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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Jean-Luc Bonniol et Jean-Michel Hegesippe, “Approche généalogique d'une population insulaire: Terre-de-Haut des des Saintes, dans la Caraïbe.” In revue Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, 1980, vol. 35, no 6, pp. 1143-1170. [Autorisation formelle accordée par l'auteur le 28 septembre 2007 de diffuser, dans Les Classiques des sciences sociales, toutes ses publications.]

Jean-Luc Bonniol
et Jean-Michel Hegesippe

Approche généalogique
d'une population insulaire:
Terre-de-Haut des Saintes,
dans la Caraïbe
.”

Un article publié dans la revue ANNALES, Économies, Sociétés, Civilisations, 35e année, no 6, 1980, pp. 1143-1170. Persée.

Abstract
Introduction [1143]
I. La population saintoise [1144]
II. Matériel et méthode de l'étude [1148]
III. Famille et légitimité [1154]
IV. Économie matrimoniale et réseaux généalogiques : premiers résultats [1159]
Annexes [1168]
Annexe n° 1 : Note sur le dépouillement et l'exploitation des registres [1168]
Annexe n° 2 : Note sur les phases initiales du traitement des données [1170]
Bibliographie complémentaire [1170]

ABSTRACT

islands of the coast of Guadeloupe Populated in the seventeenth century it now supports population of 1500 often called poor whites Unlike the rest of the région the black élément never came to prevail since no plantations could be organized in the island The study of such small isolated largely endogamous population sample makes it possible to trace the network of family ties for several generations On the basis of the abundant data provided by the records of tite état civil the use of computers was possible After reconstituting the different families on the island and applying the tools of historical demography the author succeeded in tracing the various lineages back to their original ancestors Such an approach confers new interest to the study of family structures frequent in Caribbean studies and allows for the development demographic model proper to the island Ultimately this approach allows one to confront the problems raised by matrimonial economy particulary the process of miscegenation since the whole population dérives from two different initial genetic stocks The reconstitution of family trees takes on added importance the relationship between race and social status make this island privileged place where biological history and social history meet and merge close survey of two lines of descent suggests that no obstacles existed to intermixing and that this is population relatively sheltered from contact with the outside world fact which emphasizes the originality of the population

[1143]

Introduction

En présence d'une population isolée et réduite — par excellence, une population insulaire - dont tous les membres se proclament plus ou moins « cousins », la tentation est grande pour le chercheur de déchiffrer le tissu parental d'une telle société en établissant les liaisons des individus les uns aux autres, au travers de chaînes généalogiques s'étendant sur un maximum de générations, et en définissant ainsi un « objet » historique qui relie population présente et population passée. Lorsque de surcroît cette population insulaire est métissée, issue de deux stocks géniques initiaux, et qu'elle se situe dans une région du monde où les traits physiques servent de signes sociaux et d'indicateurs hiérarchiques, la restitution des généalogies acquiert un supplément d'importance : elle peut en effet contribuer à la connaissance du processus biologique de miscégénation où se confrontent les groupes de départ ; elle peut surtout, en raison de la liaison intime entre « race » et statut, permettre d'accéder à ce lieu privilégié où l'histoire biologique incarne en fait une histoire sociale... Ainsi s'est développée une bonne part de notre problématique, lors de l'étude de la population de la petite île de Terre-de-Haut des Saintes, dans la Caraïbe.

Cette problématique s'inscrit dans une double perspective. D'abord reconnaître, à travers l'étude tout à la fois historique et anthropologique d'une communauté (mêlant le travail archivistique et l'enquête sur le terrain), les formes sociales qui caractérisent certaines terres écologiquement marginales de la Caraïbe par rapport aux « îles à sucre » marquées par la société de plantation. Ensuite, examiner comment opère cette marginalité, et quel est, en particulier, l'effet des contraintes insulaires. Il nous a semblé que cette insularité agissait essentiellement :

  • au niveau des structures de population, la barrière insulaire isolant la population et délimitant clairement faire de choix des conjoints. Isolement d'autant plus remarquable que, canalisant le métissage à partir de deux stocks géniques initiaux, en proportion inverse de ce qu'il est habituel de rencontrer aux Antilles, il permet le maintien dans l'île d'une population claire, insolite pour la région ;

  • au niveau des représentations d'elle-même qu'entretient cette population : l'originalité biologique explique en partie, par référence à l'espace de l'île, l'émergence d'une identité ethnique, se fondant sur un sentiment d'appartenance et aboutissant à la conscience d'une spécificité culturelle.

L'étude généalogique rend possible une exploration en profondeur de ces structures et permet de cerner la confrontation de l'isolement et d'un métissage particulier ; ainsi peut [1144] être atteint le support réel de représentations qui alimentent un particularisme où les justifications idéologiques rejoignent l'endémisme naturel.

I.  La population saintoise

Entre la Guadeloupe et la Dominique, un petit archipel crève la surface des eaux en plusieurs pointements rocheux, résidus d'une activité volcanique ancienne. Il fut baptisé par Christophe Colomb, lors de son deuxième voyage, los Santos — on était encore dans l'octave de la Toussaint — devenu plus tard « les Saintes ». Les deux îles principales, Terre-de-Haut et Terre-de-Bas, sont à l'heure actuelle les seules peuplées. Toutes deux diffèrent de la Guadeloupe voisine, climatiquement et socialement, beaucoup plus que leur proximité ne le laisserait supposer. Pas question de trouver ici des chutes de pluie abondantes et régulières, des plantations de canne à sucre ou de bananiers, des fruits gonflés à profusion... Leur petitesse et leur sécheresse ne permettent que de maigres cultures, un petit élevage, et leur population survit avant tout grâce à la pêche. L'extrême faiblesse de la production agricole et la primauté des ressources de la mer caractérisent au maximum Terre-de-Haut. L'absence de plantations fit que les esclaves noirs n'y furent jamais très nombreux ; la population compte aujourd'hui 1,500 habitants environ (approximation du dernier recensement), blancs ou peu colorés, sur les 454 hectares déterminés par le cadastre.

Genèse du groupe insulaire

L'archipel des Saintes constitue, dès le début de la colonisation, une dépendance de la Guadeloupe, comme Marie-Galante, la Désirade ou Saint-Barthélémy. C'est donc dans le contexte d'une double dépendance par rapport à l'île voisine et par rapport à la métropole, que l'on doit replacer l'évolution du groupe humain installé sur l'île de Terre-de-Haut.

Première constatation : l'établissement humain sur l'île est une pure création coloniale. Pas de population antérieure à la colonisation : le groupe émerge dans le mouvement qui porte l'Occident vers les rivages d'Amérique. C'est en 1648 que débarquent les premiers colons, développant une petite agriculture, s'adonnant à l'élevage et à la pêche : presque rien ne les différencie alors de ceux qui sont restés en Guadeloupe. La première colonisation française aux Antilles est. en effet, celle de petits planteurs, qui recevaient des concessions de terre près de la côte, se livrant à des cultures vivrières sur le modèle caraïbe (manioc, patates) et à quelques cultures d'exportation (au premier plan le pétun, nom que l'on donnait alors au tabac).

