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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Gérard Bouchard, “L’interculturalisme québécois. Esquisse d’un modèle.” Conférence d’ouverture publiée dans l’ouvrage sous la direction de Gérard Bouchard, Gabriella Battaini-Dragoni, Céline Saint-Pierre, Geneviève Nootens et François Fournier, L’interculturalisme. Dialogue Québec-Europe. Actes du Symposium international sur l’interculturalisme. Montréal : 25-27 mai 2011. Montréal: L’Interculturalisme, 2011, 611 pp. [Le 14 juillet 2003, Mme Céline Saint-Pierre accordait aux Classiques des sciences sociales sa permission de diffuser, en accès libre et gratuit à tous, toutes ses publications.].

[2]

Gérard Bouchard

Sociologue - historien, Université du Québec à Chicoutimi

L’interculturalisme québécois.
Esquisse d’un modèle.”

Conférence d’ouverture publiée dans l’ouvrage sous la direction de Gérard Bouchard, Gabriella Battaini-Dragoni, Céline Saint-Pierre, Geneviève Nootens et François Fournier, L’interculturalisme. Dialogue Québec-Europe. Actes du Symposium international sur l’interculturalisme. Montréal : 25-27 mai 2011. Montréal : L’Interculturalisme, 2011, 611 pp.

Notice biographique

Résumé

I. Une conception de l'interculturalisme québécois comme recherche d'équilibres

II. Critique et défense de l'interculturalisme comme arbitrage d'un rapport majorité-minorités

A) Il existe une majorité culturelle au Québec
B) Il existe un rapport majorité-minorités.
C) L'interculturalisme ne crée pas le rapport majorité-minorités.
D) Il est utile de prendre acte du rapport majorité-minorités.
E. La majorité fondatrice québécoise, qui est également une minorité, mérite elle aussi reconnaissance et protection.
F) Les majorités ne sont pas toutes viles.
G) La règle de droit ne suffit pas à fonder une société.
H) La lutte contre la discrimination et le racisme est l'une des priorités de l'interculturalisme.

III. Conclusion

Références


Notice biographique

Historien et sociologue, Gérard Bouchard est professeur au département des Sciences humaines à l'Université du Québec à Chicoutimi et titulaire d'une Chaire de recherche du Canada. Il est également membre du programme de recherche « Société réussies » de l'Institut Canadien de Recherches Avancées.

Ses principaux domaines d'intérêt sont les imaginaires collectifs, les mythes, le fondement symbolique du lien social, la gestion de la diversité ethnoculturelle, la Révolution tranquille. Ses publications incluent La pensée impuissante : Échecs et mythes nationaux canadiens-français 1850-1960 (Boréal, 2004), La culture québécoise est-elle en crise ? (co-écrit avec Alain Roy, Boréal, 2007), Mythes et sociétés des Amériques (co-écrit avec Bernard Andrès, Québec Amérique, 2007), Fonder l'avenir : Le temps de la conciliation (co-écrit avec Charles Taylor, Rapport de la Commission de consultation sur les pratiques d'accommodement reliées aux différences culturelles, Gouvernement du Québec, 2008) et la traduction en anglais de Genèse des nations et cultures du Nouveau Monde : Essai d'histoire comparée (McGill-Queen's University Press, 2008).

En plus de nombreux ouvrages, il a publié plus de 270 articles. Il a également reçu de nombreuses distinctions dont la Légion d'Honneur de France.

[3]

Résumé

Ce texte propose une conception de l'interculturalisme comme modèle de gestion de la diversité ethnoculturelle au Québec, dans l'esprit du pluralisme. Dans ce qui le caractérise essentiellement, il est présenté comme un modèle axé sur la recherche d'équilibres entre des impératifs souvent divergents. D'une façon générale, l'interculturalisme entend tracer une voie entre les modèles qui tendent soit vers l'assimilation, soit vers la segmentation. Dans cet esprit, il met l'accent sur l'intégration, ce qui entraîne quatre corollaires : a) œuvrer à l'insertion économique et sociale de tous les citoyens, en particulier les immigrants, b) lutter contre toutes les sources et formes de discrimination, notamment le racisme, c) promouvoir les rapprochements, échanges et interactions entre individus et groupes, d) encourager la formation d'une culture commune à partir et au-delà de la diversité ethnoculturelle, mais sans faire obstacle à cette diversité. Dans le cas particulier de la nation québécoise, une composante essentielle s'ajoute, soit la promotion du français comme langue officielle. Une autre singularité du Québec qui doit être prise en compte réside dans l'existence d'une majorité francophone qui est en même temps une minorité à l'échelle de l'Amérique.

[4]

I/ Une conception
de l'interculturalisme québécois
comme recherche d'équilibres
 [1]


Pourquoi cette réflexion sur un modèle de gestion de la diversité pour le Québec ? D'abord, on reconnaîtra que pour une société qui vit des changements rapides, il est utile d'avoir une vision cohérente de ce qu'elle veut être, du lien qu'elle entend instituer entre ses membres et des représentations ou valeurs à promouvoir pour le soutenir. De ce point de vue, le rôle joué par le multiculturalisme au Canada anglophone, par le régime républicain en France ou par le discours du métissage dans le passé de plusieurs pays latino-américains peuvent servir d'exemples. En second lieu, et d'une façon plus spécifique, un grand nombre de Québécois ressentent présentement une incertitude et nourrissent des interrogations quant aux normes qui devraient présider ici à la gestion des rapports interculturels. On le voit tout particulièrement dans le débat sur la laïcité, la protection de l'égalité homme-femme et la pratique des accommodements. En ces matières qui sont des lieux de division et de controverse, il est bon de préciser des orientations afin que chacun sache à quoi s'en tenir. Enfin, à l'heure où nombre de nations dans le monde sont interpellées par les nouvelles formes de l'immigration et les énormes défis qu'elles posent à la gouvernance démocratique, on comprend que la recherche de nouveaux modèles d'intégration collective ait tant sollicité les sciences humaines au cours des dernières années.

Ces questions ont inspiré la présente réflexion [2]. Dans les pages qui suivent, je rappelle d'abord brièvement la conception de l'interculturalisme que j'ai présentée lors de ma conférence [5] d'ouverture du Symposium international de mai 2011 à Montréal [3] -et qui était elle-même tirée de l'article que j'ai fait paraître peu auparavant dans le McGill Law Journal/ Revue de droit de McGill (G. BOUCHARD, 2011a). Cette vision de l'interculturalisme contient des énoncés généraux qui réfèrent à un grand nombre de nations, mais elle met aussi en forme des propositions plus spécifiques, relatives au contexte québécois. Par ailleurs, et comme on le verra, l'exposé met surtout l'accent sur un énoncé des principes, des grandes orientations et de leurs ramifications, avec le souci de bien marquer la finalité et le caractère distinctif de l'interculturalisme, en particulier dans sa version québécoise.

À ce propos, une remarque préliminaire s'impose. Comme on le verra à la lecture du texte, il accorde une place importante au rapport majorité-minorités comme une catégorie centrale de la réflexion québécoise en matière de diversité ethnoculturelle. Certains lecteurs, tenants du pluralisme, en seront déçus, ceux notamment pour qui la progression d'un Nous inclusif au Québec a d'ores et déjà effacé cette dualité. Mais notre société, force est de le constater, n'en est pas encore là et elle n'y sera peut-être jamais vraiment pour diverses raisons dont certaines, comme on verra, tiennent aux exigences même du pluralisme.

Une courte définition de l'interculturalisme pourrait s'énoncer comme suit. D'une façon générale, comme mode de gestion démocratique et pluraliste [4] de la diversité ethnoculturelle dans une nation donnée, l'interculturalisme entend tracer une voie entre les modèles qui tendent soit vers l'assimilation, soit vers la segmentation. Dans cet esprit, il met l'accent sur l'intégration, ce qui entraîne quatre corollaires : a) œuvrer à l'insertion économique et sociale de tous les citoyens, en particulier les immigrants, b) lutter contre toutes les sources et formes de discrimination, incluant le racisme, c) promouvoir les rapprochements, échanges et interactions entre individus et groupes, d) encourager la formation d'une culture commune à partir et au-delà de la diversité [6] ethnoculturelle, mais sans faire obstacle à cette diversité. Dans le cas particulier de la nation québécoise, une composante essentielle s'ajoute, soit la promotion du français comme langue officielle.

L'interculturalisme préconise aussi une gestion de la diversité qui est respectueuse des valeurs fondamentales de la société. Enfin, il prend acte —là où il existe— du rapport entre une majorité culturelle (voir définition infra) et des minorités. Il reconnaît pleinement la légitimité de l'une et des autres et la reconnaissance à laquelle elles ont droit, en particulier lorsque la majorité est elle-même une minorité -ce qui est le cas au Québec. Ces divers éléments de l'interculturalisme mettent en présence des normes, des traditions, des aspirations et des impératifs souvent divergents que le modèle invite à concilier en négociant des équilibres. C'est bien là le cœur de l'interculturalisme : négocier, rechercher des équilibres, des ajustements mutuels en vue d'une intégration pluraliste, sur fond de respect des valeurs fondamentales.

En résumé, dans ce qui le caractérise essentiellement, l'interculturalisme est un modèle axé sur la recherche d'équilibres, qui met l'accent sur l'intégration, les interactions et la promotion d'une culture commune dans le respect des droits et de la diversité.

Cette définition abrégée se décline dans les sept points suivants :

1- En accord avec les exigences du pluralisme, l'interculturalisme se veut respectueux des droits des personnes ainsi que de la diversité. Il adhère donc au principe de la reconnaissance (tel que défini par Charles Taylor et d'autres), il préconise une pratique judicieuse et responsable des accommodements qui respecte les valeurs fondamentales du Québec et contribue à l'intégration des personnes susceptibles d'exclusion ou de préjudice en vertu de leurs caractéristiques distinctives [5], il appuie l'enseignement des langues d'origine au profit des immigrants, il favorise l'insertion économique et sociale de tous les citoyens et il combat la xénophobie, la discrimination, le racisme et toutes les formes d'exclusion dont sont souvent victimes les nouveaux arrivants et les membres des minorités. Il s'agit là de conditions nécessaires à la [7] poursuite d'une citoyenneté équitable et à l'institution de rapports sociaux respectueux des différences personnelles.

2- Le multiculturalisme relève d'un paradigme de la diversité (pas de reconnaissance d'une culture majoritaire [6], accent sur les droits des individus invités à exprimer très librement toute leur différence, approche strictement civique). En regard, comme modèle opérant à l'échelle d'une nation, l'interculturalisme s'enracine généralement dans un paradigme de la dualité, structuré par un rapport entre une majorité culturelle et des minorités [7]. Là où ce paradigme prévaut, la diversité est donc pensée et gérée sur la base d'un rapport entre des minorités issues d'une immigration récente ou ancienne et une majorité culturelle qu'on peut qualifier de fondatrice [8].

