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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

La construction d’une culture. Le Québec et l’Amérique française. (1993)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre sous la direction de Gérard BOUCHARD et Serge Courville, La construction d’une culture. Le Québec et l’Amérique française. Québec: Les Presses de l’Université Laval, 1993, 445 pp. Collection: Culture française d’Amérique. [MM. Gérard Bouchard et Serge Courville, conjointement avec le directeur général des Presses de l’Université Laval, Monsieur Denis Dion, nous ont accordé gracieusement, le 27 mai 2021, leur autorisation pour la diffusion en libre accès à tous de ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

[3]

Introduction

Une nation, deux cultures.

Continuités et ruptures dans la pensée
québécoise traditionnelle (1840-1960)
.” [1]

Gérard Bouchard

Directeur, Centre interuniversitaire SOREP
Université du Québec à Chicoutimi

La présente réflexion prend comme point de départ un certain nombre de traits bien connus de la culture québécoise [2] : son obsession de la différence par rapport à ses voisines, la découverte tardive de sa propre diversité, ses attitudes ambivalentes - faites de refus et d'attirance - à l'égard de la culture américaine, son complexe de l'étranger, qui est un amalgame de xénophilie et de xénophobie, son ancienne tradition conservatrice, ses revendications identitaires perpétuées dans un vigoureux nationalisme, l'espèce d'ignorance, sinon de mépris, que paradoxalement elle a longtemps manifestée pour les réalités d'ici, et l'admiration, la fidélité traditionnellement vouées aux idées et modèles venus d'Europe. Ces traits, apparemment étrangers [4] les uns aux autres et même contradictoires, nous semblent pourtant dériver d'une origine commune, à savoir la manière très particulière dont se sont établis dans l'histoire du Québec les rapports entre les élites socioculturelles et ce que, faute de mieux, on appellera ici le peuple.

Telle est la thèse que nous présentons dans ce texte qui, nous prévenons le lecteur, tient plus de l'énoncé de programme que de la démonstration au sens strict. C'est à la fois sa faiblesse et son excuse. Le cadre de cette présentation ne se prêtait évidemment pas à d'amples développements qui seraient de toute manière bien prématurés, compte tenu de l'état de nos travaux. Le parcours scientifique proposé ici est par ailleurs très ambitieux dans la mesure où il vise à caractériser une trame culturelle complexe sur plus d'un siècle, soit de 1840- 1850 à 1960-1970 environ. On voudra donc pardonner certains énoncés trop rapides et se contenter pour le moment de repères empiriques très ponctuels qui veulent davantage illustrer que prouver.

Notre objectif général est : a) de montrer à quel point certaines représentations de la société québécoise, de son passé, de sa « vocation » et de ses rapports avec l'américanité ont été tributaires de visées déformantes et contradictoires diffusées par la très grande partie des élites socioculturelles ; b) de retracer l'origine et l'histoire de ces distorsions ; c) de mettre en lumière certaines de leurs répercussions sur l'évolution culturelle du Québec.

DÉSARTICULATION
DE LA CULTURE QUÉBÉCOISE


Une donnée essentielle qui commande l'éclairage de cet essai réside dans le contexte de peuplement relativement récent dont la société québécoise est issue. Il est utile de rappeler qu'au total, qu'il s'agisse de la vallée laurentienne ou des régions adjacentes, ce contexte de peuplement ou de colonisation s'est perpétué sur trois siècles, en imposant aux populations nouvellement établies les mêmes défis, les mêmes contraintes, et en favorisant de nombreuses façons l'émergence de traits ou de formes collectives originales. Sont visés ici à la fois les comportements démographiques, la structure du bassin [5] génétique (Bouchard et De Braekeleer, 1991), les modes de production, la structure sociale et les contenus culturels.

Insistons pour commencer sur la structure sociale, et plus particulièrement sur le lent processus de mise en place des élites socioculturelles - on n'ose encore parler d'une classe dominante - à partir de la fin du XVIIIe siècle. À la suite de Fernand Ouellet (1963), la plupart des historiens reconnaissent qu'à la faveur d'un certain relâchement du lien colonial anglais peu après la Conquête (l'Acte de Québec de 1 774, l'Acte constitutionnel de 1791), la société canadienne-française a pu bénéficier d'une marge de manœuvre, au moins sur le plan socioculturel, ce qui s'est traduit notamment par un développement des établissements scolaires au secondaire ou au collégial (petits séminaires) et par l'émancipation de professions liées à la restauration des traditions juridiques et culturelles françaises. Loin d'être idéologiquement homogènes, ces représentants d'une bourgeoisie en émergence se sont néanmoins bientôt comportés comme des représentants de leur société, comme des guides de la nation en éveil.

Avant comme après l'insurrection de 1837-1838, ce sentiment, de plus en plus accusé, a trouvé des expressions intellectuelles et politiques très disparates, voire contradictoires, en deçà desquelles on peut toutefois déceler une sorte de dénominateur commun. Chez la majorité des membres du clergé, des professions libérales et des groupes d'intellectuels (journalistes, hauts fonctionnaires, artistes) du temps, on relève d'abord une volonté d'aménager sur le territoire québécois un espace francophone doté des institutions nécessaires à sa survie et dont ils seraient les titulaires légitimes. Parmi ces institutions, l'Église, le système judiciaire, le système scolaire et l'État venaient évidemment au premier plan. En deuxième lieu, ces élites étaient fortement (mais non exclusivement) nourries de références culturelles européennes - britanniques, romaines et en particulier françaises - où elles puisaient les modèles et le style de la nation [3]. À partir de ces deux traits, on peut reconnaître trois obstacles structurels [6] qui ont pesé longtemps sur le destin de cette quasi-bourgeoisie en émergence :

  • Elle ne disposait pas d'un État complet, doté de tous les pouvoirs nécessaires à la conduite de la nation ;

  • Elle ne maîtrisait pas les leviers du développement économique et de l'enrichissement ;

  • La nationalité à l'européenne dont elle rêvait s'accommodait mal de la culture rugueuse et débraillée des classes populaires urbaines et rurales, d'emblée ouvertes aux influences continentales et fortement nourries de la « territorialité » nord-américaine (selon l'expression du géographe français Raffestin).

Le fait de cette bourgeoisie en devenir, coincée dans un espace culturel dont elle avait besoin pour s'affirmer mais qui lui était en même temps inhospitalier, constitue la matrice à partir de laquelle nous allons tenter de rendre compte d'importants aspects de l'évolution culturelle du Québec depuis le milieu du siècle dernier. Nous pensons en effet que la culture populaire s'est posée comme une sorte de contre-culture qui semblait compromettre le projet de culture nationale élaboré par les élites. Ainsi, loin d'avoir été fermée sur elle-même, la culture des Québécois était largement ouverte aux deux bouts du continuum social, mais dans des directions opposées : l'une menait vers le vieux continent, l'autre vers le nouveau. D'un côté, la culture savante se définissait par rapport à des modèles empruntés, à des traditions européennes à perpétuer, à implanter en territoire nord-américain, de l'autre, une culture populaire naissait à un nouvel environnement, se l'appropriait, l'investissait et le nommait à sa manière. En somme, d'un côté la culture de la continuité, de l'autre celle des ruptures et des recommencements.

Notre démarche fera donc une large place au clivage culture savante/culture populaire pour désigner les discordances et les disparités qui se manifestaient entre les visées des élites montantes et la culture « américaine » en formation parmi les classes populaires (en gros, les travailleurs manuels urbains et ruraux et les cols blancs peu spécialisés). Il paraît nécessaire de bien marquer la spécificité de ces deux univers culturels, le clivage fondamental étant au cœur des [7] perceptions que les élites elles-mêmes nourrissaient de leur position au sein de la société québécoise. En dénonçant de diverses manières la culture du « peuple » (ou du « petit peuple », comme disait souvent Lionel Groulx) et en faisant valoir ses propres références, le discours élitiste consacrait une distance socioculturelle qu'il faut bien prendre en considération d'une manière ou d'une autre. Nous parlerons donc ici de la culture populaire québécoise, mais d'une manière très générale, en nous référant toujours à la représentation construite par les élites professionnelles : celle d'une culture homogène et aux contours très flous, en marge de la leur. On verra aussi que, d'une manière assez paradoxale, cette culture du peuple n'est pas toujours présentée comme mal en point ou menaçante, car on en fait également volontiers le dépôt sacré des vieilles coutumes et traditions françaises - ce qui est une autre manière de reconnaître sa spécificité. Il ne s'agit donc pas de réduire la dynamique culturelle québécoise à ce clivage entre culture savante et culture populaire ; celui-ci représente simplement une clé d'analyse utile parmi d'autres.

Il importe par ailleurs de rappeler que le point de départ de nos observations coïncide avec l'échec de la Rébellion et sa répression politique, lesquels mettaient un terme à une évolution sociale et culturelle qui aurait pu dénouer la contradiction dans laquelle se sont ensuite enfermées la majeure partie des élites. Par ailleurs, même après 1840, il serait imprudent de vouloir réduire à un même moule toutes les expressions de la pensée bourgeoise qui, à des degrés divers, a toujours fait place à la dissidence. Nous y reviendrons.

SITUATION DE LA BOURGEOISIE PROFESSIONNELLE
ET DE LA CULTURE SAVANTE


Sous le vocable d'élites socioculturelles ou de bourgeoisie professionnelle sont regroupés ici aussi bien les membres du clergé que des professions libérales au sens large, incluant les journalistes, les principaux titulaires de la fonction publique, les enseignants - tous ceux-là que Serge Gagnon associe au monde « clérico-petit-bourgeois » (1978 : 35). À partir de la fin du XIXe siècle surtout, il convient d'y ajouter les représentants de plus en plus nombreux des arts et de la littérature. Parmi ces élites sociales et culturelles, il n'y a peut-être [8] pas lieu de distinguer trop nettement une fraction bourgeoise au sens strict, qui s'employait à la conduite des institutions et en particulier à l'exercice du pouvoir politique, et une fraction d'intellectuels qui auraient été les porte-parole de la première, se vouant à la définition et à la diffusion des finalités collectives. En fait, au moins jusqu'au début du XXe siècle, on observe un important chevauchement, de nombreux acteurs cumulant plusieurs rôles. Il faudra donc s'accommoder des notions un peu larges de bourgeoisie professionnelle ou d'élites socioculturelles, alignées avec la culture savante et les intellectuels. Au reste, cette demi-confusion est sans doute elle-même le reflet d'un phénomène déjà évoqué ; pendant toute la période considérée ici, et plus encore dans la deuxième moitié du XIXe siècle, on est en présence d'une quasi-bourgeoisie qui doit lutter sur trois fronts au moins pour assurer sa pleine émancipation : édifier l'État, acquérir la maîtrise de l'économie, construire la culture nationale.