Tout change dès le début de la deuxième moitié du XVIIe siècle, lorsque les puissances européennes se rendent compte que, de ces basses terres tropicales humides, on pouvait retirer d'aussi fructueux profits que ceux provenant des mines espagnoles : c'est alors l'essor de la canne à sucre et la mise en place de l'économie de plantation. Mais une île comme Terre-de-Haut est trop exiguë et aride pour les exigences de la nouvelle culture : elle devient désormais totalement marginale par rapport à la formation économique et sociale dominante de la région. À partir du début du XVIIIe siècle, elle est devenue une île de Petits Blancs, l'adjectif « petit » ne se comprenant qu'en référence aux îles à sucre voisines, où les Noirs sont devenus démographiquement majoritaires, et qui ne connaissent que des « Grands » Blancs, « plantocratie » à la tête des habitations esclavagistes. Scories de la première colonisation, les Saintois connaissent alors la position ambiguë de ceux qui appartiennent à la race blanche dominante, mais dont la situation économique ne diffère guère de celle des populations noires environnantes.

Sur place, une économie essentiellement halieutique s'est développée, fondée sur le travail de petits producteurs indépendants : aussi ne subit-elle guère, par la suite, le choc des [1145] bouleversements régionaux, et ne fut-elle pas affectée par les conséquences de l'émancipation, les esclaves ayant été toujours peu nombreux ; si le cadre juridique avait changé, l'édifice social de l'île, où la stratification se fonda désormais sur la réussite économique des individus et non plus sur un ordre prescrit, ne fut pas fondamentalement modifié.

Mouvement de la population

- Avant 1848

Pour le XVIIe, le XVIIIe et le début du XIXe siècle ont subsisté les résultats de dénombrements, donnant tous le chiffre global pour l'archipel des Saintes.

1671

53 habitants

1682

109

1686

182

1699

344

1790

1 117

1818

1 029


La population des premières années de colonisation était extrêmement réduite, comme en témoigne le chiffre du premier recensement de 1671, ne comptant qu'une cinquantaine de « pionniers ». Mais à l'extrême fin du siècle, par suite de l'essor de la population primitive et surtout grâce à l'arrivée de nouveaux colons, l'effectif avait déjà plus que sextuplé. Nous n'avons pas de chiffres pour jalonner l'essor du XVIIIe siècle, mais l'accroissement dut être régulier et massif, alimenté par le solde naturel et l'immigration, puisque la population triple de 1699 à 1790, s'installant au-dessus du seuil des 1 000 habitants pour l'archipel.

Pour quelques années, l’État de population de la Correspondance générale [1], de 1830 à 1847, fournit les effectifs annuels de la population. De plus, de 1830 à 1836, nous possédons les chiffres pour chacune des deux îles ; à partir de 1837, ils ne concernent plus, à nouveau, que l'ensemble de l'archipel.

Terre-de-Haut

Ensemble des Saintes

1830

508

1837

1 129

1831

507

1848

1 287

1832

507

1833

498

1834

454

1835

502

1836

491


Nous constatons qu'entre 1790 (1 117 habitants) et 1837 (1 129 habitants) la population globale des Saintes n'a pas augmenté, se fixant sur un palier légèrement supérieur à 1 000 habitants. Or, nous savons que pour les années 1830, la population de Terre-de-Haut fluctue aux alentours des 500 habitants. Nous pouvons donc postuler que le groupe avait déjà atteint ce niveau dès 1 790. Ce nombre de 500 habitants est intéressant en lui-même, car il correspond à un minimum de population pour qu'un groupe puisse assurer son autonomie démographique, c'est-à-dire pour que le choix du conjoint puisse s'effectuer, pour toutes les classes d'âge, à l'intérieur de la population, en bref, pour que le groupe puisse se refermer en isolât [2]. Ce concept de population minimum permet d'émettre l'hypothèse que la population de Terre-de-Haut s'est constituée en groupe autonome au cours du XVIIIe siècle, la majorité des alliances pouvant désormais se nouer en son sein.

Reste le problème de la population libre et de la population servile, et de leurs proportions respectives, avant 1848. Sont présentées, dans le tableau suivant, les données provenant des divers recensements et de l'État de population.

[1146]

Saintes

Terre-de-Haut

Blancs

Esclaves et gens de couleur

1671

43

10

1682

72

37

1686

103

79

1699

232

112

1790

429

688

1818

387

642

Libres

Esclaves

Libres

Esclaves

1830

306

202

1831

286

221

1832

302

205

1833

286

212

1834

290

164

1835

326

176

1836

328

163

1837

579

550

1847

770

517


Nous constatons que la population primitive des Saintes comprend essentiellement des colons blancs libres. À la fin du XVIIe siècle, la population blanche est encore le double de la population de couleur ; mais, tout au long du XVIIIe siècle, celle-ci progresse plus vite et dépasse la population blanche, pour atteindre en 1790 la proportion des 2/3 de la population totale. Les statistiques changent quelque peu de nature dans l’État de population, puisque la ventilation se fait selon le statut juridique, et non plus selon la race, distinguant des libres et des esclaves : par suite des affranchissements et de l'intégration de bon nombre de gens de couleur dans les rangs des libres, les proportions des libres et des esclaves s'équilibrent en 1837. En 1847, à la veille de l'émancipation, le nombre des libres l'emporte nettement, drainant la totalité de l'accroissement et une partie de l'effectif précédent des esclaves.

Les chiffres des années 1830-1836 permettent de remarquer la moindre importance de la population servile à Terre-de-Haut : en 1830, elle ne constitue que les 2/5 de la population totale, déclinant régulièrement les années suivantes... Même en tenant compte du fait que la population libre ne comprend pas que des Blancs, nous pouvons faire l'hypothèse, en prenant en considération les variations de proportions entre 1790 et 1837, que la population de couleur ne dut jamais dépasser la moitié de l'effectif total, et que les Blancs durent toujours être les plus nombreux. Nous en arrivons ainsi à la constatation, essentielle pour comprendre la dynamique particulière du métissage sur l'île, que nous sommes en présence d'une population issue de deux stocks ethniques qui sont en proportion inverse de ce qu'il est courant de constater dans la région, avec une majorité de Blancs par rapport aux Noirs, ce qui en fait un cas presque unique dans la Caraïbe.

De 1848 à 1946

À partir de 1862, nous pouvons nous reporter aux résultats extraits de la série des dénombrements communaux servant à la répartition des droits d'octroi. De 1862 à 1882, les chiffres concernent l'ensemble de l'archipel des Saintes, réuni alors en une seule commune. Chiffres d'abord irréguliers, puis annuels de 1870 à 1881 :

1862

1 318 habitants

1870

1 395

1881

1 678

[1147]

Nous constatons une augmentation de la population de 360 habitants en 19 ans, soit 27%, qui s'accélère à la fin de la période. Ce n'est qu'à partir de 1882, date de l'érection de Terre-de-Haut en commune séparée, que nous disposons de chiffres pour cette seule île, généralement de cinq ans en cinq ans.

1882

712

habitants

1921

754

1936

872

1946

1 039

Ainsi s'observe une certaine stagnation de 1882 à 1921, puis une montée modérée jusqu'aux environs de 1936, date à laquelle la population commence à progresser beaucoup plus vite.

Après 1946

Les données, précises et sûres, émanent de recensements contrôlés par l'INSEE.

1954

1 153

habitants

1962

1 264

1967

1 477

1974

1 452


La croissance se précise, donnant à la courbe de l'évolution démographique une allure de plus en plus abrupte. Elle est suivie, après 1967, d'une stagnation, voire d'un léger déclin ; la population semble avoir atteint là un niveau maximum, la densité humaine sur l'île dépassant le chiffre de 320 habitants/km2.

