences sociales (ethnologues y compris) lorsqu'ils étudient leur propre société ; c) la connaissance de soi en tant que soi, qui est le propre des spécialistes du passé - et par conséquent de l'histoire dite nationale - lorsqu'ils entreprennent de reconstituer le destin de la collectivité à laquelle ils appartiennent eux-mêmes et d'en dégager un sens à l'usage des contemporains qui en font également partie. Dès le départ, l'histoire nationale ainsi définie institue un nous qu'elle raconte et à qui elle s'adresse, et un autre qui n'intervient jamais comme sujet. Elle s'écrit donc et se lit à la première personne du pluriel. Il s'ensuit que le narrateur est partie prenante, il appartient à son objet et se confond avec lui, comme le veut la règle du genre. Ici encore, nous aurons à nous demander si et à quelles conditions une telle position, qui instaure un principe de circularité entre le sujet et son objet, est compatible avec les exigences de la connaissance scientifique. On voit en effet que l'histoire nationale, comme commentaire de l'identité et de l'appartenance, comme exercice de connaissance de soi par soi, diffère de la science historique définie comme démarche formellement objective visant à une connaissance fondamentale du devenir des sociétés humaines, comme apprentissage des structures et des mécanismes du social en divers temps et lieux. Néanmoins, la référence à l'identité ne peut être écartée : elle est au cœur même de ce genre scientifique que représente l'histoire nationale.

Il s'ensuit aussi que la mémoire construite par l'histoire nationale entend recouvrir toutes les composantes de la société et toutes les mémoires singulières. Elle est dite nationale parce qu'elle prétend cultiver une perspective qui englobe toutes les autres - mais sans aucunement les nier - qu'il s’agisse des horizons propres aux régions, aux religions, aux classes, aux genres, aux ethnies. Cette caractéristique vient de ce que le lieu de l'histoire [118] nationale se confond avec celui de la communauté politique dont elle adopte l'éclairage général.

Un second élément à considérer dans la définition ou la conception de l'histoire nationale, c'est le caractère en quelque sorte officiel qu'elle acquiert lorsqu'elle est prise en charge par l'État, en l'occurrence commanditaire et arbitre, comme nous l'avons dit. Dans ces conditions, la science historique est soumise à un devoir additionnel de vigilance, à l'encontre cette fois de toute velléité ou tentative de mobilisation par un pouvoir ou par un parti. Elle est en outre liée par un contrat moral avec l'ensemble de la société à laquelle elle s'adresse, ce qui peut s'entendre de deux façons : d'une part, elle doit éviter toute exclusion, toute forme d'ethnocentrisme dans le traitement qu'elle fait du passé ; d'autre part, elle doit proposer des valeurs, des interprétations qui respectent la liberté de pensée en tenant compte de la diversité idéologique et culturelle de la population. À l'évidence, tout cela suppose des choix. Par exemple, le dernier énoncé entraîne-t-il de renoncer à une mémoire intégrée au profit d'une mémoire multiple, éclatée ? ou d'une mémoire des mémoires ?

On s'attend en général à ce que l'histoire nationale contribue à alimenter la conscience historique, selon l'expression consacrée. Mais cette dernière notion ne se laisse pas aisément définir et on ne voit pas bien en quoi elle se distingue des procédés et des produits de la mémoire collective et de l'histoire nationale. En outre, elle recouvre, en aval, des entreprises fort variées de reconstitution du passé et, en amont, des représentations collectives hétéroclites, allant des visions très militantes aux grandes commémorations identitaires et aux célébrations très officielles de la patrie. Pour cette raison, elle ne paraît guère utile aux fins du présent essai et nous n'en ferons pas usage.


Comment écrire l'histoire nationale ?

Les remarques qui précèdent laissent entrevoir divers obstacles auxquels se heurte l'écriture de l'histoire nationale, dans la mesure où elle entend se constituer comme genre scientifique ; elles attirent aussi l'attention sur divers choix préalables que l'historienne et l'historien doivent effectuer. La première question qui se pose est celle de la pertinence même de l'histoire nationale en ces temps postmodernes. La mondialisation n'est-elle pas porteuse de nouvelles identités, de nouvelles appartenances ? C'est le cas assurément, mais on ne voit pas que celles-ci soient incompatibles avec les [119] anciennes ou qu'elles les oblitèrent, du moins à court ou à moyen terme [4]. Aussi longtemps qu'ils subsisteront sous une forme ou sous une autre, il est à prévoir que les États-nations et les collectivités nationales éprouveront le besoin de se donner une identité et de se réciter leur passé. Il est toutefois acquis que la structure et la manière de ce récit sont appelées à se transformer substantiellement, comme le montrent les discussions et controverses actuelles dans la plupart des sociétés d'Occident [5].

Une deuxième question concerne la légitimité de l'histoire nationale comme territoire de la science historique, comme champ de travail pour l'historienne et l'historien. La mode étant au scepticisme méthodologique et à la déconstruction des modèles pour en montrer les arbitraires, les silences, les distorsions, les apories et les contradictions, les scientifiques peuvent à bon droit éprouver quelque réticence à se commettre dans des entreprises de reconstitution relevant d'un domaine où ont souvent prospéré la fiction, le mythe et l'autocélébration. Mais pour cette raison précisément, et pour le défi qu'elle représente, l'expérience doit être tentée, du moment que sa légitimité et son utilité sont reconnues. Sur le plan strictement scientifique en effet, tout comme sur le plan social et culturel, l'exercice est pertinent - comme nous aurons l'occasion de le montrer - en dépit du fait que toute histoire nationale, si critique soit-elle, contient au moins implicitement une affirmation de l'idée de nation (et donc une forme d'adhésion), du seul fait qu'elle la pose comme objet d'étude. Mais l'histoire de la classe ouvrière et l'histoire religieuse, entre autres, ne se trouvent-elles pas dans une situation un peu analogue ? Nous retrouvons ici le problème des choix, sur lequel nous reviendrons.

Un troisième problème consiste à localiser le nous évoqué plus haut [6]. Soulignons d'abord qu'un parti tout à fait admissible, parmi d'autres, consisterait à le déployer à l'échelle pancanadienne. Du point de vue canadien-français, ce serait l'insérer dans la tradition des deux langues et des deux cultures, inspirée de la thèse des deux nations fondatrices. L'histoire politique et culturelle du Canada depuis 1840 ne manque pas en effet d'artisans francophones qui se sont employés à concrétiser cette conception qui est [120] encore bien vivante aujourd'hui [7]. Mais la construction du nous à l'échelle du Québec est tout aussi légitime. C'est la voie que nous suivrons ici en nous en remettant à une autre tradition collective (tout en l'étendant, toutefois) qui s'est toujours définie en marge, sinon à distance du Canada anglophone. Même lorsqu'on a fait la part de la fiction et des inventions, les fondements et la légitimité de cette tradition n'en demeurent pas moins attestés de diverses manières. Le projet d'une société francophone sur le territoire du Québec est en réalité plus ancien que le projet pancanadien (dans sa conception contemporaine, à dominante anglophone) et il a fait preuve d'une grande continuité au cours des siècles. En témoignent, parmi plusieurs indices, la cohérence et la persistance des idéologies nationales, la vigueur des luttes constitutionnelles et politiques, l'existence de fortes représentations identitaires, la spécificité des référents culturels exprimés dans la littérature, dans les arts, dans l'historiographie (par exemple, la mémoire des traumatismes et des échecs : les Plaines d'Abraham, les Rébellions, les droits du français hors Québec, les deux conscriptions ; mais tout aussi bien la mémoire d'expériences positives aussi, comme l'occupation et la mise en valeur du territoire, la survivance culturelle, les redressements et développements réalisés depuis les années 1950...). C'est cette direction que nous choisissons d'emprunter.