Dans cette dernière direction, le défi des élites a été d'aménager un espace socioculturel qu'elles allaient occuper et qui allait leur fournir des assises en même temps qu'une légitimité et une exclusivité sur l'échiquier nord-américain. Encore une fois, sur le plan très immédiat des idéologies politiques et sociales, les plans d'aménagement de cet espace ont certes varié, opposant notamment conservateurs (par exemple les ultramontains) et libéraux. Mais il est important de préciser que notre analyse vise à reconstituer des représentations préalables, plus fondamentales peut-être, qui se situent au rang des prémisses ou des postulats. À cette échelle, les écarts entre écoles paraissent sensiblement atténués et le calendrier des changements ne reproduit pas forcément celui des idéologies au sens strict. Nous essaierons d'établir cet énoncé en analysant les paramètres qui ont orienté l'action des élites dans leur entreprise de construction de la culture nationale.

Les références européennes

Jusqu'au milieu du XXe siècle au moins, la bourgeoisie professionnelle a été formée dans les nombreux séminaires, collèges classiques [9] et couvents mis sur pied et gérés par le clergé, sauf exception [4]. Pour tout ce qui touchait aux domaines de la pensée, ces établissements d'enseignement faisaient une très large place d'une part au catholicisme romain et à la culture française, d'autre part à la civilisation gréco-latine - le plus souvent interprétée et commentée par des intellectuels européens. Par ailleurs, dès la première moitié du XIXe siècle, on sait que le livre français a largement circulé au Bas-Canada parmi un public varié et aux tendances relativement éclectiques. Les livres d'histoire sainte et de dévotion y abondaient bien sûr, mais on trouvait aussi des ouvrages beaucoup plus « modernes », irréligieux même (Galarneau et Lemire, 1988). Toutefois, après le milieu du XIXe siècle, le champ des emprunts au sein de la littérature française s'est progressivement rétréci, privilégiant désormais la pensée conservatrice [5].

Une autre figure de la dépendance intellectuelle à l'égard de la France et de l'Europe en général apparaît dans le caractère emprunté des traditions philosophiques (aussi bien à gauche qu'à droite) et théologiques. À propos des idéologies du XIXe siècle, Fernand Dumont parle d'une « absence totale d'originalité », de « vêtements [...] prélevés dans une autre histoire que celle des consciences d'ici » (1971 : 26-27). Quant au champ littéraire qui a commencé à se constituer à partir de 1850-1860, même si on lui assignait très explicitement une vocation dite « nationale », il n'en reposait pas moins largement sur les classiques français de la période 1600-1750 pour ce qui touchait à la définition et aux critères du beau (Lemire, 1986 : chap. 5). On pourrait invoquer encore l'exemple de l'art religieux (en particulier la sculpture et la peinture) dont les représentants, au moins jusqu'au début du XXe siècle, s'appliquaient pour la plupart à copier les maîtres européens, surtout français et italiens (Porter, 1987) ; ou l'exemple des [10] sciences sociales qui, de leur naissance vers la fin du XIXe siècle jusqu'au milieu du siècle suivant, se sont nourries quasi exclusivement des modèles français. Ce fut du reste l'une des principales récriminations des signataires du Refus global en 1948, lesquels dénonçaient l'aliénation de l'élite intellectuelle dominante, « envoûtée par le prestige annihilant du souvenir des chefs-d'œuvre d'Europe, dédaigneuse des authentiques créations de ses classes opprimées ». Et plus récemment, c'est encore ce que déplorait Jérôme Desbiens qui, à propos d'une partie des intellectuels québécois, parlait d'une élite déracinée en qui il voyait des « exilés de l'intérieur » (cité dans Tétu de Labsade, 1990 : 97).

Une axiomatique de la culture nationale

Coincées, comme nous l'avons dit, entre une structure de pouvoir qui leur échappait en grande partie et un environnement culturel réfractaire à leurs visées européennes, les élites des professions libérales ont inspiré et élaboré un discours de reconstruction fondé sur quatre postulats.

1. La nation canadienne-française (on dira plus tard « québécoise ») était d'abord donnée comme fondamentalement différente de ses voisines. Cette revendication aprioriste a nourri, comme on le sait, de nombreuses démarches politiques (la dernière en date étant la campagne du lac Meech) et une abondante littérature. Nous nous limiterons ici à quelques exemples épars, parmi des dizaines d'autres. Protester de sa différence, la mettre en valeur, chercher les moyens de la préserver, c'était là une préoccupation omniprésente par exemple dans les Mélanges religieux (1841-1852), où l'on se montrait soucieux de protéger les mœurs canadiennes-françaises contre la pensée postrévolutionnaire française. Cette préoccupation allait conduire au projet - par ailleurs très ambigu - d'une littérature dite nationale. Plus tard, la même inquiétude fut une dominante de l'œuvre du chanoine Groulx pour qui les caractères distinctifs du Canadien français lui furent transmis dès le XVIIe siècle (Groulx, 1919 : 7). On en retrouve même un écho chez le botaniste Marie-Victorin qui faisait de la Laurentie une sorte de région floristique naturelle (Fournier, 1983). Les décennies récentes ont perpétué sinon amplifié cette tradition [11] qu'on ne transgresse pas impunément. Il est remarquable en effet que le thème de la différence ait été érigé en une sorte de valeur nationale et souvent traité d'une façon dogmatique. Comme il fallait différer par définition, on ne s'embarrassait pas toujours de précautions empiriques, et encore moins scientifiques, lorsqu'il s'agissait d'inventorier et de faire mousser les caractères distinctifs de la nation. Mais au-delà de la foi, de la langue et de très vagues références à nos « traditions françaises », le discours ordinairement tournait court ; la déduction et souvent l'imagination prenaient le relais.

Les intellectuels ont été ainsi amenés souvent à affirmer de fausses spécificités (fécondité élevée, force de la famille, importance de la religion, etc.). Trop soucieux de marquer les différences, ils se sont par ailleurs empêchés de reconnaître ce qui distinguait vraiment les francophones québécois de leurs voisins nord-américains [6].

2. En contrepartie, la société et la culture québécoises étaient présentées - a priori encore une fois - comme fondamentalement homogènes, comme si la nation trop fragile ne pouvait souffrir d'être désunie ou même simplement contrastée en elle-même. L'urgence politique et sociale oblitérait les éléments de division et de diversité ; la nation était un objet lisse et sans tache, noyau dur que n'arrivaient pas à pénétrer même les nombreux clivages produits par la ville industrielle et les mouvements migratoires. On peut tenir pour symptomatique à cet égard le retard avec lequel s'est développée au Québec l'analyse sociologique de la société urbaine et des classes sociales (Dumont et Martin, 1962).

On peut en dire autant des études sur la société rurale. Jusqu'à la décennie 1945-1955, des représentations plus ou moins mythiques, platement réductrices, se substituaient la plupart du temps à une connaissance empirique des structures économiques et sociales des campagnes québécoises. Et même lorsque l'enquête méthodique parvenait à s'imposer, par exemple sous la forme de la monographie [12] locale, c'était généralement pour reprendre et accréditer par un alibi scientifique les mêmes crédos. De ce point de vue, il est utile de relire les travaux pionniers de C.-H.-P. Gauldrée-Boilleau (1968), Léon Gérin (1968), Horace Miner (1938, 1939) et Everett C. Hughes (1938, 1972 : première partie). Chez les uns comme chez les autres, la société rurale était représentée comme un objet monolithique, que l'on caractérisait en recourant aux stéréotypes de la stabilité, de la cohésion, de l'égalité, de la solidarité et de la communauté d'origine, sur un fond de culture et de modèles de conduite quasi universellement partagés.

Bien d'autres indicateurs convergent sur ce point, par exemple le consensus des premiers linguistes québécois sur l'« unité absolue du parler canadien » (Rivard, 1914), celui des historiens du XIXe siècle à propos de la haute qualité morale de l'habitant [7], ou cette insistance à présenter la « race » comme pure, exempte de métissage avec l'allophone et en particulier avec l'Amérindien.

3. Différente de ses voisines et homogène : la nation devait ces deux traits à ses origines françaises et catholiques, au maintien de ses traditions, à la fidélité à ses racines. Il est tout à fait remarquable que le destin des Canadiens français en Amérique du Nord n'ait pas été pensé comme rupture par rapport à un passé désormais perçu comme étranger et comme point de départ vers une aventure collective fondamentalement neuve, au gré des occasions offertes par le nouveau continent. À cet égard, la pensée dominante au cours de la deuxième moitié du XIXe siècle québécois de même que ses prolongements au XXe siècle contrastent avec la pensée américaine qui, elle, a méthodiquement mis en forme un destin collectif axé sur des paramètres d'affranchissement et de recommencement (Marienstras, 1976, 1988). Au lieu de projeter sur ce modèle la construction d'une société et d'une identité nouvelles, un peu comme l'avaient fait avant eux les patriotes de 1837-1838, les intellectuels québécois se sont progressivement repliés par la suite sur un projet de société en forme de continuité, plutôt réfractaire à l'aventure continentale – exception [13] faite des sympathies annexionnistes exprimées à quelques reprises. Ainsi, il est révélateur que, dans l'ensemble, les historiens du XIXe siècle aient condamné la Révolution américaine, tout comme la Révolution française qu'elle préfigurait. Jusqu'au milieu du siècle suivant, la pensée dominante a conçu le devenir québécois en fonction de la fidélité aux origines françaises, à la mère patrie. Bien sûr, on proposait en modèle une France très idéalisée et soigneusement épurée de ses errements postrévolutionnaires, c'est-à-dire de tout ce qui précisément aurait pu se transformer ici en ferments de rupture et d'ouverture aux rêves américains, et du même coup compromettre l'espace socioculturel distinct auquel aspiraient les élites pour édifier leur pouvoir et établir sa légitimité. C'était bien la seule avenue qui s'ouvrait à une quasi-bourgeoisie contrainte de réaliser son ascension et d'assurer son emprise en étant privée d'importants leviers du pouvoir politique et économique.

Parce qu'il était vulnérable aux répercussions culturelles de l'aventure continentale, le nationalisme de ces élites ne pouvait être que conservateur, tourné vers un passé mythique à préserver et qui tenait lieu de programme pour l'avenir. Aussi, pour détourner le peuple des mirages nord-américains, il allait s'employer à promouvoir trois formes de simplification et d'oblitération :

  • L'essence de la nationalité tient dans son héritage français, les autres apports étant généralement passés sous silence ;

  • La défense de la nation se confond avec celle de la langue et de la foi ;

  • Jusqu'au début du XXe siècle, les paysans et la vie rurale constituent l'incarnation privilégiée et quasi exclusive de la nation.