C'est certainement là que réside une des plus grandes différences avec une communauté rurale européenne : alors que celle-ci présente, lorsque l'on scrute l'évolution séculaire de la population, une courbe à l'aspect de cloche renversée. Terre-de-Haut connaît un mouvement démographique dont l'expression graphique revêt, au contraire, l'aspect d'une parabole progressant vers le haut, comme pour la plupart des communautés du Tiers Monde. Il est évident que la vie sociale d'une population pléthorique ne peut être la même que celle d'un village déserté. Le fait peut être précisé par l'étude des modalités de l'accroissement de la population. L'examen des registres de l'état civil, dont il sera question plus loin, permet d'obtenir les chiffres annuels des naissances et des décès, donc de connaître le solde naturel et, par confrontation avec l'accroissement réel, le solde migratoire. Données que nous avons regroupées en trois grandes périodes.

Accroissement de la population depuis 1882

Population moyenne

Accroissement naturel

Taux d'accroissement naturel (%)

Accroissement réel

Solde migratoire

Taux de migration SM/SN (%)

1882-1936

781

412

0,97

160

-252

61

1936-1954

1 021

431

2.3

281

-150

34.8

1954-1974

1 336

746

2.7

299

-447

60


Grande importance de l'émigration donc, mais cela ne suffit pas à faire décliner la population de l'île, grâce au dynamisme formidable des naissances — le taux de natalité, obtenu par rapport aux chiffres de population moyenne, gravite lors des années d'après-guerre aux alentours de 40%  — et aux valeurs remarquables de l'accroissement naturel. L'émigration, contrairement aux villages de la vieille Europe, n'a pu vider de sa substance le groupe local.

[1148]

Une première approche de l'endogamie insulaire

À partir des données de l'état civil relatives au mariage, nous avons dressé un tableau des mariages endogames et exogames depuis 1848, en distinguant cinq périodes. Les mariages de la première ligne sont les mariages endogames ; c'est par eux que se constitue et persiste le noyau endogame de la population. Une première constatation : l'île de Terre-de-Haut connaît une très forte endogamie, qui est cependant sans rapport avec celle d'un « isolât » comme Saint-Barthélémy, petite île située plus au nord de l'arc antillais, où elle atteint près de 100%. Cette endogamie ne décroît pas avec le temps ; bien au contraire, elle aurait tendance à augmenter lors des périodes récentes, puisqu'elle passe d'une valeur inférieure a 50% pour la période 1848-1872 à plus de 60% pour le début du siècle, valeur qui s'est maintenue jusqu'à nos jours.

Mariages endogames et exogames

Origine des conjoints

1848-1872

1873-1897

1898-1922

1923-1947

1948-1974

Total (nombres absolus)

Les deux époux sont originaires de la commune

46,5

50

63.7

60.6

63.8

337

L'époux est étranger

19,2

27

18.7

20.5

22.4

137

L'épouse est étrangère

17,2

16,6

8.8

12.4

6.2

71

Les deux époux sont étrangers

4

6.4

8,8

6.5

7,6

44

Indéterminés

13,1

-

-

-

-

13

TOTAL

642


Deuxième constatation : ces mariages exogames concernent surtout les femmes, qui se marient beaucoup plus avec des conjoints étrangers que les hommes... Mais ils n'entraînent pas forcément une immigration du conjoint, alors que sont arrivés sur l'île des individus qui ne se sont pas mariés, mais ont procréé sur place, contribuant, eux, à transformer le patrimoine génétique du groupe.

Femmes

Hommes

Total des mariés étrangers

71

137

Mariés étrangers n'ayant pas procréé sur l'île

12

50

Maries étrangers ayant procréé sur l'île

59

87

Étrangers ayant procréé sur l'île sans être mariés

50

28

Total des étrangers ayant procréé sur l'île

109

115


Nous remarquons qu'au niveau de ces stricts géniteurs d'origine extérieure, l'équilibre des sexes est rétabli. Ces individus, qui arrivent sur l'île et deviennent Saintois, sont fondamentaux, car eux seuls peuvent infléchir la direction première du métissage.

II.  Matériel et méthode de l'étude

Les sources

La reconstitution des généalogies n'est pas menée - contrairement à ce que l'on a pu tenter pour d'autres sociétés « exotiques » — à partir d'une tradition orale, mais à partir de documents écrits. C'est en effet le privilège des populations antillaises ou latino-américaines que d'être encadrées, à l'instar des populations européennes, de registres qui consignent les [1149] naissances, mariages et décès de la collectivité et constituent une source de première importance, possédant le double privilège de la précision et de l'exhaustivité.

L'essentiel des Archives Municipales de la commune de Terre-de-Haut est constitué par les trois suites des registres de naissances, mariages et décès. Le premier registre de naissances remonte à l'année 1842 ; pour les mariages et les décès, les premiers datent de 1841. Cette série municipale est triplée d'une série déposée au greffe du tribunal, puis conservée aux Archives Départementales, et d'une série envoyée directement à ce qui est actuellement la Section Outre-Mer des Archives Nationales. Cette dernière série remonte aux débuts de l'état civil laïque (1792), mais elle est moins complète, car il est rare qu'elle comporte des mentions « en marge ». qui font l'intérêt de la série municipale (mentions de mariage et de décès transcrites près de la déclaration de naissance, généralisées à partir des nouvelles dispositions de 1897. et surtout mentions de reconnaissances et. partant, de changements de nom. phénomène fort courant aux Antilles...).

La Section Outre-Mer des Archives Nationales conserve une série de registres paroissiaux de la paroisse de Notre-Dame de l'Assomption, qui correspond à l'île de Terre-de-Haut. Cette série fut établie à la suite de l'ordonnance royale de 1776, mais les actes qu'elle consigne remontent à 1736. Nous n'avons effectué dans cette série de registres paroissiaux que des sondages, concernant essentiellement les noms de famille, et nous nous sommes reportés également aux registres de Terre-de-Bas dont les premiers actes, plus anciens, remontent à l'année 1701. Nous sommes cependant revenus vers les registres paroissiaux pour les années les plus récentes, par suite de certains changements dans les comportements de la population : à partir de la fin des années 1940, beaucoup de Saintois naissent à l'extérieur de l'île, en plus ou moins grand nombre, ce qui dépend de la présence d'un docteur résidant. Ajoutons que ces dernières années voient se diffuser la mode de l'accouchement en clinique... Aussi toute une partie des naissances risquait-elle de nous échapper ; nous nous sommes alors reportés aux registres de baptêmes depuis 1945, dont une série est conservée au presbytère et l'autre à l’évêché de Basse-Terre. Nous avons ainsi pu « récupérer » la plupart des nouveaux Saintois, presque tous les enfants de Terre-de-Haut étant baptisés sur l'île.

Nous avons d'autre part consulté la série des registres de mariages conservée à l’évêché de Basse-Terre, car c'est sur les actes de mariage que sont transcrites les dispenses transmises par les autorités ecclésiastiques pour les mariages entre proches apparentés : elles permettent de se faire une idée de la consanguinité apparente et de la confronter aux résultats des reconstitutions généalogiques.

