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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Jean-Luc Bonniol, “Introduction”. Un texte publié dans l'ouvrage sous la direction de Jean-Luc Bonniol, Paradoxes du métissage, pp. 7-23. Paris: Éditions du CTHS (Comité des travaux historiques et scientifiques), 2001, 245 pp. [Congrès national des sociétés historiques et scientifiques, Actes, 123e, Antilles-Guyane, 1998.] [Autorisation formelle accordée par l'auteur le 21 avril 2008 de diffuser, dans Les Classiques des sciences sociales, toutes ses publications.]

Jean-Luc Bonnniol

Université d’Aix-Marseilles III, France.

Introduction.

Un texte publié dans l'ouvrage sous la direction de Jean-Luc Bonniol, Paradoxes du métissage, pp. 7-23. Paris : Éditions du CTHS (Comité des travaux historiques et scientifiques), 2001, 245 pp. [Congrès national des sociétés historiques et scientifiques, Actes, 123e, Antilles-Guyane, 1998.]


Les termes de métis et de métissage ont déjà derrière eux une longue histoire. Aujourd'hui largement utilisés dans les media, le monde de l'art, les industries de la culture et de la mode, ils répondent certainement à l'« air du temps », car ils permettent de nommer à peu de frais l'irruption, dans nos sociétés contemporaines, de l'hétérogène, d'y rendre compte d'une coexistence d'individus dont les origines diffèrent, ainsi que de la confluence de plusieurs courants culturels. On en a fait volontiers une des bannières du post-modernisme et d'un monde globalisé... Mais n'y a-t-il pas là un danger, celui de qualifier trop rapidement, sous le couvert d'un mot facile, des réalités qui s'imposent à nous avant que nous soyons capables de leur donner un sens [1] ?

Ces termes, répétons-le, sont anciens, déjà érodés, marqués par l'empreinte de l'entreprise coloniale occidentale, lourds de connotations qui peuvent se plaquer, de manière subreptice, sur les nouveaux référents qu'on voudrait leur attribuer. L'extension métaphorique à laquelle ils sont soumis ne risque-t-elle pas, en particulier, d'entraîner des effets de sens incontrôlés, du fait de leur charge originelle ? Car leur ambiguïté même pose problème... Le phénomène auquel ils renvoient originellement n'apparaît en effet que comme le fruit d'une perception réduite à l'univers des apparences. Ne pouvant être cerné dans le champ de la nature où l'on a voulu le constituer, il se retrouve par là confiné dans un cercle de paradoxes : il n'existe en fait que par rapport aux discours que l'on tient sur lui et aux valeurs qu'on lui prête [2]. Transportés dans le champ de la culture, les termes « métis » et « métissage » transportent cette ambiguïté fondatrice, avec pour limite l'incapacité de cerner une catégorie spécifique d'objets, à moins que, répondant en cela à une demande sociale évidente, on ne fasse preuve à leur égard d'imagination conceptuelle pour enfin leur attribuer un contenu sémantique pleinement heuristique.

On trouvera dans ce volume les textes issus d'une réflexion transdisciplinaire (requise par un tel thème !) tenue à Fort-de-France en avril 1998. Le lieu est évidemment emblématique : les Antilles, au cœur du Nouveau Monde, à la [8] rencontre de l'Europe et de l'Afrique, apparaissent en effet comme un champ d'application exemplaire de la notion de métissage, tant des hommes que des cultures. Une large proportion des textes leur fera explicitement référence. Mais d'autres s'en éloigneront, prenant appui sur d'autres contrées coloniales, ou sur les métropoles contemporaines...

Les rencontres de populations et de cultures ont toujours caractérisé l'histoire des hommes, compensant les effets des isolements et des cloisonnements. Certaines purent même être prônées par le pouvoir du moment, comme à l'époque d'Alexandre, lorsque les Grecs subjuguèrent l'empire perse. Mais elles ne commencèrent à être qualifiées par une terminologie spécifique que lorsque furent massivement mis en contact les hommes des différents continents restés jusque-là largement séparés. L'aventure européenne de découverte, qui se prolonge rapidement en domination coloniale, avec la conquête du Nouveau Monde par les puissances ibériques, entraîne en effet un certain nombre de réactions en chaîne, particulièrement brutales : d'abord choc des hommes, mais aussi des modes de vie, des croyances, puis, dans un second temps, brassage des êtres, interpénétration des civilisations [3]... On est là en face d'un événement de première grandeur, qu'on ne peut réduire à une seule dimension, fût-elle culturelle.

C'est d'abord la découverte du corps de l'Autre qui a donné lieu à deux consciences simultanées, celle de la diversité humaine et celle de l'attraction entre les hommes, quelles que soient les différences. On s'aperçoit en effet que le désir ne connaît pas de limitations liées aux apparences physiques, que des relations sexuelles peuvent s'établir avec ces hommes et ces femmes dont on découvre l'existence, et que de ces rapports peuvent naître des fruits. Il faut alors désigner les individus issus de ces rencontres, individus mixtes, au statut imprécis, sans place prévue entre le colonisateur et le colonisé. On fait appel à un mot qui existe depuis le Moyen Âge dans les langues romanes, dérivant du bas latin mixticium, lui-même issu du verbe miscere, mélanger, le mot mestiz, présent en français dès le mite siècle, où il s'applique à une basse extraction et au mélange des sangs, avec un champ référentiel d'abord animalier. La mise en communication d'humanités jusque-là distinctes lui fait connaître une fortune sans précédent à partir de l'âge moderne, où il sert désormais à nommer cette nouvelle catégorie d'être humains issue des mélanges coloniaux (à l'instar de son homologue espagnol mestizo, attesté en ce sens en 1598), mais concernant tout aussi bien les choses, puisque, dans l'industrie textile qui avait elle aussi à se confronter avec de nouvelles fibres végétales, une toile métisse sert à définir un entrecroisement de fibres de coton et de lin. Il a cependant tendance à se spécialiser, puisqu'il finit par désigner avant tout les unions des rejetons entre Indiennes et Européens. A côté de lui est donc créé un nouveau [9] mot, qui apparaît au début du XVIe siècle en espagnol et en portugais (mulato), en français mulâtre, qui désigne spécifiquement les fruits des unions entre Noirs et Blancs [4]... Il faut attendre le XIXe siècle pour qu'apparaisse le terme savant métissage pour signaler le phénomène général des croisements intraspécifiques : d'abord réservé à la zootechnie, et plus particulièrement à l'espèce ovine, il passe ensuite àl'homme, qualifiant un processus d'abord individuel puis collectif (lorsque apparaît une nouvelle catégorie d'individus issus d'unions mêlées) et enfin cumulatif (ces métis se reproduisent entre eux et font émerger une nouvelle population...).