4. Attachées à leurs modèles européens du beau, du bien et du vrai, très majoritairement hostiles à l'américanité ambiante, les élites se sont toujours reconnu une vocation de pionniers et de pédagogues de la culture. Le constat ou la dénonciation de la pauvreté de la culture québécoise court sur les deux demi-siècles. C'est une constante de la pensée dominante : il faut combler le vacuum culturel - entendons, européaniser une culture populaire nord-américaine, [14] aménager et consolider l'espace distinct. Cette préoccupation a survécu jusqu'à une époque récente. On pense ici à Jean-Charles Falardeau (1941, 1974) qui se demandait s'il existe réellement une culture canadienne-française et qui disait éprouver « le sentiment d'être une sorte de pionnier : sentiment récurrent de génération en génération dans l'histoire des intellectuels canadiens-français ». On pense aussi au jeune Pierre Dansereau qui, d'abord tenté par la politique, opta finalement pour une carrière dans les sciences, jugeant que tout était à faire au Québec sur le plan de la culture scientifique [8]. On pourrait invoquer de nombreux autres exemples - notamment chez les littéraires - d'intellectuels qui se sont perçus comme les pionniers d'un champ culturel en friche. On est tenté de dire qu'ils ont fait de la culture un peu comme les colons « faisaient » de la terre : ainsi les assises de la nation s'étendaient par le haut et par le bas mais, encore une fois, dans des directions divergentes.

Des corollaires

À partir de ces quatre postulats, il est possible de rendre compte des principales orientations de cette pensée québécoise, qualifiée ici de traditionnelle précisément à cause de la préséance donnée à la préservation des traditions françaises et européennes. Nous présentons rapidement celles qui paraissent les plus déterminantes, eu égard aux mutations qui surviendront à partir de la décennie 1930-1940.

Refaire la culture populaire

Le clivage culture savante/culture populaire et les efforts de l'une pour se constituer au regard sinon aux dépens de l'autre ne sont certes pas un trait propre à la société québécoise des XIXe et XXe siècles. En fait, l'histoire européenne dite contemporaine (la France de Jules Ferry notamment) offre maints exemples de tentatives d'acculturation des classes populaires par les élites. Ce qui confère une originalité au cas québécois, c'est la fragilité des élites et l'incertitude [15] qui entourait leurs propres visées culturelles. Il faut imputer sans doute à ce double trait le regard intransigeant qu'elles ont porté sur la culture populaire, la méfiance que celle-ci leur a inspirée et l'ardeur qu'elles ont mise à la corriger.

Sur le mépris ou l'oubli des réalités populaires, mentionnons d'abord F.-X. Carneau, le premier historien national, qui, parti pour démontrer la substance de la nation, mit finalement en scène non le peuple mais les élites. Citons aussi l'exemple de la première littérature « nationale » dont le champ a été institué à partir du milieu du XIXe siècle. Comme l'ont montré les travaux de Maurice Lemire, cette littérature répugnait à mettre en scène la réalité québécoise, jugée trop triviale, inapte à nourrir l'entreprise de poétisation et de création, à moins qu'elle ne soit idéalisée et devienne ainsi l'égale du matériau européen. Près d'un siècle plus tard, c'est à peu de chose près ce dont se plaindront les signataires du Refus global, comme il a été mentionné plus haut.

Curieusement mais d'une manière assez cohérente aussi, les élites professionnelles ont à la fois idéalisé les réalités populaires et combattu la culture du peuple. D'un côté, les intellectuels ont appliqué le mot d'ordre d'Henri-Raymond Casgrain, qui invitait à décrire le peuple non pas « tel qu'il est, mais tel qu'on lui propose d'être » (cité dans Lemire, 1982 : 185). Cette entreprise de « normalisation » ethnographique a été le fait des littéraires, surtout des romanciers du terroir (Servais-Maquoi, 1974), mais aussi d'historiens éminents comme le chanoine Groulx (1924, 1943) et d'autres [9]. D'un autre côté, on mettait la même conviction à dénoncer les vices populaires : le mauvais parler, les mauvaises chansons, les mauvais loisirs, les mauvaises fréquentations, les mauvaises lectures, etc. - à quoi on répliquait par des campagnes en faveur du bon parler français, de la bonne chanson, des bonnes lectures, etc.

Finalement, en voulant réprimer (ou « normaliser ») leur culture et en leur proposant des modèles peu accessibles, les élites ont peut-être donné mauvaise conscience aux classes populaires et en partie [16] inhibé leur faculté d'expression et de création [10]. À cet égard, l'illustration la plus frappante consiste dans la quasi-absence - jusqu'aux années 1960 - d'une mythologie de la colonisation dans cette province dont l'histoire a donné lieu pendant trois siècles à d'importants mouvements de peuplement. Il ne faut pas confondre cette mythologie avec les célébrations mielleuses d'une littérature ruraliste qui projetait du défricheur une image aseptisée et spiritualisée, apprêtée au goût des élites : celle que l'on retrouve par exemple dans les romans de Félix-Antoine Savard, qui fut l'un des derniers représentants de cette veine littéraire et idéologique ; celle qui ressort aussi des innombrables rapports de notables gouvernementaux et autres, « en excursion » dans quelque région de colonisation où ils étaient venus constater le progrès de la nation grâce au labeur des valeureux colons. Là réside justement le cœur du problème ; durant la période étudiée ici, l'offensive culturelle menée par les représentants de la culture savante a considérablement atténué l'expression d'un imaginaire populaire qui aurait célébré d'une manière plus authentique et plus libre les héros naturels du peuple, identifiés à la colonisation et aux travaux forestiers, mais aussi aux métiers industriels de la Nouvelle-Angleterre et à la misère des quartiers urbains québécois [11]. En ce qui concerne en particulier le mouvement colonisateur, le contraste est frappant avec la continuité et la vigueur des traditions américaines qui, depuis longtemps, ont fait des pionniers et des frontiersmen des héros nationaux familiers [12]. Comment expliquer qu'une même expérience collective ait pu donner lieu à des représentations aussi différentes ? Ou, pour reprendre les mots de Pierre Perreault : « Comment en est-on arrivé à mépriser les comportements qui nous ressemblent ? » (Le Devoir, 10 mai 1986). La réponse à cette question nous [17] ramène au cœur de la contradiction qui a caractérisé la culture de la bourgeoisie professionnelle québécoise au cours de la période considérée.

La crainte de l'étranger

Pour sauvegarder la différence, pour nourrir l'identité nationale et la préserver des atteintes qui auraient pu la dissoudre, il fallait éviter le contact prolongé avec les autres ethnies. Ici la culture, l'âme du peuple, naguère peu attrayante, devenait pure et supérieure. On évoquait « nos campagnes encore si morales », nos vaillants habitants héritiers des valeurs françaises. Mais devant eux se dressait la menace de l'étranger envahisseur qui allait venir s'approprier nos terres, occuper la place réservée à la nation, implanter ses coutumes, sa religion, sa langue, et se multiplier parmi nous, empiétant sur nos foyers et nos droits. Ce thème affleure fréquemment dans les journaux et pamphlets jusqu'au début du XXe siècle ; et on en trouve aussi une résonance dans le roman (Harel, 1989). De nombreux représentants du clergé ont exercé ici une sorte de leadership, en se montrant généralement peu favorables à l'immigration non francophone et non catholique, et en allant jusqu'à décourager les mariages « mixtes ».

En fait, la tradition de xénophobie qui a été si fréquemment associée aux Canadiens français a sans doute été le fait des élites plus que des classes populaires. Celles-là se sont souvent employées à dresser puis à combattre le spectre de périls migratoires : c'étaient tantôt les Féniens, les mennonites et les doukhobors, tantôt les Juifs, les francs-maçons, les communistes, ou les Asiatiques [13]... Les intellectuels s'efforçaient ainsi d'élever autour de la nation des barrières protectrices, faisant de la nationalité une sorte de culture abritée. Mais, encore une fois, les classes populaires ne furent pas nécessairement complices ni captives de ces stratégies, comme le prouve l'ampleur des mouvements d'émigration vers les États-Unis à partir de 1830-1835.

[18]

L'antiaméricanité

Le refus de l'aventure et de la culture continentales s'est exprimé le plus clairement à travers le dénigrement persistant de la culture américaine, perçue comme un agent corrosif de la nationalité canadienne-française. C'est là une des traditions les plus vivaces de la pensée québécoise. Objet de surprenantes réductions, et de la manière la plus aprioriste qui soit, les valeurs de la société américaine furent régulièrement dépeintes comme vulgairement matérialistes et avilissantes. De la dénonciation tranquille sur le modèle d'Edmond de Nevers (1900, t. 2) ou du jeune André Laurendeau aux charges sans nuance des Tardivel, Bourassa et Groulx, les Québécois se sont fait dire sur tous les tons l'immoralité et l'insignifiance corrosives du peuple américain. Pendant quelques décennies d'abord, le clergé surtout a voulu les dissuader de courir les pays d'en haut et de fréquenter les « factries » de la Nouvelle-Angleterre, mais en vain. L'Église, non sans hésitation, s'est alors engagée dans une sorte de fuite en avant qui était une autre forme de refus, en assignant aux Canadiens français la mission providentielle de convertir le continent au catholicisme. Cette propagande fut alimentée par des esprits aussi éminents que Henri-Raymond Casgrain et Lionel Groulx, ce dernier croyant que le peuple canadien-français était prédestiné, appelé à accomplir les gestes divins au sein de l'Amérique infidèle (« la terrible Amérique », comme il aimait à dire) [14].

D'une façon générale, la culture savante fut profondément imprégnée par ce discours largement diffusé et qui, en outre, se trouvait indirectement sanctionné par l'enseignement des collèges classiques ainsi que des facultés de lettres et de philosophie : ici, peu ou pas de références aux œuvres américaines, traitées au mieux comme quantité négligeable (Galarneau, 1978 : troisième partie ; Lamonde, 1979). Même la philosophie politique qui est parvenue à cimenter un ensemble social aussi hétérogène que la population américaine n'arrivait [19] pas à désarmer les censeurs : « grossière et arrogante démocratie », écrivait déjà Xavier Marmier en 1860 (cité dans Hébert, 1989 : 121). Les mutations décisives ont mis du temps à s'opérer. Très récemment, le discours antiaméricain s'est encore fait entendre, sous des habits renouvelés certes, mais en parfaite continuité avec la vieille tradition (Vadeboncœur, 1983 ; Godbout, 1986 ; Rioux, 1990) [15].

Dans leurs condamnations intempestives d'une société qu'elles connaissaient souvent très peu, on doit comprendre que les élites socioculturelles s'inquiétaient surtout de l'attrait que celle-ci exerçait sur le peuple et qui, à long terme, menaçait de briser l'enclave culturel qu'elles tentaient d'édifier.

Par contre, la culture canadienne-anglaise ne fait pas l'objet d'un tel traitement. Ainsi, les établissements québécois dans les provinces de l'Ouest sont parfois encouragés, dans la perspective d'une francophonie pancanadienne à préserver et à fortifier. En fait, pour la bourgeoisie professionnelle, le Canada anglais, par l'intermédiaire du gouvernement fédéral, représente d'abord une menace politique et c'est principalement sur ce terrain que les rapports entre les deux communautés sont débattus.