Une fois établi le lieu québécois de l'histoire nationale, comment mettre en continuité dans le temps ce nous qui la sous-tend, du côté à la fois de l'écriture et de la lecture ? Le Québec d'aujourd'hui, qui sert de cadre à l'entreprise mémorielle, n'a pas cessé de bouger depuis trois siècles. En fait, il est le fruit d'une double évolution. L'objet lui-même a changé (les structures sociales, économiques, démographiques, les assises spatiales, et le reste), mais aussi le regard même porté sur l'objet : les Canadiens de la Nouvelle-France, les Canadiens français du Canada ou du Québec, les Québécois, voilà autant de références culturelles, sociales et spatiales, autant de regards successifs qui semblent défier la mise en continuité. Cette histoire nationale serait donc foncièrement anachronique ? À cet égard, il faut d'abord souligner que le problème n'est pas spécifique au Québec, et il n'est pas non plus restreint à l'histoire nationale. Il affecte toute tentative de reconstitution du passé qui entend intégrer la culture dans sa démarche - souvenons-nous des réflexions de Michel Foucault dans L'Archéologie du savoir, à propos de [121] la discontinuité inscrite au cœur de la durée historique. Sur le plan strictement théorique, il n'y a guère de défense contre cela, sauf à dire que ces projections à rebours, qui mettent le passé à pied d'œuvre du présent, en continuité avec l'actuel, font partie des postulats du métier d'historien ; elles appartiennent à son paradigme, à ses conventions épistémologiques, au sens propre du terme. C'est même la fonction première que se voit assigner la science historique dans la civilisation occidentale : mettre le passé en forme linéaire, réduire son opacité (nous empruntons l'expression à Lucien Febvre) qui est source d'angoisse, de manière à ce que l'actuel puisse s'insérer harmonieusement dans ce qui a précédé, afin que les vivants puissent communiquer avec les morts, en quelque sorte. Cette convention est ce qui définit le mieux le propre de la science historique.

Revenant à l'histoire nationale, et à celle du Québec en particulier, il en découle cependant une importante règle de méthode. Un devoir de transparence invite à montrer le nous tel qu'il est, dans ses positions, ses précarités, ses transformations successives, toujours en mouvement. Il convient, autrement dit, d'en faire la genèse en évitant de le projeter comme un donné et en se gardant aussi de toute téléologie. C'est la seule façon d'échapper à l'aporie signalée par Foucault. Car nous savons bien qu'en définitive, l'histoire du Québec, telle que nous la concevons aujourd'hui, commence avec la naissance de sa représentation après la Deuxième Guerre mondiale. Ce sont les préalables qu'il faut reconstituer, les chemins souvent imprévisibles qui y ont conduit et qui lui donnent sens dans le présent. Dans cet esprit, toute histoire nationale est une préhistoire.

Un cinquième problème, évoqué déjà, se pose sur le plan de l'objectivité. Dans le passé, au Québec comme partout en Occident, l'histoire nationale se mettait volontiers au service de l'État (et de la classe qui le dirigeait), dont elle récitait les actes remarquables, parfois sur le mode de l'épopée (pensons à Macauley en Grande-Bretagne ou à Bancroft aux États-Unis). C'était l'époque où la nation prétendait à une intégration quasi organique et se donnait comme foncièrement homogène. Il est arrivé aussi que l'histoire nationale se range du côté des humbles et embrasse des causes révolutionnaires (Michelet pour les Français, Mickievicz pour les Polonais, Palacki pour les Tchèques) ou qu'elle se fasse la confidente de la nation blessée, fragile, luttant pour sa survie, comme c'est le cas chez Garneau et Groulx. Mais l'évolution des sociétés occidentales depuis le milieu du XXe siècle a créé de tout autres conditions qui invitent les contemporains à réaménager la nation dans un contexte de diversité. Le défi consiste désormais à fonder [122] la cohésion collective le plus loin possible de l'ethnicité, hors de l'unanimité idéologique et de l'homogénéité culturelle, dans le respect des croyances et des différences de toutes sortes. On voit mal, dans ces circonstances, comment l'histoire nationale pourrait prendre parti et parler d'autorité, comme elle avait l'habitude de le faire, au nom d'une classe, d'un parti, d'une ethnie. Est-elle vouée pour autant aux minutieuses et insignifiantes reconstitutions chronologiques et événementielles, aux diverses formes de mutisme de l'histoire historisante, ou encore aux mythologies plus ou moins déguisées ?

Nous ne le pensons pas. Depuis quelques décennies, la représentation de la nation est presque partout en cours de révision ou de réaménagement, sinon de reconstruction. Elle délaisse l'ancien paradigme de l'homogénéité pour celui de la diversité. En conséquence, l'histoire nationale doit être réinventée elle aussi. Au Québec, ce travail est en cours depuis une vingtaine d'années, mais il reste encore d'importantes étapes à franchir. La nouvelle voie est étroite et elle doit être soigneusement balisée. Pour être crédible, il faut que cette histoire soit critique et qu'elle s'appuie sur des procédés d'objectivation. Elle se doit d'être critique afin de se distancer des idéologies dominantes et aussi afin de prendre conscience des représentations préalables qui lui servent de fondements et qu'elle emprunte à la culture elle-même (les traditions, les archétypes, les croyances, les tabous...). Quant aux procédés d'objectivation, nous en mentionnons trois qui devraient se trouver au cœur de la méthodologie de l'histoire nationale. Le premier consiste dans le recours à l'histoire sociale. La connaissance de la vie matérielle, de la quotidienneté, des relations interpersonnelles dans la sociabilité, des conditions sociales, économiques et démographiques de la vie collective fournit d'indispensables éléments d'évaluation des schémas idéologiques et culturels accrédités par la société, intériorisés par ses membres. Grâce à l'histoire sociale, il est possible de mettre au jour les feintes et les subterfuges de l'imaginaire national, tout comme ses contradictions, omissions et distorsions. Deviennent également manifestes les diverses formes de discrimination et d'exclusion, de divisions et clivages, qui relèvent également de l'histoire nationale. Enfin, l'historien et l'historienne voudront de toute évidence signaler les abus, violences et autres errements dont les nations se rendent parfois coupables [8].

Le deuxième procédé invite à faire ressortir ce qu'il y a d'universel dans les apparentes spécificités du passé national. Il faut voir ici, bien sur, une [123] invitation à rapprocher - comme on le fait couramment - la trame événementielle québécoise de contextes et de chronologies plus larges (le continent, l'Occident et le reste). Mais plus encore, il s'agit de confronter son évolution et ses singularités à des évolutions et expériences collectives qui ont déjà été vécues par d'autres populations, et souvent en parallèle. La lutte contre le lien colonial est l'une de ces expériences collectives dont le contenu et la résonance sont universels ; elle évoque des idéologies, des actions et des rapports sociaux familiers à tous ceux qui ont vécu ce lien à l'une ou l'autre de ses extrémités : soit comme dominés, soit comme dominants. Les problèmes reliés au statut de minorité linguistique à l'échelle continentale, les transformations inhérentes à la diffusion de la modernité, les traumatismes provoqués par l'essor du capitalisme, l'évolution du rapport homme/femme, voilà autant d'exemples de thèmes qui sont de nature à favoriser une réflexion objectivée à partir d'une expérience particulière. L’histoire nationale du Québec, écrite dans une perspective pluraliste, ne conduit donc pas à renoncer à la mémoire de la survivance, au récit des luttes anticoloniales et constitutionnelles. Elle exige toutefois un recadrage qui projette leur singularité dans une perspective internationale.

Le troisième procédé d'objectivation, proche du précédent, réside dans la comparaison comme méthode à la fois de distanciation, de décloisonnement, de validation et d'enrichissement de la réflexion sur le passé national. La démarche comparative offre en effet la possibilité de déceler les faux particularismes, d'identifier les véritables spécificités, de mettre au jour les omissions, les silences, d'imaginer des possibles là où on était tenté de voir des enchaînements nécessaires, et enfin de briser le cercle vicieux de la connaissance historique qui tend naturellement à construire ses interprétations d'une société ou d'une culture à partir des présupposés, des prémisses qu'elle lui emprunte et qu'elle reproduit, souvent à son insu [9].

