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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article du professeur Gérard Bouchard, “Apogée et déclin de l’idéologie ultramontaine à travers le journal Le Nouveau Monde, 1867-1900.” Un article publié dans l’ouvrage sous la direction de Fernand DUMONT, Jean-Paul MONTMINY et Jean HAMELIN, IDÉOLOGIES AU Canada FRANÇAIS, 1850-1900, pp. 117-147. Québec: Les Presses de l’Université Laval, 1971, 327 pp. Collection: Histoire et sociologie de la culture, no 1. Une édition numérique réalisée par Réjeanne Toussaint, Chomedey, Laval, Québec. [Autorisation formelle accordée le 7 décembre 2009, par le directeur général des Presses de l’Université Laval, M. Denis DION, de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

[117]

IDÉOLOGIES AU Canada FRANÇAIS,
1850-1900.

Apogée et déclin de l'idéologie
ultramontaine à travers le journal
Le Nouveau Monde,
1867-1900
.”

Gérard Bouchard

[pp. 117-147.]

Un article publié dans l’ouvrage sous la direction de Fernand DUMONT, Jean-Paul MONTMINY et Jean HAMELIN, IDÉOLOGIES AU Canada FRANÇAIS, 1850-1900, pp. 117-147. Québec: Les Presses de l’Université Laval, 1971, 327 pp. Collection: Histoire et sociologie de la culture, no 1. Une édition numérique réalisée par Réjeanne Toussaint, Chomedey, Laval, Québec. [Autorisation formelle accordée le 7 décembre 2009, par le directeur général des Presses de l’Université Laval, M. Denis DION, de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

PRÉLIMINAIRES. Fondation et débuts du « Nouveau Monde » (1867-1868)
I. L'ESPRIT DE 1872 (1869-1876)

A. Les postulats. Une dogmatique sociale
B. La politique
C. La nation
D. La famille
E. L'éducation
F. Économie et travail
G. L'engagement politique du « nouveau monde »
H. La société provisoire

II. Les bouleversements (1877-1891)

A. Les premiers doutes (1877-1879)
B. De la chaire à la tribune (1879-1884)
C. Le journal de parti (1885-1891)

III. Un journal indépendant (1892-1896)

1. En guise de doctrine
2. La politique
3. La nation
4. L'éducation
5. Travail économie
6. Les ruptures d'allégeance


S'agissant de rendre compte de la pensée du Nouveau Monde, nous avons tenté de dégager non seulement les diverses représentations idéologiques du journal pour elles-mêmes, en tant qu'elles traduisaient au jour le jour les opinions de ses rédacteurs, mais aussi ce qui nous a paru être proprement un type de construction idéologique. Mais les transformations qui sont survenues sur ce second plan de l'analyse nous ont permis d'aller plus loin dans cette direction en sorte que nous avons cru pouvoir reconstituer le passage d'un style de construction idéologique à un autre ; l'essentiel de cette mutation, dont nous n'avons certes pas exploré toutes les implications, pouvant être ainsi caractérisé : on passerait d'une pensée très abstraite, fortement normative et peu soucieuse de la praxis, à une lecture très serrée de l'objet social, attentive à ses moindres mouvements. On n'assiste à rien de moins qu'à une sorte de réapprentissage du réel.

On verra donc comment, au terme d'une course inégale, tantôt ralentie, tantôt précipitée, au gré de mille avatars, l'idéologie puise de plus en plus à la praxis sociale et finalement s'élaboré non plus au-delà mais au sein même de l'objet dont elle entend rendre compte.


PRÉLIMINAIRES

Fondation et débuts du « Nouveau Monde »
(1867-1868)

Monseigneur Bourget, que la presse libérale exaspérait, n'avait pas renonce à donner un successeur aux Mélanges religieux ; on sait que la disparition de ce journal avait privé le catholicisme d'une voix forte et respectée dans les polémiques sociales qui ont suivi la Rébellion. En 1865, le défaut se fait sentir avec une acuité particulière ; d'un côté l'agressivité [118] croissante de la presse libérale et l'activité déployée par l'Institut canadien appellent une réplique énergique de la part du clergé ; d'autre part l'évêque de Montréal s'apprête à engager la bataille du Démembrement, certes l'une des plus longues et des plus ardues de sa carrière. Enfin la scène politique elle-même est en effervescence ; et il est à craindre que l'agitation ministérielle n'engage le gouvernement dans quelque crise dont les libéraux, toujours à l'affût, seraient disposés à tirer profit.

Il y a d'ailleurs, assez largement répandue, une conscience vive de ce remuement : il suffit, pour s'en rendre compte, d'observer l'énervement qui s'empare de la presse dans les villes, où l'on verra naître, entre 1860 et 1870, pas moins d'une dizaine de grands journaux, et la recrudescence des cercles, instituts littéraires, etc. C'est l'époque, dirait-on, où tous les partis, toutes les factions mobilisent. Et le prélat ne fait pas exception :

« ... Oh ! si nous avions un bon journal pour défendre ex professo les vrais principes que le libéralisme attaque avec tant d'impudence pour renverser toutes les sociétés, comme il serait pour nous un puissant auxiliaire. » [1]

C'est à ce souhait que fait écho, deux ans plus tard, la fondation du Nouveau Monde. Le premier numéro paraît le 17 août 1867 ; à cette édition quotidienne s'ajouteront, à partir du 19 septembre de la même année, une édition dite semi-quotidienne paraissant trois fois la semaine et, en 1870, une édition hebdomadaire, sorte de journal du dimanche destiné à meubler les loisirs de famille.

Ce premier numéro nous apprend que le journal se veut avant tout religieux ; ce serait là sa destination principale. Il se propose à cette fin :

1° de suivre le mouvement religieux partout où il se manifeste et sous toutes ses formes, morale, scientifique, artistique, législative, etc. ;

2° de défendre la vérité catholique contre les attaques et les travestissements auxquels elle est constamment exposée ; servir en quelque sorte de champion aux libertés et aux droits de l'Église. [2]

On voit comme tout cela répond au souhait formulé antérieurement par Mgr Bourget. Mais le journal se reconnaît aussi un rôle politique et, à ce titre, entreprendra de traiter, au point de vue catholique et dans le sens des principes conservateurs, les questions de droit public, municipal et constitutionnel. Mais aussitôt suit une mise en garde : qu'on n'aille pas croire en effet que ce rôle politique ait quelque chose à voir avec les accents querelleurs et mesquins de l'arène politique ; au contraire, le journal n'entend pas se départir d'un maintien solennel qui sied à son rang. C'est qu'il faut distinguer entre la lutte politique, lieu des querelles partisanes qu'on laisse aux [119] arlequins, et la science politique, qui est « l'exposition raisonnée des principes chrétiens et catholiques en politique ». C'est à cette sphère-là, comme bien l'on pense, que le N M se destine.

À cet énoncé de principes, correspondent certaines dispositions essentielles de la constitution. Le clergé du diocèse de Montréal, à l'initiative duquel est due la réalisation du journal, se réserve un droit de contrôle exclusif Ainsi, la Société, composée d'actionnaires catholiques dont au moins deux tiers sont ecclésiastiques, est sous l'autorité immédiate d'un ecclésiastique désigné par l'évêque de Montréal.

En 1870, après des débuts difficiles il est vrai, le N M compte entre 5 et 6,000 abonnés. On devine qu'ils se recrutent, presqu'en totalité, chez les ecclésiastiques. Les écrits du N M sont lus, étudiés et commentés dans les couloirs de l'évêché, à la table du presbytère, tant à la campagne qu'a la ville. Et Mgr Bourget en recommande vivement la lecture à ses commettants.

Ce qui retient surtout l'attention, c'est le caractère hautain et lointain de ce journalisme. Le N M, à sa naissance, ne porte guère l'empreinte de son logis ; on publiera par exemple, en première page, des lettres échangées entre Dupanloup et Veuillot ; en deuxième, quelque manuel fournira d'amples aperçus de l'histoire des conciles ; en troisième, telle discussion sur l'art et la morale sera le prétexte à un long séjour chez saint Thomas ; enfin, des emprunts à l'Univers termineront la besogne.

L'on ne sera pas surpris d'apprendre que la question la plus débattue est celle du libéralisme. Mais à cette date, et c'est un sujet d'étonnement, la discussion ne comporte guère d'allusion à une réalité locale ; on omet aisément de désigner les partis et les belligérants. Et, l'adversaire n'étant pas repéré, le lecteur en vient tout naturellement à douter de son existence. Ce contre quoi, périodiquement, le journal prévient les imprudents :

« Malheureusement non, ce n'est point contre un fantôme imaginaire que le catholicisme lutte ici avec tant d'anxiété pour l'avenir, mais bien contre l'agression violente de toutes les erreurs à la fois... » (19/5/1868).

Et l'ennemi qui tantôt ne se trouvait nulle part commence de se trouver partout.

Voici pourtant que, dans la deuxième moitié de l'année 1869, l'affaire Guibord, la condamnation de l'Institut canadien et la question du Nord-Ouest prennent place bruyamment dans les colonnes du journal, à côté des analyses du Syllabus et des revues de presse étrangère : comme si le N M faisait son premier apprentissage d'une réalité canadienne. La mobilisation qui s'ensuit revêt tout le caractère d'une inauguration.

[120]


I. L'ESPRIT DE 1872 (1869-1876)


A. Les postulats.
Une dogmatique sociale

Nous essayons d'exprimer ici les trois ou quatre propositions qui soutiennent toute la doctrine du N M.

Il est posé de prime abord que tout être dans l'univers, individu ou société, est soumis à une loi qui régit son action, et qu'il existe, par ailleurs, des lois morales dont l'ensemble constitue l'ordre moral. En outre, ces lois ne sont pas la production des hommes, mais de Dieu lui-même ; il va de soi que l'homme, être fini, ne peut les connaître directement, mais seulement d'une manière indirecte. Mais comme il doit nécessairement se trouver une proportion de convenance entre la nature d'un être et la loi qui préside à son action, on conclut que c'est la nature de l'homme qui nous révèle l'existence ainsi que le caractère de sa loi première. Tout est maintenant aisé : « Voici le phénomène général qui s'observe en toute nature créée, d'où l'on déduit le caractère général de la loi première de l'homme. » Mais cette nature, qu'est-elle ?