Ces termes nous renvoient du côté de la procréation, c'est-à-dire d'un phénomène qui met en jeu trois individus (les deux géniteurs et leur rejeton), engageant, au-delà de l'expérience fugace - volontaire ou forcée - des géniteurs, l'expérience existentielle du métis, en qui se cumule une double ancestralité. Le métissage, même lorsqu'il réfère à un mouvement collectif, tient toujours à cette expérience de la conjonction fondatrice de deux êtres séparés par la différence de leurs apparences, qui rompent par la confluence de leurs hérédités la continuité de puretés originelles et fixes. La fascination même exercée par la notion tient certainement à la force de cette fusion des substances, et à la dimension sexuelle évoquée : derrière le mot, c'est toujours l'étreinte des « races », et des corps, qui se profile [5]. D'où sa puissance symbolique, et son extension métaphorique considérable, puisque le terme a fini par désigner tous les phénomènes de mélange ou de fusion affectant la réalité sociale, métaphorisés par le métissage d'étage en étage, de l'accouplement des corps au mariage des cultures... Remarquons cependant que le mot n'existe pas en anglais, où il est remplacé par l'expression de race crossing, ou par les termes hybridization et miscegenation qui s'inscrivent, très explicitement, dans le champ de la biologie de la reproduction et de la transmission des caractères.

Ce champ relève aujourd'hui d'une pensée scientifique forte, celle de la génétique. Or celle-ci se révèle impuissante à nous livrer une définition biologique du métissage. Chaque être humain correspond en effet à une séquence particulière - et unique - de gènes : comment dès lors opposer une union « métissante » à une autre qui ne le serait pas [6] ? Et si l'on se déplace au niveau des ensembles significatifs de redistribution des gènes que sont les populations, on observe simplement l'établissement de flux géniques, processus normal dans l'évolution humaine, observables à toutes les échelles possibles, du village au continent... Concevoir le métissage dans le champ biologique parait donc être, dans ces conditions, sans objet.

[10] Dans la mesure où la réalité biologique du phénomène demeure insaisissable, on est alors renvoyé vers le sens commun... C'est là qu'on peut découvrir, au cœur même de la définition du métissage, la question centrale de la perception. Si l'on explore en effet les dispositifs perceptifs et cognitifs mis enjeu, on constate qu'ils se fondent sur la conscience d'une distance, conçue certes comme biologique et inscrite dans l'hérédité, mais appuyée sur les seuls contrastes qui touchent à certains caractères visibles. Nous avons ainsi coutume de désigner comme « métis » le produit d'une union entre des individus ayant des apparences physiques différentes (qui relèvent le plus souvent de ces collections d'êtres humains habituellement distinguées par les traits visibles, souvent socialement discriminants, de leurs membres, comme la couleur de la peau) et par « métissage » un processus collectif aboutissant à une population nouvelle résultant d'un flux génique installé entre de tels ensembles.

On voit par là que la notion de métissage, conçue souvent comme relevant de manière fondatrice du biologique, ne renvoie pas à une réalité biologique en soi mais à une sélection des traits censés représenter une discontinuité ; elle correspond à un construit de la perception. C'est un fait social, la distance perçue, qui se trouve naturalisé, et le biologique apparaît socialement médiatisé, saisi qu'il est à travers ce prisme sélectif. Le discours biologique savant, lorsqu'il instituait la notion de métissage, ne faisait que récupérer un objet défini par cette perception collective, qu'il croyait être un objet biologique, alors qu'il n'exprime, on vient de le voir, que l'image très partielle d'une différence morphologique, image qui fluctue au gré du sens social donné à cette différence [7]. Inversement, la génétique décrit des différences entre individus ou groupes autrement plus importantes, qui ne sont l'objet d'aucun investissement social, ne serait-ce que les groupes sanguins ou tissulaires : leurs croisements éventuels ne donnent donc pas lieu à la qualification de métissage.

Tout ceci présuppose, de manière implicite, l'idée de « race », c'est-à-dire l'existence de groupes humains caractérisés par des types fixes et « purs », conçus comme distincts grâce à la séparation des ascendances. En nous plaçant dans le cadre d'un « cognitivisme bien tempéré », nous pouvons avancer l'idée que le métissage est, selon l'heureuse formule de J.L. Jamard, une extension de ce « mode de classement de l'homme par l'homme » à un niveau taxonomique indexé sur le degré de proximité ou de distance par rapport aux types initiaux [8]. Il y a là un paradoxe qui n'a peut-être pas suffisamment retenu l'attention des analystes : l'idée de métissage procède du même argumentaire [11] essentialiste que la « race [9] », elle « présuppose l'existence de groupes humains purs, physiquement distincts et séparés par des frontières que le mélange des corps, sous l'empire du désir et de la sexualité, viendrait pulvériser... En activant les circulations, l'histoire mettrait un terme à ce que la nature aurait originellement délimité [10] ».

L'articulation du métissage et de la race est particulièrement visible dans les logiques cognitives qui émergent dans le sillage des contradictions de l'ordre socio-racial caractéristique des sociétés marquées par l'esclavage moderne comme les Antilles. Vient en effet se surajouter à la multiplication des « libres de couleur » (qui échappent à la servitude grâce à la « soupape de sûreté » du système que sont les procédures d'affranchissement) l'essor des mulâtres, catégorie imprévue apparentée à la fois aux maîtres et aux esclaves : tout ceci brouille la superposition théoriquement parfaite entre couleur et statut. De là un recours accru à la « race » dans le fonctionnement social [11], avec la mise en place d'une barrière raciale qui fonctionne selon un principe généalogique, maintenant un groupe blanc indemne de mélange, et renvoyant tout individu mêlé vers l'autre couleur, sous le prétexte qu'il en est en partie issu, et cela quel que soit son degré de « décoloration [12] ». Ainsi peut se maintenir une distinction qui n'est plus garantie par la seule différence juridique. La logique de cette ligne de couleur n'est cependant pas contradictoire, bien au contraire, avec la prise en compte simultanée de la luxuriance des mélanges. Alors que les Blancs s'en tiennent à sa dichotomie réductrice, le reste du corps social est tenté dans le même temps d'instituer différents paliers reliant les deux pôles raciaux au travers des catégories de métissage par lesquelles s'exprime un versant essentiel du préjugé, qu'on a pu appeler le « sous-racisme » des gens de couleur dans la mesure où il constitue une intériorisation et un reflet du préjugé global. C'est en effet toute une cascade de mépris qui dévale la hiérarchie des nuances, et qui se traduit par des pratiques qui touchent essentiellement au choix du conjoint ou du partenaire reproducteur, écartant les populations antillaises de la fusion qui s'imposerait dans un contexte naturel [13].