Il reste une dernière question à considérer, ayant trait aux orientations et valeurs professées par l'histoire nationale. Celle-ci, avons-nous fait valoir, s'adresse à une société pluraliste et elle doit chercher à éviter d'un côté le mutisme, l'abstention, et de l'autre, les jugements autoritaires et arbitraires qui sont ceux d'un parti, d'une classe, d'une ethnie. Mais comment formuler les repères propres à baliser une telle ligne de conduite ? L’histoire nationale ne s'interdit-elle pas ainsi de promouvoir des valeurs, des idéaux ? De faire valoir certaines orientations collectives, certaines règles de conduite ? Nous pensons que cette impasse peut être évitée à la condition de distinguer entre [124] a) des valeurs de civilisation, de portée universelle, b) des choix de société, à caractère collectif, et c) des particularismes proprement dits. Les premières engagent des valeurs qui sont celles de l'Occident contemporain - et d'un certain nombre de sociétés d'Asie et d'Afrique (droits de la personne, droits collectifs, démocratie, égalité, liberté, non-violence ...). Ils devraient légitimement fonder des jugements dont le champ de référence recouvre a priori de grandes aires de civilisation. Quant aux choix de société, ils relèvent d'orientations idéologiques, d'engagements circonstanciés pris par une société ; ils sont appuyés sur des courants d'opinions et sur des consensus sans cesse à renégocier mais qui engagent l'ensemble d'une collectivité nationale. En ce qui concerne le Québec, on pense ici, entre autres, à des valeurs de concertation en matière de prise de décision collective (dans la tradition des Sommets, Forums, États généraux ...), à des valeurs de solidarité et de compassion exprimées dans l'attachement à ce qu'on appelle le filet social, à l'interculturalisme en matière de pluriethnicité, à un mélange d'entrepreneurship libéral et d'interventionnisme étatique dans le domaine économique. Enfin, les particularismes s'inscrivent dans l'éventail de la diversité ethnique ou culturelle (coutumes, rituels, croyances ...) et ils relèvent du relativisme le plus strict, sur les plans individuel, familial, communautaire et autres.

De tout ce qui précède, on peut inférer quatre fonctions de l'histoire nationale, lesquelles identifient en même temps les axes qui fondent sa pertinence :


Une fonction identitaire. Il est utile qu'une identité, une appartenance s'institue entre les membres d'une société : à des fins humanitaires, afin de créer plus de cohésion entre ses composantes, dans le but d'éveiller l'esprit à la diversité des croyances et des mentalités, pour rapprocher les groupes ethniques et faire obstacle aux stéréotypes, à la discrimination, à l'exclusion [10].


Une fonction civique. Il convient que l'histoire nationale contribue à promouvoir les valeurs dites de civilisation et les choix de société. Cette fonction pédagogique s'exerce naturellement dans l'étude critique des classes, des mouvements et des conflits sociaux, des controverses idéologiques, des changements socioculturels. Elle fait prendre conscience des rapports de pouvoir, de la variété des destins sociaux, de l'inégale distribution des biens. Elle vise à favoriser certaines formes de redistribution collective (ce qui [125] fonde, par exemple, le principe même de l'impôt progressif et des programmes sociaux) et sensibilise le citoyen à des engagements communautaires.


Une fonction socioculturelle. L'histoire nationale doit viser un apprentissage du social et du culturel, du devenir des sociétés humaines, des progrès dont il est souvent porteur mais des traumatismes aussi, des désordres, des violences qui parfois l'accompagnent. Cet apprentissage passe par une prise de conscience des relations interpersonnelles, des forces collectives et des modalités de l'intégration sociale, toujours arbitrée par des données économiques et culturelles.


Une fonction érudite. On s'attend à ce que l'étude, par un individu, de sa propre société dans une perspective comparative se double d'une acquisition des connaissances les plus variées sur diverses sociétés, à différentes périodes. Cette fonction est reliée à un objectif plus général d'information et de compréhension dans un monde qui réduit de plus en plus les distances entre les nations et élargit le champ de la conscience individuelle.


Pourquoi réécrire l'histoire nationale du Québec ?

Comme nous l'avons signalé, plusieurs voix se sont fait entendre depuis quelque temps au Québec en faveur d'une intensification de l'enseignement de l'histoire nationale. Comme il était prévisible, ces préoccupations ont suscité une interrogation sur les contenus de l'histoire nationale elle-même [11]. Elles ont également nourri de nombreux constats de carence concernant l'état de la mémoire collective. Plusieurs ont en effet déploré une amnésie qui serait propre au Québec francophone. Après d'autres (Jean-Charles Falardeau, Georges-André Vachon, etc.), F. Dumont (1987 : 240 ; 1995a ; 1997, passim) a beaucoup insisté sur la coupure opérée par la Révolution tranquille ( «  la dénégation du passé », « l'abolition de la mémoire », « le rejet de la tradition »...). Si ce diagnostic est juste, on se trouve ici placé devant un gros paradoxe : la science historique n'a jamais été aussi florissante (recherches, publications, crédits, ressources humaines) et les reconstitutions historiques en tous genres (musées, reconstitutions archéologiques, sites, téléromans, romans historiques, généalogie) font recette. En réalité, pour bien caractériser la situation présente, on pourrait au contraire parler d'un fourmillement mémoriel sans précédent, l'école faisant étrangement [126] exception (et il faudra bien clarifier un jour ce paradoxe). Qui voudrait opposer - à moins de vouloir cultiver le goût de la contradiction - que cette effervescence elle-même est en même temps le symptôme et l'acte compensatoire de l'amnésie, que cette inflation du passé est justement l'expression de l'éclatement de la mémoire, de la perte du sens ? Un autre regard sur le même phénomène amène plutôt à souligner, et cette fois pour s'en réjouir, que la nouvelle mémoire s'est rapprochée des masses et a pénétré la culture populaire, qu'elle s'est incarnée dans des objets, dans des genres de vie, des personnages, des situations et des événements quotidiens, devenant ainsi plus vivante et plus proche de ses figurants anonymes. Elle donne souvent la parole aussi aux acteurs eux-mêmes, qui livrent leurs perceptions, rendent compte de leurs propres reconstructions du passé. N'y a-t-il pas là une forme de démocratisation ? En tout état de cause, c'est une première forme de déplacement par rapport à la mémoire savante, élitiste, que l'on cultivait auparavant.

Un deuxième déplacement concerne le sens véhiculé par les disciplines du passé. La Révolution tranquille a accéléré la diffusion de la modernité, elle a fait éclore ou précisé de nouvelles images de soi, a accrédité de nouveaux modèles de vie collective, a mis en lumière à la fois la diversité et la diversification de la société québécoise, a insufflé à une génération de baby boomers une volonté d'affranchissement, d'affirmation et d'ouverture qui ne pouvait s'exprimer dans l'ancien paradigme défensif de la survivance culturelle [12]. Il était inévitable qu'elle transforme également le regard sur le passé, en fonction d'un autre repérage qui relève d'une sorte d'après-survivance. En d'autres mots, y a-t-il eu déclin de la mémoire, comme on l'a affirmé ? ou plutôt déclin d'une mémoire ?

« Feue l'unanimité », tel était le titre (un peu excessif, il est vrai) d'un article de Gérard Pelletier paru dans Cité libre à la fin des années 1950. C'est de là qu'il faut partir. L’unanimité de la mémoire nationale, dans la tradition [127] qui va de Garneau à Groulx, n'existe plus. La mémoire a changé à partir des années 1960, en même temps et dans le même sens que la société qu'elle servait. La génération des historiens et historiennes qui sont entrés dans la profession à partir de cette époque en ont pris acte, en soumettant le passé à un nouveau questionnaire, en révisant la galerie symbolique des héros, en mettant à l'épreuve de nouvelles propositions, de nouvelles méthodes d'enquête, et surtout en cherchant à élaborer des réponses qui rejoindraient les préoccupations d'un autre temps : celui des audaces politiques et sociales, celui de la réconciliation avec l'américanité, celui d'une assurance enfin retrouvée, mais celui aussi d'une vie collective beaucoup plus complexe et d'une culture largement à refaire [13]. C'est dans le cadre de ce programme général que s'inscrit la réécriture de l'histoire nationale amorcée depuis quelques décennies et qu'il s'agit maintenant de poursuivre en l'appuyant sur les procédés d'objectivation suggérés plus haut.