L'émergence du rapport de dualité est surtout le fait d'un groupe majoritaire qui prend forme au sein d'une société. Ce phénomène peut obéir à diverses causes. Les membres du groupe majoritaire peuvent se percevoir comme homogènes face à d'« autres » définis comme différents, ou ils peuvent se percevoir comme fragiles du fait qu'ils forment eux-mêmes une minorité dans leur environnement national, supranational ou continental. Ils peuvent ressentir un malaise ou éprouver le sentiment d'une menace face à des groupes qui adhèrent à des valeurs et des traditions différentes ou qui ne semblent pas désireux de s'intégrer. L'émergence d'une majorité peut aussi être engendrée par un ou des groupes minoritaires qui souhaitent effectivement se démarquer au sein de la société. Enfin, elle peut résulter d'un clivage forgé dans l'histoire d'une nation et admis par tous. Notons que ce sont là des causes culturelles. Mais nous [8] savons aussi, à la suite de nombreux travaux comme ceux de F. BARTH (1969) et de D. JUTEAU (1999), que la dualité est très souvent le produit d'un rapport social, plus précisément d'un rapport de pouvoir qui opère en faveur de la majorité.

Il importe également de souligner que l'interculturalisme ne crée pas cette dualité et qu'il ne la favorise pas. Il en prend simplement acte et a comme premier objectif de l'arbitrer, c'est-à-dire a) de redresser les torts qu'une majorité peut causer à des minorités, b) d'éviter que la dualité ne glisse vers des formes de domination et d'ethnicisme. Il a aussi comme objectif d'atténuer au maximum la dualité et le clivage Eux-Nous qui l'accompagne souvent, de façon à élargir constamment le champ d'un Nous inclusif.

L'interculturalisme reconnaît donc l'existence de fait et la légitimité d'une majorité culturelle et de minorités. Il octroie à chacune le droit d'assurer son avenir, si tel est le choix des personnes concernées, tout en préconisant l'interaction la plus étroite possible entre ces composantes dans un objectif d'intégration. On perçoit ici l'un des plus grand défis de l'interculturalisme, soit l'institution d'un équilibre entre l'impératif du pluralisme et celui de l'inclusion : la volonté de surmonter la dualité (et le rapport majorité-minorités) pour réduire les frontières ou les clivages doit composer avec le droit des membres de la majorité fondatrice de rester attachée à leur héritage et à leur identité. Le même raisonnement vaut pour les membres des minorités.

Dans le cas du Québec, le modèle invite donc à prendre acte de la dualité que représente le rapport entre la majorité francophone et les diverses minorités ethnoculturelles. Certains, peut-être, verront dans cette disposition un recul. La trajectoire parcourue par le Québec depuis quelques décennies laissait croire à une ouverture continue des frontières ethnoculturelles et des appartenances, à un travail de fusion de la diversité. D'importantes avancées ont été effectivement enregistrées dans cette direction, grâce notamment à la loi 101 et à la pédagogie pluraliste pratiquée à l'école (c'est parmi les jeunes, en effet, que les changements ont été les plus marqués). Il reste que, dans l'ensemble, sous l'action de mécanismes puissants et complexes, le rapport majorité-minorités survit, comme je le montrerai plus loin.

[9]

Les concepts de majorité et minorités appellent quelques précisions. Ils doivent tous les deux être entendus d'une manière flexible. Au Québec, par exemple, suivant les contextes, le concept de majorité culturelle peut se définir d'une façon restreinte (les membres les plus conscientisés de la culture francophone identifiée à l'héritage de la Nouvelle-France) ou d'une façon très large (par exemple : tous les parlant-français, les citoyens qui partagent les valeurs dites fondamentales, ceux qui se réclament de l'héritage chrétien ou européen, etc.). En d'autres mots, son acception peut être parfois ethnoculturelle et parfois culturelle au sens très général. Il est donc utile, à chaque fois, de préciser le contenu de ce concept. Dans le cours de ce texte, je me référerai, à moins d'indication contraire, aux membres de la culture fondatrice francophone, lesquels représentent présentement entre 70% et 75% de la population québécoise -étant bien entendu que certains d'entre eux ne vivent pas la dualité comme un clivage Eux-Nous et que d'autres (les jeunes surtout) ne perçoivent même pas cette dualité. Idéalement, il serait bon de pouvoir se reposer ici sur des données statistiques, mais on ne dispose pas actuellement de telles informations.

Quant au concept de minorités, il doit être compris d'abord dans son acception statistique générale (une sous-population) et aussi dans un sens anthropologique pour désigner un foyer culturel ou une vie communautaire distincte qui se déploie en coexistence avec la culture majoritaire et dont les frontières peuvent être très floues. Il importe aussi de rappeler que la dualité, loin de créer une cloison étanche entre la majorité et les minorités, laisse ouvert tout le champ de la citoyenneté et de la culture commune (voir infra, no 7).

Je précise par ailleurs que les contextes de dualité peuvent aussi se présenter dans les États plurinationaux dans la mesure où ces derniers mettent en présence des configurations culturelles différentes qui entretiennent souvent un rapport majorité-minorités (on pense au Canada où le Québec et les Autochtones sont des nations minoritaires, et à d'autres pays comme l'Espagne, la Suisse ou la Grande-Bretagne qui présentent des structures similaires).

À la lumière de ces remarques, on voit que l’interculturalisme se définit à l'échelle sociétale ou macrosociale, dans la mesure où il énonce pour l'ensemble d'une nation des principes, des orientations générales d'où sont déduits des politiques et des programmes. Mais il opère aussi à [10] l'échelle microsociale, dans la vie quotidienne des institutions, dans les échanges communautaires, dans les relations interpersonnelles, ce qui est le domaine de l'interculturel ou de l'interculturalité. Enfin que, à l'échelle microsociale, le modèle peut s'appliquer à des contextes très diversifiés, bien au-delà des situations de dualité [9].

3- L'interculturalisme attache une grande importance à l'intégration [10]. Cette disposition s'accorde tout particulièrement avec la réalité de la société québécoise comme nation francophone [11]. Celle-ci doit composer avec des contraintes qui sont une source de vulnérabilité et qui nourrissent un sentiment d'insécurité. Il s'agit là d'un invariant dans l'histoire de cette nation. Le Québec est une petite nation (surtout dans le voisinage états-unien). Il est aussi, sur le continent, une minorité culturelle francophone qui doit maintenant faire face à la mondialisation. Il est en outre, dans le cadre constitutionnel canadien, le lieu d'un dédoublement et d'une concurrence entre deux régimes linguistiques et deux paliers de citoyenneté, d'appartenance et d'identité nationale. Pour contrer ces éléments d'adversité, le Québec doit s'efforcer de rester solidaire. Il doit donc autant que possible éviter les divisions et les formes de fragmentation qui pourraient naître d'une gestion imprudente de la diversité ethnoculturelle.

[11]

Cet accent sur l'intégration s'accorde aussi avec les impératifs du droit. Une société démocratique doit se soucier de l'insertion économique et sociale de ses citoyens, en particulier les plus défavorisés, ce qui est le cas des immigrants. Elle doit aussi stimuler auprès de chacun la participation à la vie civique et politique.

4. En conséquence, l'interculturalisme favorise les interactions, rapprochements, échanges, initiatives conjointes, à la fois pour mieux servir l'objectif d'intégration et pour contrer les stéréotypes dont se nourrissent la discrimination et l'exclusion. Il importe tout particulièrement de faire en sorte que ces échanges contribuent à rapprocher les membres de la majorité et des minorités.

5. Comme vecteur des interactions, et plus largement comme soutien de la nation québécoise entendue au sens d'une communauté civique ou politique, l'interculturalisme québécois appuie la reconnaissance du français comme langue officielle et comme dénominateur commun. C'est là une disposition hautement prioritaire. Le français se voit ainsi établi dans une fonction citoyenne, mais ceci n'empêche pas que des Québécois de toutes origines puissent se l'approprier à des fins identitaires. Il est à prévoir aussi que, fort légitimement, l'usage du français comme langue officielle en vienne à développer parmi l'ensemble des Québécois un sentiment d'appartenance et favoriser l'éclosion d'une identité commune -ce que nous pouvons d'ores et déjà observer au Québec à la lumière de divers sondages sur les références identitaires [12].

Sur ce point, l'objectif à long terme est d'en arriver à faire partager par l'ensemble des Québécois la responsabilité de l'avenir du français comme langue nationale. Il est par ailleurs entendu que le français, même limité à sa fonction civique, entretient d'autres liens avec le culturel, par exemple dans la mesure où il permet d'accéder aux médias, à la vie politique, aux débats publics, aux contenus de l'enseignement scolaire, à l'histoire nationale et, plus généralement, à la vie culturelle québécoise.

[12]

6- Dans le même esprit, l’interculturalisme préconise aussi la formation d'une culture commune nourrie de la langue française, des valeurs fondamentales et des règles officielles de la société (inscrites dans les lois et les chartes, dans les rituels de l'État et de ses institutions), mais puisant également dans l'histoire nationale, dans les expériences de la vie quotidienne, dans la dynamique des échanges et interactions, dans le brassage des traditions, croyances, identités et visions du monde [13]. Cela dit, à l'exception de ce qui relève du droit et des règles de la vie civique, l'essor de cette culture commune doit reposer pour l'essentiel sur les initiatives et le libre choix des citoyens. On s'attend donc à ce que la culture commune, ouverte à tous les apports de la diversité, contienne une large part d'innovations puisque c'est l'un des objectifs de Tinter culturel que d'ouvrir de nouvelles voies, de « dégager de nouveaux horizons de sens » [14].

Ainsi définie, la culture commune remplit quatre fonctions : a) elle sert l'intégration, b) elle réduit la dualité et le clivage Eux-Nous qu'elle favorise, c) elle jette des passerelles pour les membres de la majorité aussi bien que des minorités ethnoculturelles qui souhaitent renégocier leur appartenance d'origine, d) elle est le lieu de rencontre, d'expression et de mise en valeur de la diversité. Il ne s'ensuit nullement que la culture majoritaire ou les cultures minoritaires doivent renoncer à elles-mêmes et se fondre dans cette culture commune ; simplement, celle-ci se constitue spontanément à même les précédentes tout en contribuant à les transformer, au gré et au rythme des choix individuels. De même, il serait erroné de croire que les échanges interculturels entraînent inévitablement un brouillage des identités [15].

À ce propos, j'ajoute que, dans la mesure où la culture commune s'exprime principalement en français et se nourrit de toute la diversité ethnoculturelle, son essor représente une voie d'avenir pour la majorité fondatrice étant donné que les effectifs démographiques sur lesquels elle repose [13] sont en décroissance [16] et que, dans le contexte de la mondialisation, elle doit s'ouvrir plus que jamais à la diversité. Il faut donc y voir non pas une concession et encore moins une aliénation ou un renoncement de la part du groupe majoritaire mais une occasion d'enrichissement, de renouvellement et d'expansion.