L'identité étriquée

Les deux traits précédents découlaient des postulats de la différence et de l'homogénéité ; celui-ci relève du postulat de la continuité. D'une façon presque unanime, la nationalité a toujours été caractérisée par référence à ses racines françaises, c'est-à-dire par la langue, la foi, les traditions ancestrales, les qualités de cœur et d'esprit, tout cela étant résumé dans ce que jusqu'au début du XXe siècle on appelait la « race ». Il était sans conséquence que ces prédicats - hors les deux premiers - soient très vaguement définis et échappent largement à l'appréhension empirique : la substance profonde de la nation était spirituelle. L'historiographie, le roman et la littérature de combat regorgent d'exemples, allant de Xavier Marmier, qui [20] découvrait au Québec une « portion de l'Ancienne France » [16], à Tardivel, Bourassa, Olivar Asselin, Lionel Groulx et combien d'autres pour qui l'héritage français était demeuré imperméable aux apports culturels du continent [17]. L'étude de nos coutumes, de notre culture matérielle, de nos chansons, de nos danses et de nos contes n'en témoignait-elle pas ?

D'où le souci, très répandu lui aussi tout au long du XIXe siècle, pour la « pureté de la race ». « Conservons notre âme française », proclamaient encore les affiches du Bon parler français dans les petites écoles des années 1940. Et comment ne pas rattacher à cette vieille préoccupation les déclarations récentes d'un ministre fédéral à propos de la « pureté » des Saguenayens, ou même, dans le monde scientifique, le vieux débat sur le métissage (ou le non-métissage) des Blancs par les Amérindiens (par exemple : La Presse, 21 septembre 1990 : A-3, et 27 septembre 1990 : A-5).

Une tradition loyaliste

En politique, le postulat continuiste s'est traduit par une tradition foncièrement loyaliste. À l'exception d'une faction radicale et de plus en plus minoritaire (cf. infra), les élites étaient hostiles aux aventures idéologiques ou collectives qui auraient pu conduire à des ruptures dans les rapports de forces établis par la Conquête et resserrés par l'Acte d'Union. Durant tout le siècle considéré ici, le nationalisme canadien-français est demeuré dans une sorte d'imposture ; d'un côté, les élites plaidaient de leur attachement à la nation et du culte qui lui était dû mais, de l'autre, elles n'ont jamais osé donner une traduction politique efficace à ces sentiments. Finalement, c'est en grande partie dans l'abstraction idéologique et littéraire que le rêve national s'est épanoui. On peut y voir une autre figure de l'impasse qui a constamment [21 marqué le destin des professions libérales, à moitié rejetées de l'histoire et reléguées aux rôles secondaires [18].

La nation à construire

Une combinaison de facteurs poussait les élites à déplorer l'inconsistance de la culture nationale et à se reconnaître l'obligation de travailler à sa construction. Parmi ces facteurs, nous avons déjà mentionné le besoin d'aménager un espace socioculturel propre qui serve d'assise à leurs aspirations collectives, le poids de leurs attaches européennes et l'inquiétude que leur inspiraient à la fois le dynamisme de la culture américaine et l'état jugé pitoyable de la culture populaire québécoise, tant rurale qu'urbaine. Il faut évidemment ajouter à cela l'impasse structurelle qui vient d'être évoquée : éloignée du pouvoir politique et économique, la nation ne pouvait survivre et s'épanouir que par la vigueur de sa culture. Maurice Lemire (1987 : 77) le constate à partir d'une étude de contenu de la littérature : après 1840, la nation a perdu de sa connotation politique, son essence est devenue de plus en plus culturelle ; on a glissé de l'État à la nationalité. C'est ce que souligne aussi Dumont, qui trouve le même sentiment exprimé dans les poèmes de F.-X. Garneau : « la nation [politique] va mourir dans son existence empirique, mais elle survivra dans la mémoire des hommes grâce au monument édifié par l'écrivain » (1987 : 329). À ce propos, on peut parler d'une sorte de tradition, d'une constante dans ce nationalisme québécois. Lionel Groulx en fut peut-être, jusqu'à la Révolution tranquille, le dernier grand représentant, à la fois par la contribution culturelle que représente son œuvre écrite et par l'insistance qu'il a mise à prêcher la nécessité de fortifier l'identité culturelle canadienne-française.

Nourries de la conviction qu'il fallait combler le vacuum culturel évoqué plus haut [19], les élites se sont employées de diverses façons [22] à donner de la substance (bien française) à la nationalité. Nous présenterons rapidement dans une prochaine partie quelques-unes des directions dans lesquelles ces efforts se sont déployés, en marquant comment dans chacune se sont affirmés les postulats et corollaires mentionnés précédemment.

Les dissidences

Mais il faut d'abord faire état de certains éléments de diversité ou même de division qui caractérisaient le champ culturel de la bourgeoisie professionnelle. Il ne s'agit pas ici de rappeler les divergences idéologiques bien connues entre ultramontains et rouges au sujet des rapports à instituer entre l'État et l'Église ou de la place qu'aurait dû occuper l'économie dans la société. Nous recherchons plutôt les écarts qui se marquaient eu égard aux orientations fondamentales que nous avons mises en place (références européennes, continuisme, antiaméricanité, loyalisme, etc.) sur le plan de ce qu'on pourrait appeler les visions du monde.

Or, sur ce plan, il est permis d'affirmer que, jusqu'au tournant du siècle, il régnait une assez grande homogénéité parmi les élites professionnelles, particulièrement dans le dernier tiers du XIXe siècle. Certes, à plus d'un égard, le projet social des patriotes avait été porteur de ruptures profondes dans la culture et dans la politique. Ces derniers étaient très sympathiques au modèle américain, en particulier à son idéal républicain, et leurs orientations idéologiques montraient beaucoup d'ouverture à l'aventure continentale. On sait toutefois que celles-ci eurent de moins en moins d'adhérents après 1840, et surtout après le triple échec de L'Avenir, de l'Institut canadien et du Pays (Bernard, 1971 ; Voisine, 1971). Il est plausible aussi que l'implantation de nombreuses communautés religieuses françaises jusqu'au début du XXe siècle ait contribué à accentuer le caractère traditionnel de la culture savante (Denault, 1975). À partir des années 1880, un anticléricalisme se manifesta de nouveau parmi quelques intellectuels animateurs de Canada-Revue (Fréchette, Suite, Beaugrand, Filiatreault, Langlois et autres). Mais ce réveil de la tradition libérale demeura assez timide. C'est avec le tournant du siècle que celle-ci amorça une remontée qui devait en faire un demi-siècle plus tard une [23] idéologie dominante. Comme l'a montré Fernande Roy (1988), c'est surtout le milieu des affaires - qui n'avait peut-être jamais tout à fait rompu avec le libéralisme - qui lui servit de rampe de lancement. Les nouvelles conjonctures sociales, économiques et culturelles créées par la ville et l'industrie et bientôt combinées avec le traumatisme de la Crise forcèrent la pensée conservatrice à de constants ajustements et compromis. Après la Deuxième Guerre, c'est toute la vieille culture nationale qui fut soumise à des mutations profondes.

C'est pourquoi on peut dire que, eu égard à la perspective adoptée ici, la seconde moitié du XIXe siècle fut marquée par un assez large consensus. Même chez les intellectuels associés à la tradition libérale ou anticléricale, on relève assez peu d'éléments de démarcation par rapport aux thèmes que nous avons retenus. Ainsi Garneau a voulu reproduire dans son œuvre historique le modèle de maîtres français (Guizot, Michelet, Thierry). L'Avenir était très nationaliste, et La Patrie favorisait le libre-échange mais s'opposait à l'annexion. Crémazie écrivit des poèmes pour contrer l'émigration aux États-Unis et faire mousser nos gloires françaises [20]. On trouverait aussi à profusion des professions de foi continuistes chez Arthur Buies, tout comme chez Benjamin Suite qui représente peut-être le plus bel exemple d'intellectuel dit libéral et néanmoins en parfait accord avec les postulats de la pensée bourgeoise nationaliste. Sa reconstitution de l'histoire canadienne laisse relativement peu de place à l'hagiographie mais, dans l'ensemble, il approuvait le rôle joué par le clergé aux XVIIe et XVIIIe siècles [21] ; et s'il attaqua les jésuites, il encensa les sulpiciens. Il fut par ailleurs très nationaliste et carrément agriculturiste. On y trouve enfin la même conception de la nation homogène et la même idéalisation du peuple. Des portraits d'autres intellectuels libéraux du XIXe siècle convergeraient sur ce point ; pensons à L.-O. David, qui a émis à propos de l'importance des lettres dans la vie d'un peuple des commentaires qui en ont fait l'un des promoteurs de la littérature nationale (Gagnon, 1978 : 95).

[24]

Par ailleurs, et de diverses façons, de nombreux représentants de la bourgeoisie professionnelle étaient en contact avec la culture américaine. Quelques-uns même, comme l'abbé J.-B.-A. Ferland et Antoine Gérin-Lajoie au XIXe siècle, ou comme Marius Barbeau au XXe, la connaissaient bien et en nourrissaient leurs œuvres (Major, 1991). Mais en général, ceux qui lui portaient de l'admiration s'inquiétaient tout de même de la voir se diffuser à l'ensemble de la population. Quant aux autres, ils en imprégnaient leur vie quotidienne - peut-être inconsciemment - tout en professant la combattre [22].

C'est vraisemblablement avec le début du XXe siècle que la pensée libérale commença à se détacher des quatre postulats de la culture bourgeoise traditionnelle. Mais cette démarcation s'opéra lentement, s'exprimant d'abord dans l'attention privilégiée accordée au développement économique et dans de nouvelles perceptions des réalités américaines. Un autre révélateur consiste dans le type de réactions suscitées par la diffusion du cinéma américain au Québec, à propos duquel un discours de plus en plus favorable prend forme à partir des années 1920 (Tétreault, 1990). Enfin, il est intéressant de relever, dès le tournant du siècle, mais dans la presse de la bourgeoisie d'affaires cette fois, une véritable transgression du postulat de la différence, au nom de l'individualisme. On peut lire en effet dans Le Moniteur du commerce de 1898 : « Il n'y a pas de French Canada, pas plus qu'il n'y a de Scotch Canada ou d'English Canada pour les citoyens de la province de Québec. Pour ces derniers, il n'y a qu'un Canada » (cité dans Roy, 1988 : 246). Mais cette ligne de pensée ne devint jamais prédominante au Québec, même dans la deuxième moitié du XXe siècle.

Jusqu'à la crise de 1930-1935, il semble donc qu'on puisse considérer comme plutôt marginales et certainement minoritaires les dissidences exprimées, encore une fois non par rapport aux idéologies sociales et politiques conservatrices, mais par rapport aux prémisses de la culture bourgeoise traditionnelle.

