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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Jean-Luc Bonniol, “Les naissances multiples de Jean Benoist en terre créole”. Un article publié dans l'ouvrage sous la direction de Jean-Luc Bonniol, Gerry L'Étang, Jean Barnabé et Raphaël Confiant, Au visiteur lumineux. Des îles créoles aux sociétés plurielles. Mélanges offerts à Jean Benoist, pp. 17-33. Petit-Bourg, Guadeloupe: Ibis Rouge Éditions, GEREC-F/Presses universitaires créoles, 2000, 716 pp. [Autorisation formelle accordée par l'auteur le 21 avril 2008 de diffuser, dans Les Classiques des sciences sociales, toutes ses publications.]

 Jean-Luc Bonnniol

Université d’Aix-Marseilles III, France. 

Les naissances multiples de Jean Benoist
en terre créole
”. 

Un article publié dans l'ouvrage sous la direction de Jean-Luc Bonniol, Gerry L'Étang, Jean Barnabé et Raphaël Confiant, Au visiteur lumineux. Des îles créoles aux sociétés plurielles. Mélanges offerts à Jean Benoist, pp. 17-33. Petit-Bourg, Guadeloupe : Ibis Rouge Éditions, GEREC-F/Presses universitaires créoles, 2000, 716 pp.

 

En ce temps-là, les manguiers de la cour de l'ancien Lycée Carnot à Pointe-à-Pitre ombrageaient les allées et venues des enseignants et étudiants de Lettres et Sciences humaines de ce qui était alors le Centre Universitaire Antilles-Guyane... Ma première rencontre avec Jean Benoist date du début de cette année 1974, alors qu'il était venu depuis Montréal en mission d'enseignement à la Guadeloupe, sur l'invitation de Pierre Vérin, pour plusieurs séances consacrées à l'« anthropologie de la Caraïbe ». J'ai le souvenir encore très net de ces séances, et de la salle bondée. Elles furent pour moi de l'ordre de la révélation : tout fraîchement arrivé aux Antilles, je n'en avais encore perçu, au delà d'un environnement tropical, que tout ce qu'elles pouvaient avoir de commun avec la France : garage Renault, Crédit Agricole, Centre des Impôts et fonctionnaires en tout genre... De là une impression de familiarité trompeuse envers un univers qui multipliait les signes de « francité », et une véritable impuissance à accéder a ce qui pouvait en faire la singularité... Or Jean Benoist, en quelques phrases lumineuses au sein desquelles il présentait l'efficacité heuristique du concept de société de plantation, m'offrait un sésame me permettant d'accéder à l'intelligibilité de la réalité que j'avais sous les yeux : de là tout découlait, de l'organisation de l'espace à la structuration des groupes sociaux, des contrastes environnementaux à la confrontation des styles musicaux. J'ai également le souvenir des effets dont il jouait devant un auditoire qu'il savait captivé, en combinant, dans une rhétorique dont je devais plus tard apprendre qu'elle constituait l'un des ressorts principaux de son art oratoire, propositions abstraites et relations personnelles, se payant par exemple le luxe de parler du racisme en le dépaysant de ses figures antillaises, faisant référence a sa propre expérience d'exclusion en terre indienne... 

Ma deuxième rencontre eut lieu environ six mois plus tard, sur les hauteurs calcaires de la Haute-Provence, où Jean Benoist passait alors tous les étés, perdu au bout d'un chemin caillouteux, au sein d'une campagne toute de pierre blanche et de végétation sèche... Après une année passée aux Antilles, et désireux de me lancer dans une thèse d'ethnologie, j'étais venu auprès de lui en attente d'un conseil : ce fut là, à l'ombre d'un chêne pubescent plus que centenaire, devant un immense panorama au centre duquel s'étirait le dos de baleine du Luberon, que j'eus avec lui une conversation qui devait déterminer toutes mes recherches ultérieures, puisqu'il me conseilla de m'intéresser à l'archipel des Saintes... L'entreprise collective de L'Archipel inachevé n'était pas éloignée dans le temps : certainement désireux que la tâche d'inventaire alors entreprise puisse se prolonger, notamment sur les marges de la société de plantation, il sut en quelques phrases tracer, pour le néophyte que j'étais, l'essentiel des linéaments d'une recherche à venir. C'est fort de ce programme que je débarquai à Terre-de-Haut quelques semaines plus tard, et que je me lançai dans une étude qui put bénéficier encore à plusieurs reprises de ses conseils avisés : chaque fois en particulier que Jean Benoist passait à la Guadeloupe, j'avais avec lui un entretien au terme duquel j'étais littéralement éclairé, et qui me permettait de repartir sur des bases plus fermes. J'eus également l'occasion de me rendre durant deux semaines, sur son invitation, au département d'anthropologie de l'Université de Montréal, séjour qui fut pour moi déterminant dans la mise au point d'une méthode informatisée d'étude d'une petite population insulaire. Je peux affirmer qu'il a joué pour moi durant toutes ces années le rôle d'un véritable directeur de recherche, en toute liberté puisque je n'avais avec lui aucun lien administratif... 

C'est alors que je pus prendre progressivement la mesure d'une pensée qui s'était déjà déployée depuis plus d'une quinzaine d'années. Cette approche se fit d'abord de manière fragmentaire et partielle, un peu à la manière des pièces d'un puzzle qui, assemblées l'une après l'autre, finissent par construire l'image attendue. Ce fut bien des années plus tard que je découvris la dernière pièce, au hasard d'un coup d'œil machinal donné sur les rayons d'une bibliothèque familiale, dans un village provençal : quelle ne fut pas ma surprise de trouver là le premier ouvrage de Jean Benoist, écrit avant même sa venue aux Antilles, Kirdi au bord du monde, aboutissement d'une aventure de jeunesse au Cameroun (il avait alors 24 ans...). 

Aussi puis-je aujourd'hui essayer de reconstruire, a posteriori, la genèse, puis l'épanouissement, de cette pensée. Tâche difficile, même pour un familier de longue date. L'historiographe est conduit à un travail ardu de reconstitution, car il en est de Jean Benoist comme de certaines divinités hindoues... A intervalles réguliers, on le voit renaître en d'autres lieux, sous d'autres formes. Mais sa manifestation antérieure n'en disparaît pas pour autant : à chaque fois, c'est un nouvel avatar qui apparaît, et complexifie une personnalité intellectuelle déjà dotée de multiples facettes. Aux quatre coins de la planète, de la Martinique au Québec, de l'océan Indien à Aix-en-Provence, de l'Inde du sud au Maghreb, on le voit tour à tour médecin, anthropobiologiste, ethnologue spécialiste des sociétés de plantation et de leurs marges, sociologue de la départementalisation, ethnomusicologue, anthropologue de la santé et de la maladie, puis de la religion... Mais ce qui pourrait être tenu pour dispersion et éclatement correspond en fait à une maturation intellectuelle continue, qui s'inscrit dans une cohérence qu'ont pu percevoir tous ceux qui ont eu la chance de l'approcher. Une cohérence qui est certainement due en large partie à la fidélité dont il a toujours fait preuve envers les sociétés créoles (lui-même parle d'« affinités électives »), sociétés qui ont constitué, sur la longue durée, son terrain de prédilection, et qui lui ont certainement permis les intuitions théoriques et les avancées conceptuelles qui caractérisent sa pensée. 