D'autres facteurs poussent dans le même sens. Sauf en histoire des femmes principalement, la pratique historienne des vingt dernières années au Québec ne s'est pas caractérisée par une conscience critique très aiguë. Ainsi, les actes d'exclusion et de discrimination qui ont accompagné la lutte pour la survivance nationale aux XIXe et XXe siècles ont été relativement peu étudiés (et les quelque 4000 esclaves recensés par Marcel Trudel pour la période antérieure à 1800 n'ont pas attiré beaucoup d'attention non plus). De même, il n'existe pas vraiment, dans la pratique historienne francophone, une tradition historiographique vigoureuse ayant mis en forme et perpétué un regard critique sur la société de la Nouvelle-France en tant que produit de l'impérialisme français, et mettant en procès, par exemple, la corruption et l'incohérence de l'administration coloniale, l'interdit qu'elle a jeté sur l'immigration protestante (Huguenots), les freins qu'elle a dressés au développement autonome de la jeune société, la censure qu'elle lui a imposée dans le domaine de la pensée (notamment l'interdiction d'imprimer), le déni qu'elle a opposé à toute velléité de démocratisation (interdiction des assemblées publiques et autres formes de consultation), la façon cavalière dont elle a disposé de la colonie en 1763, et le reste. On peut certes en trouver des éléments chez divers auteurs comme G. Frégault, M. Trudel, J. Hamelin ou L. Dechêne, et même chez F-X. Garneau (lorsqu'il dénonce l'interdiction qui a frappé les Huguenots, par exemple), mais les critiques de ce genre sont [128] demeurées assez épisodiques, ne parvenant pas à se constituer en véritable courant de pensée, régulièrement alimenté et renouvelé. Il existe du reste peu de traces de ces critiques avant la Deuxième Guerre mondiale et elles sont peu fréquentes dans la pratique historienne des trente dernières années. Une perspective de ce genre, cultivée rigoureusement, pourrait avoir d'importantes répercussions scientifiques et culturelles. Elle partirait de l'hypothèse et voudrait conduire à la conclusion que, dès avant la Cession, la société de la Nouvelle-France était déjà en très mauvais état et que l'héritage colonial français explique une partie de la destinée ultérieure de la société canadienne-française. Notre commentaire ne vise pas à tracer un tel programme de recherche, encore moins à accréditer quelque perspective que ce soit ; il veut simplement montrer, au sein du territoire de l'historien, des aires qui n'ont pas été très fréquentées, alors que d'autres ont été finement ratissées.

D'une façon générale, le regard porté sur la France comme métropole culturelle au cours des deux siècles qui ont suivi la Cession a été lui aussi largement soustrait à un regard critique rigoureux, persistant, procédant d'une démarche ouvertement contestataire (à titre de contre-exemples, pensons au traitement réservé à l'Espagne et au Portugal dans l'historiographie de l'Amérique latine, ou aux critiques traditionnellement dirigées contre la Grande-Bretagne par une grande partie de l'intelligentsia australienne). Encore une fois, quelques études ont été publiées dans cet esprit, mais elles sont restées plutôt marginales en regard de la perspective dominante. En réalité, s'il y a eu une forte tradition critique à l'endroit de la métropole française, c'est celle qui a été soutenue non pas par les milieux libéraux, contestataires ou radicaux, mais par les éléments les plus conservateurs qui se dressaient contre la diffusion des Lumières, la laïcisation (l'irréligion), la démocratie, les libertés et autres figures de la modernité postrévolutionnaire. Autrement dit, on reprochait à la France de s'éloigner de sa mission millénaire, de ne pas être assez française en quelque sorte. Cet aspect de la pratique historienne francophone devrait davantage attirer l'attention. Dans presque toutes les autres collectivités neuves en effet, un important regard critique, prenant la forme d'une tradition historiographique, a été projeté sur le passé colonial. Au Québec, ce regard semble avoir été davantage dirige sur la période coloniale britannique.

Un exemple analogue est offert par le traitement réservé, toujours dans l'historiographie francophone, aux relations entre Européens et Amérindiens. Encore là, et contrairement à ce que l'on observe en anthropologie ou [129] en sociologie par exemple, on chercherait vainement une véritable tradition scientifique foncièrement critique à l'égard des Européens ou des Blancs en général et adoptant le point de vue des autochtones : une tradition qui, systématiquement, installerait les immigrants français dans le rôle d'envahisseurs, de spoliateurs des droits des occupants primitifs, comme on le voit dans les historiographies états-uniennes, australienne et néo-zélandaise, notamment [14]. C'est seulement dans les années très récentes, et en grande partie sous l'influence des autres sciences sociales, qu'un renouvellement de perspectives s'est manifesté dans cette direction, sous la plume de jeunes historiens francophones [15]. Un dernier exemple a trait à la critique des représentations collectives, des images élaborées et diffusées par les élites pour définir le Canadien français (surtout entre le milieu du XIXe siècle et le milieu du XXe), de ce que nous avons appelé ailleurs les fausses identités [16].

Pour ces raisons, il presse de poursuivre la diversification de la tradition de l'histoire nationale en l'ouvrant davantage à des points de vue critiques [17]. Tout comme il conviendrait d'y faire plus de place à quelques questions controversées (la Cession de 1763, les rapports ethniques autres que francophones/anglophones, les Rébellions de 1837-1838...) qui ont un peu déserté la recherche historique francophone depuis quelque temps.

Enfin, il appert que la science historique francophone n'a pas tiré tous les corollaires de l'évolution survenue au cours des dernières décennies dans la conception de la nation. Nous avons évoqué plus haut l'extension de cette conception qui, désormais, fait place non seulement aux Canadiens français mais à tous les membres de la société québécoise (ou à tous les habitants du territoire). Cette évolution devrait normalement commander d'importants réaménagements dans le récit du passé national, en particulier tout ce qui entoure les mythes fondateurs. Par exemple, si les Amérindiens font [130] vraiment partie de la nation, ne devrait-on pas logiquement les présenter comme les premiers Québécois, et non pas comme une population étrangère, ou comme les premiers occupants du territoire du Québec (les manuels les plus récents, même les plus ouverts, les plus sympathiques à la question autochtone, ne vont pas plus loin) ? Pour la même raison, on devrait toujours faire commencer l'histoire du Québec avec l'immigration amérindienne en Amérique du Nord, au lieu de la faire débuter avec les fondateurs européens depuis Cartier ou depuis Champlain. Cette représentation des origines en dit long sur la distance culturelle et politique qui sépare actuellement les Québécois francophones et les Amérindiens. Elle accuse en outre une contradiction qui pèse sur la nouvelle définition de la nation [18]. Enfin, par la filiation exclusive qu'elle affirme avec la France, elle révèle la persistance d'un vieux modèle identitaire que les mutations du dernier demi-siècle ne semblent pas avoir altéré et dont la langue courante porte témoignage : à propos du Québec, on parle souvent de la culture française, alors qu'il s'agit en réalité d'une culture francophone originale, qui s'est nourrie de divers apports sur le continent et qui, de plus en plus, s'en fait un trait distinctif.

Une remarque additionnelle s'impose au sujet de la nouvelle conception de la nation québécoise. Nous l'avons présentée plus haut comme si elle était acquise. En réalité, tel n'est peut-être pas le cas. Il semble en effet que la vieille acception ethnique de la nation survive comme contrepartie de sa dimension civique. Ainsi, pour certains, le Québec serait une nation civique - ou un peuple, au sens politique, siège du pouvoir exercé par l'État - doublée de quelques nations culturelles ou ethniques : canadienne-française, anglophone, amérindienne(s)... Ce point de vue a été défendu récemment par divers auteurs, dont F. Dumont (1995b, 1997) [19], et il semble rallier divers [131] appuis. Nous tenons à marquer notre désaccord sur ce point. Cette conception nous paraît devoir être rejetée parce qu'elle sert mal les intérêts du Québec et de ses citoyens. Elle tend à réactiver le vieux clivage ethnique, compromettant ainsi tout le travail effectué au cours des dernières décennies dans le but de l'atténuer. Elle institue discrètement un principe de cloisonnement qu'on a l'habitude de reprocher au multiculturalisme canadien. Elle relance les inquiétudes des minorités et communautés culturelles à l'endroit d'une majorité ethnique qui paraît ainsi peu désireuse de donner des contenus substantiels à ses déclarations d'ouverture. Elle place les Néo-Québécois et ceux qu’on appelle (faute de mieux) les allophones dans une sorte de no man’s land qui ne les fait relever d'aucune nation et les marginalise. À défaut, les deux seules voies qui leur sont ouvertes passent par l'assimilation : soit à la majorité canadienne-française (mais comment devient-on Canadien français ?), soit à la minorité anglophone. Enfin, ce retour à la nation ethnique met le Québec à rebours d'une évolution fondamentale dans les sociétés occidentales, laquelle tend à effacer ou à atténuer toute forme de division collective fondée sur des références ethniques. Or, cette évolution est éminemment désirable pour une raison très simple : l'officialisation de l'appartenance ethnique élevée au rang de nation culturelle risque de durcir les cloisonnements et de créer un terrain propice à l'intolérance, à la discrimi­nation et à l'exclusion [20].