[12] Le métissage dans les colonies à esclaves apparaît ainsi comme l'incarnation d'une histoire sociale marquée par la prévalence d'une identité de couleur qui, jusqu'à une date récente, a édicté les catégories et gouverné les processus à l'œuvre, au travers des modes par lesquels sont régulées les rencontres reproductrices des individus en fonction de leurs apparences ou de leurs origines. Une spécificité des sociétés « métisses », en effet, ne réside-t-elle pas dans le fait d'avoir conservé la mémoire de leurs différentes ancestralités, enregistrées dans la trajectoire généalogique dont les individus sont le point d'aboutissement et reflétées dans leurs aspects physiques, ce qui tend à les structurer selon ce critère d'origine ? On est alors dans le cadre d'une dynamique gouvernée par une logique identitaire qui segmente en sous-ensembles la population et organise une gestion sociale de la reproduction biologique, au travers des rapports de procréation qui s'établissent entre ces sous-ensembles (par la sélection du conjoint en fonction de l'origine et/ou des caractères physiques [14]...).

Francis Affergan nous présente dans cette perspective toute la complexité de ce qu'il appelle la « mascarade des couleurs »dans les jeux identitaires aux Antilles. Le marqueur phénotypique y est en effet au centre de deux stratégies simultanées, résultant d'une part d'une vision des couleurs ontologique et essentialiste (inscrite dans une culture taxonomique structurée, à vocation discriminatoire) et d'autre part d'une ouverture sur des jeux possibles d'interprétation, dans la mesure où une même couleur peut être lue selon des interprétations variant en fonction d'isotopies différentes. L'indexation des couleurs évoluant à la fois sur un vecteur historique et sur des lignes brisées liées aux aléas de la vie de la cité et des mondes affectifs et pulsionnels des individus, il lui apparaît nécessaire de mener une « histoire des couleurs en mouvement »...

Par certains côtés, le métissage peut être interprété comme l'inverse d'une fusion, comme un processus générateur de fragmentation sociale qui vient appuyer l'ordre hiérarchique colonial : « la société coloniale, tout en mélangeant les couleurs et en atténuant du même coup les différences, en perpétue les distinctions [15] ». On voit bien, dans la contribution de Frédéric Régent sur les corrélations entre couleur, statut juridique et niveau social dans la ville guadeloupéenne de Basse-Terre à la fin de l’Ancien Régime, la façon dont une hiérarchie raciale est installée par la distinction de degrés de métissage dans la population servile, et également chez les « gens de couleur », où la proportion d'ascendance blanche est corrélée au niveau social et culturel. Jean-Pierre Sainton, à propos des conflits de couleur qui agitent la même Guadeloupe [13] environ un siècle plus tard, opposant « francs-mulâtres » et « Nèg nwè », met l'accent sur ce qui est spécifique des formations sociales antillaises : le façonnement d'identités de couleur fragmentées. Il s'interroge en particulier sur les conditions dans lesquelles peut être assumé un positionnement racialement médian quand il est indissociable d'une fonction (et d'une idéologisation de cette fonction) qui fut au fondement de la séparation et de la disjonction sociale...

L'espace colonial esclavagiste est « orthonormé » : « le Métis est le lieu géométrique de la répartition des ségrégations, le foyer optique des censures et des interdits [16] ». objet d'un discours et de jugements de valeur permanents. Roger Toumson, dans sa contribution au présent ouvrage, montre bien que ce discours, parlant du corps, fait parler les corps selon une visée qui lui est propre, exprimant un fantasme sexuel colonial, symptôme d'un interdit du mélange... Reportons-nous aux débuts de la colonisation, dans ces Tropiques qui reçoivent alors les premiers établissements français : d'emblée les unions mixtes et la naissance d'individus mêlés sont la cible d'une stigmatisation fondamentale. « Crime que Dieu déteste », « désordre... épouvantable et presque sans remède », du fait de la rareté de l'élément féminin, le métissage rappelle durablement l'illégitimité qui marque la naissance « honteuse » des mulâtres. Il fait même l'objet d'une réglementation spéciale : suite à une première époque, relativement libérale en matière d'alliance, où de surcroît l'enfant mêlé était déclaré libre, une réaction se dessine, sur deux fronts. D'une part surveiller l'hérédité pour empêcher de telles naissances, en prenant des dispositions pénales contre les mariages mixtes ou les maîtres qui « débauchent » leurs Négresses ; d'autre part amoindrir la condition du mulâtre, dangereux pour l'ordre colonial.

L'archétype du métis a un tel pouvoir de récurrence et de réitération que se met en place, toujours selon Roger Toumson, une mythologie d'invention spécifiquement américaine : dans le schème narratif du grand récit américain, la figure du métis est dotée d'une fonction cardinale, ayant valeur d'opérateur narratologique... Raymond Relouzat distingue, à l'intérieur de cette mythologie générale des Amériques, une mythologie créole, fondée sur une généalogie que l'on peut déployer à partir d'ancêtres mythiques et de héros fondateurs. Chantal Claverie, passant quant à elle en revue les différentes figures du métis et du mulâtre dans la littérature antillaise, met à nu leur essentielle ambiguïté : le mulâtre romantique, tantôt idéalisé, tantôt diabolisé, selon l'idéologie progressiste ou réactionnaire des auteurs, apparaît dans les deux cas comme un être voué au malheur, soit comme victime, soit comme fauteur de troubles ou de catastrophes, dans un univers colonial où les préjugés sont les vecteurs de la fatalité...

[14] De là la conscience malheureuse qui entoure traditionnellement la figure du métis, « requis, dans un conflit identitaire, de choisir son camp, au prix imposé d'une amputation de son être [17]... », la dysharmonie sociale qu'il révèle, et le sentiment tragique ou morbide de l'aliénation qu'il exprime. On trouve, dans la contribution de Chris Paulis significativement intitulée « De l'hybride au schizophrène », une illustration de cette douloureuse expérience. Alors que le métis est souvent crédité d'une double identité, dans la mesure où il est le produit de la rencontre de deux cultures différentes, il doit en fait gérer des appartenances conflictuelles. Une véritable « schizophrénie » s'empare alors de lui, puisque coexistent en lui, à travers ses deux ascendances, deux systèmes antagonistes...