Mieux vaut le dire tout de suite : le N M n'a pas très bonne opinion des hommes. L'homme à l'état de nature, c'est-à-dire sans religion, retourne a son vice originel, est un être chaotique ; il voisine l'animalité. De Même, la société livrée à elle-même sombre dans l'anarchie, s'entre-dévore et périt. Le N M est obsédé par l'impact du pêche originel qui a vicié la source. La nature est perverse et aucune vie ne subsiste hors les voies du Très-Haut.

Que l'on se rassure néanmoins, la vie présente n'est qu'un état de transition qui conduit à une autre vie ; ces biens terrestres, limités, méprisables, ne sont susceptibles que de rapports d'amitié où l'homme jamais ne doit se reposer. La volonté, du reste, est une inclination vers l'infinitude et l'homme est ordonne à Dieu comme à son bonheur parfait.

Première conclusion :

« Le vrai bonheur ici-bas consiste premièrement dans la possession des biens surnaturels, les biens de la grâce, et secondairement dans la possession des biens de l'ordre naturel » (15/11/73).

Mais, les principes étant posés, qui présidera à cette économie ? Et si l'homme et la société sont ainsi qu'on le dit, qui leur viendra en aide ? On y a pourvu ; il faut en effet une société capable de procurer à l'individu des moyens surnaturels proportionnés à sa fin dernière ; cette société existe, c'est l'Église.

[121]

« Il s'ensuit que tous les hommes sont tenus d'entrer dans la société religieuse fondée sur le fait de la révélation divine, et que cette société est essentiellement une et universelle » (25/11/73).

Et la deuxième conclusion vient d'elle-même :

« Telle est la nature de l'homme, telle est la société humaine ; il en est des États comme des individus : ils doivent tous relever de l'autorité de l'Église » (ibidem).

Et voilà axés le statut de l'individu et de la société, en même temps que le fondement de l'autorité sociale dont l'Église est la seule dépositaire.

B. LA POLITIQUE

1. L'Église et l'État

Nous savons que la fin de la société n'est pas terrestre mais surnaturelle, que l'homme, sorti de l'ordre divin par la désobéissance, doit y être ramené et qu'il dispose, à cette fin, du support de l'Église. Mais Dieu dispense aussi d'autres recours. Ainsi :

« L'État, ... a son origine dans le plan providentiel ; Dieu a voulu dans sa bonté infinie que l'homme pût encore être ramené par la puissance humaine et par le bras armé du glaive de la justice dans les voies qui conduisent au royaume futur » (27/11/1873).

En effet, c'est parce que « la société humaine est initiée par l'Église à la connaissance de la loi divine » que « le pouvoir temporel assume toujours l'obligation de réaliser cette loi dans sa sphère ». On dira : l'ordre spirituel se rapporte à Dieu immédiatement et l'ordre temporel médiatement. Cette proposition est grosse de conséquences sur le plan des relations entre les deux pouvoirs. On énonce d'abord cette règle : l'Église n'a pas à s'immiscer dans les choses temporelles ni l'État dans les choses spirituelles. Mais les choses ne sont pas si simples ; on nous avertit ensuite que les deux ordres ne sont pas sans relation et que, d'une manière ou d'une autre, il n'est pas une seule chose temporelle qui n'entretienne un rapport quelconque avec la morale et la religion ; qui ne voit en effet que

« ... les tribus, les guerres, les lois, les tribunaux peuvent être justes ou injustes, peuvent être des obstacles à la religion, au culte divin et à la morale chrétienne ? » (8/12/1873).

On s'aperçoit bientôt que les choses temporelles, en tant qu'elles entrent en relation avec la fin spirituelle de l'Église, sont soumises à son pouvoir ; et comme il se trouve que toutes les choses temporelles ont cette faculté d'interférer avec les affaires surnaturelles, on conclut aisément :

« ... l'Église a le pouvoir et le devoir de reprendre les gouvernements civils chaque fois qu'ils se mettent en contradiction avec la loi de Dieu, et manquent par là aux conditions essentielles de leur mission » (9/12/1873).

[122]

Ce principe, dont on entrevoit l'élasticité, est essentiel : il ouvre la voie à la carrière temporelle de l'Église.

Par contre, qu'arrive-t-il là où l'État, écartant les lumières de l'Église, entend ouvrir lui-même sa voie ? On n'a pas de peine à montrer les funestes effets de pareille entreprise. La neutralité de l'État est en effet impossible ; cela voudrait dire qu'il est indifférent non seulement à l'Église, mais aussi à la moralité ; car il est absurde de parler de moralité en dehors de la religion.

« Aucun peuple et aucun individu ne pratiquerait le dévouement dans un but unique de dévouement » (10/2/71).

On reconnaît là l'humanisme pessimiste du début. Faire dépendre l'autorité politique de l'homme seul, c'est accorder la primauté au nombre et à la force, c'est donner libre cours à la vengeance et à la haine.

2. L'autorité civile

On ne s'étonnera pas que, tout comme la vérité, l'autorité vienne d'en haut. L'une et l'autre sont détenues par un même titulaire et il serait déraisonnable qu'il en fût autrement. Que, par suite, l'exercice de l'autorité temporelle soit délégué, ce ne peut être qu'au bon vouloir du créateur et suivant des précautions particulières ; il serait donc erroné de croire que toute personne peut être mandatée. Cette délégation, au contraire, ne vise que certains élus. Ainsi, il se trouverait dans toute société certaines tendances saines et « historiques », incarnées par une classe, un groupe, voire un individu. Le N M pense que c'est à celui-la que doit échoir l'exercice du pouvoir. En l'occurrence, la monarchie est la seule forme de gouvernement qui convienne à un peuple comme le nôtre, où le sentiment paternel préside aux destinées collectives.

Quant à prétendre que la chose publique s'en portera mieux lorsque toutes les classes de la société seront représentées, c'est là une chimère du libéralisme et de la démocratie.

« ... le principe subversif de l'ordre... c'est la maxime funeste dite de suffrage universel. L'idée extrême du suffrage universel est, à notre sens, la plus grande hérésie sociale, le plus grand non-sens politique qui soit sorti des principes funestes de la révolution française » (28/l/1874).


3. La loi

La règle présidant à l'exercice de l'autorité politique vaudrait aussi pour la promulgation de la loi. La fin et l'action de l'Église précèdent celles de la société ; et la loi civile ne prévaut point contre la loi divine.

[123]

« En ces matières de bien et de mal, le jugement de l'Église domine l'État de toute la hauteur qui sépare le ciel de la terre, les choses divines des choses humaines ... Le droit civil est et doit être subordonné au bien supérieur de l'Église » (2/10/1874).

L'Église est seule compétente à juger des lois justes et injustes ; et, encore un coup, une loi injuste est une loi nulle. On affirme de la sorte « le droit qu'a tout homme de posséder la vérité et le droit qu'a la vérité d'exercer son action indépendamment de tout pouvoir humain » (26/4/1870).

4. Le prêtre et la politique

En vertu de ce qui précède, le choix du législateur revêt une importance particulière. Selon le N M, il importe que l'électeur exige du candidat qu'il ne proposera ni n'acceptera aucune loi qui ne soit un mode d'action propre à servir la cause de l'État chrétien.

« Tout électeur, lorsqu'il ne se croit pas assez éclairé sur les garanties que doit présenter le législateur civil, a le droit de s'en enquérir. De même, toute personne ayant charge de faire respecter les droits de l'Église a le devoir d'éclairer sur ces garanties ceux qu'elle jugera en avoir besoin » (25/6/1875).

Ce faisant, le prêtre ne sort pas du domaine spirituel ; il éclaire seulement l'électeur sur des questions politiques afférentes à la morale chrétienne. On est donc tout à son aise pour prodiguer aux fidèles quelques suggestions (qu'ils voudront bien ensuite mettre en pratique ... sous peine de se voir refuser l'absolution) :

« Voter en faveur d'un libéral ou d'un gallican, c'est envoyer dans les chambres un homme qui travaillerait contre l'Église. Cela n'est pas permis.
« Si vous votez pour un libéral, vous manquerez à la justice car vous ne rendez pas à Dieu ce qui revient à Dieu. Dieu ne vous aime pas » (26/7/1872).

C. LA NATION

1. Le fondement de la nationalité

Il nous faut d'abord souligner l'ambiguïté de ce concept dans la pensée du N M. En un premier sens, il désigne l'ensemble des traits par lesquels un groupe humain s'identifie et se distingue d'un autre.

« Chaque nation a son caractère et ses intérêts distinctifs.... La différence des lois et des institutions contribue tout autant que celle du langage à créer la nationalité » (20/6/ 1868).

Cette nationalité est dans l'histoire ; c'est celle qui fait et défait les gouvernements, appelle une législation originale, se reconnaît en certains symboles, etc. Cette première acception, toutefois, ne fait pas carrière au N M.

[124]

En un deuxième sens, prépondérant celui-là, la nationalité renvoie non pas à un ensemble concret, mais à une qualité de l'âme, à un état de perfection vers lequel on doit tendre.

« Union des individus et des peuples dans la foi, dans le culte, dans les principes fondamentaux de tout ordre politique et civil, voilà la grande fusion des races, la grande nationalité » (20/3/1869).

D'essence spirituelle, cette nationalité se réclame de la Providence et se donne, assez bizarrement, à la fois comme un héritage et comme une promesse. Le cas des Canadiens français émigrés aux États-Unis nous servira ici d'illustration.

2. La nationalité sans la religion

Le N M, qui se préoccupe beaucoup de la nationalité outre-frontière, nous avertit que ce sont des êtres mutilés. Non pas, comme on pourrait croire, à cause de la langue et des moeurs qui se trouveraient là-bas en péril, mais a cause de l'étiolement de la foi.