Ces sources consignent-elles bien les actes fondamentaux de la vie du groupe ? L'originalité réside ici dans l'existence, avant 1848, de deux populations, une population libre et une population servile, dont l'enregistrement n'était pas identique. Ce n'est qu'à partir de 1833 que fut instituée une déclaration des naissances, mariages et décès des esclaves qui n'apparaissent auparavant que dans des papiers privés ; mais l'obstacle majeur pour une étude démographique précise reste l'absence des noms de familles : c'est l'une des raisons principales pour laquelle nous avons fait débuter notre étude exhaustive et automatisée à partir de 1848, date où toute la population apparaît à la lumière des registres, identifiée dans son ensemble par des noms de familles. Précaution à prendre même dans le cas de Terre-de-Haut, où les esclaves, bien qu'ils ne fussent pas démographiquement majoritaires comme dans les autres communes de la Guadeloupe, n'en représentaient pas moins une proportion non négligeable de la population.

La restitution des réseaux généalogiques

Une fois un numéro de code affecté aux individus apparaissant dans les registres, il est facile de remonter de proche en proche aux ascendants les plus lointains et de constituer des [1150] tableaux de généalogies ascendantes, à condition d'y prendre le temps... Mais seule la machine peut nous restituer les généalogies descendantes à partir d'un individu « fondateur », les plus intéressantes et les seules à englober toute la population. Aussi avons-nous choisi d'exposer plus en détail le fonctionnement de ce programme, écrit en fortran, par le commentaire d'une série d'organigrammes.

Remarquons au préalable que nous avons décidé d'aboutir à des généalogies où ne figurent que les consanguins, et donc uniquement des rapports de filiation, ce qui élimine du même coup les cas d'illégitimité et le problème des alliances multiples (un même individu peut avoir eu des enfants avec plusieurs partenaires). Sur les tableaux que l'on décide ensuite d'exploiter plus précisément, il est possible d'ajouter à la main les alliances ou les cas d'illégitimité. Il est bien sûr permis d'espérer qu'un affinement du programme permettra de les prendre en compte...

Par suite de l'énorme encombrement en mémoire que nécessitait cette restitution des généalogies, la constitution d'un fichier intermédiaire sur disque (dit « fichier 2 ») s'est

ORGANIGRAMME GÉNÉRAL


[1151]

révélée nécessaire : c'est l'objet de la phase 1 du programme. Ce fichier intermédiaire rassemble les diverses fratries : il comporte 16 postes (nombre maximum d'enfants par géniteur pour la population saintoise) pour 2 000 entrées (pas plus de 2 000 géniteurs pour la population saintoise depuis 1848. y compris les fondateurs) [3] : il ne contient que des numéros matricules : c'est en quelque sorte le squelette codé de la reconstitution des familles. La phase 2 consiste dans l'exploitation de ce fichier intermédiaire et l'impression des généalogies (organigramme général).

Le programme général articule divers sous-programmes. Concrètement, il va chercher chacun des individus de la population et, après divers tests, l'envoie, s'il n'est pas un fondateur, vers le sous-programme « reconstitution des fratries » pour garnir un des 16 postes d'un des 2 000 enregistrements du fichier intermédiaire, un pour chaque géniteur (organigramme phase I ). Il part ensuite de chaque fondateur, point de départ d'une chaîne

ORGANIGRAMME Phase 1


[1152]

généalogique descendante, et va chercher dans le fichier intermédiaire les matricules de ses enfants, en répétant à chaque fois la même opération si l'enfant est lui-même un géniteur, et ainsi de suite jusqu'à la dernière génération (organigramme phase 2).

La logique du programme consiste dans l'élaboration d'un certain nombre de tables en relation les unes avec les autres et en relation avec le fichier intermédiaire :

  • - une table des fondateurs comprenant 800 entrées, chaque poste contenant le matricule d'un fondateur ;

  • - une table des matricules comprenant 6 000 entrées correspondant aux matricules des individus ; chaque poste de cette table contient un numéro d'enregistrement : ce numéro correspond à l'adresse de la fratrie issue de l'individu dans le fichier intermédiaire ;

  • - ce numéro permet également l'entrée dans la table des géniteurs dont le poste correspondant contient le matricule de l'individu en question : chacun des 2 000 postes peut donc contenir le matricule d'un individu ayant procréé.

ORGANIGRAMME Phase 2


[1153]



[1153] a


[1153] b


[1154]

Une réflexion postérieure a permis d'imaginer des solutions plus économiques : ainsi Une transformation de la table des géniteurs en une table qui ne contiendrait plus le matricule du géniteur mais le nombre de ses enfants ; transformation qui affecterait bien sûr le sous-programme de constitution du fichier intermédiaire et les fonctions se référant à la table. Une amélioration possible serait, nous l'avons vu, de pouvoir porter les alliances, mais également le nom des individus, dont n'est pour l'instant édité que le numéro de code : il faut donc, pour connaître leur identité, se reporter au fichier général de la population. Mais tel quel, le grand mérite du programme ici exposé est de s'être révélé efficace...

À partir des tables, la restitution des généalogies repose sur un certain nombre de boucles emboîtées. Chacune permet une itération qui correspond pour la première génération au nombre total des fondateurs desquels partent les chaînes généalogiques descendantes, puis, pour les générations suivantes, au nombre d'enfants desquels partent des arborescences. La logique du programme, ainsi que les nécessités de l'édition finale, imposent de descendre ces arborescences jusqu'au dernier individu sans descendance de la dernière génération, puis de remonter à l'avant-dernière, et ainsi de suite jusqu'à ce que les différentes boucles soient saturées, de la plus interne à la plus externe.

III. Famille et légitimité

Nous pouvons observer en premier lieu l'organisation en familles de la population, en nous centrant autour du problème de la légitimité, essentiel pour les sociétés de la Caraïbe. Travail qu'il est possible de mener à bien à partir des listings portant la reconstitution des familles. Cet examen est nécessaire pour la poursuite de notre étude, afin que nous puissions nous rendre compte de l'importance des cas d'illégitimité qui tronquent partiellement les généalogies et embrument les chaînes de descendance. Il a, d'autre part, un intérêt comparatif, dans la mesure où le cas particulier et marginal de Terre-de-Haut peut constituer un contrepoint essentiel dans l'interprétation globale des phénomènes familiaux aux Antilles.

Le cas de Terre-de-Haut
dans l'organisation familiale antillaise


Où réside l'originalité antillaise dans le domaine de l'organisation familiale et résidentielle ? Une première constatation s'impose : les Antilles, pur produit de la colonisation européenne, sans tradition autochtone, ont tout naturellement adopté les conceptions européennes en la matière, à savoir le mariage monogame. Mais cette adoption s'est faite essentiellement au niveau de la norme : le mariage monogame demeure le type idéal pour toutes les classes, mais apparaît comme difficile à réaliser dans les secteurs sociaux les plus défavorisés, c'est-à-dire dans la population de couleur à la base de la hiérarchie socio-raciale. La plupart des auteurs s'accordent à relever deux traits fondamentaux, liés l'un à l'autre, la matrifocalité et l'illégitimité.

- Matrifocalité. On rencontre en effet une grande proportion — souvent une majorité — de cellules familiales où la femme occupe une position centrale, d'où le terme, forgé pour la circonstance, de matrifocalité, l'homme étant marginal, ou même complètement absent, et l'axe mère-enfant — l'axe biologique fondamental — apparaissant primordial. Cette structure peut en fait correspondre à un système polyganique, de polyganie simultanée pour l'homme, et successive pour la femme.