Enfin, concernant les valeurs dites fondamentales, ce sont d'abord celles que le droit met en forme, mais on doit y inclure aussi certaines valeurs qui se sont forgées dans l'histoire du Québec (égalité, justice sociale et autres -voir infra). Ces valeurs ont très évidemment un potentiel universalisant et donc une vocation civique ; c'est dire qu'elles sont dignes d'être partagées avec tous les citoyens, tout comme certaines valeurs apportées par les immigrants ou issues du passé des minorités culturelles. En d'autres mots, la culture québécoise doit se construire non pas sur l'exclusion mais sur la mise à profit, le travail de tous ses héritages [17]. Encore une fois, on voit par là comment le capital culturel porté par la majorité fondatrice, loin d'être sacrifié, peut s'investir -se transférer en quelque sorte- et prospérer dans la culture commune.

7- En conséquence, l'interculturalisme encourage une vision de la culture nationale québécoise comme étant composée de trois trames étroitement entrelacées et en mouvement constant : la culture majoritaire, les cultures minoritaires (incluant les cultures autochtones), la culture commune. Toutefois, je propose cet énoncé en l'entourant de toutes les nuances qui s'imposent. Ces trois trames comprennent certes des noyaux durs mais on y trouve aussi beaucoup de fluidité, d'interpénétrations, de demi-teintes. Au sein de cette dynamique, l'interculturalisme préconise une expansion continue de la culture commune. En conséquence, on comprend que la majorité et les minorités culturelles sont toutes engagées dans un processus de changements qui, en réalité, est ancien et touche l'ensemble de notre société. Il est sans doute exact d'affirmer que tous ces changements sont pour une bonne part convergents, mais en direction d'une culture commune, [14] comme il se doit, et non pas en direction de la seule majorité fondatrice comme le souhaiteraient les tenants d'une formule d'assimilation.

En terminant, cette réflexion sur la définition de l'interculturalisme doit être prolongée dans trois directions. La première concerne la laïcité. À première vue, ce sont là deux problématiques différentes. Au Québec, par exemple, le débat sur les rapports entre l'État et la religion ne fait pratiquement jamais intervenir l'interculturalisme. Et pourtant, toute la question des demandes d'accommodements pour motif religieux s'y rapporte directement -la gestion de la diversité religieuse fait bel et bien partie de la gestion de la diversité culturelle. Les deux sujets sont donc étroitement liés et peuvent être pensés de concert. De quelle façon ?

L'esprit de l'interculturalisme, tel qu'il vient d'être caractérisé, favorise la promotion d'une laïcité inclusive reposant sur deux grands principes. Il s'agit d'abord de viser une recherche d'équilibres entre les cinq composantes de tout régime de laïcité, soit l'autonomie réciproque de la religion (et plus largement des convictions de conscience) et de l'État, la neutralité de l'État en matière de religion, la liberté de conscience des personnes, l'égalité entre les religions, la protection des symboles religieux à valeur patrimoniale. En second lieu, l'interculturalisme invite à concevoir un type d'aménagement de la diversité religieuse (et plus généralement des convictions de conscience) qui évite autant que possible l'exclusion, en conformité avec l'objectif d'intégration visé par l'interculturalisme. Cela dit, on peut certes nourrir des conceptions différentes de la façon de gérer la diversité culturelle en général (qui relèverait de l'interculturalisme) et la diversité religieuse proprement dite (qui relèverait d'un régime de laïcité), mais ce serait au prix d'un cloisonnement qui paraît un peu artificiel.

La deuxième direction concerne l'insécurité qu'éprouvent de nombreux membres de la majorité culturelle, du fait qu'elle est elle-même une minorité, et les protections dont ils ressentent le besoin. Il faut se rappeler que la principale critique adressée au Rapport de la Commission Bouchard-Taylor [18] l'accusait d'avoir consacré presque toute son attention à la condition des immigrants et des minorités, négligeant ainsi le sort de la majorité fondatrice qui aspire elle aussi à des protections à long terme garantissant son avenir. Cette critique a entraîné [15] des conséquences importantes en discréditant l'ensemble du Rapport aux yeux de nombreux Québécois. Mais la question reste posée et elle est complexe : comment satisfaire cette aspiration issue de la majorité fondatrice sans enfreindre les droits fondamentaux, sans créer au Québec deux classes de citoyens ?

En réponse à cette question, il faut dire d'abord qu'elle ouvre sur des perspectives peu admissibles. En effet, une société démocratique doit s'employer à respecter les droits de tous ses citoyens. Le Québec a toujours été et demeure une société de droit. Néanmoins, deux éléments non négligeables peuvent jouer légitimement en faveur de la majorité. D'abord, il arrive que les tribunaux eux-mêmes acceptent que certains droits puissent être restreints ou même suspendus au nom de motifs supérieurs. C'est ce qui est arrivé au Québec avec la loi 101, dont la Cour suprême du Canada elle-même a reconnu la légitimité (même si elle a amputé de diverses façons la version initiale de la loi).

D'autre part, comme le font tous les États-nations démocratiques (y compris les plus « civiques » comme le Canada, les États-Unis ou la Suisse), le Québec francophone peut légitimement revendiquer une marge de manœuvre ad hoc qui l'autorise à s'assurer certaines protections au nom de la continuité historique et de la cohésion collective, lorsque ces mesures ne heurtent pas les droits fondamentaux. Ainsi, suivant encore une fois l'exemple de la quasi-totalité des États-nations libéraux, le Québec n'a pas à se sentir tenu d'observer une position de stricte neutralité ou d'abstentionnisme en matière de culture, qu'il s'agisse de protéger la langue nationale, de promouvoir des valeurs ou de sauvegarder des traditions patrimoniales. Ainsi, pour J. MACLURE ET C. TAYLOR (2010, p. 86), « il est normal que certaines normes publiques s'enracinent dans les attributs et intérêts de la majorité ». L'expérience enseigne que cette pratique, universelle, est inévitable [19]. Pour certains penseurs libéraux, elle est non seulement utile [20] mais nécessaire [20]. Dans le cas du Québec, elle est d'autant plus justifiée, étant donné son statut de minorité culturelle sur le continent.

D'autres arguments pourraient être invoqués. L'un d'entre eux est de nature sociologique. Toute société a besoin d'un fondement symbolique (identité, mémoire, etc.) pour assurer son équilibre, sa reproduction et son développement, le droit à lui seul ne suffisant pas à remplir ces fonctions. En particulier dans un contexte de tensions, de changements ou de crises, seule l'existence de repères largement partagés, c'est-à-dire d'une culture, rend possibles les éléments d'appartenance et de solidarité qui sont à la base de toute forme de mobilisation collective pour la poursuite du bien commun. Or, toutes ces conditions nécessitent une continuité qui est assurée en très grande partie par la culture majoritaire et les valeurs forgées dans son histoire. Et il ne s'agit pas uniquement de cohésion sociale. Pour qu'une société ait prise sur son présent et son avenir, elle doit se donner des orientations et des idéaux qui tiennent à la fois de l'héritage et du projet. Si le second volet est incontestablement la responsabilité de l'ensemble des citoyens, le premier s'inscrit principalement dans le parcours de la majorité fondatrice. [21]

Encore une fois, ces remarques font bien ressortir la nature de l'interculturalisme québécois en tant que recherche d'équilibres. Cette dimension est particulièrement manifeste ici. Il s'agit d'arbitrer la tension entre deux impératifs parfois divergents : respecter la diversité ethnoculturelle et assurer la continuité du fondement symbolique fondateur ayant soutenu le lien social dans la longue durée. L'interculturalisme se construit sur une logique de poids et contrepoids, suivant une démarche qui ne se laisse pas réduire à une géométrie simple. Cela est dû en grande partie à son rejet de la pensée binaire ou dichotomique qui a pour effet de polariser [17] et de radicaliser alors que, le plus souvent, la réalité appelle un effort constant et difficile de conciliation, de synthèse et d'équilibre entre divers impératifs en compétition.

La troisième direction débouche sur le terrain constitutionnel canadien. En matière de gestion de la diversité ethnoculturelle, le seul modèle qui prévaut en vertu de la loi canadienne est le multiculturalisme. La Cour suprême du Canada, qui a préséance sur les tribunaux des provinces, est tenue d'en tenir compte dans ses jugements [22]. Il est donc juste d'affirmer, en théorie du moins, que l'interculturalisme québécois ne peut être qu'une version du multiculturalisme.

Cette contrainte existe, incontestablement. Mais en pratique, on peut faire valoir que a) le multiculturalisme canadien fait déjà l'objet d'applications diverses dans les provinces anglophones, ce qui atteste une certaine flexibilité, b) le multiculturalisme canadien a beaucoup changé depuis 1971 et il continue de se transformer —son évolution récente le rapproche même étrangement de l'interculturalisme québécois (G. BOUCHARD, 2011a), ce qui élargit significativement le champ d'interprétation de l'article 27 de la charte, c) ces deux modèles peuvent être perçus comme deux applications différentes de l'orientation pluraliste, ce qui à la fois fonde le caractère distinctif de l'interculturalisme et peut assurer sa légitimité du point de vue canadien.

Cela étant dit, si ces facteurs semblent mettre l'interculturalime à l'abri d'une intervention politique du gouvernement fédéral, il reste que les politiques québécoises inspirées de l'interculturalisme peuvent toujours être contestées devant la Cour suprême et être éventuellement annulées.

[18]

II/ Critique et défense
de l'interculturalisme comme arbitrage
d'un rapport majorité-minorités


En marge et dans le prolongement du Symposium international sur l'interculturalisme tenu à Montréal en mai 2011, quelques intervenants, au nom du libéralisme, du respect des droits et d'une certaine conception du pluralisme, ont critiqué ma version de l'interculturalisme québécois en faisant valoir les points suivants :

- Il n'existe pas de majorité culturelle au Québec et l'idée d'une dualité est donc sans fondement. Par ailleurs, il faut traiter avec des individus et non pas avec des pseudo-groupes, catégories, cultures, communautés, minorités ou « boîtes ». Il est préférable de tabler sur la citoyenneté (qui unit) plutôt que sur l'identitaire ou le culturel (qui divisent).

- Dans le même esprit, on rappelle que de nombreuses études ont montré le caractère friable et même artificiel des notions de frontières ethnoculturelles et identitaires ; plutôt que des démarcations nettement circonscrites, on observe surtout des brouillages, des osmoses, des entre-deux, des passages, le tout commandé par des stratégies, des négociations individuelles axées sur la construction d'identités « à la carte ».

- Selon un autre point de vue, il existe effectivement une majorité culturelle au Québec mais en faire un élément d'analyse est imprudent et même dangereux. Cela conduit à octroyer à la majorité une reconnaissance officielle, à l'amplifier et, du même coup, à créer un clivage Eux-Nous, à le durcir et à l'ouvrir à diverses formes de discrimination de la part de la majorité qui détient le monopole du pouvoir (les majorités sont dangereuses, il faut s'en méfier). C'est aussi consacrer une hiérarchie entre Québécois et stigmatiser les minoritaires, en particulier les immigrés.

- On fait valoir aussi que la majorité francophone n'est pas menacée, que l'insécurité qui s'y exprime n'est pas fondée, qu'elle relève d'un discours stratégique, et que de toute façon, toute mesure visant à atténuer le sentiment de vulnérabilité ne ferait qu'entretenir le niveau d'angoisse et aiguiser l'appétit de pouvoir de la majorité.