Dans cet esprit, il nous paraît hautement pertinent de construire l'histoire nationale selon l'acception la plus extensive et la plus inclusive de la nation - c'est du reste l'objectif que poursuivent plusieurs manuels récents. Il s'agit d'un choix scientifique et politique, en même temps que d'un pari sur l'avenir de la société québécoise (en définitive, nul ne peut avoir la certitude que cette acception prévale effectivement dans les vingt ou trente années qui viennent). Du même coup, on aperçoit toute la fragilité de l'entreprise historiographique lorsqu'elle ne peut appuyer ses prémisses sur des consensus sociaux fermement établis : tout comme le présent dans lequel il s'enracine et en fonction duquel on se le représente, le passé, lui aussi, devient en quelque sorte imprévisible.

Ce commentaire attire l'attention sur le rapport complexe que la science historique doit constamment négocier entre le passé et l'actuel. Sur le plan national, comme plusieurs autres nations d'Occident, le Québec est en transition, nous le savons. Mais comme ailleurs aussi, la direction et le terme de [132] cette évolution restent incertains, la situation présente faisant place à des divisions, des controverses, des ambiguïtés. Dans ces conditions, comment la science historique pourrait-elle trouver dans l'actualité l'indispensable principe de cohésion à l'aide duquel elle organise ordinairement son matériau et fait ressortir une direction dans le fourmillement événementiel du passé [21] ? Il y a plus. Depuis que le vieil archétype de la nation canadienne-française a commencé à décliner, un débat public s'est engagé et diverses formules de remplacement ont été mises de l'avant. En conséquence, le sentiment que la nation est à refaire est maintenant très répandu et un grand nombre de Québécois découvrent ainsi qu'elle est un construit temporaire, de nature politique, fruit de négociations collectives dont l'issue n'est jamais définitive ; voici la nation non plus comme donné mais comme processus.

Ce sentiment en cache souvent un autre : c'est l'impression que, sous ce rapport, l'ère nouvelle dans laquelle le Québec vient d'entrer, en même temps que les autres sociétés occidentales, diffère radicalement de l'ancienne. En fait, il n'en est rien. Selon l'ancienne conception, la nation canadienne-française était une entité robuste, homogène, fondée sur des traits culturels objectifs et inscrite dans une tradition ; elle était un patrimoine ancien à préserver, forgé par l'histoire et transmis de génération en génération jusqu'aux décennies récentes. Or nous savons bien qu'en réalité, l'ancienne nation était elle aussi un construit, mais l'historiographie l'a rarement traitée comme tel. Nous savons aussi dans quelles circonstances elle a pris forme, après l'échec des Rébellions et l'Acte d'Union [22], et comment sa représentation s'est précisée dans la première littérature nationale de la seconde moitié du XIXe siècle : en gommant les éléments de diversité et de division déjà présents dans la population, en amplifiant les différences par rapport aux sociétés voisines, en atténuant le poids des réalités urbaines, en contournant le clivage de la culture populaire et de la culture des élites, en fondant tous les contenus ethniques et coutumiers dans une même origine française. Cette nation-là aussi, à coup sûr, était le fruit d'un processus, d'une construction sur laquelle il reste encore beaucoup à apprendre.

[133]

En somme, qu'elle se réfère à la nation en train de se faire ou à celle qui est peut-être en train de se refaire, l'histoire nationale doit se construire sur une double incertitude (la représentation de l'objet est controversée et l'objet lui-même est mouvant) et elle doit mettre en scène des processus et des genèses, des identités et des appartenances en mouvement, en négociation. C'est bien le moyen d'éveiller l'esprit critique et d'éduquer le citoyen. Il ne s’ensuit pas que cette histoire soit école de scepticisme ou de cynisme ; au contraire, la quête identitaire et nationale procède du souci le plus légitime qui soit, elle est recherche d'une vérité. Mais les figures culturelles qui en résultent ne sont pas des réalités transcendantes et il faut sans cesse les adapter. Elles sont le fait de procédés et d'actions collectives qui doivent être analysés pour ce qu'ils sont.

À la lumière de ce qui précède, on comprendra que c'est un nouveau paradigme qu'il faut mettre en œuvre pour l'histoire nationale. Celui de la survivance, dans sa forme traditionnelle, ne convient plus, même si on en trouve encore des vestiges [23]. Même le paradigme de la modernité, qui a inspiré la pratique historienne depuis près de trente ans et a contribué à la rénover de fond en comble, ne suffit plus : l'immense travail culturel qu'il a accompli - en dépit de certaines critiques auxquelles il prête flanc - concernait principalement l'évolution de la société canadienne-française ; il s’agissait, notamment, de récuser divers stéréotypes dont l'avait affublée une vieille tradition historiographique peu bienveillante, et de redresser des interprétations réductrices qui faisaient fi des données empiriques. Pour les raisons évoquées plus haut, on éprouve désormais le besoin d'ouvrir davantage le champ d'observation. À la lumière des repères déjà suggérés, on peut entrevoir que le prochain paradigme devra :


1. s'adresser pleinement à toutes les composantes de la société, en incluant les Néo-Québécois, les nouveaux francophones (notamment les enfants de la loi 101), les membres des communautés culturelles, les Amérindiens, les Anglo-Québécois ;

2. projeter dans une nouvelle perspective (élargie, diversifiée, relativisée) la vieille filiation française et fournir les conditions d'un nouveau récit des origines ;

3. traduire les luttes pour la survivance dans des termes qui sont ceux des sciences sociales et non de l'action militante ;
[134]

4. inscrire l'histoire du Québec dans la perspective générale des collec­tivités neuves ;

5. l'assortir des trois procédés d'objectivation que sont l'histoire sociale, la mise en oeuvre du rapport singulier/universel, l'exercice comparatif.


Une proposition

Parmi les défis déjà mentionnés et auxquels l'histoire nationale du Québec se trouve actuellement confrontée, le plus incertain tient dans la volonté de construire une mémoire intégrée, qui soit autre chose qu'un collage, plus qu'une mémoire de toutes les mémoires. En guise de perspective générale marquant le champ et la direction de cette histoire, nous nous référerons à la nation québécoise (dans sa dimension culturelle) en tant qu'elle est une francophonie de type nord-américain, faite de diverses composantes culturelles en interaction, qui ont comme dénominateur commun la capacité de communiquer en français et qui oeuvrent de concert à la promotion d'idéaux, de valeurs de civilisation et de choix de société. Certains segments de cette collectivité [24] se présentent sous la forme de minorités ethniques (par exemple, les Anglo-Québécois), d'autres s'identifient en relation avec la profession et la classe sociale, d'autres encore par référence au genre (homme/ femme), à l'habitat (ville/campagne), à l'enracinement (les immigrants/les gens dits de souche), à la classe d'âge et le reste. Les appartenances qui en résultent sont multiples, cumulatives et changeantes. En aucun temps, l'histoire nationale ne doit chercher à les abolir pour s'y substituer ; elle doit plutôt viser à les insérer dans un cadre qui les englobe et qui est celui de la communauté politique. Par ailleurs, les valeurs de civilisation, à portée universelle, sont inscrites dans le droit et elles sont du ressort des tribunaux, tandis que les dispositions relatives aux choix de société relèvent de décisions politiques et de traditions collectives. Enfin, la culture de cette société est le produit - lentement esquissé et toujours en mouvement - des traditions déjà en place, des valeurs qu'elle entend incarner, des choix qu'elle met de l'avant, des interactions entre ses composantes. L’État y intervient légitimement pour protéger ou promouvoir certaines caractéristiques tenues pour essentielles.