Lorsque Jean Benoist arrive à la Martinique, il a tout juste 26 ans. Après des études médicales à Lyon, il s'est vu confier un poste à l'Institut Pasteur de la place, dirigé alors par E. Montestruc. « Faire » sa médecine a constitué pour lui une voie d'entrée dans ce qu'il appelle la première des sciences humaines, au travers d'un terrain primordial qui est celui de l'hôpital et des malades. Cela lui a permis d'accéder à un certain rapport au corps, un corps éminemment palpable et accessible, rapport qui a inspiré une bonne part de son oeuvre ; cela lui a inculqué en outre un précepte méthodologique premier, l'importance des observations, qui permettent d'élaborer, à partir d'un cas toujours singulier, un tableau clinique. Mais au cours de ces études il établit déjà les premiers contacts avec l'ethnologie : c'est en effet l'époque de la nomination à la Faculté des Lettres de Lyon d'André Leroi-Gourhan, dont il se fait passer les cours, ainsi que de Gabriel Manessy, qui devait par la suite devenir le grand spécialiste de linguistique africaine que l'on a connu (qui a en particulier si largement contribué à l'essor des études créoles...). Profitant d'une année de formation terminale à l'Institut Pasteur de Paris, il en profite pour s'inscrire au Certificat d'ethnologie au Musée de l'Homme, où il retrouve Leroi-Gourhan, et quelques autres... 

Fort-de-France, 1956 : Aimé Césaire est sur le point de rompre avec le Parti Communiste Français... Jean Benoist est là, Place de la Savane, au moment du discours historique où sont jetées les bases d'une nouvelle donne idéologique que va promouvoir le nouveau parti progressiste martiniquais. Le milieu des années 50 correspond certainement aux Antilles à un moment de basculement, moment où montent les déceptions devant la mise en oeuvre de la départementalisation : alors même que les vieilles structures sociales restent en place, avec la domination de l'ancienne plantocratie, le nouveau statut se réduit à une mise aux normes tatillonne niant les spécificités locales : d'où la rupture avec l'idée qui avait jusque-là guidé les esprits progressistes, l'assimilation, et l'émergence de la revendication autonomiste. C'est dans un tel contexte, encore fortement marqué par la force de la barrière des apparences (qui devait en particulier déboucher sur les troubles de 1959), que Jean Benoist découvre le monde antillais avec, le confie-t-il, une sensation de « dépaysement triste », très loin de ses impressions d'Afrique : c'est le semblable qui s'impose, le différent demeure pour l'heure inaccessible. Il faut pour y accéder tout un effort d'ascèse ; il faut s'engager délibérément dans un chemin de connaissance qui n'est pas facile pour un jeune médecin largement contraint par les exigences de son métier, à savoir la lutte quotidienne contre la lèpre... 

Pour l'heure, Jean Benoist se trouve dans la situation exceptionnelle d'être confronté à un « terrain » sur lequel aucun spécialiste de sciences sociales ne s'est véritablement penché. Un seul texte existe depuis peu, il est vrai d'importance, celui de Michel Leiris. L'ethnologie française de l'époque ne semble s'intéresser qu'aux sociétés « authentiques », et n'avoir que dédain pour des univers composites comme les sociétés créoles, qui apparaissent comme des scories marginales de la civilisation occidentale, bien éloignées, comme a pu l'écrire par ailleurs Sidney Mintz, des rêves des anthropologues ; cette ethnologie n'a d'ailleurs pas dans sa besace de théorie qui puisse permettre l'approche de telles sociétés. Aussi faut-il une certaine détermination pour se lancer dans leur étude, surtout de la part d'un jeune médecin qui ne peut s'y consacrer que durant son temps de loisir, le soir et les week-ends, désireux de surcroît de faire ses preuves, malgré une formation axée essentiellement sur la part biologique de l'homme, dans un domaine strictement social et culturel. 

Alors qu'il est attiré par le fait religieux, c'est sur les conseils d'A. Leroi-Gourhan qu'il décide de se consacrer à un aspect particulier de la vie matérielle traditionnelle à la Martinique, les techniques de pêche. A cette occasion, J. Benoist commence à mettre en oeuvre les procédures de terrain qu'il va faire siennes durant toute sa carrière : travailler à partir d'une observation méticuleuse et d'informateurs privilégiés (qui ont pu être approchés à partir d'autres réseaux), en laissant de côté les questionnaires ou les entretiens systématiques mais en faisant appel à la documentation historique disponible. Il en résulte l'article « fondateur » sur les pêcheurs martiniquais : « Individualisme et traditions techniques chez les pêcheurs martiniquais », paru dans la revue bordelaise de géographie alors dirigée par G. Lasserre, les Cahiers d'Outre-Mer. Article fondateur dans la mesure où il ne se contente pas d'une simple description des techniques, mais qu'il met l'activité des pêcheurs en relation avec certaines caractéristiques de leur vie sociale, marquée par l'individualisme, l'éphémère des relations interindividuelles (le plus souvent établies sur une simple base dyadique) et la faiblesse de l'intégration communautaire. 

Une autre caractéristique des terrains de Jean Benoist est d'établir des contacts avec les « intermédiaires » culturels, qui constituent pour lui autant de points d'accroche particuliers au tissu social. Le contact avec les intellectuels « békés » ou apparentés (Emile Hayot, J. Petitjean Roget) va lui permettre de connaître, vue en quelque sorte du dessus, la société martiniquaise ; surtout ce contact va lui rendre possible, grâce à l'activation des réseaux familiaux, l'accès à la clef de voûte de cette société, la propriété foncière. Avec l'aide d'un jeune géographe, Christian Crabot, il se lance, bien sûr à l'époque sans moyens ni subventions d'aucune sorte, dans une entreprise de première grandeur : le repérage exhaustif de toutes les grandes propriétés de l'île. Ce travail aboutit à la réalisation d'un véritable cadastre, et d'une carte au 1/50 000 de la structure foncière de la Martinique. Jean Benoist devait en conserver une connaissance intime du terroir martiniquais. Mais ces données restaient à interpréter : il revenait aux fréquentations qu'il avait alors su établir avec le milieu de recherche nord-américain de lui fournir une première grille de lecture. 