[19]

- Dans un cas comme dans l'autre, la démarche à préconiser consisterait à s'en tenir à une conception strictement civique (ou citoyenne) de la réalité ethnoculturelle en la centrant uniquement sur les droits et sur les individus, en conformité avec le libéralisme classique (dit procédural). En ce sens, l'identitaire et/ou le culturel ne doivent pas entrer en ligne de compte ou interférer dans la mise en oeuvre du pluralisme. Dans le cas contraire, on facilite « le retour de l'irrationnel ». L'idée sous-jacente, c'est que la règle de droit suffit à fonder une société.

- Un autre argument en faveur d'une démarche strictement civique, c'est qu'elle seule permet de contrer efficacement la discrimination et le racisme. Il est alors reproché à l'interculturalisme d'être un « culturalisme », du fait qu'il accorderait trop d'importance à la dimension culturelle de la diversité, négligeant ainsi des enjeux plus fondamentaux comme la discrimination et le racisme.

Comme on le voit, on est ici confronté à deux options correspondant à deux modèles de gouvernance de la diversité, deux voies possibles dans la poursuite du pluralisme, dans la consolidation d'une société libérale et l'atténuation du rapport majorité-minorités. Pour diverses raisons, c'est la seconde option, d'ordre strictement civique et d'inspiration soit républicaine, soit multiculturaliste (dans la mesure où elle ne reconnaît pas de culture majoritaire), qui me paraît très imprudente. Voici les raisons pour lesquelles je crois que la première, axée sur une recherche d'équilibres et ouverte à toutes les dimensions de la vie collective, me semble préférable.

A) Il existe une majorité culturelle au Québec

A) Il existe une majorité culturelle au Québec, même s'il est difficile de la désigner précisément, encore une fois parce que son extension est variable, tout comme le degré de ferveur de ceux qui s'en réclament. Mes arguments à l'appui de cet énoncé sont les suivants. D'abord, suivant une logique très simple, si on ne reconnaît pas l'existence d'une majorité, comment peut-on parler de minorités ? On est ici confronté à une difficulté de taille car au Québec, la perception de minorités ou de groupes (« communautés ») ethnoculturels est profondément ancrée (on pense à la représentation des Anglo-Québécois, des Juifs, des Chinois, des Italiens, des Grecs, des Arabes, des musulmans, etc.). Par ailleurs, s'il n'y a ni majorité ni minorités, on rejoint encore ici [20] la définition du multiculturalisme, lequel représente la nation comme un ensemble d'individus, plus ou moins attachés par ailleurs à leur groupe d'origine.

Deuxièmement, comme dans toute société, il existe au Québec une élite culturelle dominante (c'est l'une des figures de la culture majoritaire) qui contrôle les grandes institutions. Cette élite tend à instituer ses valeurs et à gouverner suivant ses visions du monde et ses traditions. Cela a pour effet de marginaliser les autres valeurs, visions du monde et traditions, d'où il résulte souvent des formes de discrimination directe ou indirecte. C'est précisément le but des chartes et des pratiques d'accommodement, notamment, que d'apporter des correctifs à ces débordements.

Troisièmement et d'une manière plus spécifique, tel qu'indiqué plus haut, les membres de la culture fondatrice francophone forment au Québec un groupe majoritaire qui se reconnaît dans une identité et dans une mémoire enracinée dans ce que j'appelle des mythes directeurs. Ces mythes se nourrissent, notamment, a) d'une expérience de domination subie pendant plus de deux siècles, à la fois de l'extérieur (le régime colonial) et de l'intérieur (l'emprise du clergé et d'une bonne partie des élites), b) des luttes constantes menées pour assurer ici un avenir à la langue et à la culture francophone. Il a résulté du premier mythe un désir d'affirmation collective (de « reconquête ») et, du deuxième, un sentiment plus ou moins vif de fragilité et d'insécurité qui alimente une conscience du minoritaire. Ensemble, ils ont donné corps à un nationalisme porteur de valeurs particulières (égalité, justice sociale, solidarité...). Ses expressions et ses voies (tantôt conservatrices, tantôt libérales) ont changé avec les époques mais ce nationalisme a toujours été animé des mêmes motifs fondamentaux et, en quasi-totalité, par le même groupe (sauf pour les années récentes [23]).

[21]

Cette majorité culturelle s'est fait entendre à tout moment dans l'histoire du Québec : les nombreux épisodes de la lutte pour le français et (jusqu'aux années 1950) pour la religion catholique, les innombrables campagnes patriotiques, l'apologie de la vie terrienne, l'anti-américanisme, la promotion de l'amitié française et de la Francophonie internationale, le mouvement autonomiste puis souverainiste, etc. Plus récemment, c'est en son sein principalement que se sont élevées les voix qui ont donné naissance à la crise des accommodements [24]. De même, les appels à la promotion de valeurs fondamentales comme la laïcité et l'égalité homme-femme s'enracinent en grande partie dans la mémoire de la Révolution tranquille célébrée comme un grand épisode de relèvement de la majorité francophone (anciennement canadienne-française).

En même temps, il est important de souligner que la majorité des membres de ce groupe culturel ont endossé le renouvellement identitaire issu de la Révolution tranquille (passage de la nation canadienne-française à la nation québécoise). Mais cet endossement s'est fait avec une conviction inégale. On note du reste depuis quelques années, chez certains membres de la majorité, une volonté de retour à la vieille identité « canadienne-française ».

Cela dit, il convient d'admettre sans réserve l'apport important des études postcoloniales ou postmodernes qui ont démontré le caractère construit, contradictoire et souvent arbitraire des identités (« négociées », « bricolées ») de même que les stratégies commandant la construction des mémoires collectives (surestimation de la continuité, sous-estimation de la diversité, etc.). Il n'en demeure pas moins que les unes et les autres sont souvent perçues, intériorisées et vécues comme authentiques et jouent un rôle important dans la formation et l'évolution des consciences individuelles tout comme dans la motivation des comportements. En d'autres mots, si de nombreuses analyses montrent d'une manière convaincante qu'elles ne sont pas d'ordre « primordialiste » ou « substantialiste » (pour utiliser le vocabulaire convenu), on constate néanmoins qu'elles sont couramment vécues comme telles par un grand nombre de personnes. C'est le cas dans toutes les nations, en particulier dans des petites nations comme le Québec, anciennes colonies, minorités culturelles dans leur environnement continental et depuis [22] longtemps mobilisées autour de puissants mythes directeurs axés sur la survivance et le redressement collectif.

De la même façon, il faut certes de relativiser les notions de groupe et d'appartenance ethnoculturelle pour faire droit aux éléments de fluidité (par exemple, les identités multiples) évoqués plus haut. Mais encore une fois, il existe incontestablement des noyaux durs qui survivent à l'épreuve du temps (songeons aux populations Autochtones, à la minorité chinoise ou aux Juifs hassidiques de Montréal). L'interculturalisme doit tenir compte de ces deux dimensions : ce qui relève de la fluidité et ce qui relève de l'ancrage. C'est pourquoi, tout en reconnaissant l'existence de la culture majoritaire et des cultures minoritaires, il fait aussi la promotion d'une culture commune en tant que lieu de rencontre, d'échange et d'inventions.

Il est par ailleurs assuré que la majorité fondatrice recèle en elle-même plus de diversité que le discours dominant ne le laisse entendre. Cela dit, le sentiment d'une origine et d'une histoire communes, largement répandu au sein de la majorité, ne relève pas uniquement de l'ordre de la perception ou de la fiction. Ainsi, à l'aide de fichiers de population [25], on a pu démontrer qu'au sein de la population actuelle, une forte majorité (estimée à 70%-80%) des Québécois ayant le français comme langue maternelle avaient au moins un ascendant parmi les quelque 10 000 colons français établis en Nouvelle-France avant 1760, ce qui confère à cette population une structure assez exceptionnelle. Cette donnée, qui a toujours été reflétée dans le langage courant (« pure laine », « souche »...) vient tempérer une autre représentation (relativement récente) selon laquelle la population francophone québécoise serait très métissée [26]. Cela dit, il reste que la diversité y est incontestablement présente et qu'elle est souvent sous-estimée sinon gommée.

[23]

À la lumière de tous ces éléments combinés (langue commune, identité, mémoire, mythes directeurs, appartenance...), il paraît très difficile de nier qu'on soit en présence ici d'un groupe ethnoculturel majoritaire, étant bien entendu que sa consistance est variable et que ses frontières sont parfois poreuses. De même, pour toutes les raisons qui viennent d'être évoquées (en résumé : parce qu'il existe), je crois que ce groupe, à la fois majoritaire et minoritaire, a droit comme tout autre à une forme de reconnaissance. Il semble difficile de contester que son identité, ses traditions, sa mémoire et les valeurs dont elles sont porteuses sont aussi légitimes que celles des minorités ethnoculturelles.

B) Il existe un rapport majorité-minorités.

C'est en quelque sorte un corollaire de ce qui précède. L'existence d'une majorité culturelle a pour contrepartie celle de minorités. Il est cependant à noter que ce corollaire peut être aussi le fruit de pratiques d'exclusion par une élite dominante qui rejette dans des marges des citoyens porteurs d'une différence (linguistique, religieuse, coutumière ou autre). Dans ce cas, les minorités prennent un caractère forcé, artificiel. Mais les minorités ne sont pas toujours l'effet d'une exclusion, elles peuvent résulter d'une volonté d'intégration particulière et parfois même d'une volonté de marginalisation. Le pluralisme s'intéresse à ces deux cas de figure : dans le premier cas, pour mettre fin à l'exclusion ; dans le second, pour assurer à chaque minorité la possibilité d'un mode différent d'intégration (dans les limites des lois et règlements de la société).

Selon une conception du pluralisme, le rapport majorité-minorités doit être critiqué parce qu'il naîtrait d'une tension artificiellement entretenue par de fausses perceptions et parce que cette tension est porteuse de discrimination. Selon une autre conception -celle qui est défendue ici- ce rapport comporte assurément un potentiel de tension et il y entre inévitablement une part de stéréotypes, mais il peut aussi résulter en grande partie de la volonté de nombreux citoyens de rester très proches de leur culture d'origine (ou de conserver un lien quelconque avec elle) et cette volonté doit être respectée au nom même du pluralisme.

Quoi qu'il en soit, l'existence d'un rapport majorité-minorités au Québec est indéniable. Ce rapport est largement nourri par l'insécurité linguistique et culturelle des Francophones, il est [24] au coeur de la réflexion québécoise sur la diversité depuis les années 1960 [27] et il remplit le vocabulaire du débat public, autant chez les spécialistes que chez les non-spécialistes, comme on le voit dans la langue des essais, des médias (et comme on a pu le voir au Symposium international de Montréal en mai 2011 où divers intervenants y ont fait référence). Ce rapport est également nourri et attesté à la fois par un certain nombre d'intervenants qui se sont signalés par les critiques vigoureuses qu'ils ont adressées à la majorité fondatrice, qualifiée de xénophobe, repliée sur elle-même, etc. (on pense ici à Mordecaï Richler, William Johnson, Marc Angenot, Régine Robin et d'autres [28]). Dans la direction opposée, il faut rappeler qu'au sein de la culture fondatrice, plusieurs intellectuels, au cours des quinze ou vingt dernières années, ont réaffirmé leur identification à la culture, sinon à la nation canadienne-française -ce groupe inclut une figure aussi éminente que le sociologue Fernand Dumont [29].