Le drame du sang-mêlé est d'abord, comme le souligne Chantal Claverie, de rappeler de manière cathartique le viol originel, ouvrant par là une déchirure existentielle ou névrotique... Il est vrai que dans l'optique coloniale l'image du métissage est traditionnellement composée à partir de l'union de la femme de couleur et de l'homme blanc sous le sceau de l'illégitimité, alors que l'union de l'homme noir et de la femme blanche est restée jusqu'à une date assez récente largement impensable... Image qui n'est que le reflet d'une réalité fondamentalement structurée par une dissymétrie sexuelle, de l'ordre de la matrilinéarité (dans certaines colonies espagnoles, on distinguait ainsi, le « métissage à l'endroit » et « le métissage à l'envers [18] »...). Ainsi se profile l'un des mythes centraux du métissage, celui de la violence fondatrice exercée sur la femme esclave par le maître, où se conjuguent la domination sexuelle et l'oppression raciale [19].

Aussi le métissage, réprouvé traditionnellement par la société coloniale, a-t-il pu, dans une logique antagoniste, être refusé par certains de ceux qui ont contesté cette société : ils ne pouvaient que prendre acte de sa dimension raciale et fondamentalement aliénante, et préféraient mener leur combat sous la bannière de la couleur opprimée et violentée... Une formule di. Glissant vaut en la matière d'être retenue : « il faut que la damnation de ce mot : métissage, (nous) l'inscrivions énorme sur la page [20]... » Ainsi en a-t-il été du mouvement de la négritude, puis de tous les courants qui se sont développes dans les années soixante-dix, qui disqualifiaient « l'idéologie mulâtre » d'intégration comme effacement de soi, auto-négation et assimilation à l'Autre... On trouvera, dans la contribution d'Alain Anselin, les échos d'une telle critique du métissage, qualifié de simple « stratégie de blanchiment » : le discours du métissage se donnerait en fait pour tâche d'« évacuer l’Afrique des populations et des cultures... »

[15] On a pu également insister, de manière plus récente, sur les liens entre la mode actuelle du métissage et la diffusion planétaire du néolibéralisme, articulée à l'idéologie post-coloniale et post-moderniste contemporaine. Roger Toumson [21] constate que l'éloge du métissage est devenu aujourd'hui « l'exercice de style auquel doit sacrifier tout bel esprit » ; pour lui, « les zélateurs du métissage brandissent l'évangile de la globalisation », obéissant en cela aux impératifs du « devoir être et paraître communicationnels... ». Un tel discours aurait pour fonction de brouiller le souvenir, d'imposer l'amnésie ; l'horreur coloniale serait ainsi rachetée symboliquement, la beauté du métis étant directement proportionnelle à la violence subie. Illusion que de vouloir passer ainsi « du ressentiment au pardon [22] »... Car le ressentiment demeure toujours vivace, en dépit de toutes les tentatives d'exorcisme menées dans les cérémonies officielles. Les sensibilités sont encore à vif, les conflits raciaux et culturels plus que jamais d'actualité... Le contraste est frappant « entre la violence ininterrompue des antagonismes raciaux et la ferveur des hymnes entonnés en faveur d'un métissage généralisé (...) Au rêve paradisiaque de la fusion des corps et des âmes se heurte la cruelle réalité du conflit des races l'utopie coloniale s'échoue au port [23]... »

Il n'empêche : le terme de métissage a poursuivi sa trajectoire métaphorique, du biologique - et du social qui lui est corrélé - vers le culturel, même si la naissance et la multiplication d'individus métis n'apparaissent pas nécessairement liées au développement de formes de vie mêlées procédant de sources multiples [24]. L'expression « métissage culturel » fait aujourd'hui florès dans le discours courant. Mais ne faut-il pas avant toute chose se poser une question préalable : les cultures peuvent-elles se mélanger ? On sait que la conception classique de l'ethnologie, de Kroeber à Lévi-Strauss, tient à l'idée d'un écart différentiel entre cultures, qui ne peut être comblé. Aimé Césaire, dont on connaît la rencontre avec Lévi-Strauss à la Martinique, en 1940, se situait dans cette ligne lorsqu'il déclarait, en 1956 : « c'est parce qu'une culture n'est pas une simple juxtaposition de traits culturels qu'il ne saurait y avoir de culture métisse (...). Une des caractéristiques de la culture c'est le style, c'est-à-dire cette marque propre à un peuple, à une époque et que l'on retrouve dans tous les domaines où se manifeste l'activité de ce peuple à une époque déterminée ». Lévi-Strauss plaide quant à lui, à la même époque, non pas pour le métissage, mais pour une « coalition, à l'échelle mondiale, de cultures préservant chacune son originalité [25] ».

[16] C'est dire qu'on pourrait développer, dans un registre opposé, le même argumentaire que dans le cas du métissage biologique, en s'interrogeant sur les présupposés de l'idée de mélange. Comme le fait remarquer Serge Gruzinski, « en principe, on mélange ce qui ne l'est pas, des corps purs ... il faut supposer au départ des groupes radicalement différents, donc des essences ». On se situe là dans une problématique des substances, congruente avec la conception classique de la culture comme totalité cohérente, donnée une fois pour toute et servant à caractériser un groupe humain particulier. Jean-Loup Amselle, dans la même ligne, a récemment pointé les contradictions qu'ouvre l'emploi innocent de la notion de métissage culturel, qui s'appuie sur l'idée d'une pureté originelle des cultures en contact, faisant l'impasse sur le fait que toute culture est composite et hétérogène [26]... Ce qui avait déjà été exprimé par Jean Benoist : qui dit métis et, dans son sillage, métissage, émet l'idée d'une séparation initiale, d'une distance que comble une conjonction singulière qui s'ancre dans ce qui est perçu comme relevant de l'ordre de la nature [27]. Cette référence à la nature donne au mot, même lorsqu'on l'applique à des phénomènes culturels, une lourdeur singulière, qui devrait inciter à se garder d'un « emploi routinier qui (inciterait) à prendre les métissages pour des processus qui se propageraient aux confins d'entités stables, ou des sortes de désordres qui brouilleraient soudain des ensembles impeccablement structurés et réputés authentiques [28]... »