- Illégitimité. La marginalité de l'homme est parallèle à l'inexistence de couples officiellement constitués, les rencontres reproductrices ayant lieu en dehors du mariage légal : de là f « illégitimité » qui imprègne le système, que l'on peut constater à deux niveaux. Au niveau parental, avec l'absence de mariage (il peut s'agir d'une femme seule, recevant des visiteurs [1155] occasionnels, ou d'un couple régulier vivant en concubinage) ; au niveau des enfants qui naissent illégitimes par suite de l'absence d'une union légale chez leurs parents.

Selon certains, ces comportements s'organiseraient en séquences dans la vie des individus qui débuteraient par l'union extra-résidentielle (relations sexuelles entre partenaires, sans corésidence, avec encore peu de droits et d'obligations), continueraient par le concubinage, pour finir par le mariage et les retrouvailles avec la norme sociale officiellement admise. Une telle progression s'expliquerait par des changements dans le statut économique des individus. Il faut bien, en effet, rendre compte d'une telle organisation, d'une telle inadéquation entre les comportements réels et la sphère des valeurs... Beaucoup s'y sont essayés, en faisant appel à des explications de nature diverse : réinterprétation de traits d'origine africaine (Herskovits) ; marginalité de l'homme reflétant la marginalité de la population noire à l'intérieur de la société globale, rejoignant des caractéristiques qui sont celles de toutes les « cultures de pauvreté » (R. T. Smith) ; séquelle du système des relations sexuelles tel qu'il s'était établi à l'époque de l'esclavage et du contexte idéologique qui s'était élaboré parallèlement sous les contraintes et les exigences de la Plantation (M. G. Smith)... Il semble, en définitive, qu'on ne puisse en aucun cas associer de manière mécanique un facteur particulier et une structure familiale spécifique.

La Plantation cependant, axe structurant des sociétés antillaises, a dû jouer en la matière un rôle fondamental. Dans cette perspective, il est intéressant de scruter le phénomène dans les petites îles qui ont échappé à son emprise et qui, de ce fait, ont souvent une population plus claire, comme Saint-Barthélémy, la Désirade ou les Saintes. Dans quelle mesure ces îles subissent-elles les pressions de la société ambiante, ou bien ont-elles développé des schémas d'organisation particuliers ? Il semble que dans tous ces cas, sans pour autant rejoindre le modèle européen (sauf peut-être pour Saint-Barthélémy), la tendance à la nucléarisation et à la stabilité matrimoniale, donc à une légitimité plus forte, soit mieux affirmée. L'exemple de Terre-de-Haut peut être en ce domaine particulièrement éclairant : une île de pêcheurs tout à fait périphérique à la formation économique et sociale de la région, avec une population descendant largement des premiers colons blancs, n'ayant connu qu'un esclavage minoritaire. De fait, l'examen d'un matériel statistique provenant du dépouillement exhaustif des « fiches de ménage » du recensement de 1974, fait apparaître la primauté des groupes domestiques nucléaires, centrés autour d'un couple, avec ou sans enfants ; dans la très grande majorité des cas, des couples mariés et une matrifocalité très minoritaire.

Curieusement, les analyses historiques de l'organisation familiale antillaise font cruellement défaut. Quelques interprétations font certes référence à l'histoire, mais il s'agit en fait de reconstructions hypothétiques plus que d'explorations minutieuses d'une réalité passée. La même constatation peut être faite à propos de la population noire des États-Unis : une réaction contre la conception « historique » dominante depuis l'œuvre de E. Franklin Frazier, qui mettait l'accent sur la destruction des modèles familiaux africains pendant la période de l'esclavage et sur la désorganisation et l'instabilité qui en ont résulté, commence cependant à se dessiner. Il ne s'agirait en fait que d'une « pure spéculation diachronique », contredite par le recours aux documents statistiques qui démontrent, au contraire, que la plupart des Noirs libres, de même que les affranchis, vivaient à la fin du XIXe siècle dans des foyers bi-parentaux le plus souvent nucléaires, les foyers organisés autour d'une mère demeurant une minorité... [4]. Nous n'avons pas de tels recensements dans le cas de Terre-de-Haut, mais les données de l'état civil peuvent nous mettre sur la voie de l'observation des familles, et des phénomènes de légitimité qui s'y rattachent, depuis 1848. Il est par là possible de se rendre compte de la profondeur historique des comportements familiaux et de faire le pont entre l'époque de l'esclavage et aujourd'hui, ce qui permet de replacer les explications par l'histoire dans un contexte précis.

Ce matériel fourni par l'état civil nous renseigne sur les phénomènes de légitimité qui marquent les liens familiaux : il nous dévoile essentiellement l'organisation familiale, mais [1156] laisse dans l'ombre les structures résidentielles. Les listings familiaux, établis à partir des mères, mentionnent pour chaque naissance le père, s'il est connu ; ils indiquent d'autre part l'état matrimonial et la date du mariage, s'il existe, mais on ne peut que supposer, à partir de naissances régulièrement issues du même partenaire, sans mariage, un type résidentiel comme le concubinat... Quelle est alors la structure résidentielle correspondant aux familles où n'apparaissent jamais les pères : union extra-résidentielle, polygynie successive ?

Destins féminins

À partir des listings familiaux, nous pouvons avoir une idée des situations individuelles, et connaître le destin de chaque femme par rapport à la légitimité, qui intervient de manière différente dans chacune de ces vies. Pour accéder cependant à une quantification, il nous a fallu constituer des « types » de destins, regroupant les cas individuels :

- légitimité : les naissances surviennent neuf mois après le mariage ;

- conception prénuptiale : la première naissance intervient avant neuf mois de mariage ;

- illégitimité-reconnaissance-légitimation : les naissances proviennent du même père, et le mariage se place après la première naissance (ce peut être au milieu de la série des naissances, ou même après la dernière) ;

- illégitimité-reconnaissance : les naissances proviennent du même père, sans mariage ;
- illégitimité : aucun père n'apparaît pour toute la série des naissances.

Mais nous sommes souvent en présence de cursus mixtes, où les reconnaissances se mêlent à l'illégitimité pure, où l'illégitimité survient après une situation première de légitimité, où les reconnaissances proviennent de pères différents. Pour ces cas, où la femme traverse différents statuts durant sa vie, nous avons institué un type « mixte », correspondant à des situations variées d'illégitimité.

Une fois ces types définis, nous avons procédé à une répartition des mères selon ces types, par groupes de générations. Il faut bien se rendre compte cependant que, pour les générations récentes, les résultats sont quelque peu faussés, car ces destins féminins ne sont peut-être pas encore achevés.