Certes, le rapport majorité-minorités se manifeste avec plus ou moins d'acuité selon les périodes. Par exemple, pour s'en tenir aux années récentes, un clivage Eux-Nous s'est fortement manifesté au moment du référendum de 1995 avec la déclaration du premier ministre Parizeau sur les « votes ethniques » et l'affirmation d'un « Nous » francophone qu'il opposait aux minorités. On sait aussi que ce clivage vient de traverser un moment particulièrement fort avec la crise des accommodements. Si l'on fait exception du rôle de certains médias qui se sont employés à exalter les passions, comment ne pas trouver la cause principale de cette crise dans une inquiétude ou un malaise qui est venu principalement du groupe culturel majoritaire (plus précisément : d'une frange très importante de ce groupe) ? Ce sont les minorités et les immigrants qui étaient pointés du doigt parce qu'ils étaient dits réfractaires à la culture québécoise et représentaient une menace pour « nos valeurs et nos traditions » [30]. Et on se rappellera que l'énoncé même du mandat de la Commission que j'ai coprésidée avec Charles Taylor parlait de [25] l'équilibre  à protéger « entre les  droits  de la majorité  et les  droits  des minorités »  (G. BOUCHARD, C. TAYLOR, 2008).

Cela dit, tel qu'indiqué plus haut, il est manifeste que de nombreux jeunes Québécois ne perçoivent pas la réalité interculturelle par le prisme de ce rapport, ce qui traduit un phénomène générationnel.

À une autre échelle, le langage même de la philosophie et de la science politique en Occident fait largement usage du rapport majorité-minorités (on le voit notamment dans le débat sur la neutralité ou non-neutralité culturelle des États-nations et dans la controverse opposant le libéralisme égalitarien et le libéralisme communautarien [31]). À l'échelle canadienne, on sait aussi que le débat constitutionnel ou politique fait couramment référence au Québec comme d'une minorité nationale. Or, de qui s'agit-il en l'occurrence sinon principalement des membres de la majorité francophone ? [32] Par ailleurs, toujours à l'échelle canadienne, un très fort clivage Eux-Nous a longtemps existé avant les années 1960 sur la base de la dualité Francophones-Anglophones. L'époque de la Survivance dans l'ensemble du Canada français (en gros : entre 1840 et 1950-60) a été marquée, en effet, par des luttes incessantes pour la défense de la langue et des institutions francophones. Ces luttes se sont déroulées essentiellement à l'échelle pancanadienne où les Canadiens français formaient une importante minorité face à la majorité anglophone [33]. Il est permis de penser que le clivage actuel majorité-minorités au Québec a hérité une partie de l'ancien dans la mesure où il réactive les mêmes réflexes défensifs face à une menace (réelle ou perçue) [34].

[26]

Au sein du Québec, certains analystes replient le rapport majorité-minorités (et le clivage Eux-Nous qu'il favorise) sur une supposée dichotomie Montréal-régions. Alors que les Montréalais seraient à l'aise avec la diversité ethnoculturelle, parce qu'ils sont en contact constant avec elle, les résidents des régions lui seraient réfractaires du fait qu'ils vivent dans un environnement beaucoup plus homogène. Le raisonnement est logique mais aucune donnée ne le démontre vraiment. De nombreux sondages sur les perceptions de la diversité réalisés au cours de la dernière décennie font plutôt voir des écarts non ou très peu significatifs entre Montréal et les régions, et parfois à l'avantage des régions [35]. Dans le même esprit, il convient de rappeler que la plupart des épisodes qui ont nourri la crise des accommodements provenaient non pas des régions mais de Montréal (hidjab, kirpan, erouv, souccahs, synagogues, locaux de prières, vitres givrées, bains séparés, cours prénatals, décorations de Noël, etc.). Il n'y a pas du reste à s'en surprendre puisque c'est au sein de cette population, en effet, que se concentre la diversité québécoise.

Je signale enfin que la dualité n'est pas propre au Québec. Diverses nations d'Europe ont évolué récemment ou évoluent présentement vers ce paradigme —c'est le cas notamment de l'Angleterre, des Pays-Bas, de la France, du Danemark, de l'Allemagne, de l'Italie et d'autres. Mais il est remarquable que, dans certains cas, cette dualité conduit non pas à l'interculturalisme, comme il arrive au Québec, mais à des formes d'assimilation [36].

C) L'interculturalisme ne crée pas
le rapport majorité-minorités
.

Il ne le crée pas et il ne le favorise pas, mais il en prend acte, simplement du fait qu'il existe et qu'il pèse lourdement sur la vie interculturelle. Il cherche cependant à l'arbitrer, de façon à ce qu'il n'évolue pas vers un clivage Eux-Nous et des tensions susceptibles d'entraîner des formes de discrimination et d'exclusion. Il vise aussi à l'atténuer de diverses façons, notamment en imprégnant de pluralisme le curriculum scolaire (c'est l'une des réalisations les plus spectaculaires de l'interculturalisme québécois), en préconisant les rapprochements et interactions, en tablant sur les valeurs et [27] symboles partagés et, plus généralement, en faisant la promotion d'une culture commune nourrie à la fois de la culture majoritaire et des cultures minoritaires. Il cherche donc à prévenir le durcissement des identités, des appartenances et des clivages ethnoculturels.

D) Il est utile de prendre acte
du rapport majorité-minorités
.

Quatre motifs peuvent être ici invoqués. D'abord, cette dualité est une importante clé d'analyse. Dans le Rapport de la Commission Bouchard-Taylor, par exemple, la référence à la culture majoritaire et aux minorités revient plus de trente fois et elle faisait partie des points saillants livrés aux médias en mai 2008. Elle est indispensable, notamment, pour comprendre et éventuellement relativiser et dissiper la source même de la dualité (le plus souvent un malaise, une inquiétude suscitée par l'immigrant, comme je l'ai dit). Par ailleurs, si le culturel ou l'identitaire fait naître des divisions dans la société, on ne voit guère comment une démarche qui lui tournerait le dos en misant strictement sur la citoyenneté ferait vraiment avancer les choses. Il faut plutôt conjuguer ces deux dimensions dans une même démarche, mettre en œuvre un régime de citoyenneté qui intègre le culturel.

En deuxième lieu, comme l'a rappelé G. NOOTENS (2010, p. 65-67), la dualité est le lieu d'un rapport de pouvoir spécifique, et en l'occurrence d'un rapport de pouvoir très inégal qu'il importe donc de mettre au jour et de confronter afin de supprimer les obstacles systémiques à l'intégration et à l'équité. Comme toutes les majorités démocratiques, le groupe culturel francophone, en tant que groupe dominant, est susceptible de favoriser une gouvernance qui ne rend pas toujours justice à la diversité (y compris la diversité qui existe en son propre sein) [37]. Il y a donc ici un important devoir de surveillance à exercer et des correctifs à apporter (ce qui est le but des accommodements, des mesures d'accès à l'égalité, etc.). C'est l'un des mérites de l'interculturalisme que de bien mettre en lumière ce rapport de pouvoir. Sur ce terrain, les modèles fondés sur le paradigme de la diversité sont vulnérables dans la mesure où ils peuvent conduire à occulter l'existence d'une culture majoritaire et d'un rapport de domination.

Troisièmement, l'analyse du rapport majorité-minorités aide à concevoir et à mettre en œuvre des politiques mieux adaptées et une gestion plus efficace de la diversité, par exemple en [28] favorisant a) diverses formes de rapprochements et d'interactions entre la majorité et les minorités, b) une connaissance et une compréhension mutuelles entre ces groupes de façon à combattre les stéréotypes et l'exclusion, c) une sensibilisation, au sein de la majorité fondatrice, à la diversité et aux changements profonds qu'elle introduit dans la société, d) la participation à la vie civique comme lieu de rencontre et de mobilisation.

Enfin, à l'heure où la dualité gagne du terrain à peu près partout en Occident, ne serait-il pas étrange que des scientifiques relèguent à l'arrière-plan un phénomène aussi lourd de conséquences ?

Est-ce là, demandera-t-on, favoriser « le retour de l'irrationnel » ? Je soumets trois remarques à ce sujet. D'abord, la question donne à entendre que l'irrationnel a été subjugué par la raison comme force motrice de l'évolution des sociétés occidentales. C'est de toute évidence un énoncé qui se heurte à d'innombrables contre-exemples (il suffit de se reporter à l'actualité internationale). Deuxièmement, cet « irrationnel » malfaisant dont il faudrait se défaire, de quoi se compose-t-il au juste ? Il y entre, sans aucun doute, bien des perceptions erronées, des distorsions, des conceptions extrémistes qu'on se doit de condamner et de combattre. Mais sont également mises en cause ici des appartenances et des fidélités fondées sur des valeurs, des convictions morales ou religieuses, des aspirations fondamentales, des traditions, des héritages, des solidarités -en somme, tout un bagage symbolique qui ne relève pas en premier lieu de la raison et qui fonde néanmoins le social, qui le soude, lui donne sens et le pousse vers le changement. Enfin, on s'accordera, j'imagine, sur le fait que tout ce qui est irrationnel n'est pas nécessairement déraisonnable.

Cela dit, comme l'enseigne aussi bien l'histoire ancienne que récente, l'irrationnel peut se prêter aux pires débordements. Le remède à cela, s'il en est un, ne consiste certainement pas à prétendre le bannir, ce qui serait verser dans une dangereuse utopie [38], mais à tenter de mieux le comprendre (dans ses racines, ses mécanismes, ses expressions), de le contenir et de l'orienter en oeuvrant à la promotion de la démocratie, en éveillant la conscience des citoyens, en les responsabilisant dès le plus jeune âge grâce à l'éducation, en militant pour des sociétés plus [29] justes, plus égales, plus inclusives, en favorisant un débat public ouvert et équitable et, enfin, en encourageant la formation de nombreux groupes voués à la réflexion civique, à l'avancement de l'éthique publique et à la conscientisation. Sur ce plan, nous le savons bien, rien n'est jamais acquis ; il revient à chaque génération de veiller à l'ordre moral des sociétés et à équilibrer la raison et l'émotion.