C'est en effet l'époque où la Caraïbe constitue, pour deux décennies, l'un des champs privilégiés d'investigation de l'anthropologie nord-américaine, au sein de laquelle s'est développé le concept de « société de plantation », grâce auquel tous les éléments de la société locale, reliés à l'ordonnancement de la société globale, font système. Quelques années plus tard, un article utilise les données déjà recueillies à la lumière de la notion : il s'agit du classique Types de plantations et groupes sociaux à la Martinique, où Jean Benoist pointe la remarquable singularité de la Martinique, terre où a pu subsister, grâce à la résistance du capital local, la vieille structure de la plantation familiale... A la Martinique même, il a l'occasion de rencontrer le chercheur américain Michaël M. Horowitz, en train de travailler, en contrepoint de la plantation, dans des lieux où un univers paysan a pu éventuellement se constituer, en l'occurrence au Morne Vert (un ouvrage important en sera issu : Morne Paysan. Peasant Village in Martinique) ; il a également l'occasion de voir Vera Rubin, grande organisatrice de symposiums, en déplacement dans les îles pour visiter les chercheurs qu'elle avait alors l'occasion de financer, ainsi que le canadien français Guy Dubreuil, psychologue de formation, qui l'initie aux mystères de la matrifocalité... 

Mais Jean Benoist n'en abandonne pas pour autant sa première formation biologique, puisqu'il se lance dans une thèse de sciences sur l'anthropologie physique de la population martiniquaise. Mais il se rend bien vite compte que l'objet qu'il s'est donné ne peut être confiné au seul champ biologique : la population martiniquaise, dans l'instant où elle est appréhendée par le chercheur, est en fait la résultante d'une histoire avant tout sociale. C'est le métissage, phénomène que l'on peut saisir au travers des apparences physiques des individus mais qui traduit l'incarnation de processus sociaux générés par la Plantation, comme le choix du conjoint ou du partenaire reproducteur au fil des générations, dont il s'agit avant tout de rendre compte... Parallèlement, Jean Benoist cherche, en contre-épreuve, des populations non métissées : il se rend ainsi dans l'Île de la Tortue, au large d'Haïti, où vit une population pour laquelle l'origine africaine semble effectivement prépondérante ; surtout il séjourne à plusieurs reprises, pour de longues périodes, dans l'île de Saint-Barthélémy (il y effectue des remplacements de médecin, ce qui lui donne une place de premier choix pour connaître intimement cette micro-société insulaire...). Il s'y confronte à une population d'origine essentiellement européenne, strictement repliée sur elle-même, un contraste phénotypique (Blancs/Noirs), linguistique (français/anglais) et religieux (catholiques/protestants) se superposant à la barrière géographique. Mais la fermeture n'implique pas l'homogénéité interne : les deux paroisses, au-vent et sous-le-vent s'opposent, tant linguistiquement que génétiquement : J. Benoist peut même mettre en évidence un phénomène de dérive génétique dans l'une des deux parties de l'île (disparition de l'allèle B du système ABO), exemple type d'un phénomène de micro-évolution dû à l'action du hasard dans les petits nombres, mais aussi à un choix social de fragmentation interne. 

C'est sur cette base - celle d'un médecin travaillant en anthropologie biologique, mais ouvert à l'ethnologie - que Jean Benoist, dédaignant un poste de chercheur au CNRS, est recruté, grâce à l'entremise de Guy Dubreuil, par l'Université de Montréal pour y fonder un département d'anthropologie. Il arrive au Canada au tout début de 1960, après un séjour de quatre ans à la Martinique, que l'on peut juger, a posteriori, comme tout à fait déterminant pour l'orientation de sa carrière, séjour auquel il ne devait cesser par la suite de se référer... C'est à Montréal qu'il poursuit, durant ses premières années canadiennes, la rédaction de sa thèse, sous la direction officielle de Jean Hiernaux, l'un des refondateurs français de l'anthropologie biologique, thèse publiée à Paris en 1963 dans le Bulletin de la Société d'Anthropologie de Paris, sous le titre : Les Martiniquais. Anthropologie d'une population métissée. Mais la première publication concernant Saint-Barthélémy (« Saint-Barthélémy : Physical Anthropology of an Isolate ») est destinée quant à elle à une revue nord-américaine, l'American o Journal of Anthropology...). C'est au Québec le début de la Révolution tranquille, et du mouvement québécois : Jean Benoist y fait l'expérience de son étrangeté européenne dans l'univers nord-américain, se frottant à un autre type de revendication identitaire qu'aux Antilles et, dans le même temps, à l'émergence d'un communautarisme à la canadienne, qui enferme les individus dans leurs groupes d'origine, sous le sceau de l'idéologie du multiculturalisme alors en voie d'émergence... Il impulse de nouveaux travaux d'anthropologie biologique sur les petites communautés québécoises, tout en élargissant sa base de réflexion théorique sur l'interface entre le biologique et le social, ainsi que sur les problèmes de « race »et de métissage. Il participe ainsi à la réunion de Moscou organisée par l'UNESCO sur les aspects biologiques de la question raciale ; il publie en 1965 dans L'Homme un article intitulé « Du social au biologique. Étude de quelques interactions », article dans lequel il présente au public des ethnologues français le résultat de ses recherches sur la Martinique et sur Saint-Barthélémy, mettant en évidence leur portée théorique générale. Portée systématisée dans sa leçon inaugurale à l'Université de Montréal en qualité de professeur titulaire, leçon intitulée avec bonheur Esquisse d'une biologie de l'homme social. Là est définitivement mise en évidence la non-indépendance du champ biologique et du champ social : ce qu'il s'agit de reconnaître c'est, selon les mots mêmes de J. Benoist, non pas une histoire naturelle de l'homme, mais une histoire sociale de sa nature. Dans un contexte comme celui des Antilles, les caractères physiques peuvent ainsi se révéler une écriture de l'histoire humaine : il suffit pour cela que des traits biologiques aient été au départ affectés d'une signification sociale, qu'ils aient été transformés en stigmates ou au contraire en emblèmes de supériorité : à partir de là peut se dérouler toute une histoire qui, au travers du choix du conjoint, canalise le cheminement des gènes d'une génération à la suivante, marquant irrémédiablement le destin non seulement des individus mais encore de leur descendance à venir. 