Légitimité et destins féminins

Types de destins

Groupes de générations

1848-1872

1873-1897

1898-1924

1925-1939

Après 1940

%

%

%

%

%

Légitimité

14

21,2

25

25,2

43

34.4

31

33.3

58

55.7

Conceptions prénuptiales

9

13,6

11

11.1

14

11.2

19

20,4

14

13.4

Illégitimité, reconnaissance, légitimitation

16

24,2

24

24.2

21

16,8

15

16,1

4

3,8

Illégitimité, reconnaissance

3

4.5

10

10.1

5

4

6

6,4

11

10.5

Destins mixtes

12

18.1

15

15.1

33

26.4

17

18.2

4

3,8

Illégitimité

12

18.1

14

14.1

9

7.2

5

5.3

13

12.5

TOTAL

66

99

125

93

104


Une première constatation, essentielle, est la montée de la légitimité, qui passe de 21,2 % pour les générations anciennes à 55,7 % pour les générations récentes. Combinée avec les conceptions prénuptiales, le type le plus voisin, la légitimité monte de 34,8 % à 69.1 96, les types liés à l'illégitimité devenant de plus en plus minoritaires. Remarquons cependant que, même pour les générations les plus anciennes, les divers processus de légitimation font que la majorité des destins finissait par adhérer à la norme (59%). Les variations pour chaque type sont également éclairantes : le type illégitimité (absence totale [1157] de père officiel) diminue considérablement ; le type illégitimité-reconnaissance reste le moins fréquent, la majorité de ces unions stables finissant par aboutir à la légitimité. Les proportions inversées des différents types d'illégitimité, après 1940, sont dues à l'inachèvement du destin de ces générations : si les types illégitimité et illégitimité-reconnaissance sont plus fournis, au détriment des types légitimation ou mixte, c'est que la légitimation, ou une variation de l'illégitimité, n'ont pas encore eu le temps d'intervenir.

Destins masculins

Les listings familiaux, établis à partir des pères, indiquant pour chaque enfant la mère, ainsi que la présence ou l'absence de mariage, permettent de cerner les problèmes de légitimité d'un point de vue quelque peu différent. Remarquons tout d'abord que nous n'avons qu'une vue partielle de l'illégitimité masculine, le père présumé pouvant très bien ne pas se déclarer officiellement, demeurant pour nous inconnu... La mère étant toujours connue, et le père pouvant être le géniteur de plusieurs enfants dont la naissance est simultanée, nous avons organisé les types de destin de manière dissemblable : nous avons essentiellement voulu mesurer l'adhésion, même tardive, à la norme, et l'écart par rapport à celle-ci. Aussi avons-nous constitué trois grands types :

- Célibataire : les pères ont des enfants d'une ou de plusieurs femmes, mais ne se marient pas ;
- Infidèle : les pères ont des enfants en dehors de leur mariage légal ;
- légitime : les pères sont mariés, ou finissent par se marier, avec la mère de leurs enfants.

Légitimité et destins masculins

Groupes de générations

Types de destins

Légitime

Infidèle

Célibataire

Total

%

%

%

%

1848-1872

41

54,6

10

13.3

24

32

75

1873-1897

53

 65,4

11

13.5

17

20.9

81

1898-1924

106

79,6

11

8,2

16

12

133

1925-1939

64

79

4

4,9

13

16

81

Après 1940

48

77

0

0

14

22.5

62


Là encore, montée de la légitimité et de la légitimation, reflétant une plus grande adhésion à la norme. D'un peu plus de la moitié, les destins qui aboutissent un jour ou l'autre au mariage passent à plus des trois quarts. Ce mouvement se produit essentiellement chez les générations de la fin du siècle dernier et du début de ce siècle. Les deux autres types, eux, diminuent : disparaissent presque totalement les « coqs de village » entretenant simultanément plusieurs foyers, dont un légitime. Mais le chiffre de 0 % pour les ultimes générations provient aussi de ce que ce genre de comportement n'a pas encore eu le temps d'émerger. Même constatation pour la remontée du type célibataire pour les générations d'après 1940, pour lesquelles les processus de légitimation ne sont pas encore achevés.

Évolution du statut des individus

Le statut des individus dépend de la situation de leurs parents au regard de la légitimité, au moment de la naissance et ensuite. Ainsi on naît légitime ou illégitime, mais dans ce dernier cas, trois possibilités se présentent : on peut être légitimé, être reconnu, ou enfin rester illégitime. D'où les trois statuts que nous avons distingués :

- légitimes et légitimés (mariage des parents) ;

[1158]

- illégitimes reconnus (pas de mariage des parents mais présence d'un père officiel) ;
- illégitimes (pas de père officiel).

Les courbes retraçant l'évolution de ce statut des individus, élaborées grâce à des nombres proportionnels, pour 1 000 enfants, reflètent également cette montée de la légitimité, qui passe de 60 à 88%. Les statuts illégitimes purs, plus nombreux que ceux suivis de reconnaissance, décroissent en proportion, passant de 26 à 5%. Nous n'avons pas continué les courbes jusqu'au groupe de générations le plus récent, pour laisser le temps au processus de légitimation de jouer.

Fig. I. — Évolution du statut des individus
(en noir les illégitimes, en gris les illégitimes reconnus,
et en blanc les légitimes et légitimés, en proportion %)


L'examen des phénomènes de légitimité depuis un siècle rejoint donc celui des structures résidentielles actuelles : la population de Terre-de-Haut se situe sur un gradient à faible illégitimité de la structure familiale antillaise globale. De plus, l'illégitimité régresse depuis un siècle, c'est-à-dire depuis la fin de l'époque de l'esclavage. Cette coïncidence chronologique donne à penser que l'illégitimité a bien quelque chose à voir avec cette institution et qu'elle a pu se perpétuer dans certaines lignées, par un processus de reproduction familiale. C'est tout ce qu'il est possible d'avancer pour l'instant ; il est évident que pour progresser dans  l'explication,  la question  première devrait être celle du  lieu de l'illégitimité : [1159] correspond-elle à des secteurs, à des branches familiales spécifiques ? Peut-on la relier à certains paramètres ? Nous ne pouvons pour l'instant que laisser cette question en suspens.

Le modèle démographique saintois

L'ordinateur permet d'observer le destin des générations nées à partir de 1848, date à laquelle nous avons fait débuter notre dépouillement exhaustif, puisque nous ne pouvons saisir, pour les périodes antérieures, la population dans son intégralité. À partir de ce regard exhaustif, il est possible de dégager les grandes lignes d'un « modèle » démographique saintois, valable pour la deuxième moitié du XIXe siècle et la première moitié du XXe.

- Une mortalité relativement forte, beaucoup moins cependant que celle du régime démographique ancien de l'Europe. La mortalité infantile ne dépasse jamais en particulier le taux de 15% (contre 1/4 pour les populations européennes anciennes).

- Une nuptialité relativement peu intense, accompagnée d'un mariage assez tardif. Mais, ici, point de personnalité « austère » : l'activité féconde commence souvent avant le mariage, et se poursuit parfois en dehors de lui.

- Une forte fécondité, que certains pourraient qualifier de « naturelle », qui peut en fait varier selon les procédures de contrôle de la sexualité aux jeunes âges et la diminution de la mortalité, entraînant une plus longue durée du cycle reproductif.

Ce modèle assure une large reproduction de la population et un fort accroissement naturel. Celui-ci excédant toujours le solde migratoire, la population de l'île est donc en essor permanent, ce qui pose les limites de cette expansion. Les dernières années voient toutefois une désagrégation du modèle : diminution de la mortalité générale et de la mortalité infantile, dont les composantes se modifient ; alors que le premier mois était dans les périodes anciennes le mois noir de la mortalité infantile, il devient, avec le progrès de l'environnement fourni au nouveau-né, à peine plus meurtrier que les autres. Signe, certainement, d'une réduction considérable de la mortalité exogène grâce à l'action médicale. Enfin, débuts timides d'un déclin de la fécondité : conscience confuse des limites, ou plutôt développement local d'un changement général des mentalités [5].

IV. Économie matrimoniale
et réseaux généalogiques : premiers résultats


Observer les liens reliant les individus des diverses générations les uns aux autres conduit à passer d'une démographie quantitative à une démographie qualitative. La reconstitution des généalogies descendantes permet de voir le déroulement des chaînes de consanguinité, pénétrées, à chaque génération, d'alliances qui constituent autant de trames reliant les différentes chaînes. Ainsi est-il possible d'entrevoir le tissu, à la fois social et biologique, du groupe insulaire.