Revenons au contexte québécois. Depuis quelques années, une droite énergique est en émergence qui rejette d'emblée le pluralisme (une orientation qui condamnerait les membres de la majorité fondatrice à renoncer à ce qu'ils sont), affiche de fortes sympathies pour des formules assimilationnistes et porte peu d'attention aux problèmes de l'exclusion, de la discrimination et du racisme auxquels sont confrontés les immigrants et les membres des minorités. Son programme consiste à octroyer formellement un statut prédominant à la majorité, à instituer en quelque sorte une hiérarchie officielle au sein de notre société. C'est clairement ce que propose le modèle dit de la convergence (ou tout au moins l'interprétation qui en est proposée), selon lequel la nation québécoise est constituée essentiellement du vieux noyau francophone (anciennement canadien-français) dans lequel on s'attend à ce que les immigrants et les minorités se fondent progressivement —faute de quoi, croit-on comprendre, ils sont voués aux marges, c'est-à-dire à l'exclusion. Quant à la stratégie mise en oeuvre, elle consiste à exploiter le champ identitaire de façon à exacerber la dualité et le clivage Eux-Nous en jouant sur les peurs et les stéréotypes, en stigmatisant l'immigrant, en martelant la thématique de l'insécurité, en faisant miroiter les horizons les plus sombres quant à l'avenir de la francophonie québécoise, en faisant de l'Autre le bouc émissaire, en accusant le groupe majoritaire de mollesse, de naïveté, d'inconséquence, et en l'invitant à surmonter son complexe de culpabilité, à se tenir debout, à se raidir [39].

Ce courant est très actif dans le milieu universitaire, il est très présent dans les médias, il compte de forts appuis dans la population (comme en font foi les sondages et les lignes ouvertes) et il rencontre d'importantes sympathies dans des milieux politiques, y compris au sein du parti formant l'opposition officielle.

[30]

Dans ces circonstances, la question qui se pose au premier chef est la suivante : à la recherche d'un modèle de gestion démocratique et pluraliste de la diversité, faut-il admettre dans la réflexion le champ culturel et identitaire ou -selon l'argumentaire de la seconde option évoquée plus haut- l'en exclure, s'en tenir à une approche strictement civique de droits individuels et laisser ainsi le monopole du culturel et de l'identitaire à une droite anti-pluraliste qui va l'investir, l'exploiter à sa guise et s'y appuyer pour assurer son expansion ? Dans cette dernière hypothèse, le pluralisme, le libéralisme et les chartes seraient conspués et dénoncés —ils le sont déjà— comme étant ennemis de la majorité culturelle, réfractaires à sa mémoire et à ses aspirations légitimes. Le combat pour une société égalitaire et inclusive serait gravement compromis.

Je me permets d'y revenir : l'interculturalisme ne crée ni n'encourage la dualité ; il la prend en compte là où elle s'est installée afin de l'arbitrer et de l'atténuer. La nier ou l'ignorer serait imprudent, ce serait créer les conditions favorables à son durcissement et faire obstacle au pluralisme. Ce serait aussi instaurer au Québec une forme de multiculturalisme, lequel n'est pas adapté aux réalités québécoises, comme le rappelle le Rapport de la Commission Bouchard-Taylor (p. 121).

E) La majorité fondatrice québécoise, qui est également
une minorité, mérite elle aussi reconnaissance et protection
.

D'abord, elle détient la même légitimité que les cultures minoritaires. En outre, au titre de l'héritage (voir plus haut), elle assure une contribution substantielle au fondement symbolique de la société québécoise. Enfin, elle est elle-même sur le continent nord-américain une minorité qui a toujours éprouvé un sentiment d'insécurité. Les sources et l'intensité de cette inquiétude ont varié avec le temps mais il s'agit là d'un paramètre important dans le devenir du Québec francophone et il ne peut pas être imputé simplement à des perceptions erronées ou manipulées. Certaines données laissent même prévoir un accroissement du sentiment d'insécurité au cours des prochaines années, avec pour conséquence possible l'essor d'un clivage Eux-Nous avec le potentiel de tensions qu'il recèle. Ainsi, la proportion des Québécois issus de l'immigration va doubler d'ici vingt ans. Les Québécois dont la langue maternelle est le français   sont d'ores et déjà légèrement minoritaires dans l'île de Montréal.

[31]

D'autres tendances démographiques vont dans le même sens, notamment la sous-fécondité et le vieillissement de la population (les Québécois de moins de 20 ans représentaient 40% de la population en 1971, 26% en 1991 et 22% en 2011 -M. PAGE, 2011). Il faut ajouter à cela l'impact de la mondialisation qui, quoi qu'on dise, s'exprime surtout en anglais (du moins en Occident et sur quelques autres continents) [40]. Parallèlement, à cause de sa faible fécondité, la majorité fondatrice va vraisemblablement continuer à se contracter [41].

On observe par ailleurs que les jeunes Québécois sont très séduits par les pratiques culturelles d'origine ou de type américain. Enfin, certains signes amènent à se demander si la ferveur dont la langue française a toujours été l'objet au Québec ne serait pas en train de se refroidir quelque peu chez une partie de la jeune génération, celle qui est très intégrée à la mondialisation et très ouverte à la culture qui s'exprime en anglais [42]. Dans ce contexte, ce n'est pas faire preuve d'alarmisme que de nourrir une inquiétude pour le français et pour la francophonie québécoise. Il est légitime de lui allouer des protections particulières, comme ce fut le cas avec la loi 101 [43] .

Est-ce là une volonté d'apaisement mal inspirée de nature à accroître l'insécurité en l'accréditant, plutôt qu'à la réduire ? En guise de réponse, on peut se reporter justement à l'exemple de la loi 101 et aux effets qu'elle a entraînés non seulement sur la majorité culturelle mais sur l'ensemble de notre société. Le groupe majoritaire s'en est trouvé sécurisé au point que, vingt-cinq ans plus tard, on a pu l'accuser d'avoir perdu sa vigilance à l'endroit des nouveaux périls menaçant le français. Quant au reste, la loi 101 a instauré une véritable paix linguistique au terme de quinze ans de conflits en plus de contribuer substantiellement à une redéfinition de l'identité nationale désormais ouverte à l'ensemble des citoyens du Québec. Cette loi, controversée à l'origine, fait maintenant l'objet d'un fort consensus.

Il est donc possible sinon vraisemblable que le rapport majorité-minorités soit installé pour longtemps dans la réalité ethnoculturelle au Québec. Mais ceci n'empêche pas la croissance d'une culture commune. Et la société québécoise, dans son ensemble, restera toujours soudée au plan de la citoyenneté par un ensemble de droits et d'engagements mutuels.

F) Les majorités ne sont pas toutes viles.

En se référant à de nombreux précédents en Europe et ailleurs, on parlera peut-être d'imprudence, de risques de dérapage de la part d'une majorité devenant tout à coup ambitieuse, peut-être arrogante, revancharde même ? Si on cherche dans l'histoire ancienne et récente du Québec des antécédents qui fourniraient des fondements à une telle inquiétude, on n'en trouvera guère. Le Québec francophone est une ancienne colonie qui a dû elle-même subir la domination d'une puissance orgueilleuse, convaincue de sa supériorité. À diverses reprises, le Canada français a dû résister à des tentatives d'assimilation et à diverses formes de discrimination. Et quand, à partir des années 1960, les Québécois francophones ont vraiment résolu de s'affranchir et de s'affirmer collectivement en se nourrissant d'une nouvelle ferveur nationaliste, qu'ont-ils fait ? Ils se sont signalés par un ensemble de politiques progressistes, libérales et pluralistes portées par un idéal démocratique axé sur l'égalité sociale.

Pour ce qui est de la période antérieure à la Révolution tranquille (la « grande noirceur »), elle se signale surtout par des orientations et des politiques très conservatrices dont les Francophones eux-mêmes ont souffert. L'antisémitisme y était toutefois courant, surtout parmi les élites (G. BOUCHARD, 2000), la censure cléricale sévissait et les décideurs, surtout sous le régime duplessiste, ne se montraient pas toujours très sensibles aux droits de la personne. Mais à tout prendre, en termes de discrimination et d'injustices sociales, le dossier du Québec ancien paraît bien léger quand on le compare à celui du Canada, des États-Unis et de la plupart des pays européens [44]. À vrai dire, pour ce qui est de l'essor du pluralisme au Québec, le principal risque à considérer sérieusement en ce moment vient de la droite en émergence, évoquée plus haut, dont il importe précisément de contrer l'expansion en la combattant sur son terrain de prédilection.

[33]

Certes, il reste que tout rapport inégal de pouvoir est dangereux et toute majorité est susceptible de verser dans la domination. C'est pourquoi il faut faire preuve de vigilance et mettre en place des mécanismes de protection des citoyens, en particulier ceux qui se démarquent de la culture majoritaire. Mais tout comme la vertu, le vice est inégalement distribué et il est imprudent d'installer toutes les majorités dans un même sentiment général de culpabilité a priori. Lorsque ce sentiment n'est pas fondé, il peut en résulter un ressentiment nuisible au pluralisme. Il faut plutôt juger à la pièce, s'assurer de contrer efficacement les violations des droits et s'efforcer de promouvoir parmi la majorité -comme dans l'ensemble de la société- les valeurs d'ouverture, de compréhension mutuelle et de solidarité.

G) La règle de droit ne suffit pas à fonder une société.

L'énoncé voulant que la règle juridique et la rationalité qui la fonde suffisent à la vie sociale découle d'une conception désincarnée et irréaliste du droit qui se trouve ainsi extrait de ses racines et de son environnement socioculturel. Il en va ainsi de la vision du citoyen rationnel, auto-suffisant et auto-construit, qu'il faut protéger des intrusions (des « contaminations » ?) des instances collectives. C'est là un noble idéal que certains atteignent peut-être mais qui, sociologiquement, reste une vue de l'esprit. Suivant le cheminement le plus courant, l'individu se forme dans le milieu où il naît et grandit, à même un héritage complexe de sentiment, d'émotion et de raison, et c'est à partir de ce bagage qu'il peut accéder progressivement à des normes plus abstraites et plus rationnelles, à des visées et principes universels. Mais ces normes et ces principes restent toujours liés de quelque façon au bassin de valeurs, d'aspirations, de fidélités, de mémoire et d'identité dont ils émanent et dont ils continuent à se nourrir. De même, une société ne se perpétue et se développe qu'en s'appuyant sur un fondement symbolique fait de valeurs et de repères partagés qui entretiennent avec le droit des rapports d'action-réaction.

C'est pour ces raisons que l'interculturalisme, en tant que recherche d'équilibres, plaide pour les médiations, les interpénétrations, les passerelles, les synthèses, comme le veulent le tissu et le mouvement de la vie sociale.

[34]

Le type de libéralisme qui préconise un individualisme radical porte fondamentalement une volonté d'amputation et d'appauvrissement des citoyens, invités à se départir de ce qui, dans toute société, contribue au premier chef à nourrir les émotions, à structurer les identités et à donner sens à la vie. Ma vision de l'interculturalisme -et de l'orientation pluraliste qui le nourrit- repose sur la conviction qu'il est possible et nécessaire de conjuguer les prérogatives de l'individuel et du collectif, du juridique et du culturel.

H) La lutte contre la discrimination et le racisme
est l'une des priorités de l'interculturalisme
.

L'accent sur l'intégration, tel que signalé déjà, vise notamment l'insertion économique et sociale tandis que l'orientation pluraliste engage au respect des droits et à la poursuite de l'égalité. Enfin, l'analyse proprement culturelle est indispensable pour déraciner les préjugés et les stéréotypes qui servent d'alibis à la xénophobie, à la discrimination et au racisme.