On constate par là combien la pensée de Jean Benoist intègre alors, sans qu'il soit besoin d'une théorisation abstraite, la notion de système, et l'idée d'interdépendance des phénomènes... On y voit la Plantation, deus ex machina de la formation économique et sociale des Antilles, générer un certain nombre de forces qui orientent tous les processus en jeu dans une même direction... De là la notion centrale d'homologie, qui permet de rendre compte des identités formelles (le terme fait référence à une identité de structure, et non à une simple ressemblance) que l'on peut repérer dans le devenir de faits de divers ordres, qu'ils soient biologiques, linguistiques ou religieux, en raison d'un façonnement, parallèle mais indépendant, exercé par une seule et même histoire sociale. 

Mais Jean Benoist ne s'arrête pas en chemin : il éprouve sans arrêt le besoin d'ouvrir de nouveaux chantiers de recherches concrètes. Ayant retrouvé à New York Véra Rubin, il peut s'insérer dans le programme de recherche et de formation qu'elle a mis en place dans différentes îles de la Caraïbe : cela va permettre de placer sur le terrain de jeunes chercheurs, et d'aller systématiquement les visiter. Ainsi à été élaborée l'entreprise collective qui a débouché, en 1972, sur la publication collective de L'Archipel inachevé. Les travaux des jeunes chercheurs, inspirés, contrôlés et définitivement mis en forme par J. Benoist, y sont précédés d'une introduction qui a fait date : c'est en effet, depuis M. Leiris, le premier texte de synthèse dont on peut disposer pour accéder à une interprétation globale de la réalité antillaise. Le succès de l'ouvrage, dont le titre avait été soigneusement choisi (le qualificatif inachevé renvoyant à l'idée de dépendance, mais aussi de dynamique, et signalant un projet, celui d'accéder à des sociétés centrées sur elles-mêmes), ne s'est pas démenti depuis : nombreux sont ceux qui reconnaissent leur dette envers un ouvrage qui était en fait destiné à un double public, celui des spécialistes, mais aussi le public éclairé des îles, qui a su y trouver ses marques... Il fallait d'autre part donner à l'entreprise un support institutionnel, qui allait prendre la forme d'une structure universitaire, le Centre de recherches caraïbes, dépendant de l'Université de Montréal mais partiellement implanté à la Martinique, à Fonds Saint-Jacques. Jean Benoist sut alors profiter de ses relations locales pour récupérer cette ancienne habitation et inciter les pouvoirs locaux à sa restauration, afin de lui donner une vocation culturelle et intellectuelle : le centre, animé par un chercheur-résident permanent, fut progressivement pourvu d'une bibliothèque spécialisée sur la Caraïbe, unique dans les Antilles françaises ; doté d'une petite structure d'hébergement, il permit le séjour à la Martinique d'un nombre notable de chercheurs. Il n'est pas besoin d'insister sur le rayonnement qu'il eut à l'époque dans le milieu local des sciences humaines, notamment grâce à sa politique systématique de publication d'opuscules (rééditions, études originales), qui jouèrent un rôle de première grandeur dans la connaissance du milieu sur lui-même... Propriété du Conseil Général, le lieu était cependant vulnérable aux aléas politiques : le centre ne devait pas survivre au désengagement de l'Université de Montréal, consécutif au départ de Jean Benoist, et, à partir du début des années 80, à l'appétit des nouveaux pouvoirs locaux, désireux d'en faire désormais un lieu artistique et intellectuel de prestige dont ils auraient eux-mêmes la maîtrise... Seul héritage matériel qui subsiste de cette période : le fond documentaire, qui fut alors légué à la bibliothèque de l'Université Antilles-Guyane. 

Si Jean Benoist s'est finalement résigné à la disparition de ce qu'il avait pu créer sur place, c'est que, depuis à peu près une décennie, et alors même que le centre de recherches à Fonds Saint-Jacques battait son plein, il était en train de renaître ailleurs, loin des Antilles... 1972 est l'année de la publication de L'Archipel, c'est aussi celle de son premier séjour à la Réunion... Un premier voyage lui avait donné l'occasion de découvrir l'île, et de se rendre compte des remarquables possibilités de recherches comparatives qu'elle offrait par rapport aux Antilles : même cadre insulaire tropical (au-delà de réelles différences environnementales), mêmes forces historiques (action en particulier de la même puissance colonisatrice, inscrite dans le même mode de production, à savoir celui de la plantation esclavagiste, puis post-esclavagiste), évolution donc parallèle (avec un léger décalage dans le temps) mais complètement indépendante... Il y avait là, selon le terme même de Jean Benoist, une véritable contre-épreuve qui lui permettait de poursuivre son travail antillais en lui donnant une portée théorique plus générale, grâce à la distance mise entre deux terrains de référence. Il devait s'en expliquer quelques années plus tard, à l'occasion d'un article paru aux Antilles dans la jeune revue Espace Créole : « Antilles et Mascareignes : constantes et variations des archipels créoles » (1979), dans lequel il mettait en évidence tout l'intérêt de mettre en perspective commune des terres jusque-là aveugles l'une à l'autre, car cela permettait d'élargir le spectre de variation d'une famille de sociétés, et contribuait, par le repérage des similitudes et des différences, à une meilleure connaissance de chacune d'elle. On constate donc qu'il préfigurait, dès le début de la décennie 70, avec quelques années d'avance, la mise en réseau de ces terres dans le cadre des études créoles : c'est en 1976 qu'eut lieu à Nice le congrès constitutif du Comité International des Études Créoles, auquel il participa ; 1979 est l'année du premier congrès tenu en terre créole, aux Seychelles : il est là encore présent, et c'est lui qui tient, durant les premières années de la décennie 80, la nouvelle revue Études Créoles. 