Est-ce là facilité de langage, ou paresse de la pensée ? Quel supplément de signification doit donc apporter dans le domaine culturel le mot de métissage, à côté d'autres termes, déjà consacrés, qui balisent déjà le champ des rencontres de culture, si l'on veut bien lui redonner sa force première ? Rappelons que le terme acculturation exprime, de manière assez explicite, le sentiment d'un certain déséquilibre dans les contacts, aboutissant à un constat de perte, d'érosion, pour l'une des parties, l'autre partie restant inaltérée, et chacune d'entre elles restant distincte de l'autre. Ce qui cadre effectivement mal avec l'indéfinition des ensembles qui s'affrontent dans les situations que l'on fait relever du métissage. Quant au terme syncrétisme, il évoque davantage une superposition d'éléments hétéroclites que leur mélange ; il renvoie au cumul, à la métaphore mécanique de l'assemblage. Il semble lié, dans la logique de l'idée de « réinterprétation », qui suppose une certaine indissolubilité des mentalités, au « principe de coupure » (bien exprimé par R. Bastide) « qui permet l'alternance ou la cohabitation, chez un même individu, de catégories de pensée en elles-mêmes incompatibles », éloigné donc d'un souci de l'intégration et de la synthèse.

[17 ] Si le terme de métissage rencontre aujourd'hui un tel succès, c'est qu'il répond sans doute à un besoin de nommer des réalités que nous ne faisons pour l'instant que pressentir. Décapé de ses connotations négatives, il apparaît certainement comme porteur de l'image d'une rencontre plus symétrique et d'un lien plus serré, à l'instar de l'union des deux sexes dans la procréation... Mais il reste à définir dans quelles conditions il est loisible de l'utiliser, défi assez redoutable pour la pensée, dans la mesure où il semble S'inscrire dans des logiques complexes (floues, paradoxales...) et référer à des situations disparates, fluides et mouvantes [29].

S. Gruzinski a récemment essayé de relever ce défi, en appuyant son argumentation sur le Mexique des mil et XVIIe siècles, lieu et moment particuliers du grand mouvement d'occidentalisation impose par l'Europe depuis plusieurs siècles dans les mondes colonisés. La problématique du métissage ne se démarque guère, dans un premier temps, de celle de l'acculturation (qui prenait déjà en compte la spécificité des niveaux - économique, social, mental - et les décalages et distorsions selon les groupes et les individus [30]), dans la mesure où est essentiellement considéré le destin d'une des parties originelles en présence, en l'occurrence la partie dominée. Il est ainsi fait mention de copie, de duplication, de mimétisme (comme pour ces dynamiques mimétiques qui ont progressivement canalisé les désordres de la conquête du Nouveau Monde, à partir de pôles stabilisateurs comme les images mariales [31]), de capture, de réplication, d'appropriation, mais aussi d'interprétations et de réinterprétations, voire de survivances ou de résistances...

L'enjeu de la notion de métissage débouche cependant sur une théorisation plus ample : avec la prise en compte, à partir du mélange et en fonction des impératifs de la survie, de quelque chose de neuf, produit fondamentalement nouveau, irréductible à la somme de ses composantes [32], comme le métis qui naît sous le signe de la nouveauté et de l'imprévisible, différant de chacun de ses géniteurs... Le paradigme du bricolage est certainement celui qui révèle en la matière la plus grande valeur heuristique, permettant de qualifier le principe général d'improvisation sous lequel s'opèrent les divers modes d'agencement (toutes les ressources du lexique sont mobilisées  :juxtaposition, patchwork, interpénétration, imbrication, amalgame, télescopage, alliage, agglutination, syntonisation, fusion...). Le métissage historique s'est ainsi exercé « sur des matériaux dérivés, au sein d'une société coloniale qui se nourrit de fragments importés, de croyances tronquées, de concepts décontextualisés, d'improvisations et d'ajustements pas toujours aboutis [33] », ajustant entre elles des pièces disparates en les réorganisant et en leur donnant un autre sens.

[18] Mais comment passe-t-on du mélange à l'innovation ? Peut-être faut-il d'abord tenir compte des possibilités d'échange des éléments culturels confrontés. Certains ont tendance à s'exclure, alors que pour d'autres peut jouer une logique des correspondances favorable à leur imbrication. Il faut également considérer, dans le cadre d'un environnement nouveau, générateur d'expériences inédites, l'importance de la transmission de l'information culturelle, qu'elle passe par l'apprentissage ou par la communication entre les groupes [34]. Dans des situations marquées par la barrière des langues, la perte de ses propres repères, la confrontation avec d'autres savoirs et d'autres techniques, l'« impossibilité de faire coïncider terme à terme des univers conceptuels et des mémoires que tout séparait », se produit un mouvement continu et irréversible de connexions et d'associations, fait d'intercalations multipliées, sans possibilité de retour vers une quelconque origine : par là les cultures du Nouveau Monde sont prises dans une dérive qui les éloigne de plus en plus de celles de l'Ancien Monde. Au-delà d'un certain seuil, le nouveau complexe devient autonome, mais son destin est imprévisible : le mélange obtenu est instable, et sa stabilisation aléatoire ; il peut devenir rapidement incontrôlable, sinon par l'émergence d'un nouveau mélange. Et il ne peut être saisi, par suite de l'incertitude des acteurs, de l'interaction fractale des innombrables variables, que dans le cadre d'une temporalité plurielle, faite de bifurcations, de traverses et d'impasses... S. Gruzinski a pu ainsi proposer pour rendre compte d'une telle dynamique, qui ne peut être assimilée à un désordre passager, le modèle du nuage, du fait de sa part de méconnaissable, d'incertitude et d'aléatoire, de son caractère insaisissable et de sa dimension chaotique.

Lucie Pradel s'interroge dans cette perspective sur la rencontre des mythes et des dieux et la fusion des imaginaires dans les îles du Nouveau Monde. Les éléments primordiaux du mélange y viennent des trois continents de l'Ancien Monde : Alain Anselin, émettant l'idée de l'existence d'espaces sociaux interstitiels qui ont permis la transculturation d'éléments africains dans la culture de ces îles, se livre à une archéologie des ostraka lexicaux d'origine africaine tels qu'on peut les repérer dans la nouvelle langue apparue en ces lieux, le créole. L'lnde apporte elle aussi des ingrédients au mélange : Gerry L'Étang présente en ce sens la figure de Nagoumila, un emprunt à l'Islam propre aux hindouismes ultra-marins... L'apport populaire européen ne doit pas non plus être négligé : Élisabeth Vilayleck, à propos de nosologie antillaise, s'interroge sur la réinterprétation de représentations originaires d'Europe et sur la « traçabilité » de cette composante du mélange.