III/ CONCLUSION

1) On se trouve donc face à deux options correspondant à deux modèles de gouvernance et à deux types de libéralisme ou de pluralisme entre lesquels le Québec doit choisir. L'un, s'inspirant en partie du multiculturalisme et en partie du modèle républicain, préconise une approche strictement civique et individuelle et en vient à établir une double disjonction ou dichotomie, d'une part entre le juridique et le culturel (ou l'identitaire), d'autre part entre l'individuel et le collectif. L'autre modèle, l'interculturalisme, vise à surmonter ces éléments dichotomiques en favorisant des passerelles, des synthèses qui offrent une image plus complète de la dynamique sociale, donnent plus de latitude aux citoyens, garantissent une meilleure prise sur le réel et ouvrent la porte à des politiques mieux adaptées au contexte québécois. Il ne s'agit aucunement ici de prendre des distances par rapport au pluralisme mais, au contraire, d'en concevoir une définition qui soit mieux adaptée aux réalités québécoises en vue d'un plein épanouissement de cet idéal. C'est dans cet esprit que je préconise, notamment, une prise en compte prudente du rapport majorité-minorités et de la dynamique identitaire qui lui est associée.

2) Pour ce qui est de l'ouverture à la diversité et du respect des droits des minorités, je ne renie donc rien des positions exprimées dans le Rapport de la Commission Bouchard-Taylor lequel, je [35] le rappelle, contient l'essentiel des propositions que j'ai présentées ici en les explicitant (recherche d'équilibres, rapport majorité-minorités, non-neutralité culturelle des États, marge de manoeuvre, culture fondatrice, accent sur l'intégration dans la réciprocité...). Tout comme le libéralisme, le pluralisme est une orientation générale dont chaque société ou nation doit préciser les modalités d'application en fonction de sa réalité.

3) À propos de l'interculturalisme en tant que recherche d'équilibres et pratique d'arbitrages, cet objectif sollicite la réflexion et l'action dans plusieurs directions, dont voici divers exemples :

- Conjuguer, au sein de la culture québécoise, les éléments de continuité (identifiés à la majorité) avec les éléments de diversité introduits par l'immigration (identifiés aux minorités) ;

- Concevoir des aménagements qui tiennent compte du double statut de la culture fondatrice francophone, laquelle constitue à la fois une majorité et une minorité ;

- Conjuguer la reconnaissance de la majorité fondatrice, dont la continuité doit être assurée, avec la promotion d'une culture commune, en expansion ;

- Promouvoir une conception du droit qui prenne en considération la légitimité des identités et des aspirations dont elles sont porteuses ;

- Assurer l'avenir et le développement de la langue française sans compromettre la croissance du plurilinguisme ;

- Mettre en œuvre des politiques qui concilient l'individuel et le collectif.

- Aménager la diversité de manière à départager équitablement au sein des diverses traditions, visions du monde et aspirations en présence celles qui peuvent être érigées en valeurs fondamentales, celles qui sont légitimes mais relèvent de choix particuliers et, enfin, celles qui doivent être rejetées ;

[36]

- Reconnaître les appartenances, les traditions et les identités en évitant de les durcir ou de créer des frontières artificielles qui briment l'individu ;

- Faire droit à la diversité tout en évitant les risques de fragmentation ;

- Enseigner une mémoire nationale qui se structure autour du passé de la majorité et qui le reflète intégralement, tout en intégrant et en valorisant les trajectoires des minorités, en particulier les idéaux dont ces trajectoires sont porteuses ;

- Aménager la diversité religieuse dans le respect des droits, avec le double souci d'éviter l'exclusion et de sauvegarder les principes fondateurs de la laïcité ;

- En matière d'accommodements, établir un équilibre fonctionnel entre la formulation de normes précises et la marge de manœuvre dont ont besoin les décideurs dans les institutions.

Tout cela fait de l'interculturalisme québécois un modèle complexe, qui loge à l'enseigne de la prudence et de la nuance. En ce sens, il est un modèle « hybride » [45] construit autour de quelques idées directrices, axé sur une recherche d'équilibres [46]. Sur la base du rapport majorité-minorités, il essaie de marier, à l'enseigne du libéralisme, le civique et le culturel, l'individuel et le collectif. On pourrait certes souhaiter une formule plus simple, mais comme on le voit avec les modèles assimilationnistes, la simplicité en matière de diversité ethnoculturelle est souvent réductrice ; elle favorise les tensions et peut être source d'exclusions.

4) L'interculturalisme fait appel à des négociations et médiations constantes pour aplanir les divergences inhérentes à la rencontre des cultures. Ici, les premiers acteurs sont les citoyens, engagés quotidiennement dans la gestion de la diversité. À un autre niveau se trouvent les décideurs au sein des institutions publiques et privées. Mais tout cela pose la question de l'arbitrage de ces échanges : qui tranche les différends persistants ? Dans une société [37] démocratique, on doit s'en remettre d'abord au débat public, puis aux instances politiques et, en dernier recours, aux tribunaux. L'idéal, de toute évidence, c'est que le citoyen lui-même prenne en charge cet arbitrage. C'est pourquoi il importe de l'informer, de le sensibiliser et de le responsabiliser. Pour le reste, il est évident que la société québécoise, comme toute autre, est le lieu de rapports de pouvoir structurels, source d'inégalités diverses. L'interculturalisme ne peut certes s'en désintéresser, mais on pénètre ici sur un terrain beaucoup plus vaste.

En proposant la présente analyse, je suis parfaitement conscient d'aller à contre-courant d'une opinion répandue selon laquelle le Québec a tellement évolué depuis quelques décennies que cette vision d'un rapport majorité-minorités est maintenant dépassée. Mon analyse propose une représentation différente, essentiellement sur deux plans. D'abord, je crois avoir établi que ce rapport existe bel et bien et qu'il constitue une donnée centrale dont il faut prendre compte, que la chose plaise ou non. De plus, en accord avec les exigences même du pluralisme, il n'est pas si évident que le « progrès » doive se mesurer au rythme de l'effacement de la culture fondatrice francophone. Cette culture majoritaire, qui est en même temps une minorité, a droit elle aussi à une reconnaissance ; on ne peut pas dénier à ses membres le droit d'y rester attachés si tel est leur choix. Pour faire avancer le pluralisme au Québec, il faut donc s'en remettre à une conception et à des voies plus complexes -par exemple, en encourageant les membres de la majorité fondatrice à s'investir dans la culture commune.

Cet essai met de l'avant un mode d'aménagement de la réalité ethnoculturelle québécoise à la lumière de l'interculturalisme et suivant le paradigme de la dualité. Mais il va de soi que les arrangements ici proposés ont un caractère contextuel et ne conviennent pas nécessairement à d'autres nations où la réflexion s'inscrit également dans la dualité. Celle-ci, tout comme l'interculturalisme, doit rester ouverte à une grande variété de formules.

[38]

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[1] J'ai retiré un énorme profit des commentaires critiques formulés par François Fournier, Céline Saint-Pierre, Geneviève Nootens, Pierre Bosset, Geneviève Baril, Michel Venne, François Rocher et bien d'autres collègues sur des versions antérieures ou des passages de ce texte dont j'assume cependant toute la responsabilité. J'ai également contracté une dette envers plusieurs chercheurs du Conseil de l'Europe et de l'Union européenne avec lesquels j'ai plusieurs fois débattu des questions ici abordées. Mon travail a enfin bénéficié du soutien financier du Programme des Chaires de recherche du Canada, de l'Institut canadien de recherches avancées et de la Fondation de l'Université du Québec à Chicoutimi.

[2] Elle s'appuie largement sur les idées émises par de nombreux chercheurs québécois au cours des vingt dernières années (voir références dans G. BOUCHARD, 201 la, p. 399, note 6).

[3] Disponible sur internet (G. BOUCHARD, 201 lb).

[4] Le pluralisme est entendu ici, très généralement, comme une orientation qui préconise une attitude respectueuse de la diversité et le droit de chacun de cultiver, s'il le désire, une référence plus ou moins étroite à son groupe ethnoculturel d'origine. Le pluralisme entraîne donc le rejet de toute forme de discrimination basée sur les caractéristiques culturelles d'une personne. Il ne doit pas être confondu avec la pluralité ou le pluriculturel, lesquels sont synonymes de diversité. Le pluralisme est une notion normative, la pluralité est un état de fait.

[5] Sont concernés ici au premier chef les immigrants et les membres des minorités mais aussi des membres de la majorité culturelle.

[6] En fait, comme nous le verrons, il se peut qu'une culture majoritaire existe au sein des nations adhérant au paradigme de la diversité, mais qu'elle n'y soit pas reconnue officiellement.

[7] Outre ces deux paradigmes (diversité et dualité), il en existe au moins trois autres dans lesquels s'enracinent divers modèles de gestion de la diversité ethnoculturelle ; ce sont les paradigmes de l'homogénéité, de la mixité et de la multipolarité. Sur ce sujet, voir G. BOUCHARD (201 la, p. 402-405).

[8] Ce concept de culture fondatrice est dénué de connotation hiérarchique. Il réfère à l'héritage symbolique d'une collectivité qui a occupé un espace depuis longtemps (quelques siècles ou quelques millénaires), qui a donné forme à un territoire ou un habitat (ce que certains géographes appellent une « territorialité ») dans lequel elle se reconnaît, qui a élaboré une identité et un imaginaire exprimés dans une langue, des traditions, des idéaux et des institutions, qui a développé une solidarité et une appartenance, et qui nourrit un sentiment de continuité inscrit dans une mémoire. Dans une société donnée, des minorités établies depuis longtemps peuvent donc également détenir le statut de culture fondatrice -au Québec, pensons aux communautés autochtones, dont la fondation est plus ancienne que celle de la culture majoritaire, ou à la population anglophone. Précisons que le qualificatif de fondatrice réfère moins à un acte initial de peuplement qu'à un processus étalé dans le temps. Ce processus s'accompagne inévitablement d'un effet structurant sur la culture d'une société, surtout s'il est le fait du groupe majoritaire.

[9] Cela dit, il arrive que le rapport majorité-minorités transpire également dans l'interculturalité ainsi définie. Au cours d'un colloque tenu en janvier 2011 à Montréal sous les auspices d'Interculturalisme 2011, des experts en médiation interculturelle ont montré que ce rapport était très agissant dans l'entreprise, à l'école et dans la vie de quartier. Certains ont expliqué, par exemple, qu'une résistance au pluralisme était souvent le fait de membres de la culture majoritaire.