« Les Canadiens français qui perdent leur foi deviennent bientôt par leurs moeurs et leurs tendances les être les plus méprisables de la société dans laquelle ils vivent... et... n'excitent partout que le dédain ou la pitié » (11/5/1869).

Le Canadien qui change sa foi « change aussi son nom qu'il traduit, ... oublie sa langue et se confond bientôt parmi la population qui l'entoure. Il devient un homme qui n'a plus de pays d'origine, ni d'ancêtres ni même de parents. C'est un apostat qui subit la juste peine de son apostasie » (8/7/1870).

Il est remarquable d'ailleurs, pense le N M, que parmi les Canadiens qui s'en sont allés par milliers aux États-Unis, ceux-là seuls sont revenus qui avaient gardé intact le dépôt de vérités et de traditions religieuses qu'ils avaient au départ. Celui qui par mégarde s'en est départi est tombé dans une triste condition :

« On le foule aux pieds, on s'en sert comme d'une bête de somme dont l'âme et le coeur sont partis, mais en qui les nerfs et la force brutale sont demeurés » (10/10/1868).

Quant à l'attitude du journal en matière ethnique, on y décèle à coup sur quelque intolérance. Qu'on en juge : si quelqu'un, y lit-on,

« ... s'est imaginé que l'idéal de la société canadienne devait consister dans un mélange de catholiques et de protestants traitant à l'amiable des graves questions de politique, d'économie sociale, d'éducation, d'histoire et de philosophie, le plus tôt nous le détromperons, le mieux. Un tel état social fût-il possible, serait le pire de tous, car il accuserait dans les esprits un degré d'indifférentisme religieux et une absence totale de vérité dont on n'aurait pas encore vu d'exemple » (7/10/1869).

[125]

La coexistence des deux peuples, à ce qu'il semble, n'allait pas sans quelques inconvénients.

D. La famille

Les écrits traitant de ce sujet sont relativement rares dans le N M. Si l'on excepte les allusions passagères, on peut dire que ce thème est quasiment absent ; en une seule occasion il sera abordé de front et c'est dans la querelle de l'école neutre, qui atteint son paroxysme en 1873, puis rebondit périodiquement jusqu'en 1900. Pourtant on aurait tort de croire que la place de la famille est méconnue ; simplement - et nous ferions volontiers de cette explication une règle générale - l'institution familiale n'étant d'aucune manière en péril, on ne trouve guère l'occasion de la définir ; sur ce terrain, clercs et laïques, libéraux et conservateurs semblent tous tomber d'accord (réserve étant faite, toujours, de la question scolaire).

Étudiant les conditions de l'ordre social, le journal est amené à distinguer des relations nécessaires et des relations libres, suivant qu'elles sont indépendantes ou non de la volonté ; ces relations, à leur tour, fondent des sociétés complètes ou partielles. Ainsi, la relation père-fils est une relation nécessaire et la famille, une société complète ; ceci, contrairement à l'État, qui est une société partielle fondée sur une relation libre, ce pourquoi elle n'entre que secondairement dans l'ordre social.

On dira aussi, de la même manière : la famille sert directement la sociabilité, l'État ne la sert qu'indirectement, etc.

On sait déjà l'impuissance où se trouve la société politique à se gouverner elle-même et les rapports qu'elle entretient avec l'ordre spirituel. Il en va de même avec la société domestique, et davantage encore s'il est possible. Société nécessaire, la famille est plus près de la nature et l'on y voit mieux l'empreinte de la volonté divine. La famille se présente comme le premier sanctuaire de la religion et de la morale, placé sous l'autorité du père.

D'autre part, il est entendu que cette autorité est antérieure aux attributions de l'État. Il est, dit le N M, une règle primitive des choses où l'État n'a peu ou rien à voir : c'est le caractère sacré de l'autorité paternelle, laquelle n'est soumise qu'à celle de Dieu. Et de tous les droits légitimes qui en découlent, « le plus inviolable et celui qui tient de plus près à la nature n'est-il pas le droit de régler l'éducation de ses enfants, de former leur esprit et leur coeur, de les façonner à son image ? » (9/l/1869).

On voit que, tout au contraire, c'est l'un des premiers devoirs de l'État que de garantir le libre exercice de ce droit inaliénable en préservant la société domestique de tout péril.

[126]

E. L'éducation

L'humanisme du N M dévoile ici tous ses traits. À l'état de nature, l'homme est un animal de proie ; à l'état de culture seulement, c'est-à-dire à l'état de religion et de religion catholique, il est transfiguré. Cette conversion sera l'oeuvre de l'école s'appuyant sur les principes chrétiens. Voila très nettement défini le rôle de la religion rédemptrice faisant contrepoids à la nature viciée.

1. La responsabilité de l'oeuvre éducative

On retrouve ici une thèse qui nous est familière : l'autorité civile n'a pas à s'immiscer dans les affaires de l'éducation sinon pour en promouvoir la marche conformément aux directives de l'Église.

« Il est du devoir des gouvernements civils de suivre fidèlement, à cet égard, les avertissements de l'Église, et de ne pas tolérer en son sein aucun enseignement réprouvé par l'Église comme contraire à la foi et à la morale, ou même dangereux dans son mode » (4/12/1873).

Les rédacteurs du journal ne pensent pas beaucoup de bien des institutions publiques...

« (Ces écoles) qui prennent des mains des parents et des ministres le soin de former l'esprit des enfants, en font des vauriens, des politiciens sans scrupule, sans religion et souvent sans moralité » (10/2/1871).

On trouve encore un fondement d'ordre pédagogique à l'éducation religieuse.

« On peut bien décréter sur le papier la séparation de la religion et de l'école, mais cette séparation ne saurait être faite dans l'esprit de l'enfant. L'esprit est indivisible, comme le coeur et la conscience. Il n'y a pas moyen de la diviser en deux cases, l'une pour y loger la lecture, l'histoire et le calcul, l'autre pour y reléguer la religion » (19/9/1874).


2. L'instruction obligatoire

Le N M ne croit pas qu'une éducation également poussée chez tous les citoyens soit chose souhaitable. A-t-on seulement pense au chambardement social qui accompagnerait un système d'instruction obligatoire ?

« Le propre de la vraie éducation ne doit pas être de déplacer socialement l'élève, mais de lui donner les moyens d'atteindre avec plus de ressources dans le coeur et l'intelligence la perfection de l'état de ses pères ou de ses parents adoptifs. »

On nous assure aussitôt qu'a cet égard, la province de Québec n'a rien à craindre :

« L'organisation de nos petits séminaires et de nos grands collèges est... admirable, et c'est sans doute pour la même raison que l'Église s'est toujours montrée très jalouse de [127] garder en ses mains l'éducation de la jeunesse. L'éducation enseigne premièrement à faire la volonté de Dieu, et la première page du petit catéchisme dit en quoi consiste l'obéissance à cette volonté suprême. Avec un tel enseignement, point de déplacement social à craindre, point de chambardement à redouter » (9/12/1875).

Mais si l'enseignement religieux est universellement recommandable, c'est aux humbles, plus encore qu'aux riches, qu'il faut veiller à le prodiguer.

« Surtout, les enfants des classes les plus humbles devraient être instruits dès leur bas âge des mystères et des préceptes de notre sainte religion. Dans ces écoles, l'enseignement religieux devrait avoir une telle importance, et occuper une place si proéminente, que toutes les autres branches de la connaissance qui y sont enseignées ne devraient paraître que comme secondaires et accessoires » (10/2/1871).

F. Économie et travail

1. Critique du régime industriel et financier

À ses débuts, le N M affiche un grand intérêt pour la chose industrielle et aucune innovation en cette matière ne le laisse indifférent. Mais il se heurte bientôt à ses options contradictoires. D'une part, il tient pour prioritaire le maintien de l'autonomie provinciale et verrait dans un développement du secteur industriel la voie la plus sûre pour y arriver ; mais il ne peut appeler que du bout des lèvres pareille entreprise dont les à-côtés heurtent si violemment les principes de sa morale chrétienne. Ces scrupules l'emporteront finalement et le journal s'engagera dans une critique du régime industriel, tel qu'il pouvait alors l'observer surtout chez les Anglo-Saxons. En premier lieu, ce n'est pas la technique elle-même qui est incriminée, mais le mésusage qu'on en fait.

« La religion approuve et bénit les progrès de l'industrie et de l'activité matérielle du peuple... ; mais n'est-ce pas un spectacle déplorable que de voir partout le mal s'emparer de ces progrès pour battre en brèche le Bien et la Vérité ? » (28/6/1869).

Deuxièmement et surtout, le N M en a contre l'esprit foncièrement égoïste qui imprègne le monde des affaires, où « la charité est un principe méconnu ; la maxime barbare et draconnienne, que les petits sont faits pour les gros, règne en maîtresse absolue » (16/7/1868).

Au fond, le vrai mal en cette affaire, c'est la témérité, et une certaine mégalomanie :

« À notre avis, il est mal de préconiser l'avidité, l'audace et l'extravagance dans les affaires ; il vaut mieux pour un pays avoir un commerce moins brillant et des négociants d'une prudence et d'une modération reconnues qu'un commerce pourri par la banqueroute.... Les grands spéculateurs sont comme les grands généraux : ils ne remportent leurs victoires qu'après avoir laissé sur leur passage des monceaux de ruines » (21/8/1869).

[128]

Et le N M de déplorer que le Canadien français, si bien pourvu en prudence et en modération, le soit hélas si peu en capitaux...

« Avec des capitaux, le Canadien serait le modèle des industriels » (2/5/1868).

Prudence et modération, voilà certes de quoi limiter les dégâts ; mais s'il faut prendre le mal à sa racine, le vrai remède est ailleurs : l'émigration des champs vers la ville, c'est là la cause la plus vivace du malaise ! La campagne n'est-elle pas l'habitat naturel de la chrétienté ? Et l'agriculture n'est-elle pas la mère nourricière du commerce et de l'industrie ?

Et, du reste, la condition particulière des Canadiens français trouvera toujours dans l'agriculture sa première garantie d'existence et d'autonomie.