Mais l'éloge contemporain du métissage va certainement au-delà de cette reconnaissance du mélange innovant. Le nouvel usage n'évoque-t-il pas aussi l'idée d'un processus au long cours, qui se rejoue à chaque génération au travers de choix que des individus peuvent assumer face à une diversité persistante, [19] au sein de laquelle la pluralité de courant culturels peut être rapportée a une pluralité des origines ? Dans un tel type de gestion de la différence, les individus circulent entre les cultures et les modes de vie, déployant une « aptitude à varier les registres », une « capacité à mêler ou à multiplier les masques et les appartenances [35]... ». Une telle mobilité pourrait être vécue de manière négative, et donner le sentiment douloureux de l'écartèlement. Mais elle permet ici de se situer à la « croisée des mondes » et d'accéder au « privilège d'appartenir à plusieurs mondes en une seule vie [36] ». Il est permis de constater que ces nouvelles connotations du terme sont en phase avec les conceptions récentes de l'identité qui, loin de l'idée classique de la consubstantialité entre une entité sociale permanente et un substrat culturel invariable, proposent des configurations à géométrie variable ou à éclipse [37], chaque être étant doté d'une série d'identités, activées successivement ou simultanément selon les contextes. Même si le Social conserve ses droits dans la détermination de cette marge de liberté accordée aux acteurs, les frontières se révèlent poreuses, perméables, flexibles, permettant l'ouverture d'« entre-deux mondes » où cheminent les sujets... Comme le remarque A. Mary à propos de l'univers africain contemporain, le métissage culturel procède d'abord d'une « posture de l'entre-deux », « particulièrement sensible à ce qu'il y a d'équivoque dans chaque système de sens [38] » se prêtant à une sorte de « double entente », dans une voie ouverte aux subterfuges, ou à une oscillation constante entre deux visions du monde antagonistes.

Ce niveau de sens inédit est précise par un nouveau concept, celui de créolisation, qui, au-delà des contextes historiques précis dans lesquels il est habituellement utilisé, s'applique de plus en plus à une forme particulière de dynamique culturelle propre aux sociétés plurielles contemporaines - que les sociétés créoles en quelque sorte préfigureraient... L'accent est ainsi mis sur les notions de réseau, de fluidité, de mobilité, de diversité, ainsi que sur la possibilité qu'ont les individus de déployer des jeux complexes (de transformations, d'équivalences...), face à la diversité qui leur est proposée. Le pluralisme étant intériorisé, les lignes de partage ne coupent pas les individus les uns des autres, mais sont autant d'alternatives offertes à chacun d'eux. « (Dans le monde créole) les contradictions sociales ne s'ancrent pas dans des communautés culturelles closes et repliées sur elles-mêmes. La diversité, le pluralisme ne sont pas ceux de groupes sociaux, mais ceux d'un répertoire de références (culturelles) fourni aux individus, qui peuvent y choisir en fonction de leur apparence physique, de leur âge, de leur trajectoire sociale, des circonstances particulières qu'ils traversent, de leurs choix idéologiques [39]... »

[20] Raymond Massé, présentant les itinéraires de soin dans la Martinique d'aujourd'hui, est d'avis que l'anthropologie ne doit plus assumer comme autrefois l'existence d'une cohérence interne dans les systèmes de représentations, surtout dans le domaine de la santé. Il distingue ainsi trois grands secteurs de soins (professionnels de santé, quimboiseurs et séanciers, Églises), entre lesquels circulent les Martiniquais dans leur quête de guérison. Au terme d'une analyse microsociale fondée sur la contextualisation des choix individuels, il parvient à la conclusion que le métissage réside moins dans un syncrétisme des secteurs eux-mêmes, qui demeurent en fait largement indépendants les uns des autres, que dans la conjugaison d'une pluralité de sources d'aide au sein d'itinéraires thérapeutiques complexes, qui s'inscrivent dans la marge d'autonomie de chaque sujet face à la diversité des recours qui leur est présentée... Si tendance au mélange culturel il y a, elle réside plus dans les logiques de correspondance installées par les malades, et dans les idiomes explicatifs qu'ils véhiculent. fi s'agit là d'un « pluralisme profond », où les nouvelles cures et interprétations ne sont retenues qu'à condition de composer avec les anciennes.

Isabelle Dubost, toujours pour la Martinique (prenant pour exemple des formations culturelles périphériques comme les groupes de pêcheurs), se situe sur la même ligne. Préférant quant à elle le terme de créolisation, elle considère celle-ci comme un enchevêtrement des référents culturels, permettant une négociation permanente des identités. Faustine Régnier-Bohler, qui s'intéresse elle aussi à la culture maritime à la Martinique, y voit un modèle de créolisation, montrant comment l'intégration réussie d'une nouvelle technique de pêche contribue à la poursuite du processus. Laurence Pourchez nous présente le même type de choix entre différentes traditions culturelles à la Réunion : à propos du rituel des sévé mayé, elle décrit une diversité de rites (malbar, malgache, chrétien...), accessibles à tous... C'est le deviner qui détermine l'origine du mayaj, en reconnaissant l'ancêtre qui se manifeste, déterminant par là le type de rituel à pratiquer, dans un contexte où le rapport aux ancêtres est incertain, variant selon le désir d'appartenance des individus...

Loin des îles, mais dans des situations tout aussi plurielles, Liliane Kuczynsky explore l'entre-deux culturel qui se développe aujourd'hui dans les grandes métropoles. À propos du « bricolage » exercé par les marabouts africains à Paris, elle met bien évidence que ces remaniements, loin du mélange suggéré par l'idée de métissage, relèvent plus souvent d'analogies, de substitutions que de la production de schémas symboliques réellement nouveaux. Elle insiste en particulier sur la variété des procédés utilisés, l'ambivalence de leur signification, concluant à la portée approximative de la métaphore du métissage lorsqu'elle est appliquée à de tels faits culturels. Le destin des migrants lao de retour dans leur pays est en la matière exemplaire. Catherine Choron-Baix nous présente les décalages culturels incessants qu'ils sont amenés à vivre, avec tous les glissements entre le biologique, le culturel et l'idéologique [21] qui peuvent s'opérer dans leurs tentatives de fixer les frontières du soi et de l'autre... Les appartenances de ces migrants apparaissent labiles, continûment recomposées, alors que le corps social alentour a de la difficulté à les intégrer dans son système de représentations. On retrouve là encore l'imprécision et l'ambiguïté profonde de l'idée de métissage, témoignant peut-être de son insuffisance à rendre compte de la complexité des dynamiques humaines actuelles...