[135]

Le cercle de la nation, ainsi dessiné, indique la marche à suivre. Il s'agit de le projeter rétroactivement et de faire la genèse de ses éléments constitutifs en combinant diverses trames : celles du territoire, des sous-populations, des rapports sociaux, des institutions, des représentations collectives, de l'État. Cette démarche ne conduit nullement à postuler que la nation québécoise existait virtuellement au départ, mais elle offre un champ d'observation suffisamment large pour suivre le mouvement de tous les segments, de toutes les pièces maîtresses appelées à se conjuguer d'une manière ou d'une autre, dans l'évolution vers le Québec actuel. En l'occurrence, le fil conducteur de l'analyse réside dans l'essor d'une petite collectivité, d'une nation francophone sur un continent anglophone, observée dans ses luttes et ses échecs, dans ses références territoriales changeantes, dans les tensions et les divisions de tous ordres qui la travaillent de l'intérieur, dans les interactions, les rapports qu'elle entretient avec ses voisines, dans les représentations qu'elle se donne d'elle-même et des autres, dans les vocations qu'elle s'assigne en Amérique. En nous référant aux critères et exigences énoncés plus haut, en particulier au chapitre de l'universel et du comparatif, nous pensons qu'un parcours historiographique renouvelé pourrait être tracé en s’appuyant en priorité sur les thèmes suivants, à combiner d'une façon ou d'une autre, et à conjuguer avec d'autres du même genre, puisque cette liste n'est évidemment pas limitative :


1. L'occupation du territoire supposé neuf (ou considéré comme tel), à partir de la vallée du Saint-Laurent au début du XVIIe siècle ; la dynamique du peuplement et de la mise en valeur du sol ; la croissance et l'évolution démographique (migrations, mouvement naturel, etc.).

2. Les relations entre Européens et autochtones : les contacts initiaux, perceptions mutuelles, les échanges, les tractations puis les rapports de domination, les modes de marginalisation, les tentatives d'assimilation ou de dispersion des occupants primitifs la résistance victorieuse que ceux-ci ont opposée aux Blancs, la longue lutte pour l'émancipation.

3. La signification de la Cession de 1763 ; l'action des Canadiens français (parfois associés à des Canadiens anglais) pour s'affranchir du lien colonial britannique ; les Rébellions de 1837-1838 comme soulèvement anti-impérialiste ; les luttes constitutionnelles, l'émergence de l'État, les compromis politiques.

4. La survivance de la minorité linguistique francophone en Amérique ; les obstacles, les tentatives d'assimilation, les vexations auxquelles [136] elle a dû faire face et le repli ethnique qui en a résulté ; les fluctuations de son assise spatiale ; les mutations récentes du vieux paradigme de la survivance canadienne-française.

5. L'essor et l'évolution de l'idée nationale parmi les francophones ; les différents contenus (idéologiques et symboliques) qu'elle a véhiculés, les finalités qui lui ont été assignées (par exemple, les utopies).

6. L'immigration non francophone, sa composition, ses effectifs ; les politiques d'immigration, les restrictions, les formes de sélection et de discrimination.

7. La relation des Canadiens français avec les autres groupes ethniques québécois : les comportements d'ouverture, les mesures d'intégration, d'assimilation ; les démarches d'exclusion, de part et d'autre;  l'évolution générale de la dynamique des rapports ethniques.

8. Les autres survivances : la survie des collectivités amérindiennes l'évolution de la communauté anglophone ; la formation et l'enracinement de ce qu'on appelle maintenant les communautés culturelles ; les stratégies que les unes et les autres ont mises en œuvre  pour assurer leur reproduction ; le double rapport d'intégration et de marginalisation, d'alliance et de rejet qu'elles ont entretenu avec la société francophone.

9. Les contradictions de la nation canadienne-française : comment l'ancien discours de la nationalité, entre 1850 et 1950, a construit de fausses identités collectives en privilégiant le rapport à la terre et en gommant les éléments de diversité, de division, de hiérarchie dans la société ; comment il a aussi nourri de fausses représentations des sociétés voisines ; les motivations, les ressorts, les contraintes de cet imaginaire national.

10. Le développement économique et social : la marche de l'industrialisation et de l'urbanisation ; l'expansion de l'économie capitaliste en tant que source de richesses, d'inégalités, de classes, de conflits ; en tant, aussi, qu'elle a mis en place une autre dépendance collective, parallèlement aux autres dépendances dans la culture et dans la politique.

11. Le rapport culturel avec l'Europe, en particulier avec la France : comment il a été le lieu d'une dépendance qui a longtemps détourné une partie de la culture savante de ses appartenances et de ses vocations américaines ; comment ce rapport s'est profondément transformé depuis quelques décennies.
[137]

12. La perspective générale des collectivités neuves et cultures fondatrices : analyser la société québécoise comme collectivité neuve dans le Nouveau Monde, en comparaison avec les autres collectivités neuves des Amériques, de l'Australasie, de l'Afrique.


Ces thèmes sont appelés à être regroupés de diverses manières sous des éclairages qui font ressortir quelques grandes lignes directrices. Dans cet esprit, nous avons déjà mentionné le destin d'une minorité linguistique à l'échelle continentale. Mais cette dimension peut être combinée à d'autres. On pense à l'évolution des quatre grandes dépendances de la société québécoise, sur les plans politique (Angleterre), culturel (France), religieux (Rome), économique (États-Unis). Ou aux rapports entre la nation et la diversité, entre l'identité nationale et les autres identités ; ou encore à la dialectique du social et du national, aux dynamiques d'émancipation sociale (ouvriers, femmes...) et le reste.

La liste thématique proposée fait voir un certain nombre de lacunes - en plus de celles que nous avons déjà signalées - dans l'historiographie ancienne et récente. Notre connaissance de l'histoire du fait immigrant, des groupes ethniques, de leur dynamique de survivance depuis le XIXe siècle est insuffisante ; on compte sur les doigts de la main les études en profondeur sur ce sujet (par exemple, les travaux de Denise Helly sur les Chinois, de Pierre Anctil sur les Juifs, de Bruno Ramirez sur les Italiens). De même, on compte peu d'études sur les pratiques d'exclusion qui ont accompagné l'essor et la diffusion du nationalisme canadien-français aux XIXe et XXe siècles. On sait que ces pratiques étaient dictées, non par un sentiment de supériorité ou par un impérialisme quelconque, mais par le souci de protéger une culture fragile, menacée, engagée dans un combat très inégal sur le continent ; elles n'en ont pas moins entraîné diverses formes de rejet et de discrimination. Un dernier exemple a trait à l'histoire de l'idée nationale elle-même. En dépit des nombreux travaux qui ont été consacrés au nationalisme québécois, il reste beaucoup à apprendre sur la naissance de la notion de nation, sur les différents contenus politiques et symboliques qu'elle a véhiculés, sur les archétypes du Canadien français qu'elle a contribué à accréditer.

On aperçoit aussi que l'extension du champ d'observation dans le but d'intégrer pleinement à l'histoire nationale les groupes ethniques marginaux est une opération plus complexe qu'on se le représente d'habitude. Depuis quelque temps en effet, il est d'usage de réclamer que la mémoire collective reconnaisse l'apport ou la contribution de ces groupes à la société québécoise. [138] Nous pensons que c'est mal poser le problème. En réalité, il s'agit de bien plus que cela. La science historique n'a pas à décerner ou à évaluer les mérites de ceux-ci ou de celles-là. Elle doit cependant s'assurer d'intégrer dans son champ tous les acteurs et toutes les composantes sociales, en évitant de reproduire (comme si elle les reprenait en quelque sorte à son compte) les exclusions pratiquées par la société passée. Pour le reste, le travail de l'historien et de l'historienne consiste à reconstituer fidèlement et à faire comprendre tous les comportements, initiatives, interactions, rapports sociaux.