« On le sait, l'industrie a une tendance nécessaire vers le cosmopolitisme ; l'agriculture au contraire est de sa nature essentiellement conservatrice. L'attachement à la patrie, à ses institutions s'identifie pour l'agriculteur à l'attachement au sol auquel il est fixé par la propriété » (9/9/1874).


2. Une interprétation de l'idée syndicale

L'attaque du journal se porte d'abord contre la grève. Celles, en 1872, des ouvriers de la chaussure à Montréal et des débardeurs du port de Québec suscitent son indignation. Le bon sens ne suffit-il pas à éclairer les esprits ? N'est-il pas d'évidence que « le moyen d'arriver au mieux quand on possède déjà le bien n'est pas de refuser de travailler ; c'est de se perfectionner dans son art, d'exceller ses camarades, car les plus habiles commandent toujours les plus hauts prix » (8/3/1872).

Puis le N M s'élève à une critique générale des unions ouvrières. On pourrait présenter en trois points l'argumentation qu'il soutient. En premier lieu, ces organisations sont évidemment contraires aux desseins de Dieu.

« La prétention de limiter le nombre d'apprentis des divers métiers s'attaque à la sagesse même de la Providence. Dieu donne à chaque individu de l'espèce humaine des aptitudes et un penchant naturel pour un état de vie plutôt que pour un autre. C'est ce qui détermine la vocation. Personne ne peut enfreindre impunément cette loi de la nature » (17/5/1872).

En deuxième lieu, le principe même de ces « coalitions » est anti-social. D'une part, la société domestique est antérieure à la société syndicale ; les besoins de la première doivent donc primer ceux de la deuxième :

« Un ouvrier, père de famille, se doit à sa religion et à sa famille avant que d'appartenir à une association qui peut le pousser dans la misère et le déshonneur » (4/9/1869).

D'autre part, l'existence même des syndicats et le contenu de leurs revendications portent à croire qu'il y aurait, installé au coeur de l'édifice [129] social, quelque antagonisme à conjurer. Or il faut se prémunir contre telle chimère ; les unions procèdent du principe erroné et fort peu chrétien que les intérêts des patrons et des ouvriers sont contraires et que le capitalisme est l'ennemi du travailleur qu'il exploite. Le N M jette un peu de lumière sur tout cela et montre « qu'il n'y a pas d'antagonisme entre les classes et la société. Que Dieu les a créées en harmonie, que chacune a sa place marquée d'avance, et que c'est de leur concorde seule que peuvent résulter la paix et le bien-être général. Que la constance et l'intimité des rapports du patron et de l'ouvrier ne font pour ainsi dire qu'une seule et même famille, qui grandit, prospère, ou tombe en même temps » (17/5/1872).

Ainsi, la Chevalerie de saint Crépin sera condamnable, dont l'action tend à détruire l'équilibre que Dieu a mis entre toutes les classes de la société.

En troisième lieu, le principe des unions ouvrières est complètement faux en bonne économie politique. Voici de quelle manière :

« Leur but... est de déterminer le chiffre des salaires et de forcer par une coalition et une cessation du travail, les patrons d'accéder à leurs demandes. La chose est absolument déraisonnable. Le travail est une marchandise dont le prix est réglé, comme celui de toutes les autres par l'offre et la demande. Tantôt il s'élève et tantôt il s'abaisse suivant que l'offre est plus forte ou ne suffit pas à la demande. Il y a donc une proportion nécessaire à établir, et aucune combinaison arbitraire ne peut arriver à la fixer de façon permanente ou uniforme » (17/11/1871).

Le N M trouvera parfaitement ridicule une demande de réduction des heures de travail formulée par la Ligue Hamilton.

Mais il faut aller jusqu'au fond du problème ; les freins qu'on lui oppose, en effet, n'en changent pas la nature. De quoi s'agit-il essentiellement ? On explique.

Le catéchisme enseignait que l'homme est né pour connaître et aimer Dieu et pour acquérir la vie éternelle. De ce principe découlait la solution chrétienne de la pauvreté et du travail. Mais voilà que l'esprit moderne propose un idéal exactement contraire. Les masses, abusées, se sont laissées séduire par les miroitements de la matière et c'est la cause de leur cupidité : de là ce dérèglement, cette frénésie des moeurs où l'intérêt véritable de l'âme est sacrifié. À ce stade, l'inévitable survient :

« L'ouvrier a souffert en silence tant que la religion a conservé assez d'empire sur lui pour enchaîner ses convoitises et pour le rendre content de son sort. Du moment que ces saintes croyances ont été ébranlées dans son âme, ... il s'est interrompu dans son labeur pénible pour réfléchir et comparer. Sa misère, sa part de jouissance matérielle, tout cela, n'étant plus sanctifié par la loi, lui a paru intolérable et injuste. Et il s'est posé la terrible question sociale : pourquoi des riches, pourquoi des pauvres ? » (30/7/1868).

Le rôle de la religion, comme principe de l'équilibre social, est ici nettement défini.

[130]

« La religion, c'est-à-dire la croyance dans la vie future, peut seule équilibrer et tenir en respect les tendances et l'activité des divers corps de la société. [...] Toute loi, pour être observée, demande du dévouement et des sacrifices. Mais cet esprit de sacrifice, où l'ouvrier le prendra-t-il si ce n'est dans la religion ? Hors de celle-ci, il n'y a qu'un égoïsme » (30/7/1868).


G. L'engagement politique du « nouveau monde »

1. L'option conservatrice

À son dire, Le N M n'a pas de bannière, si l'on entend par là qu'il inclinerait vers un parti plutôt qu'un autre ; ou plutôt, il n'en a qu'une : celle de la vérité.

« Le N M est placé au-dessus des luttes d'hommes et de partis. Son programme est basé sur quelque chose de plus large que sur les simples intérêts de tels ou tels hommes, de tels ou tels groupes. [...] Ni bleu ni rouge, mais Catholique » (17/8/1869).

Pourtant le journal proclame à plusieurs reprises qu'il prépare le triomphe des principes ultramontains en religion et conservateurs en politique : comment s'effectue le passage des uns aux autres ? C'est qu'aux yeux du N M, l'épithète conservateur n'est pas une étiquette de parti comme on pourrait croire, mais une disposition naturelle, commune aux honnêtes hommes ; on est conservateur ou non comme on est probe ou fourbe, travailleur ou fainéant, c'est-à-dire par tempérament. Ainsi on recommandera au gouvernement de n'appeler à la judicature « que des hommes sains de corps et d'esprit, capables, [...] et guidés par des principes résolument conservateurs » (23/8/1873).

N'allons pas croire que le journal cède ici à quelque partisannerie ; au contraire, il fait précéder ses recommandations par une sévère mise en garde contre le péril constant d'une immixtion de la politique dans l'administration de la justice. Simplement, il est de ces âmes perverses toujours insatisfaites de ce qui existe et irrémédiablement portées vers les changements ; tandis que d'autres, plus avisées, louent la Providence des bienfaits du jour. Il découle de tout cela une définition originale du parti conservateur, qui n'est pas une formation parmi d'autres, avec titres et lettres d'appartenance, mais une assemblée diffuse, un peu à la manière d'une église.

Quant aux idées politiques du journal, elles se retrouvent tout entières dans le Programme Catholique de 1871, dont il fut du reste l'un des artisans.

2. Dédoublement de l'arène politique

Signalons encore une contradiction qui siège au coeur de la doctrine et par ou elle éclatera. L'idée conservatrice, suivant qu'on l'applique au [131] cadre fédéral ou provincial, prend une double acception. On dira, en premier lieu :

La Confédération a besoin de Québec, comme contrepoids ; et Québec trouve également dans la Confédération la garantie de son autonomie » (2/7/1872).

Mais parallèlement, on ne perd pas de vue que :

« C'est à Québec que repose la base de notre édifice national, c'est là le champ où croit et grandit, à l'ombre des principes conservateurs, sur un sol fécondé par la foi religieuse et nationale, la plante si précieuse de notre destinée nationale » (ibidem).

Mais il y a ici un malentendu ; n'est-il pas étrange qu'un peuple catholique et français attende son salut d'un homme comme Macdonald, orangiste (rappelons que, dans les colonnes du journal, l'orangiste faisait cortège derrière le fenian et le franc-maçon), qui favorisait l'union législative et qui, à ce que l'on croit, n'avait guère montré d'ardeur à défendre la cause française et catholique lors des troubles du Manitoba et de la querelle des écoles au Nouveau-Brunswick ? Comment expliquer la thèse si résolument fédéraliste du N M ? Nous proposons l'hypothèse suivante.

On sait l'horreur qu'inspire au N M le spectacle de la nation américaine. On s'en prend surtout au style qu'y ont pris l'économie et la politique. Ce spectacle, on est en mesure de le bien décrire, il est tout près ; mais si près qu'il faut s'en défendre. Le journal n'ignore pas qu'une ouverture au sud amènerait la prospérité économique chez les Canadiens français, mais on craint ce qu'il en coûterait au plan religieux et moral.

Dans cette perspective, le cadre fédéral se présente comme un puissant rempart derrière lequel s'abrite l'entité nationale. À la faveur seulement de cet édifice, la culture, c'est-à-dire la religion, pourra survivre. Abattu ce rempart, les institutions s'émiettent, la foi meurt.

H. La société provisoire

Nous avons vu jusqu'ici, sur des sujets particuliers, quelques éléments de la pensée du journal. Nous voulons maintenant reconstituer une image d'ensemble de la société.

Au début était le désordre. Point de principes, ni de morale, ni de droit. C'est l'époque où la force brutale étend son empire, ou les masses déréglées se dressent contre elles-mêmes : la matière ne peut être maîtrisée que par la matière.

« Vous chassez le prêtre de la société ! De grâce donnez-nous le bourreau, car il nous faut l'un ou l'autre » (4/2/1868).

Mais qu'on se rassure ; le créateur de toutes choses a pourvu à cela. Le Fils de l'Homme est venu donner une loi positive à l'autorité et à l'obéissance. [132] C'est pour que cette loi se transmette que Dieu en a confié la garde à son Église, où se résument admirablement l'autorité dans la justice et l'obéissance dans l'amour.