Mise au point théorique préalable

Interactions du social au biologique

Tous les problèmes gravitent autour de celui de l'économie matrimoniale. « reflet du mouvement des gamètes... à l'intérieur de la population » [6]. Le choix du conjoint n'étant pas le fait du hasard, mais l'expression de règles sociales, ces règles retentissent à leur tour sur le cheminement des gènes d'une génération à l'autre. Le patrimoine héréditaire d'un groupe se trouve donc « manipulé par le système de mariage existant dans la société » [7]. Système qui se situe entre deux modèles : celui de la panmixie, dans lequel les unions se font au hasard, et qui est celui des populations naturelles : celui de l’homogamie, dans lequel les semblables [1160] s'unissent. Le modèle panmictique permet l'homogénéisation de la population, alors que le modèle homogame diversifie et cloisonne, aboutissant à l'existence de sous-populations séparées. Dans tout écart à la panmixie, « la culture imprime sa marque ». Par là. le déterminisme initial est culturel, les sociétés humaines étant capables d'agir sur leur évolution biologique, d'infléchir la sélection, l'ordre de causalité traditionnel étant inversé. À ce niveau d'ailleurs, la distinction entre champ biologique et champ social n'est plus pertinente, puisque nous sommes dans des domaines où les lois biologiques générales sont canalisées dans des directions particulières relevant de la culture.

L'étude des petites populations isolées

L'étude des petites populations isolées offre au chercheur des avantages évidents. Grâce à leurs faibles dimensions, il est plus facile d'embrasser l'ensemble de la population, sur une profondeur de plusieurs générations, en reliant précisément tous les individus les uns aux autres, ce qui paraît difficile dans une large population ouverte, où le renouvellement des individus est constant. Cette vue à la fois globale et qualitative permet d'accéder aux « conditions optimales pour suivre la façon dont les événements sociaux trouvent leur reflet au niveau biologique » [8] : il est en effet possible de suivre clairement, génération après génération, le cheminement des gènes.

Les petites populations permettent, en outre, de poser avec netteté le problème de la relation entre la dimension d'un groupe et son organisation. En particulier, le modèle matrimonial statistique manifeste-t-il une liaison entre le volume de population et la dimension de l'isolât, défini comme la zone de population au sein de laquelle il est possible de choisir un conjoint ? Ajoutons enfin que les petites populations sont plus facilement sujettes aux phénomènes aléatoires dont l'ensemble constitue la dérive, qui peut diriger l'évolution biologique du groupe dans des voies originales.

Les problèmes du métissage

La pénétration du champ biologique et du champ social est particulièrement évidente lorsque sont en contact au sein d'une population deux groupes dissemblables sur le plan génétique, et qu'un signifiant biologique (génotype et phénotype) est associé à un signifié social (la « race »), les caractères biologiques se trouvant rattachés à un système de valeurs. Nous sommes alors dans une situation de métissage, qui peut évoluer de fort diverses manières, plusieurs paramètres intervenant qui conditionnent les modalités et les rythmes de la miscégénation.

Que va-t-il advenir de l'écart initial entre les deux groupes au cours des générations de contact ? Dans le modèle panmictique, et ses unions faites au hasard, le brassage tendrait à la constitution d'une nouvelle population intégrée, chaque génération la rapprochant de l'état d'équilibre défini par la loi de Hardy-Weinberg, et contribuant à la dissolution des types initiaux. Mais, dans la mesure où le modèle panmictique n'est jamais réalisé dans les populations humaines, ne serait-ce qu'à cause des exclusions parentales, l'intégration est freinée, le plus souvent par des comportements homogames. On peut aboutir en ce sens à une complète réalisation du modèle homogame, les deux groupes restant séparés, et le métissage ne se faisant pas...

Le métissage dépend également de l'ouverture ou de la fermeture de la population. Si la population est fermée aux apports extérieurs, la miscégénation se produit à partir des deux stocks géniques initiaux ; si elle est au contraire ouverte, des individus génétiquement divers peuvent pénétrer à chaque génération, chaque entrée déplaçant l'équilibre théorique final de la population, contrainte à des changements de cap incessants [9].

Le critère de « race » donne à la liaison des faits biologiques et sociaux une force particulière aux Antilles où le métissage a une profondeur historique de trois siècles. La [1161] liaison entre le signifiant biologique et le signifié social y est intense, les traits corporels s'ordonnant le long d'une échelle des valeurs. Mais une partie de l'apparence physique est socialement neutre, alors qu'une part est porteuse d'une signification sociale élevée : l'homogamie joue essentiellement au niveau de ces caractères signifiants, contribuant au maintien de certaines associations géniques initiales. Mais, par le biais des nombreuses unions fécondes hors mariage, où ne jouent pas les barrières homogames, s'effectue un certain brassage, d'autant plus que les métis ont tendance à rejoindre les groupes avec lesquels ils sont identifiés, amenant avec eux une part du patrimoine héréditaire de l'autre groupe et contribuant à l'avance de la miscégénation.

Il faut tenir compte également de la direction du flux génique. Un intense métissage peut en effet s'accompagner du maintien de barrières génétiques, qui gardent alors certains secteurs de la population non mêlés, faisant persister l'un des types initiaux. Par suite de la structure hiérarchique de la société et des rapports de pouvoir, le flux génique n'est théoriquement allé que des Blancs vers les Noirs, les Blancs amorçant le mouvement de métissage par l'intermédiaire de leurs unions illégitimes. Leur groupe restait en revanche « pur » de tout mélange, grâce au strict contrôle des femmes qui ne pouvaient, sous peine de scandale, entretenir une union féconde avec un Noir. Ainsi, c'est par les femmes que se maintient la « pureté » d'un groupe blanc endogame, cette endogamie permettant en dernier ressort l'inaliénation de la propriété et la persistance de la domination sociale au sein de ce seul groupe.

De là l'importance de ce que l'on peut appeler le contrôle généalogique, qui porte sur le « génotype » des individus, et non simplement sur leur « phénotype ». Ainsi, un sujet peut être exclu du groupe des Blancs, même s'il arrive à se faire passer pour tel, parce que la mémoire collective a retenu dans son ascendance une union interraciale. Les classifications populaires du métissage peuvent donc être de deux types : soit se baser sur le contrôle généalogique et énoncer des catégories liées à l'ascendance des individus, comme celles de Saint-Domingue au XVIIIe siècle, rapportées par Moreau de Saint-Méry, soit se fonder sur l'apparence physique des individus, avec des catégories liées au phénotype lui-même. D'une manière générale on assiste à la dérive du premier type de classification sur le second, et cette importance grandissante du phénotype par rapport à l'ascendance accentue le brassage génétique.

Exemples de chaînes de descendance

Nous avons vu que les généalogies descendantes, reliant les individus « fondateurs », nés avant 1848, à toute leur descendance, filiation après filiation, constituent en fait des chaînes consanguines à partir d'un ancêtre commun. Les individus qui figurent sur ces chaînes après le fondateur paraissent sur d'autres chaînes, établies à partir d'autres ancêtres. Des pans entiers de différentes généalogies coïncident lorsqu'elles aboutissent à un certain moment à un même individu : à partir de celui-ci, les descendances se superposent. De même, mis à part les cas d'illégitimité qui peuvent être fondamentaux, les généalogies établies à partir de deux membres d'un même couple sont identiques. Il a fallu également faire établir les chaînes de descendance à partir des immigrants qui se sont mêlés à la population depuis 1848 : leur descendance coïncide alors avec celle des individus de la population d'origine avec qui ils ont entretenu des unions fécondes.