[10] Évitons tout malentendu, il ne s'agit pas ici d'assimilation. En accord avec la tradition sociologique nord-américaine, le concept d'intégration désigne l'ensemble des mécanismes et processus d'articulation (ou d'insertion) grâce auxquels se constitue le lien social avec ses fondements symboliques et fonctionnels. Ces mécanismes et processus engagent tous les citoyens (anciens et nouveaux) et opèrent à diverses échelles (individuelle, communautaire, institutionnelle, étatique), suivant plusieurs dimensions (économique, sociale, culturelle...). En ce qui concerne les immigrants, ils supposent une volonté et un effort mutuels de la part des membres de la société d'accueil et de la part des nouveaux arrivants. Je reprends ici à mon compte la définition que l'on trouve dans le Rapport Bouchard-Taylor (p. 114-115), laquelle est fondée sur les notions de participation, réciprocité, interaction, égalité, respect des droits, insertion socio-économique. Selon cette conception, le concept d'intégration est donc dépourvu de toute connotation assimilatrice. Pour éviter toute confusion, on pourrait parler d'intégrationnisme pour désigner des formes d'intégration non respectueuses de la diversité.

[11] Cette expression ne doit pas être entendue au pied de la lettre. Il est assuré que tous les habitants du Québec - incluant ceux qui ne parlent pas le français— font partie de cette nation, et à part égale. Il reste que, sociologiquement, celle-ci peut être qualifiée de francophone a) à cause de la culture fondatrice majoritaire, b) parce que le français est la langue officielle du Québec, et c) parce qu'une grande partie des Québécois d'origine autre que francophone sont en mesure de communiquer en français. On rappellera aussi que c'est le caractère francophone du Québec qui fonde principalement son statut distinctif dans l'ensemble nord-américain et qui lui a valu d'être reconnu comme nation par le parlement canadien en novembre 2006.

[12] Divers sondages réalisés à des années d'intervalle montrent qu'au cours des dernières décennies, la proportion des citoyens s'identifiant comme Québécois n'a pas cessé de croître.

[13] Selon cette conception, on peut donc admettre que la culture commune incorpore des contenus qui ne sont pas restreints au droit ou à la citoyenneté proprement dite -on pense à certaines pratiques coutumières, à des valeurs qui ne sont pas officiellement codifiées, à des éléments de mémoire et d'appartenance et à ce qu'on pourrait appeler la culture de la quotidienneté (des spécificités du langage, des symboles courants diffusés par les médias, des clichés, des complicités de la communication... ).

[14] Selon l'expression de Rachida Azdouz (allocution à un colloque du Parti libéral du Québec tenu le 28 mai 2011 à Montréal).

[15] Sur ce sujet, voir T. H. ERIKSEN (2007).

[16] C'est le cas à l'échelle québécoise comme à l'échelle canadienne où l'ensemble des Francophones québécois représentaient 29% de la population en 1951 et 21,6% en 2006.

[17] À la lumière de ce commentaire, on comprendra le malaise que peut créer chez des membres de la majorité francophone ces vers de Marco Micone (tirés de son poème bien connu Speak What), dans lesquels il dit exprimer le sentiment de l'immigrant : « Nous sommes étrangers à la colère de Félix/ Parlez-nous de votre Charte/ de la beauté vermeille de vos automnes ». En fait, si l'on examine attentivement les sources de « la colère de Félix », on découvre qu'elle procède directement du combat pour les droits dont la charte québécoise est l'un des aboutissements et dont tous les citoyens québécois tirent profit désormais.

[18] G. BOUCHARD, C. TAYLOR (2008).

[19] Le Canada, par exemple, fait un usage particulièrement intensif de cette marge de manœuvre, malgré sa profession de foi multiculturaliste -on pense à la référence à la suprématie de Dieu dans le préambule de la Constitution, à la promotion de symboles monarchiques, aux restrictions (quotas) imposées sur la diffusion de « produits » culturels étrangers (incluant certaines publications) ou sur la vente (lire : l'aliénation) d'objets considérés comme des symboles patrimoniaux, etc.

[20] On a pu faire valoir, notamment, que les dynamiques identitaires et les cultures nationales associées aux majorités ont souvent contribué à la promotion de la démocratie et de la justice sociale. On trouvera des références sur ce sujet dans G. BOUCHARD (201 la, p. 414, note 26).

[21] II est à noter que, dans des exposés précédents, pour désigner ce que j'appelle ici la marge de manœuvre ad hoc, j'ai parlé d'éléments de préséance ad hoc ou contextuelle en ayant bien soin de préciser qu'il ne s'agissait nullement de décréter une préséance a priori ou formelle (ce qui aboutirait à instituer une hiérarchie et à créer deux classes de citoyens). Dans le même sens, le Rapport de la Commission Bouchard-Taylor (p. 214) faisait aussi état d'une « préséance de fait » par opposition à une « préséance de droit » (p. 214). Néanmoins, certains observateurs n'en ont pas moins retenu le second sens et ont donc condamné l'idée. Par prudence, je renonce donc à cette appellation pour m'en tenir désormais à la notion de marge de manœuvre ad hoc ou contextuelle. Il doit être clairement entendu que cette notion ne comporte aucune connotation de hiérarchisation.

[22] L'article 27 de la Charte canadienne des droits et libertés statue en effet que toute interprétation qui en sera faite « doit concorder avec l'objectif de promouvoir le maintien et la valorisation du patrimoine multiculturel des Canadiens ». Le texte ne fournit toutefois pas de définition de l'épithète « multiculturel ».

[23] On sait que l'option souverainiste, qui est la traduction politique la plus accusée du néonationalisme québécois, trouve maintenant des appuis significatifs hors de la majorité culturelle. Ainsi, selon un sondage CROP-Express réalisé en 2006, 30% des jeunes allophones appuyaient l'idée d' « un statut de pays pour le Québec ». Selon un autre sondage effectué par les soins de Génération Québec en 2003 auprès de 1025 jeunes répondants nés à l'étranger ou nés de parents immigrants révélait que 40% d'entre eux se montraient favorables à la souveraineté du Québec assortie d'une offre de partenariat avec le Canada, soit une proportion égale à celle qui était alors observée dans l'ensemble de la population québécoise (L. BEAULIEU, 2003).

[24] Ce sont elles aussi qui se sont fait entendre le plus clairement au cours des audiences de la Commission Bouchard-Taylor, y exprimant un vif sentiment d'inquiétude pour la survie de ce qu'on appelait « notre identité », « notre culture » ou « nos valeurs ».

[25] Le fichier BAL SAC (Université du Québec à Chicoutimi) et le Registre de la population du Québec ancien (Université de Montréal). Voir H. CHARBONNEAU et alii (1987, Chapitre VI) ; H. VÉZINA, M. TREMBLAY et alii (2005, p. 255-258).

[26] Ce commentaire fait mieux voir pourquoi le multiculturalisme, qui ne reconnaît pas de culture majoritaire, a pu s'implanter au Canada anglophone sans susciter une forte résistance de la part du groupe culturel identifié à l'anglo- conformité. Selon divers estimés, la proportion des descendants d'origine britannique n'y serait plus que de 20% à 25%.

[27] Voir à ce sujet F. ROCHER, M. LABELLE et alii (2008).

[28] À propos de Mme Robin, voir par exemple (2009), un long réquisitoire sur le « nous » de la culture fondatrice. De la même auteure, on annonçait aussi en août 2011 la parution prochaine d'un essai intitulé Nous autres, les autres.

[29] Pour lui, la notion de nation québécoise était « une erreur », « une mystification » (F. DUMONT (1995, 1997a). Sur ce sujet : G. BOUCHARD (2001).

[30] Je m'en remets ici aux travaux de la Commission (exploitation d'un site internet interactif, 31 groupes-sondes, études de contenus de blogues, de divers corpus de courriels, de lettres aux journaux...) de même qu'à ses audiences privées et publiques (plus de 900 mémoires, 241 témoignages), incluant les 26 forums à travers le Québec.

[31] Sur ce sujet : D. HELLY (2002).

[32] D'autre part, cette référence, en elle-même, ne suppose-t-elle pas l'existence au Canada d'une majorité nationale ? On retrouverait donc à cette échelle également un rapport majorité-minorités, même si le multiculturalisme nie l'existence d'une culture majoritaire au Canada (c'est le premier énoncé de la motion de 1971).

[33] Sur ce sujet, voir (entre de nombreuses autres références) Y. FRENETTE (1998), F. DUMONT (1997b).

[34] La dualité au Québec se manifeste sous bien d'autres figures. Par exemple, C. LECLERC (2010, chap. 1) la retrouve dans la coexistence inégale des langues littéraires au Québec, le français détenant le statut de « langue tutélaire » aux côtés de langues minoritaires, introduisant ainsi une hiérarchie dans ce que l'auteure appelle le « colinguisme ».

[35] Les résultats de ces sondages sont présentés dans M. GIRARD (2008).

[36] L'évolution du débat états-unien sur la diversité montre lui aussi des éléments de dualité de plus en plus accentuée et donne une nouvelle vie à la tradition assimilationniste. Ce changement est surtout alimenté par les immigrants latino-américains et, de façon plus générale, par la croissance démographique rapide des minorités (selon les derniers chiffres, elles représenteraient actuellement 37% de la population totale et tout près de la moitié de la sous-population des 18 ans et moins). L'ouvrage célèbre de S. P. HUNTINGTON (1996) est très représentatif de ce courant de pensée aux Etats-Unis.

[37] La crise des accommodements, par exemple, a bien révélé que les demandes ne provenaient pas toutes des minorités ou des immigrants.

[38] Il faudrait alors éradiquer le mythe, le religieux, l'identitaire et tout ce qui repose sur l’émotion ?

[39] Pour sa part, parlant au nom des Québécois du « nous » majoritaire, Jean François Lisée souhaite qu'ils « se musclent l'épine dorsale » (J. F. LISEE, 2007, p.  30). Voir aussi le mémoire que le même a présenté à la Commission Bouchard-Taylor (« Pour un nouvel équilibre entre tous les « Nous » Québécois », LIEN). Mais on pourrait référer ici à de nombreux intervenants qui font la promotion des mêmes idées.

[40] Certains, se voulant rassurants, évoquent le poids et l'influence croissante des Chinois et des Indiens à l'échelle internationale. Soit, mais dans quelle langue les Occidentaux communiqueront-ils massivement avec ces populations, sinon l'anglais ?

[41] On perçoit ici, sous un autre jour, l'importance de la culture commune. Pour la majorité culturelle en décroissance démographique, elle offre un horizon positif, une possibilité de redéfinition et d'expansion dans une perspective élargie.

[42] Pensons, notamment, à la controverse qui a entouré le contenu des grands spectacles de variété présentés à Québec et à Montréal durant l'été 2011 ; ou à celle qu'a soulevée, en 2008, la prestation du très britannique Paul McCartney sur les Plaines d'Abraham à l'occasion du 400e anniversaire de Québec...

[43] Cela dit, ces protections doivent être soigneusement calibrées. Ainsi, je crois que le projet d'étendre la loi 101 au niveau collégial, mis de l'avant dans le débat public en 2010-2011, n'était pas acceptable pour diverses raisons.

[44] Voir à ce sujet G. BOUCHARD (2005).

[45] Alain-G. Gagnon, communication personnelle.

[46] En un sens, tous les régimes pluralistes sont en quelque sorte voués à la recherche d'équilibres. Mais c'est tout particulièrement le cas lorsqu'un modèle entend arbitrer un rapport majorité-minorités.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 21 août 2014 10:00
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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