On entrevoit la fin de la société. L'imperfection du monde, sa futilité - et elle n'est jamais si manifeste que lorsqu'on y est mal logé - commande une attitude de rejet, de détachement des biens terrestres. C'est cette attitude que la société doit mettre en forme, d'abord en se constituant servante de l'Église. À ce titre, elle veille à ce que la voix du prêtre soit partout entendue et respectée. En d'autres mots, elle doit s'installer dans un immobilisme qui est la figure de l'attente. Voyons comment le Nouveau Monde conçoit l'ordre social correspondant à cette vision du monde :

Deux règles assurent la cohésion de la société ; premièrement, règle d'inertie, et deuxièmement, règle d'autorité.

En vertu de la première, la société est un édifice où chaque pierre a sa place marquée d'avance ; et il suffit d'une seule pièce qui se déplace pour que l'harmonie du tout soit brisée. Il existe telle chose que l'union et la solidarité des classes ; ici, donc, point d'antagonisme ni de rupture. Dieu assigne à chacun, par la naissance, son rôle et sa condition, et un gouvernement éclairé aura soin de se prémunir contre les déplacements sociaux.

En vertu de la deuxième, la division de la société en classes se double d'une hiérarchisation. Certains groupes sont reconnus pour incarner les traditions nationales ; ceux-la doivent détenir l'autorité ; en contrepartie, ils se constituent responsables à la nation d'un dépôt sacré qu'ils administrent conformément aux décrets de la morale et de la religion. Il importe, par suite, que rien ne vienne entraver l'exécution de leurs conseils ; et cela est assuré par les rapports tutélaires que le gouvernant entretient avec les gouvernés. Ainsi, du côté des personnes, l'ouvrier est soumis à son patron, le paroissien à son curé, le fils à son père ; du côté des institutions, la famille est subordonnée à la Cité, celle-ci à l'État, l'État lui-même à l'Église et l'Église à Dieu, premier moteur et auteur de toutes choses.

On retrouve de la sorte la double fonction de la religion dans la société : en bas, principe d'équilibre social, elle maintient les masses dans l'attente, c'est-à-dire dans la résignation ; en haut, principe de gouvernement, elle indique les voies de la conservation.

*
*   *

Ceci termine le premier âge du N M. Retenons-en le caractère très dogmatique et l'univers platonicien où se meut cette pensée. La couche empirique des choses ne possède guère d'emprise par elle-même ; on l'a vu pour la réalité sociale : un énoncé de principes suffit à conjurer le soulèvement des faits. Et dans tous les cas où la société idéale entre en conflit avec la société quotidienne, c'est invariablement la première qui l'emporte ; [133] mais peut-il en aller autrement dans une société définie au premier chef comme un être moral ? Car c'est seulement sous l'éclairage de la norme que l'objet social acquiert forme et consistance. À la limite, tout naît, grandit et s'émancipe au soleil de la religion.


II. Les bouleversements
(1877-1891)

Cette doctrine, si cohérente à certains égards, se désagrège pourtant ; de cette désintégration, nous n'avons pas ici à explorer les antécédents. Nous nous contenterons de la décrire, le plus fidèlement qu'il se peut.

A. Les premiers doutes (1877-1879)

D'une manière générale, on enregistre une sorte de retrait, d'abstinence d'idéologie ; c'est le phénomène le plus remarquable. On reviendra, mais à quelques reprises seulement, sur les questions qui avaient occupé la période antérieure. Et les rares interrogations sur l'origine de l'autorité et sur les relations de l'Église et de l'État appelleront certes les mêmes réponses, mais en plus bref, suivant un mode oratoire la plupart du temps expédié.

 On note, en deuxième lieu, une atténuation de certaines thèses.

1. Économie

On réaffirme la supériorité de l'agriculture comme mode de vie et comme activité économique, mais en apportant de sérieuses réserves :

« Nous ne pouvons nous dissimuler le fait que le moyen le plus sûr, le plus efficace, d'abord de retenir notre population actuelle au pays, et ensuite d'y faire revenir le plus grand nombre possible de nos compatriotes, consiste dans le développement de notre industrie nationale » (9/1/1878).

Et voici, pour la première fois, l'industrie hissée au rang des occupations convenables.

« C'est le manque d'industrie qui a chassé un si grand nombre de Canadiens aux États-Unis. Notre population ne peut être occupée aux travaux de la terre que pendant environ six mois. Le reste de l'année, une grande partie est condamnée à l'inactivité » (ibidem).

Le journal se rend ici à un compromis ; entre deux maux, l'urbanisation et l'émigration, il choisit le moindre. À noter, par ailleurs, que l'analyse des causes de l'émigration ne renvoie plus à une explication d'ordre moral mais empirique.

[134]

2. Nation

On note également un léger glissement dans la perception de la réalité nationale. Le facteur linguistique, d'une part, prend de plus en plus de relief : peu à peu la réalité nationale se présente sous un jour plus concret :

« ... ce salutaire esprit public qui fait mieux comprendre la solidarité des habitants d'un même pays les uns envers les autres, et l'intérêt commun par lequel ils sont liés entre eux » (29/7/1878).

On retrouve enfin, tout au long de cette période, le même jeu de balance et de contrepoids entre la sphère fédérale et la sphère provinciale. Ce dédoublement se présente néanmoins sous une figure neuve :

« En approuvant la confédération, nous avons tout approuvé... l'idée de former une nationalité canadienne et de comprendre dans cette nationalité tous les habitants des provinces. Mais les canadiens d'origine française n'ont pas renoncé par là à leur langue ni à leurs lois, ni à leurs institutions » (8./10/1877).

Sans nul doute, une telle formulation témoigne d'une première prise de conscience du péril inhérent au compromis confédératif. On y voyait jusque-là une barrière providentielle contre la diffusion en terre québécoise des moeurs américaines. Et cette immunisation n'avait pas de prix ; c'est pourquoi l'on pardonnait volontiers à Macdonald ses professions de foi orangistes et intégrationnistes, l'impératif religieux primant tout. Or, tout porte à croire qu'il en ira autrement désormais.

B. De la chaire à la tribune
(1879-1884)

1. Vers l'autonomie

Un événement capital survient au début de l'année 1882. Mgr Laflèche arrivait de Rome, où l'avait conduit, une autre fois, la défense de la cause ultramontaine. La Sacrée Congrégation avait refusé de l'entendre et sa mission s'était soldée par un échec total. Le Monde [3] s'indigna, s'en prit vivement au préfet de la Propagande qu'il accusa de mal informer le pape et le condamna pour avoir fait preuve d'iniquité. Mgr Fabre, jugeant ces propos outranciers, somma l'auteur de se rétracter. Frédéric Houde, signataire de l'article, refusa et démissionna, expliquant ainsi les motifs de son geste :

« En prenant cette détermination..., je prends le seul moyen de rester en paix avec ma conscience et de garder la liberté de jugement qu'un journaliste chrétien a droit de réclamer, il me semble, dans les choses qui ne sont point de dogme » (28/l/1882).

[135]

Le même esprit d'autonomie se manifeste une autre fois, quelques semaines plus tard, alors que le M est amené à définir son rôle.

« Notre journal... est destiné... à être l'expression indépendante, honnête, franche, convaincue de tous les hommes francs, honnêtes, indépendants et à solides convictions basées sur l'expérience, le bon sens et les lumières naturelles ou acquises » (20/3/1882).

Voici donc révoquée sans appel la tutelle épiscopale.

2. L'administration de la preuve

Tout au long de cette période, les exposés du journal revêtent un caractère de plus en plus technique. En 1879, on trouve une série d'articles sur la vaccination, sur les projets de loi déposés à l'Assemblée législative ; on examinera jusque dans ses moindres détails la loi des faillites. De même, on fait un recours plus intensif aux arguments d'ordre économique. Voulant montrer les bonnes raisons de la politique protectionniste, le M prouve, chiffres à l'appui, que l'établissement du tarif a ramené la prospérité au pays en provoquant l'augmentation des exportations, le développement des industries locales, l'accroissement des recettes de l'État, la hausse des valeurs à la Bourse, etc. Enfin, soulève-t-on de nouveau la possibilité d'annexion, c'est sur le terrain économique cette fois que la question est débattue : on étudie le mouvement des prix et des capitaux, les relations bancaires, l'avenir de la main-d'oeuvre, etc. (novembre et décembre 1881).

Parallèlement à ces deux transformations, la mise à jour des grandes thèses se poursuit.

3. Pour l'instruction populaire

Pendant l'année 1883, le journal fait campagne pour une instruction étendue à toutes les couches de la population ; il justifie ainsi son attitude :

« Si vous voulez avoir un pays paisible, grand, prospère, instruisez le peuple. [...] L'éducation, en perfectionnant l'intelligence, enseigne le devoir. (En effet), pour bien accomplir son devoir, il faut en avoir une idée exacte et suffisante pour en connaître toute l'étendue et la grandeur » (3/2/1883).

Qu'en est-il des non-instruits ?

« L'ignorance, au contraire, engendre la paresse, l'imprévoyance, l'immoralité, le préjugé et bien d'autres maux. L'ouvrier ignorant dilapidera son salaire, non seulement en dépenses inutiles, mais encore nuisibles. Ayant l'intelligence bornée, il sera incapable de prévoir et n'appréciera pas l'épargne » (ibidem).

Cette fois, nous voici loin des principes de 1872. À la même époque, le Journal des Trois-Rivières soupèse la menace d'un enseignement neutre au Québec et s'effraie. Mais le M s'en dissocie, assure qu'il ne voit là rien d'inquiétant et taxe son collègue d'alarmiste !

[136]

Cependant, on ne doit pas exagérer la portée de cette innovation. Dans une large mesure, en effet, on pense que le développement de l'intelligence chez l'enfant permettra de lui inculquer plus aisément les notions de devoir, de liberté et de justice. Dans cette perspective, la diffusion de l'enseignement serait toujours ordonnée à la conservation de la religion et de l'ordre social.