En 1972 donc, Jean Benoist, invité par l'Université de la Réunion et deux organismes locaux, arrive à se dégager de ses obligations universitaires montréalaises pour passer un an dans l'île. D'emblée, il va se servir de cette insertion institutionnelle multiple pour jouer sur plusieurs tableaux, et transformer des commandes qui relèvent d'abord de la recherche appliquée en autant de possibilités de mener une recherche fondamentale sur la société réunionnaise... Il vient en effet dans l'île pour analyser les « freins » au développement rural tel que veulent le mener les pouvoirs publics, servis en cela par le bras armé qu'est l'APR (Association pour la Promotion Rurale), qui lui demande notamment comment on peut faire passer aux agriculteurs les « messages » de développement ; une autre tâche le lie à un programme de santé destiné à mesurer la part des conditions environnementales et sociales dans le fardeau des maladies parasitaires qui affectent alors la Réunion. Munis de ces objectifs, il travaille dès lors sur plusieurs fronts : sur le terrain lui-même, il choisit un secteur représentatif de l'île, celui de Saint-Gilles-les-Hauts, correspondant à un ancien domaine sucrier, Villèle, survivance de l'ancienne habitation de Madame Desbassyns, personnage emblématique de la fin de l'époque esclavagiste à la Réunion, dont le domaine fut l'un des premiers lieux de l'essor sucrier dans l'île. Ce terrain, il le pénètre en quelque sorte « par les deux bouts » : il s'insère d'abord dans le milieu des travailleurs, dont beaucoup sont d'origine indienne, notamment dans le « camp » lié à la plantation (Camp Villèle), se liant d'amitié avec certains leaders à l'influence multiforme, puisqu'elle a pu passer du registre politique (avec les actions de base du parti communiste réunionnais) au registre religieux (avec le revival d'un hindouisme populaire) : Daniel Singaïny apparaît comme l'une des figures les plus exemplaires d'un tel mouvement. Mais il fréquente aussi le milieu des propriétaires, à commencer par les héritiers de Villèle, qui vivent encore sur la propriété, dans la demeure familiale, alors même que les terres sont tombées en d'autres mains, en l'occurrence celles du grand concentrateur de terre que sont les Sucreries de Bourbon, dirigées par Émile Hugot, avec lequel il est également en contact et qui lui offre un accès au monde des usiniers et à toute la documentation afférente au fonctionnement de ce monde... Cette focalisation sur un terrain particulier, qui aurait pu déboucher sur une simple monographie, déborde en fait de toute part ce cadre spatial, notamment vers les « Hauts » et vers ce monde qui échappe à la Plantation, celui des petits cultivateurs indépendants, « blancs » ou métissés. Parallèlement, Jean Benoist anime régulièrement un séminaire à l'Université de la Réunion sur le monde rural, dans lequel interviennent universitaires, de toutes disciplines, et acteurs, se fécondant mutuellement à l'intérieur du cadre théorique qu'il a préalablement tracé : on saisit là toute l'originalité d'une démarche qui consiste à faire accoucher un milieu intellectuel de la connaissance qu'il a de sa propre société, mais une connaissance désormais problématisée et éclairée à la lumière de nouveaux concepts, ce qui, du même coup, fournit à l'ethnologue des matériaux de troisième type, acquis par la médiation de chercheurs locaux, dont la plupart ne sont évidemment pas des ethnologues brevetés... 

Au bout du compte se profile le modèle de la société réunionnaise, tel qu'il est exposé dans le travail (qui prit d'abord la forme d'un rapport ronéoté) intitulé Structure et changement dans la société rurale réunionnaise, publié en 1975 par le Centre de recherches caraïbes. Avec cette intuition fondamentale de la coexistence dynamique de trois ensembles sociaux : la vieille société de plantation, une société paysanne, qui, dans le contexte spécifique de la Réunion, a pu se développer dans ses marges, et une nouvelle société dite « pseudo-industrielle », dans la mesure où elle se fonde sur la consommation de masse de produits industriels alors même que leur production fait défaut, paradoxe fondateur issu d'un accroissement de la dépendance vis-à-vis de la métropole, en particulier des transferts de fonds résultant des effets de la solidarité nationale (application des lois sociales, augmentation du nombre des fonctionnaires ou assimilés, dont certains viennent de métropole, requis par le fonctionnement de cette nouvelle société). Ainsi peut-il à cette époque proposer une véritable sociologie de la départementalisation, qui vaut évidemment aussi bien pour les Antilles que pour la Réunion. Quelques années Plus tard, il devait reprendre ses données concernant le secteur paysan, dans un texte où il inaugurait un nouveau type d'écriture, fait à la fois de proximité sensible avec l'objet, de restitution du vécu : il s'agit de Paysans de la Réunion, qui a su toucher bien des lecteurs par son engagement existentiel, au-delà du cercle étroit des spécialistes... 

Le terrain réunionnais de Jean Benoist, retrouvé lors de multiples visites, a également représenté pour lui l'occasion de deux investissements majeurs. C'est là qu'il a pu mettre en place une transition scientifique majeure, qui l'a fait aborder les rives d'une nouvelle sous-discipline en constitution, l'anthropologie médicale. A la Martinique, sa formation première de médecin n'était pas encore véritablement capitalisée, si ce n'est par la spécialisation tangentielle que représentait l'étude de l'interface biologie/société. On a même l'impression que Jean Benoist a d'abord tenu, par tous ses travaux portant sur des faits purement sociaux, à faire la preuve de sa compétence en ethnologie... Or le travail sur les maladies parasitaires allait lui fournir une première occasion de réfléchir sur une épidémiologie « socio-culturelle » fine, menée à partir d'enquêtes qualitatives, permettant de repérer les déterminants comportementaux de certaines pathologies. Les résultats obtenus, où l'on constate, maisonnée par maisonnée, une infestation différentielle selon le rapport à l'espace et les notions incorporées de pur et d'impur (en relation avec l'appartenance de la maisonnée au monde indien ou au monde créole) est certainement un modèle du genre. Parallèlement, sa rencontre avec un thérapeute créole, et la possibilité d'accéder à ses notes (je fais allusion ici à la recherche qui a mené aux Carnets d'un guérisseur réunionnais), a représenté pour lui le véritable point de départ de ce qui allait être sa spéculation intellectuelle majeure pour la décennie suivante : l'analyse des divers recours thérapeutiques qu'offre un certain contexte social (au sein desquels figure, parmi les autres, la bio-médecine occidentale...), ainsi que des itinéraires de soins qu'empruntent les individus et les familles en proie à la souffrance et, tout simplement, au malheur. Ce qui débouche, au final, sur une réflexion d'ensemble sur le pluralisme médical, particulièrement présent en société créole. A ce titre, les Carnets annoncent l'ouvrage de synthèse qui viendra quelques années plus tard, en 1993, sous le titre Anthropologie médicale en société créole. 

Le deuxième socle qui est alors constitué dérive de sa fréquentation au long cours de l'univers religieux indien. Certes, ce n'était pas pour lui chose véritablement nouvelle puisque, dès la Martinique, il avait pu entrer en contact avec cette réalité, et avait commencé à s'y intéresser, mu certainement par un tropisme sentimental de jeunesse envers les productions culturelles indiennes... Il avait alors réalisé un film, devenu depuis historique, sur le célèbre Zwazo. Il avait pu d'autre part, en 1968, à l'occasion d'un congrès, effectuer un long voyage d'étude en Inde du Sud. Mais la réalité indienne massive à la Réunion lui a donné l'occasion d'un investissement fort, reposant en grande partie sur les liens d'amitié avec des acteurs locaux. La prise en compte de l'indianité n'a pas pour autant signifié pour lui l'application sans précaution de la notion d'ethnicité au contexte réunionnais : sans pour autant invalider la notion (qui semble cependant beaucoup plus opérante à Maurice), cela lui a donné la possibilité de construire un modèle plus raffiné de société plurielle « à la réunionnaise », où le continuum prime comme Aux Antilles, mais où la segmentation raciale est certainement moins forte (tout comme le métissage affleure moins dans les consciences), laissant la place, du fait de la présence d'un « tiers » plus conséquent représenté par les Réunionnais d'origine indienne, à la fois à une plus grande variation culturelle et à une conscience maintenue des origines. 