L'exemple antillais démontre cependant à l'envi que le métissage, en tant que phénomène social s'incarnant dans le biologique, par le continuum phénotypique qu'il contribue à installer, par la possibilité qu'il établit de relations privées et intimes entre des individus racialement divers, peut servir de liant à la société [40] : c'est grâce à lui que peut être évitée la constitution de communautés closes sur elles-mêmes, et sur leurs cultures. C'est sur ce que René Depestre appelle le « métier à métisser » que s'est fabriquée la créolisation, ce « métabolisme culturel né sur place », ce « processus d'accélération baroque des héritages culturels », qui aboutit à des « éléments puissants de communion esthétique à partir des cruelles antinomies que la colonisation avait tramées dans la vie plantationnaire [41] ». La chaîne du métissage a certainement contribué à renouer les fils du tissu créole à chaque génération, tout au long d'une trame écartelée, permettant aux individus, qui ne peuvent que reconnaître l'autre en eux-mêmes, d'intérioriser le pluralisme comme autant d'alternatives possibles [42]. Comme le reconnaît Roger Toumson, « se dire métis, c'est se vouloir un Autre du Même sans cesser d'être un Même de l'Autre, c'est vouloir fonder l’Autre en soi sans cesser d'être soi ».

Le mouvement de la créolité, qui s'est fondé sur une sublimation esthétique du métissage s’inscrit, comme le remarque ici Gérard Collomb, dans une vision des sociétés créoles où la question du multiple est vécue en tant que source et non plus comme obstacle, ce qui permet de proposer un point d'appui essentiel pour imaginer une communauté et pour l'investir d'un projet politique (même si certains ont pu souligner le danger possible de réification de la créolité, en contradiction avec la créolisation, processus toujours vivant...). D'où le refus désormais proclamé, chez les tenants du mouvement, de choisir parmi les sources, ce qui serait déchirer le motif, mais au contraire d'assumer tous les héritages, comme le métis cumule en lui la différence de ses ancêtres, et comme l'illustre l'expression, proposée par É. Glissant, de l'identité-rhizome...

[22] Parole d'or.. Car il ne faut pas perdre de vue que notre monde se caractérise aussi par des forces antagonistes au métissage. En insistant sur la différence, on en vient à la rhétorique du multiculturalisme, dont s'accommode volontiers, aussi, notre post-modernité, ou au discours des enfermements et des exclusions ethniques. Deux communications viennent utilement le rappeler. Gérard Collomb mène sa réflexion à partir du cas guyanais. Bien que les sociétés créoles soient d'emblée hétérogènes et construites dans la synthèse de différents apports, les transformations démographiques (arrivée de populations allogènes), l'entrée en scène de groupes jusque-là marginalisés (Amérindiens et Marrons), inaugurent en ce lieu de nouvelles formes de synthèse marquées par d'autres influences : la nouvelle créolisation est en marge de l'ancienne créolité. La guyanité devient ainsi un espace du multiple ; l'« interculturel » est désormais le mot d'ordre officiel, faisant de la diversité culturelle et du réseau de relations la logique d'une nouvelle « communauté imaginée... ». Mais, dans cette nouvelle donne, il est désormais fait clairement référence à l'ethnicité comme principe des rapports entre les différentes composantes de la population, ce qui ne va pas sans contradictions avec les imputations croisées de métissage. L'objet politique est assurément sensible : le procès mené contre les ethnologues (non natifs !) par les intellectuels créoles guyanais en est la meilleure preuve...

Jean-François Gossiaux, quant à lui, s'interroge sur la logique « antimétisse » de l'ethnicité dans le cadre de l'ex-Yougoslavie, mettant en évidence comment les appartenances religieuses impliquent une limitation des mariages mixtes, et, même à l'intérieur de ceux-ci, une transmission unique de la confession par vole patrilinéaire. Ce contrôle de la descendance, à la fois biologique et culturel, aboutit à la formation de « nationalités »ethniquement cristallisées. On sait quelles sont les latences, en Yougoslavie ou ailleurs, de telles configurations, avec la volonté qui finit toujours par surgir de mettre en conformité les territoires et les groupes : c'est alors le naufrage du multiculturalisme ; le rêve de pureté originelle se transforme en cauchemar de la purification.

Face à de telles dérives, le terme de métissage a peut-être une dernière connotation à exprimer, un ultime contenu à promouvoir... Comme le souligne Chantal Claverie, il peut en effet revêtir une portée positive et prophétique, inaugurant par là une mythologie nouvelle, « où le mélange et l'hybridité sont gages de vérité, et où sont pointés les méfaits de l'esprit de corps, de la sommation à s'identifier à un clan... »). L'opinion populaire est parfois obstinée, et peut-être devons-nous prendre acte de sa vision volontiers essentialiste... Tout comme on peut interpréter la « race » comme existence sociale, même si on sait par ailleurs qu'il s'agit d'une fiction biologique, en la reliant à une idéologie négative de partition, on peut accepter dans le même registre, mais en sens inverse, le métissage, même si on sait que, en réalité, personne n'est métis, ou bien que tout le monde l'est... Le corollaire est cette fois-ci positif, renvoyant de manière symbolique à une rupture essentielle, qui permet d'affirmer [23] l'indistinction originaire et de contester, à partir même de ses références naturelles, l'idéologie adverse de l'homogénéité et de la pureté, donnant une chance au « mixte d'exister comme réalité, comme désir... [43] ». Par là peut être mise à mal, dans la substance même qu'elle se donne, l'identité raciale elle-même, ce « scandale sémiotique qui est à l'origine des notions mythiques de Noir, Blanc, métis, homme de couleur, mulâtre, qui sont une profanation de la diversité et de l'unité de l'espèce... [44] ». Le métissage peut donc signifier, au plan du vécu, « la dissolution essentielle de la « race »même aux yeux de qui la nie [45] ... » Du Nouveau Monde au Tout Monde, le métissage achève là sa course sémantique, expression d'une volonté politique qui puise dans une certaine idée de la nature de quoi combattre une certaine nature de l'idée.

Congrès national des sociétés historiques et scientifiques, 123e, Antilles, 1998. Paradoxes du métissage, p. 7-23.



[1] S. GRUZINSKY, « Charmes et périls du métissage : du laboratoire américain à la world culture », Cahiers du Renard, no 13, 1993, p. 52-61.