[25]

CONSTRUCTION DE LA CULTURE NATIONALE

De portée nationale, la culture à construire devait enjamber tous les clivages, se poser comme affranchie de toutes formes de segmentation. Nous présentons ici quatre directions principales où cette entreprise s'est manifestée.

Le territoire national

Les intellectuels ont mis du temps à reconnaître leur espace national et à en préciser les contours. Jusqu'au début du XXe siècle par exemple, la vague référence aux pays d'en haut a suffi pour désigner des destinations fort diverses. Les courses de forestiers et même l'avance des mouvements de colonisation à partir de 1830-1840 semblaient devoir étirer indéfiniment les limites de l'habitat et les assises physiques de la nation. De véritables utopies de reconquête et de recommencement ont trouvé là leur inspiration. Le cas du curé Labelle et de la région des Laurentides est bien connu. Celui du Saguenay l'est sans doute moins. Entre 1870 et 1910 surtout, aussi bien à Montréal qu'à Québec, la colonisation de cette région a suscité des rêves extravagants dont nous avons pu reconstituer l'historique (Bouchard, 1989a). Selon les conceptions mises de l'avant, ce nouveau territoire allait être mis en valeur et habité jusqu'à la baie James et, à la faveur des chemins de fer, on verrait ça et là se dresser des villes et des usines de toutes sortes parmi les campagnes verdoyantes. Grâce au chemin de fer transcanadien, l'économie de cette grande région serait mise en relation avec les pays de l'océan Pacifique ; tandis que dans l'autre direction, la rivière Saguenay et le fleuve Saint-Laurent ouvriraient sur les marchés européens. Ainsi Chicoutimi deviendrait aussi populeuse que Chicago et le Saguenay concurrencerait la région de New York [23].

La reconnaissance de l'espace national a aussi donné lieu à des entreprises d'appropriation moins spectaculaires mais plus rigoureuses, par exemple celles qui furent inspirées au XIXe siècle par le désir [26] d'inventorier scientifiquement la faune et la flore à des fins éducatives et muséographiques (Duchesne et Carie, 1990). L'œuvre du frère Marie-Victorin et celle du géographe Emile Miller procédaient d'un souci semblable (Fournier, 1983).

Jusqu'à la fin des mouvements colonisateurs au XXe siècle, les représentations du territoire ont été en quelque sorte apprêtées en fonction des impératifs de la nationalité et c'est comme objet tant mythique que physiquement appréhendé que l'espace a été incorporé à la conscience collective. Comme mythe, il ouvrait tous les horizons nécessaires aux projets d'expansion de la « race » française et catholique. Comme objet physique caractérisé par un habitat humain, une faune, une flore et une morphologie, il représentait une figure très concrète de la spécificité nationale.

L'histoire culturelle de l'espace québécois est assurément plus complexe et, en fait, il y aurait place pour une importante étude. Notre commentaire ne visait qu'à en faire voir l'intérêt, sous un angle particulier.

Une conscience historique

Parmi les quatre directions examinées ici, l'entreprise de reconstruction du passé collectif est peut-être celle qui a obéi le plus étroitement aux impératifs de la nation. En lui-même, ce fait n'a rien d'original, l'historiographie occidentale des XIXe et XXe siècles ayant été fréquemment associée aux luttes d'émancipation des peuples vaincus, colonisés ou dominés [24]. C'est plutôt dans certaines modalités de cette reconstruction que les particularités se marquent, ainsi qu'en témoignent des historiens comme Garneau, Ferland, Chapais, Suite et Groulx, mais aussi de nombreux auteurs de second rang qu'on retrouve par exemple dans Les Soirées canadiennes ou dans Le Bulletin des recherches historiques.

C'était d'abord le souci constant d'affirmer le caractère distinct de la nation. On le trouve chez Garneau (voir notamment le discours [27] préliminaire de son Histoire du Canada) et tous les autres, mais sous une forme plus explicite peut-être chez Groulx. Pour ce dernier, la nation canadienne-française possédait un double titre de naissance. L'âme de la « race » s'était d'abord formée dès le XVIIe siècle sous l'action de Dieu (Groulx, 1919 : 175-1 76). Par ailleurs, la nation était née civilement en 1774 en vertu du préambule de l'Acte de Québec (Filion, 1978 : 138-139). Concrètement, elle se manifestait dès ce moment sous divers traits comme l'unité linguistique, l'unité religieuse, une histoire, des traditions et un ensemble de caractères physiques et moraux désigné par le concept de race (Groulx, 1919 : 10, 283-284).

C'était ensuite, comme il a déjà été signalé, les représentations chimériques du peuple et le rôle finalement très secondaire qui lui était assigné. Assez curieusement, et de trois façons au moins, les classes populaires étaient exclues de cette histoire : soit que tout simplement on n'en fasse guère mention, comme chez Garneau et Ferland ; soit qu'on les noie dans une imagerie à l'eau de rose, tellement fantaisiste qu'on ne les reconnaissait plus ; soit que, les réduisant aux fonctions collectives les plus modestes (le « petit peuple » cher à Groulx), on en fasse une sorte d'acteur délégué voué à de bien modestes actions, à travers lesquelles la Providence accomplissait lentement son grand dessein. On lui proposait alors en modèle des gens d'Église ou des laïcs qui s'étaient illustrés aux premiers temps de la colonie, au service de Dieu et de la France (Martin, 1988).

En troisième lieu, on relève, mais sans surprise, une tendance générale à décrire la nation comme parfaitement homogène sous le rapport de la religion, de la langue, de la morale, des traits physiques et même des niveaux de vie - du moins parmi la classe des journaliers, artisans et paysans. Enfin, et ce trait mérite qu'on s'y arrête, le potentiel de recommencement et d'originalité associé à cette société de peuplement issue d'un transfert migratoire était tantôt complètement passé sous silence, tantôt sacrifié aux impératifs de la différence, au nom de la fidélité aux origines. Autrement dit, les schémas d'interprétation s'inscrivent dans le paradigme continuiste et les mythes fondateurs proposés ne sont pas porteurs de véritables ruptures. C'est le cas de Garneau pour qui le Canadien français avait le devoir de « défendre la nationalité de ses pères », sa « destinée [étant] de lutter [28] sans cesse » dans ce but (1852 : XVI, XVIII). Ce discours fut repris par la plupart de ses successeurs. D'une certaine façon, la nation n'avait pas vraiment à être inventée dans l'histoire : elle existait déjà dans ses deux paramètres fondamentaux qu'étaient ses traditions catholiques et françaises. L'histoire à venir, comme entreprise collective de changement et de création, avait peu de prise ici. La mission des générations futures portait en priorité sur la préservation de l'héritage : il fallait s'employer à plier le nouvel environnement à la tradition, et non l'inverse. On reconnaît là, encore une fois, le refus de l'américanité comme cadre virtuel de rupture et de reconstruction collective. Ce n'est pas à dire toutefois que ces historiens n'ont pas proposé de mythes fondateurs. Au contraire, la plupart d'entre eux ont intégré à leur reconstitution les grands espaces vierges et les défis qu'ils représentaient (les défrichements, la lutte contre les Sauvages, etc.). Mais ces variantes ont toujours été greffées à une trame continuiste : il fallait coloniser pour étendre le fait français, apprivoiser l'indigène pour le convertir au catholicisme. Ainsi le potentiel de différenciation offert par le continent était récupéré dans une optique de fidélité à la tradition. Le Canada français, « clone » de la France, et celle-ci, fille de l'Église. Les héros et mythes fondateurs en témoignent encore une fois : les Saints Martyrs canadiens, Dollard, Marguerite d'Youville, Louis Hébert, etc.

On pourrait objecter qu'au total la bourgeoisie professionnelle souhaitait établir au Québec une société bien différente du modèle français. C'est le lieu de rappeler que, depuis la deuxième moitié du XVIIIe siècle, la France offrait deux modèles de référence, l'un conservateur et l'autre moderniste. Comme chacun sait, les élites dont il est question ici adhéraient majoritairement au premier, lequel s'est du reste perpétué en France jusqu'au XXe siècle. Sous réserve des dissidences évoquées plus haut, les élites professionnelles ont ainsi longtemps projeté de reproduire en Amérique le modèle de ce qu'elles tenaient pour la vraie France, la France éternelle - même si son destin était de plus en plus compromis en Europe. C'est là bel et bien une entreprise collective fondamentalement continuiste, comme en témoigne l'œuvre de Groulx, le plus « continentaliste » de nos historiens.

[29]

Chez lui en effet, des prises de position les plus strictement continuistes alternent avec des éléments d'ouverture et de compromis. Mais au fond, ces échappées ne dérogent jamais à la vieille ligne directrice. D'un côté, pour Groulx, le « Français du Canada » a été « marqué par son pays, par une histoire à part » (1964 : 136) qui l'a rendu différent du Français de France. Ce thème était déjà très explicite dans La naissance d'une race. De même, les Acadiens formaient un « rameau distinct » de la famille française, « une petite race française [...] avec une pointe héroïque dans l'âme » (1924 : 140-141). Mais ailleurs, Groulx énumère les sources de l'identité canadienne-française : ce sont les ancêtres eux-mêmes, le milieu géographique ainsi que les « hérédités paysannes, françaises et chrétiennes » (1943 : 91). C'est en vain qu'on plaiderait ici de la rupture, et Groulx s'en défendait d'ailleurs lui-même [25]. On pourrait à la rigueur parler d'une dérive, et encore dans le sens d'une accentuation des valeurs traditionnelles et non d'une prise de distance. On revient ainsi à notre interprétation première. En réalité, s'il y a eu défection, elle a été le fait de la France elle-même qui a tourné le dos à ses propres traditions alors que son ancienne colonie s'y accrochait. Et enfin, dans le courant d'émigration vers la Nouvelle-France, on ne relève aucune expression de contestation, aucune volonté déclarée de rejet de l'ancienne société et de reconstruction sur le nouveau continent. Ici encore une fois s'accuse le contraste avec l'expérience américaine.

Concluons rapidement, en rappelant d'abord les différences que l'historiographie québécoise dite traditionnelle montre sur ce point avec celle des États-Unis, et non sans souligner aussi les nombreuses similitudes qu'elle entretient avec celle du Canada anglais, qui est toute pénétrée, elle, de tradition et de loyalisme britanniques. Dans cette direction, nous serions tenté d'élargir notre champ d'enquête pour y inclure d'autres pays de peuplement comme l'Australie ou la Nouvelle-Zélande, et s'interroger sur les facteurs qui, en définitive, déterminent la forme première et la trajectoire des cultures nationales dans ces contextes de transplantation.

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Par ailleurs, on doit tenir pour fondamental et tout à fait révélateur de la culture des élites professionnelles le fait que cette historiographie a d'emblée privilégié une approche verticale, en cherchant la spécificité de la société québécoise non pas en tant que société neuve parmi d'autres dans l'espace nord-américain, mais plutôt dans sa filiation avec la vieille métropole, dans la continuité de ses racines françaises. La projection dans le passé et dans la fidélité qui lui était due remplaçait une perspective «transversale», un regard plus comparatif, plus ouvert sur l'espace nord-américain et ses promesses de redéfinition.