En 1977-1978, Jean Benoist séjourne à nouveau pendant près d'une année dans l'océan Indien, invité cette fois par l'Université de Maurice, comme « research associate », afin de former sur le terrain des enseignants-chercheurs mauriciens, ce qui lui permet de compléter sa connaissance intime des Mascareignes. Là encore, le terrain s'effectue de deux manières : collectivement, par le relais des chercheurs mauriciens, et personnellement, grâce à une implantation de longue durée dans une localité du nord de l'île, Vale. L'objectif de la recherche officielle touche encore une fois au développement rural, puisqu'il s'agit d'analyser un mouvement réussi de mutation foncière : la Plantation résiste en effet à Maurice (contrairement à la Réunion et surtout aux Antilles, où sonne l'heure de sa fin), dans un contexte d'extrême rationalisation des cultures, alors même que les petits agriculteurs, dont la plupart appartiennent au secteur indien de la société, se sont emparés d'une bonne partie des terres. Mais cela n'a pas d'effet sur le plan de la production, et le paysage sucrier reste inchangé, malgré la transformation de structure agraire. Mais parallèlement Jean Benoist continue à s'intéresser à l'univers indien, sous les angles d'attaque de la religion et de la médecine populaire. Grâce à la documentation disponible (notamment celle qui concerne l'arrivée sur l'île des premiers engagés), c'est ici l'histoire sociale qui affleure au premier plan : il peut ainsi conclure à une véritable « recréation » de villages indiens en milieu mauricien... 

En 1979, Jean Benoist quitte le Québec pour revenir en Europe, passant de l'Université de Montréal à l'Université d'Aix-Marseille et entamant une nouvelle carrière dans le milieu universitaire français. Ce changement géographique relève d'un choix professionnel (volonté de repartir sur de nouvelles bases institutionnelles, de recréer ailleurs de nouvelles structures, avec peut être le sentiment que celles qu'on a créées n'amènent plus véritablement du nouveau), mais aussi d'un choix très personnel (né du profond désir, qu'il a pu me confier à plusieurs reprises, de vivre dans un monde où le passé a déposé ses signes, et de pouvoir profiter des richesses accumulées par les générations antérieures...). C'est donc l'aventure du Laboratoire d'écologie humaine et d'anthropologie qui commence, une aventure à laquelle j'ai été personnellement associé et sur laquelle je ne m'étendrai pas. Qu'il me suffise de dire que Jean Benoist est à cette période devenu le leader français incontesté de l'anthropologie médicale, et qu'il a su faire école, dirigeant de nombreuses thèses, qui ont porté sur diverses parties du monde, du Maroc à la Chine et de la Réunion au Brésil : un bon nombre de ses élèves sont entrés depuis dans l'enseignement supérieur ou les grands établissements de recherche, et beaucoup ont eu le pied mis à l'étrier au fil des recherches collectives qu'il a pu initier, menées en particulier dans le cadre de contrats de recherche. La fécondation de sa pensée s'est également effectuée au cours de colloques et dans les publications qui ont suivi, parues dans la collection qu'il anime chez l'éditeur Karthala, Médecines du monde, comme, en 1996, Soigner au pluriel et Anthropologie et sida (il est certain que l'épidémie de sida a joué un rôle d'accélérateur dans l'essor des recherches en anthropologie médicale appliquée...) ; elle s'est également diffusée au travers de l'association AMADES (Anthropologie Médicale Appliquée au Développement et à la Santé) dont il continue d'être président... 

Parallèlement, il continue à se ressourcer sans cesse dans l'enseignement des sociétés créoles. Nul thème plus que le métissage peut mieux illustrer la maturation théorique avec laquelle il appréhende des phénomènes qu'il a déjà pourtant longuement scrutés. Dans une série de textes qui scandent les années 1990, il va très au-delà de l'idée de la détermination d'une réalité biologique par le social, telle qu'il avait pu auparavant la développer : il révèle, au cœur de la définition même du métissage, la question centrale de la perception et des représentations. Dans la mesure où la réalité biologique, telle que la génétique permet d'en rendre compte, se dérobe (quel critère en effet utiliser pour affirmer qu'une union serait « métissante » et qu'une autre ne le serait pas ?), il se retourne alors vers le sens commun, dont il constate qu'il se fonde, lorsqu'il parle de métissage, sur la conscience d'une distance, conçue certes comme biologique et inscrite dans l'hérédité, mais s'appuyant sur les seuls contrastes qui touchent à certains caractères visibles.... Par contre, les flux géniques inapparents, (ceux qui concernent des caractères non visibles ne faisant l'objet d'aucun investissement social), n'ont pas droit à l'appellation de métissage. C'est un fait social, la distance perçue, qui se trouve naturalisé, et le biologique, saisi à travers ce prisme sélectif, apparaît socialement médiatisé. Le discours savant récupère ainsi un objet défini par cette perception collective, qu'il croit être un objet biologique, alors que le métissage exprime en fait l'image très partielle d'une différence morphologique, image qui fluctue au gré du sens social donné à cette différence (« Le métissage, biologie d'un fait social, sociologie d'un fait biologique », communication présentée au colloque Métissages, qui s'était tenu à l'Université de la Réunion en 1990). En 1997, dans le cadre du discours inaugural du Congrès International des Études Créoles, il a l'occasion d'insister sur la dimension métaphorique développée dans les usages actuels du terme, montrant que ceux-ci (ce qui est propre à la mise en oeuvre de toute métaphore) ne peuvent s'abstraire de la part non « déréalisée » de la première signification du terme, et à toutes les connotations de ce premier niveau de sens (touchant en particulier à la rupture d'une pureté et d'une homogénéité originelles), mettant par là en évidence que toute utilisation du mot ne saurait être aujourd'hui innocente... 