Dans une autre direction, on se prend également à souhaiter que le regard porté sur les réalités amérindiennes se transforme et se raffine en faisant preuve d'une plus grande sensibilité. Quelques exemples, recueillis sous la plume d'auteurs francophones respectés, suffiront à justifier cet énoncé. Dans un plaidoyer visant à démontrer la faible part du métissage entre Blancs et autochtones depuis le XVIIe siècle, une analyse historique publiée il y a quelques années ne s'employait-elle pas à démontrer que de « 95 à 97% du sang des Québécois d'expression française provient de France » ? Dans une autre étude, très récente, où l'on veut évoquer les difficultés auxquelles les premiers immigrants français ont eu à faire face, tout en soulignant leur persistance, on mentionne les Iroquois parmi les « indésirables facteurs répulsifs ». Dans un manuel d'histoire du Québec publié en 1986 et destiné aux écoles secondaires, il est expliqué que, la culture du maïs et du haricot (chez les Iroquois) étant pris en charge par les femmes, les hommes avaient donc « plus de temps pour décorer leur pipe ». Enfin, dans un important projet devant être soumis prochainement au gouvernement du Québec, il est question d'ériger une sorte de panthéon des grands Québécois ; mais les auteurs précisent que les membres des communautés amérindiennes en seront exclus a priori, sauf à titre exceptionnel. Ces extraits ne sont pas le fruit d'une recherche spécifique ; ils sont venus à notre connaissance au hasard des lectures. On note par ailleurs que les Amérindiens comptent parmi les thèmes les moins souvent abordés dans les pages de la Revue d'histoire de l’Amérique française au cours des 35 dernières années (1 % des thèmes traités dans l'ensemble de la période ; voir à ce sujet G. Bouchard, 1997b).

Comme nous l'avons indiqué, il serait utile que l'ensemble des axes de recherche mentionnés plus haut soient inscrits sous l'éclairage des collectivités neuves, dont le Québec relève, comme toutes les autres populations créées depuis le XVIe siècle à même des mouvements migratoires transcontinentaux à partir de l'Europe. Une fois installés sur le territoire d'adoption, [139] les immigrants ont partout accédé tôt ou tard au sentiment de former une autre société et se sont dès lors employés à la tâche de se donner une représentation d'eux-mêmes et des autres, de s'assigner des traits, des idéaux, des valeurs distinctives, de se dessiner un avenir (utopies) et une mémoire. Ce faisant, et par des chemins divers, ces collectivités ont toutes accédé à l'idée de nation, qu'elles ont tenté tant bien que mal d'accommoder à leurs réalités plus ou moins réfractaires. Elles ont toutes aussi été confrontées aux mêmes obstacles, aux mêmes tâches : aménager une autre société dans un espace déjà occupé, conquérir un territoire et le plier à ses desseins, instituer des cohésions collectives, mettre en place un imaginaire, lever l'hypothèque d'une tutelle métropolitaine. Le Québec a lui aussi vécu toutes ces expériences et, pour chacun de ces problèmes, il a élaboré des solutions, symboliques et autres. Notre proposition suggère qu'on ne comprend bien ni les premiers ni les secondes si on ne les met pas en rapport avec les expériences parallèles des autres collectivités neuves. En d'autres mots, un regard latéral (intercolonies) doit s'articuler à un regard vertical (colonie-métropoles) [25].


Conclusion

L'un des éléments de notre proposition invite à ouvrir au maximum le cercle de la nation - sur le plan culturel et ethnique aussi bien que politique - de façon à y inclure, au moins potentiellement, tous les Québécois. La notion de francophonie convient à cet objectif, en consacrant le déplacement de Canadien français à Québécois. La langue française (c'est-à-dire la capacité de communiquer en français, sans exclusion des autres langues maternelles ou d'usage) devient le dénominateur commun de la nation culturelle, qui acquiert ainsi virtuellement la même extension que la nation politique ou civique, en s'y superposant. On pourrait objecter que ce glissement de perspective banalise le passé des Canadiens français en le délestant de son contenu dramatique, qu'il fait l'impasse sur les diverses formes d'oppression dont ceux-ci ont été l'objet, qu'il sacrifie à l'autel de la bonne entente la continuité du combat canadien-français et, à tout prendre, qu'il décrète à son tour une sorte d'amnésie collective. En réalité, loin d'éteindre la mémoire des traumatismes, notre proposition l'objective et l'amplifie, en l'insérant dans une trame plus large et plus riche qui est celle des luttes anti-impérialistes dans [140] les collectivités du Nouveau Monde [26]. À ce propos, nous sommes-nous seulement avisés que nous ne possédons même pas une histoire comparée des Rébellions de 1837-1838 [27] ? En outre, la perspective mise de l'avant conduit à exclure de l'histoire nationale québécoise ce qui peut subsister de ressentiment et d'agressivité dans la mémoire canadienne-française. Le drame du passé francophone québécois n'en est pas pour autant récusé : la lutte démocratique pour la défense de la langue, de l'identité, d'un projet de société, qui sont des valeurs de civilisation et des traits universels, y figure toujours en bonne place. Mais la narration qui en est proposée doit être conçue et exprimée dans un langage qui convient à la science historique lorsqu'elle veut remplir une fonction civique et s'adresser à l'ensemble d'une société pluraliste.

Une autre objection, déjà évoquée plus haut, concerne la possibilité même d'une histoire nationale qui prétend s'adresser à l'ensemble de la société québécoise. En effet, s'il est vrai que la science historique tire ses prémisses de l'actuel, comment peut-elle projeter dans le passé une cohésion collective qui ne se trouve pas dans le présent ? C'est ici que réside le pari de l'historien et de l'historienne en tant qu'intellectuels, mais aussi en tant que citoyens. Demain, les mouvements de la politique, de l'opinion dominante ou de la conscience collective auront peut-être rendu caduque la perspective qu'ils ont mise en œuvre. L’expérience n'en valait pas moins d'être tentée. Ces paris qu'elle fait sur le présent et les démonstrations qu'elle en tire, c'est la manière dont la science historique, réactualisée, peut agir sur lui et ainsi contribuer à la culture qui se fait. Ce faisant, elle exerce une responsabilité éminente dans la mesure où elle contribue à mettre en place les fondements d'un consensus et à imprimer à la société une direction nouvelle.

Le débat récemment ouvert autour de l'histoire nationale québécoise ne lui est spécifique que par son caractère récent. Il a été amorcé depuis plusieurs années déjà dans plusieurs autres sociétés occidentales. Pour tout ce qui touche notamment à l'apparente antinomie entre, d'une part, les impératifs de l'identité et de l'unité nationale et, d'autre part, l'existence d'importants clivages et divisions dans la société, on peut se reporter à une discussion déjà ancienne au Canada anglais, par exemple l'échange entre L. F. S. Upton (1967) et M. Bliss (1968) ou, plus près de nous, les prises de position du même [141] M. Bliss (1991-1992) et de V. Strong-Boag (1994) [28]. Il en va de même pour le nouveau défi représenté par le pluralisme ethnique et le conflit des mémoires. Aux États-Unis également, tout comme en Australie et en Nouvelle-Zélande, les pressions du multiculturalisme ont fait éclater l'ancienne histoire nationale ; mais là, une mosaïque de la mémoire menace de se substituer à la mémoire de la mosaïque. Le cas de la France a déjà été évoqué, à travers les travaux de Pierre Nora (« l'anti-Lavisse »), et la plupart des autres pays d'Europe sont engagés dans une semblable réflexion. Cette situation devrait inspirer ici le souci d'une large concertation qui éviterait de réécrire en vase clos l'histoire nationale du Québec.

Enfin, nous avons évoqué à quelques reprises les choix nécessaires, inhérents à l'écriture de l'histoire nationale. S'ensuit-il que ce genre historique serait moins scientifique que d'autres ? Une telle inférence traduirait une profonde méconnaissance de la construction du savoir en histoire comme dans toute autre discipline. La démarche scientifique, comme chacun sait, repose toujours sur des postulats, sur des choix qui demeurent ordinairement implicites. Mais parce que l'objet des sciences sociales, et en particulier de l'histoire, est un terrain contesté et mouvant, les scientifiques y sont davantage incités à annoncer ces balises négociables et amovibles qui composent l'amont du savoir. À partir de cette règle de transparence, la rigueur de la démarche scientifique se mesure à la cohérence des enchaînements qui se construisent en aval.