Un patrimoine intellectuel

L'effort de ces élites s'est porté aussi, très naturellement, vers la culture savante elle-même, en l'occurrence les arts, les sciences, la pensée philosophique et théologique, la littérature. En ce qui concerne d'abord les peintres, sculpteurs, architectes, «imagiers» et «ornemanistes», une conscience plus vive de la création locale semble s'être manifestée à partir de la fin du XIXe siècle à travers la presse et le livre. Nous nous appuyons à ce sujet sur des données très parcellaires, mais il serait sans doute utile d'étudier de près le rôle de promoteur exercé par des érudits et animateurs comme É.-Z. Massicotte et quelques autres qui ont travaillé à projeter du Canadien français une autre image que celle du défricheur et du trappeur, et à mettre en valeur les «trésors méconnus» du patrimoine artistique national (Porter, 1985; Massicotte, 1920). On pourrait facilement dégager une orientation analogue dans le domaine des sciences. Elle a été formulée très explicitement par le botaniste Pierre Dansereau qui, dans les années 1930, s'était donné pour tâche de nourrir la science québécoise (Dumont et Martin, 1962) et «étoffer cette fameuse culture que nous défendions» (cité dans Lefebvre, 1988: 69). On en trouve aussi des échos chez d'autres pionniers comme le frère Marie-Victorin, Jacques Rousseau ou Léon Provancher [26]. Du côté de la pensée formelle, la préoccupation nationale était certes moins évidente, tant les contenus idéologiques, philosophiques et théologiques épousaient de [31] près les modèles européens. Cela dit, des analyses très détaillées amèneraient peut-être à nuancer cet énoncé, comme le montrent les études de Raymond Brodeur (1986, 1990) sur les diverses éditions du petit catéchisme au Québec. Ces études donnent en effet à penser que la grande orthodoxie manifestée par l'Église canadienne-française à l'égard de Rome a laissé place à une certaine affirmation identitaire.

Mais la littérature demeure, et de loin, le domaine où l'effort de construction de la culture savante comme culture nationale s'est le plus clairement manifesté. À ce propos, il convient d'éviter d'abord un malentendu. La volonté d'instituer un champ littéraire proprement québécois à partir du milieu du XIXe siècle ne doit pas être assimilée à une tentative de rupture au sens où nous l'avons entendu dans cet essai. Dans une large mesure, les promoteurs de la littérature dite nationale étaient des catholiques de droite qui voulaient contrer les nouvelles tendances - jugées scandaleuses - de la littérature française. Ils reproduisaient dans le champ littéraire le refus d'une France moderne que nous avons signalé déjà à propos de l'historiographie. Pour le reste, cette littérature demeurait entièrement captive des grands maîtres français du XVIIe siècle et de leurs héritiers qui, dans la tradition la plus conservatrice, trouvaient encore grâce auprès de nos censeurs. Même au-delà des règles de l'esthétique, c'étaient les contenus eux-mêmes qui étaient empruntés, qu'il s'agisse des caractères, des intrigues ou même du décor. Le Français Xavier Marmier regrettait que « la plupart des compositions canadiennes [...] ne soient qu'une imitation de nos propres élégies » [27]. Jusque dans la façon de peindre le paysage, le paysan ou l'Amérindien, on s'en remettait aux canons européens. Le refus de s'investir dans l'expérience continentale ne peut être attesté plus nettement.

C'est néanmoins sur ces prémisses que s'est constitué le premier champ littéraire québécois, autour des Soirées canadiennes (1861) puis du Foyer canadien (1863), revues animées par les Casgrain, Taché, La Rue, Aubert de Gaspé, Crémazie (jusqu'en 1862), Chauveau, Le May, Fréchette et autres. Le but de ces pionniers était de construire [32] la nationalité par le littéraire, de lui donner le fondement intellectuel et esthétique le plus vrai qui soit, puisque ces écrivains se donnaient aussi pour mission de dépeindre la réalité profonde de la nation, à commencer par le peuple. Mais nous savons qu'ils se sont acquittés de cette deuxième tâche un peu à la manière des historiens de leur temps, en prenant les plus grandes libertés avec les données empiriques, en affichant même du mépris pour la vie locale comme matériau poétique ou romanesque ; et c'est seulement au prix d'un important travail de déformation et de transposition qu'ils y trouvaient finalement leur compte.

Ainsi la littérature servait la nation en s'incorporant au patrimoine culturel, qu'elle enrichissait d'une nouvelle dimension. Elle la servait aussi d'une deuxième manière, au moyen cette fois des contenus romanesques et poétiques. Couramment, les héros, les intrigues mettaient la nation en valeur, faisaient triompher ses idéaux et vouaient aux pires déchéances les traîtres à la patrie [28]. Enfin, et plus peut-être que dans tout autre genre ou discipline, les grands postulats de l'univers culturel bourgeois y étaient strictement honorés.

Une culture populaire

Pendant tout le siècle considéré, les intellectuels ont aussi montré un très grand intérêt pour la culture du « peuple ». En plein XIXe siècle, la vogue du romantisme européen les y poussait certes, qui faisait reposer la substance, la pureté et la pérennité de la nation sur les antiques traditions populaires. Cette association convenait admirablement aux élites professionnelles, toujours en quête de filiations et de racines françaises. Les affirmations continuistes y trouvaient donc un terrain privilégié. Ce sont les littéraires qui l'occupèrent les premiers, ceux des Soirées canadiennes et du Foyer canadien justement, qui cherchaient dans l'héritage populaire français les assises de la nationalité. D'où l'intérêt porté aux vieilles coutumes, aux contes et aux légendes, qui témoignaient du caractère distinctif de la culture québécoise en Amérique. Dans cette veine, entre 1861 et [33] 1863, Les Soirées publièrent plusieurs pièces devenues rapidement célèbres comme Trois légendes de mon pays (J.-C. Taché), Voyage autour de l’Île d'Orléans (F.-A.-H. La Rue), Journal d'un voyage sur les côtes de la Gaspésie (J.-B.-A. Ferland), Les anciens Canadiens (P. Aubert de Gaspé), Forestiers et voyageurs (J.-C. Taché). L'abbé Casgrain lui-même se fit l'ethnographe de l'île aux Coudres, tandis qu'à Montréal Napoléon Bourassa fondait la Revue canadienne (1864), consacrée sensiblement aux mêmes objectifs. Depuis 1861, Le Courrier du Canada publiait lui aussi une chronique intitulée « Soirées canadiennes ».

Certes, la plupart d'entre eux pratiquaient une ethnographie douteuse, arrangeant les choses au besoin, construisant en quelque sorte la culture populaire. Mais ainsi, chacun pouvait entendre battre le cœur du peuple et se réconforter au spectacle de cette belle vie française qui se reproduisait spontanément, au-delà et comme à l'insu des individus, souffle impérissable de la nation.

Par la suite, cette pratique ethnographique ne fut jamais abandonnée par les intellectuels. En 1882, Les Nouvelles Soirées canadiennes prirent le relais, s'engageant à « fortifier nos institutions et notre langue » et à « soustraire à l'oubli les belles et vieilles légendes de la Nouvelle-France ». Des historiens comme Suite et Groulx portèrent aussi beaucoup d'attention aux coutumes populaires [29], tout comme Adjutor Rivard, P.-G. Roy, Georges Bouchard, É.-Z. Massicotte, Damase Potvin, et combien de modestes artisans peu connus, ardents et dévoués, qui fabriquaient littéralement de la culture populaire, tel Mgr Victor Tremblay qui, à l'occasion du centenaire de la fondation du Saguenay en 1938, voulut donner plus d'authenticité aux célébrations locales en dessinant lui-même un costume traditionnel pour chacune des paroisses de sa région.

On sait que cette veine de recherche fut ensuite prolongée, sous une forme plus méthodique cette fois, par Marius Barbeau et ses disciples, le plus connu d'entre eux étant Luc Lacourcière qui fut, à [34] partir de 1944, le premier titulaire de la chaire de folklore créée à l'Université Laval : folklore, c'est-à-dire, selon la définition proposée par Paul Rivet en 1937, « tout ce qui survit [...] de coutumes, d'habitudes de vie, de traditions, de croyances appartenant à un stade antérieur de civilisations » (cité dans Segalen, 1989 : 7). Cette ligne de pensée fut parfaitement reproduite par Lacourcière et ses collaborateurs immédiats, dont les travaux furent consacrés à la mise en valeur des permanences françaises, quitte à opérer les sélections nécessaires au sein du matériau ethnographique. Les grandes et minutieuses enquêtes sur la chanson, réalisées par Conrad Laforte (1977-1987), pourraient servir ici d'exemple, tout comme les procédés de collecte du maître lui-même. En fait, c'est à la survivance de la vieille chanson française que Laforte s'est intéressé, délaissant volontairement les formes plus récentes, diffusées par une immigration européenne non francophone ou par des migrations intracontinentales (nord-américaines), mais bel et bien intégrées néanmoins, les unes et les autres, à la culture populaire québécoise (Desdouits, 1990). Très visiblement, le paradigme continuiste structurait ici la démarche scientifique, rejetant hors du champ d'observation les éléments d'hétérogénéité.

LA NATION :
UNE CONSTRUCTION BOITEUSE


Cependant, au gré de toutes ces démarches esthétiques, littéraires, idéologiques et même scientifiques, les élites créaient pour elles-mêmes un univers culturel piégé dont elles se trouvèrent ensuite captives, accentuant du même coup l'ambiguïté de leur rapport avec la culture des classes populaires. À défaut encore une fois de démonstration en bonne et due forme, nous allons tenter d'illustrer sommairement cet énoncé à l'aide de quelques traits.

L'univers de la culture savante

D'abord, la construction de cet univers culturel a mené à des impasses dans la pensée autant que dans l'action. La mission civilisatrice assignée aux Canadiens français en Amérique, tout comme leur « vocation » ruraliste, était totalement irréaliste. Les débats idéologiques, en se moulant trop servilement sur le discours idéologique [35] européen, ont souvent donné lieu à des controverses stériles, du fait que les enjeux en étaient largement empruntés (ultramontanisme, libéralisme, athéisme, communisme, etc.). Et dans le domaine des sciences humaines, les orientations privilégiées ont abouti à des représentations complètement distordues de la société québécoise et de son passé. Nous avons présenté ailleurs (Bouchard, 1990b) quelques-unes de ces déformations touchant en particulier l'étude des régions, de la reproduction familiale, de la culture populaire et de la société rurale. Dans chaque cas, une transposition imprudente de problématiques et de modèles européens a conduit à des interprétations inadéquates, la plupart du temps parce qu'elles prêtaient aux réalités québécoises des caractères qu'elles n'avaient pas mais qui étaient le lot des « vieux pays » (grande profondeur historique, forte densité démographique, équilibres socioculturels solidement ancrés, hiérarchies sociales très accusées, etc.). En outre, la méconnaissance des autres populations nord-américaines poussait à trouver des explications fantaisistes à certains traits qui, bien à tort, étaient donnés pour exclusifs aux Canadiens français - c'est le cas, par exemple, de la thèse de la revanche des berceaux pour expliquer la haute fécondité, ou du modèle messianique et ruraliste pour rendre compte du mouvement colonisateur.