C'est aujourd'hui une recherche personnelle qui lui tient le plus à cœur, avec un retour à l'anthropologie religieuse. Déjà certains articles attestaient d'un intérêt persistant, dont quelques-uns, écrits en collaboration avec Monique Desroches, relevaient de l'ethnomusicologie (ainsi l'article « Tambours de l'Inde à la Martinique. Structure sonore d'un espace sacre », paru dans la revue Études créoles). Mais Jean Benoist a pu, il y a quelques années, se livrer à un rassemblement systématique de ses notes de terrain sur le fait religieux indien, tel qu'il avait pu en observer les manifestations et le devenir, à commencer bien sûr par la Réunion, mais aussi à Maurice et aux Antilles, afin de nourrir une réflexion de grande ampleur sur le destin de l'hindouisme en pays créole. Son dernier ouvrage atteste de cet effort, édité par le Comité des Travaux Historiques et Scientifiques pour son congrès antillais de 1998, sous le simple titre d'Hindouismes créoles... Il est encore aujourd'hui, avec Gerry L'Étang et Monique Desroches, engagé dans une recherche pour le compte de la Mission du Patrimoine ethnologique du Ministère de la Culture, qui mêle ethnologie de l'esthétique et anthropologie religieuse, à propos de la dimension esthétique telle qu'on peut la saisir dans les rituels hindous du monde créole. 

Une pensée on le voit jaillissante, sans arrêt en renouvellement, attentive à la fois aux données empiriques, aux faits les plus concrets, et aux constructions théoriques qui permettent de les interpréter. Sans conteste, cette pensée s'est construite en appréhendant un certain type de sociétés. Comment le monde créole, par ses caractéristiques mêmes, lui a-t-il permis de se profiler ? 

On a souvent qualifié la démarche de Jean Benoist d'interdisciplinaire. Lui-même a reconnu que l'objet créole l'avait amené à franchir les frontières séparant classiquement les disciplines : il en est, dit-il, comme dans ces atlas où l'on voit les limites des anciens empires balayées au profit d'autres regroupements territoriaux. C'est le mouvement même de la recherche qui impose la constitution de nouveaux champs cohérents, structurés par des paradigmes organisateurs inédits, à la charnière des vieilles disciplines. Arpenteur inlassable des crêtes entre le social et le biologique, descendant tour à tour sur l'un et l'autre versant, il apparaît également, dans sa quête d'intelligibilité, comme un maître du temps, entretenant avec l'histoire un rapport privilégié. Se démarquant nettement d'une démarche structuraliste qui se réduirait à la synchronie (une structure, remarque-t-il, n'est-elle pas souvent que la projection de nos questions, et non ce qui ordonnance véritablement le réel ?), il lui paraît bien plus fécond d'essayer de déceler dans un objet quelconque (comme le fait le géomorphologue à propos d'un élément du relief) son historicité. De là la prégnance des métaphores textiles, qu'il affectionne particulièrement : la corde, les fils, le nœud, la tresse, le tissu... C'est un certain cheminement de la corde ou des fils, sous l'effet de forces spécifiques, qui aboutit à cet agencement particulier qu'est la tresse ; de même, comprendre un tissu, c'est déceler l'entremêlement de la trame et de la chaîne, repérer les chemins de la navette. C'est donc pour Jean Benoist la prise en compte de la diachronie qui permet d'accéder de manière privilégiée à l'intelligibilité de ce qui est spécifique dans telle ou telle manifestation du réel... Or les sociétés créoles apparaissent dans cette perspective comme un terrain de choix : ce sont certainement des sociétés où la manifestation de l'historicité est beaucoup plus perceptible qu'ailleurs, à commencer par son incarnation dans l'apparence physique des individus ; elles sont d'autre part dotées d'une épaisseur temporelle (entre trois et quatre siècles) suffisante pour ancrer localement tous les signes du présent, tout en étant maîtrisable par un chercheur solitaire. 

D'où le façonnement d'une pensée dialectique, attentive aux processus, en particulier ceux mis en œuvre dans le mouvement de créolisation. Dynamiques entretenues au premier chef par un certain type de relation entre la société et l'individu, qui place cette pensée en équilibre entre les théories de la contrainte sociale et celles des stratégies individuelles. Pour Jean Benoist en effet, les sociétés créoles semblent caractérisées par une tension interne, qui résulte de la confrontation permanente de modèles contradictoires susceptibles d'orienter les comportements des individus. Ceux-ci conservent par là une part de liberté, dans la mesure où ils ont toujours la possibilité de choisir, en fonction des contextes, dans une palette diversifiée de modèles de conduite, trouvant toujours, peu ou prou, les moyens de « s'arranger ». Cela ne veut cependant pas dire que les déterminations sociales s'abolissent : dans tous les cas, ces jeux se déploient à l'intérieur de la société... Car les faits culturels n'y sont pas également partagés, ils y sont toujours socialement étiquetés. Et ce sont ces significations sociales qui déterminent, en dernier ressort, les choix des acteurs. Jean Benoist, qui a souvent insisté sur le fait que la créolisation est liée dans ses fondations à une inégalité première, donne assez largement, on le voit, la primauté au social par rapport au culturel, celui-ci apparaissant entièrement enveloppé dans des rapports sociaux qui lui donnent sens. Mais il lui arrive de prendre acte d'une relative autonomie du culturel, dans un contexte de diversité constitutive : le fait culturel peut migrer, changer d'accroche sociale. Suivant en cela les intuitions fécondes de Roger Bastide, il est même amené à constater que du culturel peut donner naissance à du social, pour peu que puissent persister ou se créer des interstices libres à l'intérieur de la société globale : ainsi une pratique religieuse peut recréer du social, hors de la permanence de toute structure sociale antérieure... 

La créolisation apparaît donc comme une certaine manière de gérer une diversité première et le rapport à l'Autre qu'elle implique. Mise en œuvre dans le contexte d'une pluralité des apports culturels et de profonds antagonismes sociaux, elle peut aboutir, justement grâce à la marge de manoeuvre dont jouissent les acteurs, à la maintenance de différentes traditions culturelles qui coexistent, mais en quelque sorte détachées de tout ancrage de groupe strict. Ce qui est un frein puissant à l'émergence de communautés culturelles closes et repliées sur elles-mêmes, qui enfermeraient les individus dans des codes de comportement imposés, alors mêmes que ceux-ci ont la possibilité de déployer des jeux complexes (équivalences, réinterprétations, transformations...) face à la diversité qui leur est proposée, se livrant à des « bricolages » (la notion, que Jean Benoist emprunte à C. Lévi-Strauss, lui semble particulièrement opérante dans les sociétés créoles) qui peuvent aboutir à de nouvelles configurations culturelles. Le pluralisme se déploie donc dans ce qu'on peut appeler un continuum culturel ; il ne s'articule pas à des groupes sociaux, mais à un répertoire de références identitaires fourni aux individus, qui peuvent y choisir en fonction de leur apparence physique, de leur âge, de leur trajectoire sociale, des circonstances particulières qu'ils traversent, de leurs choix idéologiques... Il en résulte un patrimoine commun auquel chacun peut avoir accès, qui unit les différents secteurs de la société, quelle que soit la conscience persistante de l'origine des différents traits. Chacun peut aller y puiser : les lignes de partage ne coupent pas les sujets les uns des autres, mais sont autant d'alternatives offertes à chacun d'eux. Sujets qui, intériorisant le pluralisme, ont ainsi la possibilité de donner un sens global à ce qui peut apparaître à l'observateur extérieur comme un assemblage disparate de matériaux hétéroclites, la société globale intégrant en définitive comme ses multiples constituants ce qui peut être ailleurs vécu comme éléments allogènes ou forces de fragmentation. De là la fluidité du monde créole : on est en présence, selon les mots mêmes de Jean Benoist, de sociétés « plastiques », voire « élastiques », qui, à la différence des sociétés « cristallines », ne sont pas cassées par les fracas de l'histoire mais en subissent de simples retouches... 