[1] L’auteur a bénéficié des informations, suggestions et commentaires transmis par José Igartua, Yvan Lamonde et Paul-André Linteau. Il a aussi tiré profit des remarques de plusieurs collègues à l'occasion de quelques rencontres scientifiques, notamment un colloque de l'ACFAS tenu le 12 mai 1992 sous la direction de Robert Comeau.

[2] Dans cette veine, on connaît les travaux de l'historien français Pierre Nora (sur les lieux de mémoire) qui sont maintenant des classiques. Voir aussi un numéro spécial de la revue French Historical Studies (printemps 1995) ainsi qu'un collectif dirigé par J. R. Gillis (1994). Plus près de nous, on peut consulter un numéro de la revue Histoire sociale/Social History (novembre/november 1997), de même que, parmi d'autres, R. Rudin (1997), J. Mathieu (1986), J. Mathieu, J. Lacoursière (1991), P Groulx et A. Roy (1995).

[3] Pour un aperçu un peu différent sur les rapports entre mémoire et histoire, voir P. Nora (1978).

[4] Une conférence internationale de l'Unesco, tenue à Stockholm en mars 1998, ne s'est-elle pas ouverte sur un appel à la protection de la diversité et de la créativité face aux « effets pervers » de la mondialisation ?

[5] Pour un aperçu à ce sujet : RH. Hutton (1993).

[6] Comme on s'en doute, ce sujet a déjà été abordé par divers auteurs. Voir par exemple J. Létourneau (1997), L. Charpentier et al. (1990-1994).

[7] On trouvera, par exemple, dans P. Maufette (1995) le compte rendu d'une expérience pédagogique originale ayant consisté à mettre en forme, à l'échelon collégial, une histoire nationale dans une perspective canadienne.

[8] Dans un autre contexte, voir les remarques de L. Benson (1972) sur l'apport culturel d'une histoire dite scientifique (notamment, p. 199-201).

[9] Voir à ce propos G. Bouchard (1998a).

[10] À ce sujet, voir par exemple R. Martineau et C. Laville (1998).

[11] La référence principale à cet égard demeure le rapport Lacoursière, étant donné son caractère officiel (Groupe de travail sur l'enseignement de l'histoire, 1996).

[12] Ce que nous appelons le paradigme de la survivance est celui qui, à partir de l'échec des Rébellions surtout, a orienté la construction de la mémoire canadienne-française en fonction d'un double sentiment de péril et d'impuissance nationale. Le premier reflétait le désarroi et l'incertitude qui s'étaient emparés d'une grande partie des élites après l'Acte d'Union. S'y est ensuite ajoutée la prise de conscience de plus en plus aiguë de la précarité du fait francophone (sur le plan strictement démographique) sur le continent américain. L’autre sentiment poussait à préserver l'acquis, c'est-à-dire le patrimoine intellectuel et symbolique incarné dans les principales institutions (Église, droit, écoles ...), dans les grandes œuvres de la culture savante, dans le bagage coutumier de la culture populaire et dans la culture matérielle. Le doute et la timidité collectives, la réduction de la société à sa culture traditionnelle et le conservatisme sont les principaux traits distinctifs de ce paradigme.

[13] C'est cette nouvelle histoire, pénétrée de modernité et d'un souci accru de la complexité, que R. Rudin (1995) a qualifiée de « révisionniste ». Nous préférons, quant à nous, insister sur le paradigme de la modernité.

[14] Ajoutons : de plus en plus, l'historiographie canadienne-anglaise. Évoquant le peuplement du continent par les Européens, le manuel rédigé sous la direction de C. Brown (1987) ne parle-t-il pas de l'invasion ?

[15] À titre d'illustration, voir par exemple A. Beaulieu (1997). À signaler aussi : deux ou trois communications adoptant cette perspective, présentées par des étudiants en histoire de l'Université de Montréal, lors du dernier congrès de l'Institut d'histoire de l'Amérique française (octobre 1997, session « Histoire et Amérindiens »). Signes annonciateurs d'un important virage ? Ou épiphénomène ? (L’auteur remercie D. Deslandres, D. Delâge, C. Jaenen et B. Young qui lui ont fourni de précieuses indications sur ce sujet.)

[16] Nous avons commenté ce sujet ailleurs (Bouchard, 1997b). Un peu dans la même veine, voir aussi S. Courville (1993).

[17] Notons que le guide pédagogique émis parle ministère à l'intention des enseignants du secondaire contient déjà des directives en ce sens. Mais une recherche effectuée par R. Martineau (1997) a montré qu'elles ne sont que très partiellement appliquées.

[18] En regard, dans des collectivités neuves comme le Mexique et, de plus en plus, l'Australie, on établit une filiation directe entre le Blanc et l'autochtone, dont on fait le premier ancêtre à l'origine de la nation. Au Québec, la recherche francophone (en histoire matérielle, en archéologie) a exploré la période antérieure au XVIIe siècle pour reconstituer les premiers contacts entre autochtones et Européens. Ces travaux auraient pu renverser la perspective traditionnelle. Mais il semble qu'ils aient été en partie récupérés, au moins dans le grand public (par l'action des médias surtout), pour consolider la mémoire francophone en lui donnant plus de profondeur chronologique. L'idée que des Blancs puissent s'inscrire symboliquement dans une filiation autochtone ancienne peut laisser sceptique ; c'est qu'on n'arrive pas à se détacher d'une conception biologique des origines collectives (il ne s'agit pas ici de retracer les lignes de transmission d'un gène entre un ancêtre lointain et un ego).

[19] À ce propos, on n'a pas assez fait remarquer peut-être que la Genèse de la société québécoise (Boréal, 1993) racontait en réalité le devenir de la nation (et non celui de la société) canadienne-française (et non pas québécoise).

[20] Le cadre du présent article ne se prête pas à une argumentation détaillée ; on la trouvera dans un autre texte soumis pour publication (Bouchard, 1998b).

[21] Par contraste, l'esprit de la Révolution tranquille était porté par un vaste mouvement d'opinion qui a permis l'éclosion spectaculaire du paradigme modernisateur comme modèle historiographique dominant. On aperçoit ici l'importance des changements survenus depuis.

[22] À ne pas confondre ici avec l'idée nationale telle qu'elle est apparue dans le dernier tiers du XVIIIe siècle (Andrès, 1995, 1998) ou celle qui s'est constituée à même l'idéologie du mouvement patriote dans le premier tiers du XIX, siècle (Lamonde, 1997a, 1998 ; Lamonde et Larin, 1998, textes nos 39-41, 43).

[23] Dans le récit des origines, dans la représentation de la formation de la culture nationale, dans l'absence d'un véritable regard critique (tel que nous l'avons défini) sur le rôle de la France et des Européens...

[24] Nous faisons ici la distinction entre la société ou la collectivité, comme ensemble concret structuré par des rapports interpersonnels et collectifs, et la nation en tant que représentation symbolique de cet ensemble.

[25] Cette idée est présentée plus longuement dans G. Bouchard et Y. Lamonde (1995). Une perspective analogue a été proposée également par un certain nombre de littéraires au Québec (Bernard Andrès), aux États-Unis (Earl E. Fitz), au Brésil (Zilà Bernd) et d'autres.

[26] Et dont l'héritage, apparemment, n'est pas encore tout à fait dissipé au Canada : songeons à la manière autoritaire qui a présidé au rapatriement de la Constitution et à l'adoption de la charte canadienne des droits en 1982, ou aux empiètements récents, par le gouvernement fédéral, sur des champs de compétence québécoise.

[27] Voir à ce sujet A. Greer (1995), Y. Lamonde (1997).

[28] D. Morton (1979) a déjà pris position lui aussi dans ce débat, pour déplorer l'orientation que prenait à cette époque l'historiographie canadienne-anglaise (et tout particulière-ment l'histoire sociale), jugée trop préoccupée de faire ressortir les divisions et les clivages de la société canadienne et, de ce fait, susceptible de créer une mémoire morcelée, préjudiciable à l'unité nationale. Plus récemment, et un peu dans le même sens, J. L. Granatstein (1998) a dénoncé ce qu'il a appelé l'amnésie collective des Canadians.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 27 mars 2012 12:11
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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