4. Vers l'agriculture de métier

La culture de la terre, de vocation qu'elle était, tombe au rang de profession. À partir de 1883, le M s'en prend à l'esprit routinier de l'habitant canadien.

« L'agriculture est un art qui demande beaucoup de connaissance... on a cru autrefois que le cultivateur pouvait se passer d'instruction et se dispenser d'étudier ; par une erreur grave on croyait que le travail des champs n'était qu'une oeuvre mécanique, que l'agriculture n'était qu'une routine, qu'il suffisait de jeter le grain en terre et que la Providence faisait le reste » (8/9/1884).

Phrases étonnantes ! Le cultivateur doit suivre les progrès de l'agriculture, rechercher les outils les plus perfectionnés et acquérir la « science agraire » ; l'usage des engrais, les principales règles de la « médecine animale », rien de tout cela ne doit lui être étranger.

« Le travail manuel irréfléchi, sans intelligence, sans considération, sans étude, n'a qu'un effet : il abrutit.... L'ouvrier ignorant la théorie de son métier ne peut tout au plus qu'être durant sa vie entière ouvrier et souvent ouvrier médiocre... L'agriculteur qui n'a d'autres science que celle de ses pères, et d'une routine traditionnelle usée, sera toujours l'esclave de sa terre » (31/10/1883).

Le M préconise la fondation d'écoles d'agriculture. Il y va lui-même d'une série d'exposés sur les techniques agraires. Enfin, il encourage la fondation de beurreries, de fromageries et espère voir s'implanter chez nous l'industrie de l'élevage.

5. La Confédération prise à partie

Un mouvement que nous avons vu s'amorcer dans la période précédente se donne ici libre cours. Le N M, n'ayant en vue que « la sauvegarde de la foi et des moeurs », avait hâtivement acquiescé au pacte fédéral. À l'époque du M, les perspectives diffèrent ; on en vient à penser que c'est la vie nationale qui fait les frais de cette sauvegarde. Dans cette mesure, religion et nation, foi et nationalité sont implicitement confrontées et si le choix comme tel ne s'effectue pas entre les deux termes, il est par contre certain que tous les éléments sont en place. Il importe surtout de souligner que cette confrontation n'est rendue possible que par une défalcation préalable entre la réalité religieuse et la réalité nationale, celle-ci acquérant peu à peu consistance et se présentant désormais sous la figure d'une praxis.

[137]

En 1884, le M prend vivement position contre le projet d'union législative :

« Les intérêts de la province de Québec peuvent être différents des intérêts des autres provinces à raison de notre langue, de notre religion, de nos coutumes et de nos lois. Il serait difficile d'établir l'harmonie entre des intérêts si divers » (12/3/1884).

Durant toute cette année, on se livre à de profondes révisions. Notre passé lui-même apparaît sous un nouvel éclairage ; on refait de la manière suivante le procès de la métropole :

« Si la province de Québec est moins riche et un peu moins avancée matériellement parlant qu'Ontario.... c'est parce que pendant une longue période, l'Angleterre nous a traités en marâtre, parce qu'elle a empêché notre population de s'instruire en nous refusant, par l'intermédiaire de ses gouverneurs et de l'ancien Conseil législatif, les subsides nécessaires pour l'établissement de l'éducation primaire dans le Bas-Canada, tandis que toutes les faveurs et les avantages étaient pour les Anglais du Haut-Canada » (6/11/1882).

Le M définit alors son « programme canadien ». Ayant d'abord pris soin d'avertir que « les principes seront quelque peu mis en veilleuse », il en énonce ainsi les points essentiels :

1° accord de principe sur notre commune condition de chrétien ;
2° mise entre parenthèses de nos particularités religieuses ;
3° rencontre sur le terrain social et politique ;
4° bilinguisme ;
5° tolérance mutuelle.

C'est désormais « sur le terrain neutre des intérêts généraux »que l'on veut poser les bases de l'entente. On ne saurait faire apparaître plus clairement le retrait du facteur religieux en même temps que la naissance d'un discours propre à la conjoncture.

C. Le journal de parti (1885-1891)

Le 15 novembre 1884, Sir Hector-Louis Langevin fait l'acquisition du M au prix de 28,000 dollars ; le journal entreprend une nouvelle carrière. Les conservateurs modérés, tant à Québec qu'à Ottawa, s'étaient plaints à plusieurs reprises de ce que l'intransigeance du M semait la discorde au sein du parti ; dans cette perspective, on peut penser qu'ils avaient de la sorte imposé le silence au récalcitrant : ainsi, les troubles du Nord-Ouest reprenant de plus belle, il n'était pas indifférent que le parti de Macdonald enlevât une voix à la réaction canadienne-française.

Mais il y a plus. À certains égards, le M se transforme en journal non seulement de parti mais de faction. On sait dans quelle condition Chapleau a fait son entrée dans le cabinet fédéral et comment il s'y est tout de suite [138] posé en rival de Sir Hector à la chefferie des conservateurs canadiens-français (voir la biographie de Langevin par Andrée Désilets). Il ne fait pas de doute que l'achat du M constituait un atout précieux pour Langevin. Que ce dernier ait été bien servi par le journal, on en trouvera un indice dans le fait que Chapleau en demandera l'interdiction à Macdonald en 1887.

Cette période constitue donc une manière de parenthèse dans la vie du journal. Un pragmatisme délibéré tient lieu de système. La question nationale, d'une part, est esquivée de cette manière :

« La politique ne consiste pas dans des discussions oiseuses et des personnalités blessantes, mais dans des actes qui ont pour objet le bien du pays et le progrès des affaires. Principalement dans notre pays qui se compose de diverses provinces et de diverses nationalités, on est continuellement en butte à une foule d'obstacles qui ne se rencontrent pas dans d'autres pays. C'est pourquoi nous devons être pratiques. Il nous sera beaucoup plus utile de nous occuper de questions d'affaires que de s'entredéchirer » (24/2/1886).

Ces appels à l'utilitarisme trouvent tout normalement leur réponse au journal d'abord, où les opinions varient en fonction des intérêts du jour : assurément le M de Sir Hector n'est pas suspect d'intransigeance. Sur le plan national, nos caractères distinctifs s'égarent dans un pancanadianisme que rien n'annonçait ; en matière ouvrière, la grève apparaît tantôt comme un moyen légitime de promotion sociale, tantôt comme le virus du « sectionalisme », etc. Cette période se présente au premier chef sous le signe de l'incohérence ; au compte de l'évolution tant de la pensée que du style idéologique, nous avons donc peu de choses à rapporter.

*
*     *

Essayons de faire le compte de ces trois périodes. La pensée du journal se soucie moins, si l'on peut dire, de ses arrières ; la réflexion sur les prémisses où la société trouvait sa cause et sa fin est définitivement interrompue. Nous voici loin de l'esprit de 1872. En fait, c'est rien de moins que la naissance du phénomène qu'il faut ici enregistrer. À trois ou quatre reprises en effet, l'appareil normatif se heurte aux données de l'expérience et fait place à des choix empiriquement éprouvés.

C'est d'abord, avec l'instruction populaire, une nouvelle définition des fonctions de l'école, instrument non seulement d'élévation morale mais aussi de progrès matériel. C'est ensuite la religion, ce noyau, qui se désintègre ; enfin, voici la nation vêtue de ses éléments, affranchie. C'est aussi, corrélativement, au plan des relations ethniques. les interdits religieux qui cèdent le pas à des considérations d'ordre empirique. C'est enfin, pour ce qui est de l'agriculture, un appel à la connaissance technique, contre les recettes héritées de la tradition ; ce qui est une invitation à dévêtir le phénomène des surnoms, sobriquets, etc., dont il était affublé.

[139]

Songeons à la distinction qu'établit Frédéric Houde entre les choses qui sont de dogme et celles qui n'en sont pas. Ce vaste glissement, sous certains de ses aspects, peut être décrit comme une course contre le phantasme, comme un progressif désenchantement. C'est du moins ce que suggère une phrase comme celle-ci :

« Nous avons surtout horreur des exagérations et des systèmes autoritaires. Nous vivons à une époque où tout se discute. Et les partisans intelligents, sérieux et sincères de la vérité ne tiennent plus à l'infliction de l'ipse dixit. Nous réclamons pour nous-mêmes, pour nos principes et nos opinions, une entière liberté d'action que nous ne refuserons jamais aux autres. Les mots ne nous effraient pas plus que les idées ; [...] et puis le sens des premiers comme l'application des secondes ne sont pas toujours aussi dangereux qu'on le craignait. Il y a beaucoup d'effroyables visions qui disparaissent dès qu'on veut les examiner de près. »

Néanmoins, ce renversement n'est pas tout à fait acquis ; l'antinomie de la vie rurale et de la vie urbaine, par exemple, subsiste toujours. Et l'on attend la déclaration explicite des nouvelles orientations, la ferme position de principes qui définira la nouvelle existence du journal : tout cela ne tardera plus à venir.


III. Un journal indépendant
(1892-1896)

1. En guise de doctrine

Au début de septembre 1892, le M devient la propriété de MM. Sénécal et Poitras. On avertit tout de suite le lecteur :

« Sous sa nouvelle direction ... le Monde, fidèle aux principes conservateurs, sera un journal essentiellement indépendant. »

Suit une critique très vive du journal de parti :

« Le public est fatigué de cette presse muselée, absolue, triste et systématiquement querelleuse, ne recevant son inspiration que de ceux qui ont intérêt à farder les faits, à fausser les événements et à mettre la lumière sous les boisseaux » (4/9/1892).

Au reste, le public n'est pas dupe, « qui voit trop bien par qui l'encens est payé ». Le M sera donc indépendant ; mais qu'on ne se trompe pas sur le sens de cette indépendance.

« Elle ne consiste pas en zigzag vertigineux, en perpétuel franc-tir ; encore moins à s'orienter chaque jour sur le dieu nouveau.... D'après les honnêtes gens, elle consiste à juger au mérite les hommes et les choses et à toujours faire précéder ce jugement des études propres à le rendre juste et complet. » (ibidem).