On saisit là la convergence d'une telle pensée avec celle du mouvement de la créolité, et le sentiment de communion que Jean Benoist a pu ressentir devant les nouvelles créations, artistiques ou littéraires, qui s'en réclament. Il s'est en particulier montré singulièrement réceptif à l'émergence de la nouvelle littérature antillaise, lancée dans ce qu'il appelle un mouvement de « sud-américanisation », à savoir l'abandon du repliement folkloriste ou identitaire, au profit d'une visée à l'universel à partir même du local... Comme les fleurs qui poussent sous les pierres, les sociétés créoles sont la preuve que, malgré un formidable handicap de départ, la confrontation de populations d'origines différentes et de traditions culturelles diverses peut aboutir à des créations humaines originales et souvent harmonieuses. Lors du discours inaugural, déjà cité, tenu lors du Congrès des Études Créoles à Pointe-à-Pitre, Jean Benoist a fait un point essentiel sur les nouveaux enjeux de la créolité, et sur les liens de celle-ci avec ce qu'il est convenu d'appeler la post-modernité, reprenant en particulier les intuitions d'Edouard Glissant de la créolisation comme préfiguration du Tout-Monde... Loin d'affirmer platement que les sociétés créoles sont post-modernes, et face à ceux qui voudraient banaliser la notion de créolisation, il reconnaît la valeur d'avant-garde de ces sociétés, tout en dégageant leur leçon essentielle, qui est certainement dans cette intériorisation de l'Autre, qui ne l'abolit pas, mais qui ne le laisse jamais tout à fait étranger... Ainsi s'affirme un lien secret entre l'anthropologue et le créateur : si le premier se construit largement lui-même face à son objet, il fournit au second des matériaux intellectuels, contribuant, par les points de vue qu'il propose, à la transformation des cultures qu'il étudie. Lors de la table ronde tenue à l'occasion du Congrès du Comité des Travaux Historiques et Scientifiques de Fort-de-France en 1998, intitulée L'Archipel est-il achevé ?, en présence de Jean Benoist, on a pu effectivement mesurer le chemin parcouru depuis son entrée en scène dans les sociétés créoles : il leur a offert des interprétations de leur spécificité dont elles se sont nourries à foison, accédant par là à une meilleure intelligibilité d'elles-mêmes, et de leur devenir [1]. 

 

Références bibliographiques

 

BENOIST, Jean : 

*   Kirdi au bord du monde, Julliard, Paris, 1955, 227 p. 

*   « Individualisme et traditions techniques chez les pêcheurs martiniquais », Cahiers d'Outre-mer 3, 1959, p. 1-21. 

*   Les Martiniquais, anthropologie d'une population métissée, Masson, Paris, 1963, 191 p. 

*   « Saint-Barthélémy. Physical Anthropology of an Isolate », Am. J. Phys. Anth. 22, 1964, p. 473-487. 

*   « Du social au biologique. Étude de quelques interactions », L'Homme, VI, 1966, p. 5-26. (Traduction et commentaire dans Yearbook of Physical Anthropology, Amer. Assoc. of Phys. Anth., 1986). 

*   Esquisse d'une biologie de l'homme social, Presses de l'Université de Montréal, 1968, 60 p. 

*   « Types de plantations et groupes sociaux à la Martinique », Cahiers des Amériques Latines 2, 1968, p. 130-159. 

*   L'Archipel inachevé, culture et société aux Antilles françaises, Presses de l'Université de Montréal, 1972, 354 p. 

*   Structure et changement dans la société rurale réunionnaise, rapport de recherches, Centre universitaire de la Réunion, 1974, 140 p. 

*   « Antilles et Mascareignes : constantes et variations des archipels créoles », Espace créole 4, GEREC / Éditions caribéennes, Schœlcher, 1980, p. 9-23. 

*   Les Carnets d'un guérisseur réunionnais, FRDOI, St Denis, Réunion, 1980, 170 p. 

*   (avec Monique Desroches), « Tambours de l'Inde à la Martinique. Structure sonore d'un espace sacré », Études créoles, V, 1982, p. 39-56. [En préparation!] 

*   Paysans de la Réunion, Aix / Paris, PUAM / CNRS, 1984, 100 p. 

*   « Le métissage : biologie d'un fait social, sociologie d'un fait biologique », Métissages, linguistique et anthropologie, tome II, L'Harmattan, Paris, 1992, p. 13-22. 

*   Anthropologie médicale en société créole, PUF, Paris, 1993, 272 p. 

*   (avec Jean-Luc Bonniol), « Hérédités plurielles. Représentations populaires et conceptions savantes du métissage », Ethnologie française, 23-1, 1994, p. 57-70. 

*   « Carrefours de cultes et de soins à l'île Maurice », Soigner au pluriel. Essais sur le pluralisme médical (éd.), Karthala, Paris, 1996, 520 p. 

*   (avec A. Desclaux), Anthropologie et SIDA. Bilan et perspectives, Karthala, Paris, 1996, 380 p. 

*   « Métissage, syncrétisme, créolisation : métaphores et dérives », Études créoles XIX, 1, 1996, p. 47-60. 

*   Hindouismes créoles. Mascareignes, Antilles, Éditions du CTHS, Paris, 1998. 

HOROWITZ, Michaël M., Morne Paysan. Peasant Village in Martinique, Holt Rinehart & Winston, New York, Toronto, Chicago, London, 1967. 

MINTZ, Sidney W., Worker in the Cane, Yale University Press, New Haven, 1960. 

RUBIN, Vera, Caribbean Studies : a Symposium, University of Washington Press, Seattle, 1960.


[1]    Cet essai de reconstitution de la carrière de Jean Benoist a été servi par la lecture de ses entretiens avec Joseph Josy Lévy, à paraître prochainement au Québec. J'ai volontairement passé sous silence les noms de tous ceux qui, de près ou de loin, ont été ses élèves, ou ont subi son influence : l'énumération aurait été trop fastidieuse, et surtout risquait d'être partielle... 



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 26 juillet 2008 17:31
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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