[2] F. LAPLANTINE et A. NOUSS, Le métissage, Paris, Flammarion, 1997.

[3] C. BERNAND, S. GRUZINSKY, Histoire du Nouveau Monde, t. 2 : Les métissages, Paris, Fayard, 1993.

[4] R. CHAUDENSON, « Mulâtres, métis, créoles », Métissages, actes du colloque international de Saint-Denis de la Réunion, avril 1990, t. II : Linguistique et anthropologie, Paris, L'Harmattan, 1992, p. 23-37.

[5] R. BASTIDE, « Dusky Venus, Black Apollo », Race, vol. 3, no 1, 1961, p. 10-18.

[6] Jean BENOIST, « Métissage, syncrétisme, créolisation : métaphores et dérives », Études créoles, vol. XIX, no 1, 1996, p. 47-60. [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT]

[7] J. BENOIST, « Le métissage, biologie d'un fait social, sociologie d'un fait biologique », dans Métissages, t. II : Linguistique et anthropologie, Paris, L'Harmattan, 1992, p. 13-22 et J. BENOIST et J.-L. BONNIOL, « Hérédités plurielles. Représentations populaires et conceptions savantes du métissage », Ethnologie française, vol. 24, no 1, 1994, p. 58-69. Voir aussi le remarquable article de P.-A. TAGUIEFF, « Doctrines de la race et hantise du métissage », Nouvelle Revue d'ethnopsychiatrie, no 17, 1991, p. 53-100.

[8] J.-L. JAMARD, « Noir, c'est noir », L'Homme, no 133, 1995, p. 123-133.

[9] Le point central du paradoxe réside certainement dans le fait que ce sont les antiracistes « scientifiques » qui chantent les louanges du métissage, au moment même où ils en sapent les fondements cognitifs en rejetant les distinctions raciales. Or ce sont justement ces distinctions raciales auxquelles il doit son existence....

[10] S. GRUZINSKI, La pensée métisse, Paris, Fayard, 1999.

[11] J.-L. JAMARD, « Réflexions sur la racialisation des rapports sociaux en Martinique : de l'esclavage bi-racial à l'anthroponymie des races sociales », Archipelago, nos 3-4, 1983, p. 47-81.

[12] Y DEBBASCH, Couleur et liberté. Le jeu du critère ethnique dans un ordre juridique esclavagiste, Paris, Dalloz, 1967.

[13] J.-L. BONNIOL, La couleur comme maléfice. Une illustration créole de la généalogie des « Blancs » et des « Noirs », Paris, Albin Michel, 1992.

[14] J. BENOIST, « Le métissage », dans D. FEREMBACH, C. SUSANNE, M.-C. CHAMLA (eds), L'homme, son évolution sa diversité, Paris, C.N.R.S. / Douin, 1986, p. 539-541.

[15] P BESSAIGNET, article « métissage », Encyclopedia Universalis, vol. X, 1968, p. 1008-1010.

[16] R. TOUMSON, Mytho1ogie du métissage, Paris, PUF, 1998.

[17] J. BENOIST, Op. cit., 1996.

[18] Information orale d’André-Marcel d'Ans.

[19] R. BASTIDE, op. cit.

[20] É. GLISSANT, Intention poétique, Paris, Seuil, 1969, p. 219, cité par S. Kandé, « Remarques liminaires » dans S. KANDÉ, (éd.), Discours sur le métissage, identités métisses.  En quête d'Ariel, Paris, L'Harmattan, 1999.

[21] R. TOUMSON, dans sa communication au présent ouvrage, et surtout dans Mythologie du métissage, op. cit.

[22] On se rend compte que c'est là une pierre jetée dans le jardin du mouvement de la créolité et de son esthétique sans frontières, se déployant dans un univers post-moderne fragmenté, hétérogène et imprévisible. Cf. infra.

[23] R. TOUMSON, op. cit.

[24] S. GRUZINSKI, op. cit.

[25] C. LÉVI-STRAUSS, Race et histoire, UNESCO, 1952.

[26] J.-L. AMSELLE, « Le métissage : une notion piège », Sciences humaines, nov. 2000, p. 50-51. Voir également du même auteur, Logiques métisses : anthropologie de l'identité en Afrique et ailleurs, Paris, Payot, 1990.

[27] J. BENOIST, op. cit., 1996.

[28] S. GRUZINSKI, op. cit.

[29] S. GRUZINSKI, op. cit.

[30] N. WACHTEL, « L'acculturation », dans P NORA et J. LE GOFF, Faire de l'histoire, Paris, Gallimard, 1974.

[31] S. GRUZINSKI, op. cit.

[32] F. LAPLANTINE & A. NOUSS, op. cit.

[33] S. GRUZINSKI, op. cit.

[34] Voir à ce propos, dans le contexte de l'actuelle mondialisation : J.-L. AMSELLE, Branchements. Anthropologie de l'universalité des cultures, Paris, Flammarion, 2001.

[35] C. BERNAND et S. GRUZINSKI, op. cit.

[36] S. GRUZINSKI, op. cit.

[37] S. GRUZINSKI, op. cit.

[38] A. MARY, « Le travail symbolique des prophètes d'Eboga. Logiques syncrétiques et entre-deux culturel », Cahier d'études africaines, no 132, 1993, p. 613-643.

[39] J.-L. BONNIOL et J. BENOIST, « La diversité dans l'unité : la gestion pragmatique du pluralisme dans les sociétés créoles » dans S. ABOU et K. HADDAD (eds), La diversité linguistique et les enjeux du développement, Beyrouth, Université Saint-Joseph et Montréal, AUPELF-UREF, 1997.

[40] H. HOETINK, The Two variants in Caribbean race relations. A contribution to the sociology of segmented societies, Londres, Oxford University Press, 1967. Ce point fait partie de son argumentation opposant un modèle « ibérique » et un modèle « anglo-saxon » des relations raciales...

[41] R. DEPESTRE, « Les aventures de la crédité » dans R. LUDWIG (ed.), Écrire la parole de nuit, Gallimard, 1994.

[42] J.-L. BONNIOL, « Le métier à métisser », Tropiques métis, Paris, Réunion des musées nationaux, 1998, p. 128-133.

[43] P. TORT, « Double mixte », Cahiers du Renard, no 13, 1993, p. 9-14.

[44] R. DEPESTRE, op. cit.

[45] J. BENOIST et J.-L. BONNIOL, op. cit., 1994.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 20 janvier 2013 13:24
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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