Par ailleurs, les prémisses de la pensée bourgeoise ont contribué à marginaliser les élites et à appauvrir la culture savante. Trop souvent figée dans le commentaire de la tradition, cette pensée s'est en effet trouvée coupée à la fois des sources vivantes de la culture française, porteuses de modernité, et des facteurs d'innovation inhérents à la vie sur le nouveau continent. Construite sur ces deux refus, elle a suscité un modèle de patrie largement imaginaire, qui ne correspondait à la réalité ni de la France, ni du Québec. À tout prendre, cette culture savante était finalement plus isolée et plus pauvre que ne l'était la culture populaire, nourrie à même l'espace vécu, sans entraves ni frontières artificielles, si ce n'est celles qu'imposaient les élites. Sur cet arrière-plan, une analyse plus fine arriverait peut-être à mieux dégager et rendre compte de certaines caractéristiques de la culture savante traditionnelle au Québec : manque d'originalité, formalisme, discours doctrinal et moralisateur, etc.

[36]

Au-delà des impasses, cette culture était aussi le lieu de profondes contradictions. Par exemple, le discours élitiste dénonçait vivement de nombreux traits de la culture populaire urbaine (le parler, les loisirs, le vêtement, etc.) et proposait ses propres modèles en échange ; mais l'aveu au moins indirect de ce clivage n'altérait aucunement le thème de la nationalité homogène et solidaire. Par ailleurs, souvent présentée comme dégradée par l'américanisation, la culture populaire n'en restait pas moins le vecteur du patrimoine traditionnel français, garant de la permanence et de la pureté de la nation. Le programme de la littérature nationale surmontera cette antinomie en idéalisant carrément les réalités populaires, du reste réduites à leurs expressions paysannes. Enfin, comme nous l'avons signalé plus haut, toutes réfractaires qu'elles fussent à la civilisation américaine et désireuses d'en éloigner le peuple, les élites ne s'y laissaient pas moins assimiler, mais à leur manière et selon des voies de diffusion propres à la notabilité.

Il convient de considérer sous cet éclairage deux formes d'échappatoire au moyen desquelles les élites ont cru pouvoir résoudre leurs contradictions. La première a consisté à trouver un coupable, à en imputer la faute au peuple qui s'est laissé séduire par ses mauvais démons américains, qui s'est désisté de ses devoirs nationaux, qui a trahi ses bonnes élites (Bouchard, 1985-1986). On lui désignait le nord, il a choisi le sud ; on le dressait contre la ville, il s'y est entassé ; on lui proclamait sa mission spirituelle, il s'en est détourné ; on lui démontrait sa supériorité morale, il restait indifférent ; on lui révélait sa déchéance morale, il ne s'en émouvait pas davantage.

L'exil - ou la tentation de l'exil - constituait la deuxième voie d'évitement. C'était soit la fuite dans l'imaginaire, dans les utopies de recommencement et de reconstruction nationale (Buies, 1882 ; Falardeau, 1966 ; Dussault, 1983 ; Bouchard, 1989a), soit l'exil physique, le « retour » vers la mère patrie. Cette dernière forme de décrochage a toujours été, comme on le sait, une sorte de constante parmi les intellectuels québécois et, sans doute aussi, une source de grandes déceptions dans la mesure où, à plus d'un égard, la France avait elle aussi trahi la patrie rêvée...

[37]

Une échappée continentale :
la culture populaire


De plusieurs façons, les classes populaires rurales et urbaines se sont effectivement dérobées au modèle national que les élites avaient tracé pour elles. Certes, à leur manière, elles étaient très attachées à leur langue, à l'image des « vieux pays » d'où étaient venus les ancêtres, et sensibles aux discours patriotiques. Elles montraient beaucoup de ferveur en matière de religion et une réelle admiration pour la distinction des notables, qui pouvaient « parler en termes ». Mais ces points de rencontre étaient aussi des lieux de mésententes où se croisaient des références et des sensibilités assez divergentes. Très tôt, eu égard aux définitions officielles, la culture populaire s'est posée comme culture réfractaire, se nourrissant d'un côté de la dure expérience de la colonisation, de l'autre de l'apprentissage du continent parcouru d'abord dans la course aux fourrures et plus tard dans les migrations de travail aux États-Unis (Courville, 1983). Dès le XVIIe siècle, les colons français furent ainsi exposés à la culture amérindienne à laquelle ils ont emprunté d'importants éléments techniques liés à l'alimentation, au vêtement, à l'habitat, au transport, à la médecine. Ajoutons à cela les apports européens non francophones au cours des XVIIIe et XIXe siècles (allant de l'habitat aligné - le rang - à Santa Klauss), et surtout le formidable déferlement de traits culturels américains qui, au cours des XIXe et XXe siècles, ont imprégné les danses et chansons populaires, le mobilier, l'architecture, la cuisine, la technologie des métiers urbains, etc. [30].

D'une manière non moins déterminante, la culture populaire se transformait aussi sur le plan des pratiques rituelles ; celles qui entouraient le mariage, par exemple, semblent avoir subi un double processus d'érosion et de redéfinition qui est peut-être caractéristique des [38] sociétés de peuplement [31]. Un nouveau « tempérament » se mettait en place aussi, celui de l'habitant indépendant, un peu frondeur, aux aspirations égalitaristes, pendant que de nouveaux modèles de conduite prenaient forme, notamment en matière de procréation, de nuptialité, de reproduction familiale. Enfin, et ce trait en résume peut-être plusieurs autres, un parler différent s'affirmait et se ramifiait selon les régions. Ainsi, pendant que la bourgeoisie entendait demeurer fidèle au « bon » français, se poursuivait au sein des classes populaires la lente dérive des mots et de leurs sens.

La police exercée par les élites n'a pas empêché l'émancipation et la différenciation de la culture populaire qui a persisté dans ses voies, ses genres, ses allégeances. Pour une large part, croyons-nous, l'histoire de cette dérive reste cependant à faire, tout comme l'étude du clivage qu'elle a entraîné et qui a installé dans l'identité collective une dualité durable : en haut, une culture un peu artificielle tissée par les élites, une culture qui nie ; en bas, une culture robuste métissée par l'histoire, une culture qui renie.

LES MUTATIONS DÉCISIVES

Le rapport social qui a longtemps dressé les élites professionnelles contre la culture populaire a fini par se briser, ces dernières ayant en quelque sorte déclaré forfait. L'emprise croissante exercée par les Québécois francophones sur leur économie depuis la décennie 1940- 1950 a en effet déplacé l'équilibre des pouvoirs au profit de la bourgeoisie d'affaires et au détriment des notables des professions libérales. Ceux-ci ont transféré à un État plus démocratique la plus grande partie du pouvoir social et culturel dont ils avaient le monopole depuis un siècle. Parallèlement, les postulats et corollaires sur lesquels s'était érigée la culture savante tombaient rapidement en déclin. Du coup, d'importantes contraintes qui pesaient sur l'émancipation culturelle des classes populaires ont été levées.

[39]

Un double bouleversement en a résulté. Dans une première direction, la culture populaire, en tant que culture nord-américaine, se trouva tout à coup réhabilitée, et d'abord sous le rapport le moins ambigu qui soit : celui de la langue. À partir des années 1955-1960, le jouai commença à s'accréditer dans les médias (en particulier dans le discours publicitaire), le roman et le théâtre. Les symboles de la vie locale furent réactivés dans d'innombrables festivals et carnavals qui servirent de véhicules à une réappropriation du passé populaire (en particulier le mouvement colonisateur). Ce travail n'est pas tout à fait terminé, semble-t-il ; ce n'est qu'en 1986 qu'une œuvre de création, en l'occurrence le téléroman Lance et compte, mit en scène le sport qui a le plus excité l'imaginaire des Québécois depuis près d'un siècle, celui auquel ils ont emprunté la majorité de leurs héros quotidiens.

Dans l'autre direction, celle de la culture savante, on a vu les sciences humaines, les arts, la littérature et la pensée s'affranchir - à des rythmes fort inégaux il est vrai - de leurs anciennes prémisses, se réconcilier avec le continent, repousser la tradition et ses vieux mythes fondateurs, et se mettre à la recherche ou à la reconstruction du Québec contemporain. L'évolution récente de la science historique et de l'ethnographie (à laquelle il faut associer l'archéologie historique) est particulièrement révélatrice de cette mutation. Avec la décennie 1950-1960, la première a entrepris un immense travail de révision, délaissant le paradigme continuiste pour celui de la modernité (Bouchard, 1990a). Quant à la deuxième, regroupée au sein du CELAT (Centre d'études sur la langue, les arts et les traditions populaires des francophones en Amérique du Nord, de l'Université Laval) (Dupont, 1983) à partir de 1976, elle s'est convertie à une démarche qu'on pourrait qualifier d'horizontale par opposition à la perspective verticale inhérente au postulat continuiste ; c'est dire que, dans le traitement de l'objet culturel, l'ethnographe s'est fait beaucoup plus sensible à ses caractères originaux, son « authenticité » ou son sens, procédant désormais d'une appropriation plus que d'une filiation (Mathieu, 1985 : 20-21). Et plus récemment encore, on a vu poindre l'idée que le contexte de peuplement relativement récent d'où est issue la société québécoise invite à étudier les rituels et les pratiques coutumières non seulement sous l'angle de la transmission et de la [40] permanence, mais aussi dans une perspective strictement historique d'interaction et de changement (cf. supra, note 31) : on s'intéresse alors à leurs origines, aux formes diverses qu'ils ont prises, aux ressorts qui ont commandé leur évolution et qui en font des témoins directs de la dynamique collective. L'ethnographie devient de ce fait une ethnohistoire ou, mieux, une histoire sociale de la culture.

Il est intéressant de constater que l'histoire littéraire, sous l'impulsion des Maurice Lemire, Clément Moisan, Joseph Melançon et Laurent Mailhot, suit une trajectoire analogue, en cherchant à déterminer comment s'institue le champ littéraire dans une société neuve où la culture est en train de se recréer, au-delà des contenus et de l'esthétique que cette littérature met en œuvre.