À partir de 1893, le ton du journal s'infléchit subitement et il acquiert un accent dont il ne se départira plus. Un profond désenchantement s'abat très curieusement sur le M, qui désormais voit tout d'un oeil assombri. [140] Pas un diagnostic qui ne reflète ce désabus. Comme si un mirage s'était tout à coup dissipé.

Cette constatation sera notre point de départ et notre fil d'analyse. Voyons comment les choses se passent.

2. La politique

Nous serons ici très bref ; le journal ne se complaît plus dans les longues dissertations de naguère où l'alpha ne le cédait qu'a l'oméga.

a) Les grandes querelles aux oubliettes. Il n'est jamais question durant cette période des relations entre l'Église et l'État, non plus que des controverses parallèles sur la responsabilité du magistrat et sur l'origine de l'autorité civile. L'État ne fait plus problème ; c'est sur le gouvernement que l'attention se porte.

b) Le M démocrate. Le 10 juillet 1893, le journal exalte les libertés civiles, le parlementarisme, le suffrage universel et obligatoire. Quatre jours plus tard, il se remémore avec émotion la prise de la Bastille et s'attendrit devant l'image de Robespierre. À partir de cette année, chaque 14 juillet sera l'occasion du même rappel et de la même émotion. En 1894, on y va d'un violent réquisitoire contre la monarchie, suivi d'un éloge de la république. Le M ne veut plus « perdre ni temps ni encre à gémir sur l'irrévocable ». Et si ses prises de position lui valent quelques horions, il répond que l'Église elle-même s'engage dans la même voie.

« De la forte et saine démocratie à Léon XIII, la transition est naturelle.... Ce grand homme n'a cessé de donner à sa barque une orientation conforme à la fois aux enseignements de l'Église et aux exigences de l'époque » (30/12/1893.).

3. La nation

Le 24 juin 1893, le M paraît en livraison spéciale ; c'est un numéro percutant, entièrement consacré au Canada français et présentant des articles signés Mercier, Buies, Chauveau et autres. Une sorte de bréviaire national, mais nous nous en tiendrons ici aux textes des rédacteurs du journal.

a) La vérité contre l'encens. Tout débute par ce préambule :

« La mode est, nous le savons trop bien, de ne parler en ce jour que de choses idéales ; de farder les situations et de proclamer que notre race est le joyau de la création. Le Monde rompt avec cette manie ridicule. [...] C'est de la vérité et non de l'encens que nous offrons au public. »

On écarte d'abord la rhétorique et la dentelle dont se pare annuellement la saint Jean :

« Il serait aujourd'hui plus décent et plus pratique pour les Canadiens français de laisser dans les oubliettes les grandes phrases patriotiques, les mille et une banalités dont [141] le 24 juin nous inonde. Pourquoi entonner des chants de noces quand nous sommes, à la vérité, sur le bord d'une fosse où, depuis 1885, tombent chaque jour une illusion, ou une espérance, un droit ou une institution ».

Et voici la nation descendue dans la mêlée, ballottée, malmenée par l'histoire. Cette histoire que l'on découvre, subitement, enfouie elle aussi sous la dentelle, inconnue.

« Le grand nombre ignore l'histoire du pays, et la minorité la connaît mal ou la dénature systématiquement. Et nos historiens ? On lapide ceux qui racontent les faits vrais et se permettent de tirer la philosophie qu'ils renferment. Un peuple qui a une histoire et ne la connaît pas ou la connaît mal, peut-il compter sur l'expérience pour marcher dans l'avenir ? »


b) Notre fête nationale. On voudra bien se rappeler, ensuite, les envolées, les débordements dont la saint Jean était l'occasion jusqu'en 1880 et comparer avec ce qui suit :

« Le 24 juin, c'est la chose d'un petit groupe, on ne voit pas la masse être de la fête comme aux États-Unis et en France, le 4 et le 14 juillet. Ici, toujours les mêmes programmes, les mêmes processions, les mêmes discours. »

Et ce n'est pas seulement chez les gens de villes que l'enthousiasme dépérit, mais tout autant chez les paysans.

« Dans nos campagnes, le 24 est de plus en plus une date inaperçue. Nous connaissons des comtés où l'on n'arbore pas un drapeau ce jour-là. »

Quant à ces démonstrations sublimes où la foi explose, où le cœur chancelle, on en chercherait vainement la trace.

« Des démonstrations comme celles que l'on a généralement, qui n'ont rien de spontané ; des processions où il faut embrigader presque de force les gens, tout cela ne vaut pas beaucoup mieux que rien. »

S'agit-il des organisateurs de la fête, ces apôtres de la nation ? On nous les montre se disputant les charges, nouant des intrigues et bataillant ferme pour se hisser aux premiers rangs.

« La société Saint-Jean-Baptiste a servi de marche-pied à toutes sortes d'ambitions, surtout les ambitions politiques ; ce ver rongeur du Canada français se retrouve partout vivace et malfaisant, là comme ailleurs dans les entreprises privées. »

S'agit-il encore des orateurs ? Voyez-les « criant leur dévouement à tue-tête, hurlant la vieille devise : nos institutions, dont ils s'occupent quand ils en ont le temps et encore, notre langue, qu'ils sont prêts à lâcher du moment qu'il s'agit des intérêt de la moindre coterie politique » (24/6/1896).

Tout cela paraît grotesque.

« Depuis le 24 juin dernier, nous avons fait d'autres pertes, nous n'avons pas gagné de terrain. Nous sommes plus désunis que jamais et la politique nous tient plus que jamais [142] asservis... Il ne s'est pas passé de semaine sans que des injustices aient été commises. [...] Et l'on voudrait nous voir enthousiastes, applaudissant aux discours pompeux et sonores des orateurs de circonstances » (24/6/1894).

Non. Le Monde n'a pas, n'a plus ce courage !

4. L'éducation

Ici, même désillusion, même cynisme. On s'épargne les réserves de jadis ; la condamnation est sans appel.


a) Échec du système scolaire

« Je n'ose écrire tout ce que je sais par moi-même de l'instruction ou de l'éducation dans ce pays, car je rougis pour les miens, surtout quand je vois McGill et me rappelle ce que sont les écoles et collèges anglais d'Ontario » 26/6/1893).

Car, chez nous, l'instruction industrielle, commerciale ou technique est délaissée en faveur de l'éducation de l'âme.

« On dirait que la majorité, dans la population canadienne-française, n'aime pas à s'instruire pratiquement. On préfère les études « idéalistes » aux connaissances positives qui, pourtant, sont la base la plus certaine sur laquelle puisse s'appuyer celui qui recherche la science » (23/2/1895).

Paroles étonnantes ! On conclut d'une manière non moins spectaculaire :

« Dans l'instruction publique, tout est à refaire. Nous avons perdu un demi-siècle, des sommes fabuleuses et l'enthousiasme a disparu. Est-ce la débâcle partout ? » (8/6/1893).


b) Un remède : l'instruction obligatoire. Et le Monde y va de ses recommandations. D'abord, rien ne justifie l'absentéisme de l'État en matière d'éducation. Celle-ci lui revient tout autant qu'à l'Église ; elle est précisément « le moyen de faire de bons citoyens, de préparer l'homme à jouer un rôle dans le concert social et à rendre à l'état les services qu'il lui doit pour la protection et les avantages qu'il en reçoit ».

Le bien commun commande l'instruction obligatoire et l'État a le devoir de l'imposer. Surtout qu'il ne craigne pas, ce faisant, d'empiéter sur les droits soi-disant antérieurs de l'Église ou de la famille ; rien ne prime le bien commun.

« Il est nécessaire, pour le bien général, que chaque individu cède une portion de sa liberté. C'est pour cette raison qu'il est permis à l'État de surveiller même les mesures d'hygiène prises dans les familles. L'ignorance est un grand mal, et l'éducation bien ordonnée conduit au progrès social. Ce n'est pas empiéter sur les droits des parents que d'en limiter l'exercice ... Si un père est assez indigne de sa mission pour négliger l'éducation de ses enfants, l'État a non seulement le droit d'intervenir, mais il en a le devoir. »

[143]

Enfin, aux répliques et aux remontrances qu'on ne manque pas de lui faire, le Monde oppose :

« Ce qui était bon, il y a un quart de siècle, devient de nos jours un bagage bien inutile à tout ceux qui ont à soutenir le combat pour l'existence, le fameux struggle for life » (28/l/1895).

5. Travail économie

a) Analyse économique du dépeuplement. Voici comment on explique la désertion des terres et l'émigration. On a tour à tour accusé, nous dit le journal, l'amour du luxe, l'ambition, l'instruction trop élevée, etc. Sornettes que tout cela.

« Ce dépeuplement a une cause sur laquelle on n'appuie pas beaucoup ; souvent on la passe sous silence, et cependant, elle est patente : c'est que l'agriculture dans certains pays, notamment en Canada, n'est pas assez rémunératrice. [...] Cette pauvre agriculture est une marâtre pour un grand nombre de ses enfants » (6/10/1894).

Qu'on n'aille donc pas chercher loin le remède à l'exode rural :

« On réussirait parfaitement à garder les cultivateurs sur leurs terres, si on rendait l'agriculture plus payante. Qu'on essaie et l'on verra bien » (17/4/1895).


b) Entre Marx... et Léon XIII. Voici, par contre, une très curieuse anomalie. D'un côté, le Monde propose une analyse presque marxiste de la société canadienne-française.

« Infailliblement, le monde laborieux tend à se diviser en deux grandes classes séparées par un abîme. En haut, une pincée de financiers, servis par des ingénieurs, des savants, des artistes, des comptables, des hommes d'affaires, des missionnaires commerciaux plus ou moins grassement payés. En bas, un peuple de manoeuvres et d'hommes de peine, gagnant juste de quoi ne pas mourir de faim, travaillant de force et n'ayant que peu de ces consolations humaines qui aident à vivre » (29/10/1892).