Parallèlement, dans le domaine des sciences sociales, on découvre la diversité de la société québécoise, grâce notamment aux travaux de Gérald Fortin (1962). C'est une tendance qui normalement devrait avoir pour contrepartie la remise en question d'un autre postulat, celui de la différence fondamentale opposant le Québec aux populations voisines. Cette différence existe assurément, mais pour avoir été trop revendiquée comme principe, elle a finalement été assez peu établie comme fait. Dans cette dernière optique, et prenant la société rurale à témoin, nous avons proposé récemment un premier aperçu qui révèle quelques surprises (Bouchard, 1990b). En fait, autant que par la différence, on est frappé par l'ampleur de la similarité qui se marque entre les régions de peuplement du Québec et celles des États-Unis lorsqu'on les compare sous le rapport du régime agraire, de la reproduction familiale, des structures sociales et de la culture. On est ainsi conduit à proposer que la culture québécoise traditionnelle s'est nourrie de fausses représentations quant à sa spécificité et à son identité, et qu'une enquête comparative axée sur la recherche des ressemblances serait une stratégie utile pour mettre au jour les véritables points de démarcation.

Ces évolutions attestent à leur façon une réconciliation de la culture savante avec l'américanité. Du reste, aux deux bouts du continuum culturel québécois, on observe un phénomène analogue : pendant que les élites s'accommodaient tant bien que mal des réalités et valeurs nord-américaines, les milieux populaires s'ouvraient à des [41] éléments de la culture savante par l'entremise de la scolarisation et accédaient à une conscience nationale articulée autour de l'État québécois. Ce double glissement allait donner à la Révolution tranquille sa trame sociale et culturelle - les aménagements économiques étant par ailleurs réglés par la bourgeoisie d'affaires en collaboration avec les grands commis gouvernementaux.

Mais en réalité, dans la perspective du présent essai, il vaudrait mieux faire état de deux Révolutions tranquilles. L'une a été le fait des nouvelles élites technocratiques, celles dont Guy Rocher (1968) a déjà proposé une analyse et dont la contribution à l'évolution récente du Québec est bien connue. Elle a consisté principalement dans la réforme des institutions et dans la formulation de la nouvelle idéologie dominante, essentiellement nourrie de thèmes modernisateurs. Mais en marge de cette première trame, très spectaculaire et très médiatisée, il s'est opéré aussi une véritable Révolution culturelle alimentée massivement par les dynamismes de la culture populaire, telle que filtrée par la scolarisation. On ne s'est pas assez étonné peut-être de ce que la Révolution tranquille ait été acceptée aussi instantanément et aussi massivement par la société québécoise. La propagande efficace faite par les nouvelles élites technocratiques n'explique pas tout. Il faut aussi comprendre que les classes populaires étaient prêtes depuis quelque temps déjà, que des mutations importantes y étaient déjà en cours bien avant I960 [32]. Au-delà des données monographiques (encore bien minces, il est vrai), on tiendra pour révélateur le fait que la culture populaire a fourni à la Révolution tranquille ses principaux contenus symboliques, par l'intermédiaire de la chanson, du théâtre, du cinéma, du roman ou des manifestations de masse à saveur nationaliste. Ainsi, elle a peut-être entretenu la ferveur et l'élan qui ont poussé les dirigeants politiques à mener les changements plus loin qu'ils ne l'auraient souhaité. En tout état de cause, la culture de tradition ou d'inspiration populaire s'est montrée [42] en cette circonstance plus vigoureuse et plus créatrice que la vieille culture savante.

À la faveur de toutes ces mutations, la culture québécoise dans son ensemble se trouve désormais projetée sur une nouvelle trajectoire, livrée en quelque sorte à sa condition de francophonie nord-américaine (de Français d'Amérique à Nord-Américains francophones) et en quête de nouveaux mythes fondateurs - ou d'une nouvelle culture nationale, peu à peu délestée de quelques-unes de ses vieilles ambiguïtés et contradictions. Deux siècles après l'insurrection américaine et un siècle et demi après l'échec des patriotes, le Québec s'emploie de nouveau à faire la théorie de sa propre rupture.

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[48]



[1] Dans l'itinéraire qui a conduit à ce texte, nous avons contracté de nombreuses dettes à l'endroit de collègues et étudiants. Parmi eux doivent être mentionnés en particulier (en ordre alphabétique) : Renée Chartier, Serge Courville, Fernand Dumont, Lucia Ferretti, Serge Gagnon, Jean Hamelin, René Hardy, Yvan Lamonde, Maurice Lemire, Élise Marienstras, Joseph Melançon, Guy Rocher, Jeanne Valois.

[2] Le vocable « québécois » est pris ici dans le sens qui lui fut donné dans les années 1970 ; il renvoie au type particulier de francophonie qui s'est élaboré depuis le XVIIe siècle sur le territoire de ce qui est devenu la province de Québec. Cette francophonie s'est constituée autour d'une composante principale, héritée de ses origines françaises, mais elle s'est aussi nourrie de nombreux autres apports au contact de diverses communautés ethniques et au gré de sa propre expérience collective sur le continent nord-américain.

[3] Et où se révélaient aussi d'importantes variantes, comme nous le verrons.

[4] Il y aurait lieu de faire ici une distinction importante entre les orientations de l'enseignement privilégiées par les collèges classiques et celles qui étaient mises de l'avant dans les établissements dirigés par certaines communautés de frères. Tout porte à croire que celles-ci se sont ouvertes plus rapidement aux influences nord-américaines (enseignement plus appliqué, encouragement aux carrières commerciales, etc.).

[5] Ce qui explique, par exemple, la pauvreté de la littérature québécoise sur la Révolution française (Grenon, 1989).

[6] Cette idée est également exprimée par Normand Séguin (1989). Par ailleurs, pour ce qui concerne la construction hâtive du caractère distinct et la promotion de fausses spécificités, on peut prendre à témoin l'historiographie du Québec rural jusqu'au milieu du XXe siècle (Bouchard, 1990b).

[7] On en trouvera de nombreux exemples dans l'ouvrage de Serge Gagnon (1978). Pensons aussi à Mgr Cyprien Tanguay, dont le célèbre Dictionnaire a été soigneusement épuré des naissances illégitimes, décès par peine capitale, abjurations, etc.

[8] « [...] nous avions le sentiment de faire partie d'une culture qui n'existait pratiquement pas » (cité dans Lefebvre, 1988 : 68-69).

[9] Voir la sélection présentée par Gagnon (1978) pour le XIXe siècle.

[10] Mais en partie seulement et provisoirement, comme l'attestent les mutations de la Révolution tranquille (cf. infra).

[11] Lemire (1987), encore une fois, a très bien commenté ce phénomène à propos de la littérature nationale au XIXe siècle. Sur le même sujet, voir aussi Bouchard (1980, 1983).

[12] Le traitement réservé par la culture savante à la musique country aux États-Unis et au Québec (où elle a toujours été tournée en ridicule) est assez révélateur à cet égard. Jamais un artiste québécois vraiment talentueux n'aurait eu l'imprudence de se rattacher à ce genre qui, aux États-Unis, n'était pas un objet d'opprobre.

[13] Sur ce thème, voir l'étude que nous avons consacrée à un projet d'immigration Scandinave au Saguenay au début du XXe siècle (Bouchard, 1989b).

[14] Sur le même sujet, voir notamment Roby (1987) et Hébert (1989). Aussi, sur le thème général des représentations antiaméricaines, voir l'ouvrage synthèse de Rousseau (1981), qui prend soin également de signaler les dissidences, peu nombreuses au demeurant.

[15] Parallèlement il est vrai, on observe aussi quelques tentatives de réhabilitation de la pensée et des valeurs américaines. Voir entre autres Rocher (1973) et Vacher (1990).

[16] « [...] cette population française [...] qui maintenant conserve, comme le vase aromatique dont parlaient les Anciens, le parfum de son origine, le feu sacré du foyer natal, sous l'empire du léopard britannique, sous les brumes du régime anglais » (cité dans Hébert, 1989 : 116).

[17] Sur ce thème, comme sur plusieurs autres abordés dans ces pages, on se reportera utilement aux études de contenu de la presse québécoise (Dumont et al., 1971, 1974, 1978).

[18] Nous recoupons de cette façon un diagnostic déjà formulé par Fernand Dumont : « on a l'impression que, impuissante à se reconnaître dans ces conditions matérielles d'existence, une collectivité s'est exilée dans un univers social parallèle, celui du souvenir, du rêve, de la spéculation » (Dumont et al., 1974 : 10-11).

[19] « Nous n'avons malheureusement qu'une société d'épiciers », écrivait Crémazie (cité dans Dassonville, 1956 : 53-54).

[20] Voir entre autres le poème « Colonisation » écrit en 1853, ou « Le drapeau de Carillon » composé en 1858 qui en fit le « poète national » de son temps.

[21] Nous suivons ici l'analyse qu'en a proposée Gagnon (1978).

[22] Nous pensons, par exemple, au confort domestique, aux modes culinaires, aux rites de sociabilité, aux styles architecturaux.

[23] D'autres projets de même nature, dans d'autres régions du Québec, sont évoqués aussi dans Bouchard (1989a). Sur le même sujet, voir également Morissonneau (1978).

[24] Pensons à Jules Michelet en France, František Palacky en Tchécoslovaquie, Adam Mickiewicz en Pologne, etc.

[25] Par exemple, dans ce passage de La naissance d'une race : « La naissance d'une race au Canada n'implique donc aucunement la rupture de cette race nouvelle avec son vieux passé français » (1919 : 11 ss).

[26] Sur les deux premiers, voir Chabot (1990).

[27] « Quand on entre dans ce vaste et beau pays du Canada [...] on se dit qu'il devrait naître d'une pareille nature une poésie neuve, originale, imprégnée de la saveur même du sol » (cité dans Lemire, 1987 : 87).

[28] C'était particulièrement vrai des romans historiques, comme l'a montré encore une fois Lemire (1970).

[29] Selon ce dernier, qui s'intéressait particulièrement aux « ballades de la vieille France », les « traditions d'un peuple ne sont pas (...) de vaines coutumes (...) elles relèvent du fond même de l'âme » (Groulx, 1953 : 202).

[30] Nous nous limiterons ici à deux références : Rousseau (1981) et Lamonde (1984). On trouve également chez ce dernier l'idée que, traditionnellement, les classes populaires se sont montrées très ouvertes à la culture américaine alors que les élites avaient tendance à s'y opposer.

[31] Cette double hypothèse est à l'étude dans le cadre de recherches menées au Centre interuniversitaire SOREP. Voir les derniers rapports annuels de ce centre, ainsi que Bouchard (1986) et, dans le présent ouvrage, le texte de Bouchard, Gauthier et Huot.

[32] Comme le montre une enquête en voie de réalisation sur la société rurale saguenayenne entre 1900 et 1971. À la lumière d'une douzaine d'indicateurs relatifs à la religion, à la démographie, aux relations sociales, à l'économie, etc., on voit bien que le changement était en marche depuis plusieurs années, parfois depuis la décennie 1920-1930 (publication à venir).



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 28 juin 2021 6:57
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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