D'un autre côté, et d'une manière fort déconcertante, on trouve toute une série de diagnostics s'inspirant, cette fois, de Rerum Novarum. Parlant des conflits ouvriers, voici ce qu'on écrit :

« Ce qui engendre le succès : l'union, encore l'union et toujours l'union. Non une union despotique, aveugle, tracassière, systématiquement ennemie du Capital. Mais l'union qui serait à la fois une sauvegarde pour le bon patron et une armure pour l'ouvrier ».

On fait d'une part d'heureuses constatations :

« Les grèves se font plus rares : les unions ouvrières éliminent prestement les têtes chaudes ; les chefs sont choisis parmi les modérés, les rassis. Tout cela indique combien l'élément ouvrier comprend que, à côté des droits, il y a les devoirs » (2/9/1893).

On suggère encore « que chacun y mette du sien et tout s'arrangera à l'amiable » (21/l/1893).

[144]

On peut penser, ce qui n'exclut pas d'autres explications, que le Monde voulut prévenir de la sorte les foudres de l'épiscopat ; en effet, ces derniers articles sont tous signés par un ouvrier, Urbain Lafontaine ; sa présence aurait fait office, en quelque sorte, de couverture.

6. Les ruptures d'allégeance

Jusqu'en janvier de l'année 1893, le journal est relativement plat. Jouant la carte de l'honnête homme, il rappelle chacun à son devoir, se réjouit du bonheur de l'un, s'attriste du malheur de l'autre. Il aborde surtout des sujets neutres : ce sont des lieux communs sur le vagabondage, la mendicité, l'hygiène, le vol, le prostitution, etc. Mais on passe peu à peu de la criminalité privée à la criminalité publique et aux « dessous de la politique ». À partir de ce moment, le Monde entreprend une nouvelle carrière.


a) De MacDonald à Laurier. C'est au cours de l'année 1893 que se modifient les sentiments du journal à l'égard du parti conservateur. En 1894, ses critiques se précisent ; mécontent du traitement qu'on a inflige aux Canadiens français de l'Ouest, le Monde attend impatiemment le Bill réparateur. En 1895, il se lasse.

« Le parti conservateur, en perdant sir John A. MacDonald, sir John Abbot et sir John Thompson, a perdu les seuls de ses chefs capables de mettre à exécution, avec succès, le programme politique de ce parti » (18/4/1895).

Trois semaines plus tard :

« Le parti qu'il (MacDonald) avait fait si fort, si compact, se désagrège. Aucune politique résolue, déterminée et intelligente ne se remarque chez les ministres du présent gouvernement » (6/6/1895).

Mais la campagne de dénigrement a déjà commencé. Le 17 avril, on commentait ainsi les élections partielles où les libéraux avaient acquis trois sièges :

« C'est une écrasante victoire remportée par les amis de l'ordre, de la pair et des justes droits... on voit poindre à l'horizon tous les signes précurseurs de la fin de ce parti que trop d'années au pouvoir ont corrompu jusqu'à la moelle des os » (17/4/1895).

Les charges se multiplient. Qu'on en juge par les intitulés : Menteurs et trompeurs, Nos plus grands ennemis, Scandales et corruptions, Décadence ministérielle, Funeste règne, etc.

Le 25 avril, le Monde termine par ces mots un long réquisitoire :

« Plus de pourboires, plus de millions jetés en pâture aux affamés de richesses, de luxe et de plaisirs » (25/4/1895).

Toutefois, il se ressaisira quelque peu dans la deuxième moitié de l'an. Au début de 1896, semaine après semaine, les périodes « bleues » succèdent [145] aux périodes « rouges ». Enfin, en mars, le journal proclame son entier appui à Laurier. Ce sera son dernier mot.


b) L'anticléricalisme latent. Il n'est guère question du clergé pendant ces années. Mais les rares mentions que nous avons relevées témoignent d'un revirement radical.

On a par exemple ces quelques mots à l'endroit de la chaire :

« Quand ces prédicateurs ne disent pas de monstruosités, ... ils insultent la France et les institutions démocratiques que nous aimons » (12/7/1894).

Parle-t-on de fonder un journal catholique ? Le Monde bondit !

« En tous pays, les journaux qui se donnent comme organes du clergé se sont toujours fait remarquer par l'esprit d'injustice, la maladresse et la témérité. Ils ont, presque sans exception, causé plus de mal aux chefs de diocèses que les feuilles les plus irréligieuses, les plus hostiles » (1/5/1894).

On assure, enfin, « qu'un tel organe serait une source d'ennuis, de dangers et de scandales peut-être » (17/6/1893).


c) La Confédération en question. Cette fois, plus de scrupules ni de réserves : le régime fédéral est démasque. Dès à partir de décembre 1892, le Monde publie quotidiennement des listes de cas où des Canadiens français ont été victimes d'injustices à Ottawa. On débute ainsi les longues énumérations :

« L'absence de toute faveur, de toute attention pour les Canadiens français à Ottawa est toujours à l'ordre du jour. Voici quelques autres petits renseignements... » (12/12/1892).

En cette année, Le Monde fait campagne « pour obtenir la reconnaissance des droits de notre race à la considération et aux bénéfices de l'administration centrale » (12/12/1892).

Encore une fois, la vanité de ses efforts lui apparaît, progressivement. En mars 1894, son verdict s'est considérablement alourdi :

« La constitution actuelle n'est pas très ancienne, mais déjà on sait, on comprend qu'elle est insuffisante, étroite, et surtout obscure. C'est cette obscurité, cette ambiguïté qui est la cause des embarras actuels » (3/3/1894).

Quatre mois plus tard, c'est l'ultimatum !

« Il est bien entendu que nous sommes entrés, nous Canadiens-français, dans la Confédération grâce à une liste de droits parfaitement définis et garantis. Si, aujourd'hui, cette définition et cette garantie sont niées, oubliées, mises de côté, nous devons cesser d'être partie au contrat. Ce sera regrettable, mais ce n'est pas nous qui aurons créé cette situation » (2/7/1894).

Dans cette sommation, la nouvelle conscience nationale culmine.

*
*   *

[146]

Cette période, 1892-1896, marque le terme de la progression que nous avons voulu décrire. Toutes les avenues de la pensée s'y déploient selon des dimensions jamais atteintes jusque-là.

La nation, désormais périssable, s'est posée définitivement dans l'histoire ou ses attributs s'enracinent et prennent corps : c'est au hasard des conjonctures que leur destin se joue. En politique, le bien commun naît et s'impose avec ses droits, ses prérogatives ; on assiste parallèlement à une émancipation de l'État ; sa juridiction prévaut maintenant sur celle de la famille, en matière scolaire. Les représentations traditionnelles de la société-édifice-horlogerie, etc., inspirées d'une vision normative, sont mises de côté ; le social apparaît maintenant sous la figure du désordre et du conflit. La vie elle-même est devenue combat, défi ; le Monde parle couramment de la lutte pour l'existence, du struggle for life. On ne songe plus à blâmer les cultivateurs qui abandonnent leur terre : l'agriculture est une marâtre !

Le Monde découvre la science, l'industrie, la machine ; il pénètre dans le quotidien, dans l'univers des choses. Il s'en prend aux « études idéalistes », seules les « connaissances positives » lui sont dignes d'intérêt.

« En morale, je ne trouve rien de nouveau à signaler. Fixons plutôt nos (esprits) dans l'ordre matériel « (24/6/1893).

Mais cet ordre-là est tout différent. La connaissance doit se prêter à une discipline, se donner des instruments. En novembre 1892, le Monde déplore l'absence de statistiques et recommande la création d'un organisme public pour la « conservation des chiffres ».

Cette attitude témoigne d'un bouleversement radical de l'univers de la connaissance. Qu'on se le rappelle, le Monde se propose de « juger au mérite les hommes et les choses et... toujours faire précéder ce jugement des études propres à le rendre juste et complet ».

Cette profession d'indépendance prend ici son sens profond : elle désigne un effort pour aborder le phénomène sans prévention, c'est-à-dire rendre l'objet à son autonomie, à sa réalité.

Encore une fois :

« La mode est ... de farder les situation. [...] C'est de la vérité et non de l'encens que nous offrons au public » (24/6/1893).

*
*     *

On pourrait résumer ainsi les résultats de nos analyses. [4] Tout le mouvement que nous avons décrit consiste en une lente approximation de [147] l'objet social. On assiste au départ à un escamotage des phénomènes, défigurés par les procédés autoritaires de la connaissance. Le dogme est ennemi de l'enquête ; c'est l'idéologue qui monte et démonte les conjonctures, qui invente l'univers. L'idéologie nous présente l'image d'un monde suspendu d'où le profane est évacué et dont chaque élément trouve sa raison dans un au-delà. La société trouvant sa fin et son idéal dans un intemporel, aussi bien son unique souci est de vaincre le temps et - pourquoi pas ? - d'arrêter le devenir : s'immobiliser, se tapir sur son être, telle est la position recommandée de l'attente.

Le système entier repose sur une attitude première devant le monde ; une idée simple sur la nature et le sort de l'homme, la conscience implicite d'un in-convenir. Le mépris du monde répond à l'insouciance des phénomènes ; de cette première harmonie, l'existence acquiert sa cohérence.

Puis, peu à peu, le réel s'affranchit de la tutelle de la norme, entreprend la conquête de son autonomie. Le voici qui émerge et s'impose ; encore un peu et l'on perçoit distinctement ses traits, son visage. Au terme, les pôles sont inversés.

Gérard BOUCHARD

École pratique des hautes études,
Paris.



[1] Propos de Mgr Bourget prononcés en 1865 et rapportés par le N M le 13/6/1870.

[2] Le N M, 17/8/1867.

[3] Le journal a changé de nom le 15 janvier 1881.

[4] La carrière du journal ne s'achève en fait qu'en 1900. Berthiaume en fait l'acquisition et le Monde fusionne avec la Presse. Nous n'en n'arrêtons pas moins ici notre enquête ; cette dernière période marque un revirement complet de la pensée, sur tous les plans, un retour très net à l'esprit de 1872. Phénomène surprenant qui mériterait d'être analysé pour lui seul.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 22 février 2011 12:38
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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