Nous nous sommes retrouvés à la tête d'un matériel extrêmement abondant, puisque le nombre des chaînes généalogiques ainsi restituées est égal à 577... Pour notre propos actuel, nous commentons, de manière tout à fait empirique, deux généalogies parmi les plus significatives. Nous avons choisi de faire figurer ci-dessous la descendance issue d'Amélie car elle est relativement courte, donc facile à reproduire. Pour celle de Man-Nie, cela aurait été pratiquement impossible, car elle s'étale sur plusieurs mètres de listings d'ordinateur...

[1162]

Pour obtenir quelques données quantifiées, nous avons suivi un procédé de comptage analogue, et raisonné à partir de ce que nous appelons les générations, c'est-à-dire, ici, la place des individus dans la chaîne de descendance. Ainsi les enfants du fondateur constituent la première génération, leurs enfants la deuxième, et cela jusqu'à la sixième génération. Cette méthode offre l'avantage de donner également le degré de parenté, selon la terminologie du droit canon, entre les individus pour lesquels la parenté est établie en remontant jusqu'à l'ancêtre fondateur : ainsi deux individus situés tous les deux dans la troisième génération sont cousins au 3e degré ; si l'un est situé dans la deuxième et l'autre dans la troisième, ils sont parents du 2e au 3e degré...

Fig. 2. — Exemple d'une chaîne de descendance : « Les enfants d'Amélie »
(les chiffres indiquent, en abrégé, les dates de naissance,
et le point situé à côté du signe, un mariage)

La descendance d'Amélie

Nous avons décidé de commenter la descendance d'Amélie Bartoche, née en 1832, car c'est le seul cas où nous sommes sûrs d'un départ de la chaîne généalogique dans le statut servile, puisque sur l'unique page du registre de libération des esclaves que nous avons réussi à retrouver, figure l'émancipation d'Amélie, de sa mère et de ses sœurs, à qui est donné le nom patronymique de Bartoche. Il y est précisé que la mère d'Amélie était originaire de Basse-Terre (Guadeloupe). En supposant qu'Amélie était, du point de vue « racial », noire ou métissée, nous pouvons observer, dans sa descendance, la dynamique du métissage, à partir des rencontres reproductrices repérées tout au long des chaînes, ainsi que l'évolution de certains comportements quant à la légitimité.

Générations

1

2

3

4

5

6

Démographie des générations

(nombre d'individus/génération)

9

19

20

33

50

6

Individus féconds/génération

4

8

7

12

2

-

Les unions

Mariages

1

3

5

12

2

-

Cas d'illégitimité reconnaissance

1

3

0

0

0

-

Cas d'illégitimité

2

5

0

1

0

-

Cas mixtes

1

2

-

-

-

-

Unions exogames

1

2

2

2

0

-

Transmission de patronyme

(nombre d'individus portant le patronyme/génération)

9

18

11

6

0

-

(les cas d'illégitimité sont repérés par rapport aux naissances)


[1163]

Au vu de ce tableau, nous constatons donc que la descendance d'Amélie s étend sur six générations, et le total de la descendance s'élève à 137 individus. La reproduction de l'effectif de chaque génération est assurée, mais l'essor est modéré : on ne note jamais le saut de 1 à 9 observé entre la fondatrice et la première génération, par suite du petit nombre d'individus féconds par génération (ils ne dépassent jamais la moitié), et de la faible taille des familles. La cinquième génération comprend les individus encore jeunes et commence à assurer sa reproduction, deux individus sur cinquante ayant entamé leur activité féconde.

En ce qui concerne les unions, le fait remarquable est l'essor de la légitimité : le point de départ de la chaîne est illégitime, on ne sait pas avec qui Amélie a eu ses enfants ; dans les premières générations beaucoup de cas d'illégitimité encore, mais cette illégitimité diminue à partir de la troisième génération, tandis que la proportion des mariages ne cesse de croître (100% à partir de la cinquième génération). L'hypothèse d'un comportement issu de l'esclavage semble ici confirmée, comportement diminuant d'importance au fur et à mesure que la lignée d'origine servile se fond dans le reste de la population.

Sur toutes ces unions, une infime minorité est exogame : l'essentiel de la reproduction se fait à partir du stock génique initial de la population insulaire. Mais le patronyme Bartoche se transmet relativement mal, puisque le nombre d'individus portant le patronyme atteint un maximum à la deuxième génération, décline ensuite pour disparaître à la cinquième génération. La chaîne de descendance se divise en deux branches principales à partir de deux fils d'Amélie, Eusèbe né en 1850, et Alzire né en 1853. Du côté d'Alzire, le nom se perd dès la troisième génération, car il n'a que deux filles. Du côté d'Eusèbe, le nom subsiste essentiellement grâce à des cas d'illégitimité ; sur quatorze enfants, le patronyme est transmis par des filles : B., née en 1888, F., en 1893, T., en 1898.

Le « marqueur » de l'origine servile peut nous aider à apprécier la dynamique du [1164] métissage. On peut remarquer que parmi les fils d'Amélie. Alzire entretient une union illégitime avec une partenaire appartenant à la famille Cassin. dont le patronyme apparaît dans les registres avant 1848 : on ne saurait dire avec certitude quelle était l'appartenance « raciale » de cette partenaire, mais il est sûr qu'elle avait des ascendants blancs ayant transmis le patronyme. Quant à Eusèbe, il épouse la fille de Noélia Bonbon, autre fondatrice. Or le sobriquet de Noëlia était « Négresse », ce qui a le mérite de nous renseigner sur son apparence physique et sur celle que devait avoir sa fille Antonia. L'union de celle-ci avec Eusèbe Bartoche put donc être une alliance homogame, du moins sur le plan du phénotype. Mais les unions des générations suivantes durent voir progresser la dynamique du métissage, puisque nous voyons les descendants d'Amélie s'allier avec de nombreuses familles de l'île, dont beaucoup semblent issues des libres d'avant 1848... À l'heure actuelle, parmi les descendants d'Amélie qu'il nous a été donné de connaître, qu'ils portent ou non le patronyme de Bartoche, tous sont « bruns » ou « blancs », d'après la terminologie locale. À l'évidence, ces descendants paraissent avoir une ascendance à dominante européenne. Les gènes d'Amélie, diffusés dans une partie du groupe, contribueraient donc, dans une faible mesure, à l'apparence physique de ses descendants : c'est qu'ils se situent sur d'autres chaînes, le long desquelles se transmettent plus de gènes « blancs » que « noirs », à partir de deux stocks inégaux.

La descendance de Man-Nie

En recherchant le fondateur qui est au point de départ de la chaîne généalogique la plus fournie, et en comparant pour cela les listings fournis par l'ordinateur, nous nous sommes rendu compte que Léonie Foy, née en 1847, arrivait en tête, avec son mari Louis Samson, né en 1834. Tous les Samson vivant aujourd'hui sur l'île descendent de Léonie : nous sommes ici en présence d'un cas de diffusion rapide d'un nom, puisque le patronyme Samson, aujourd'hui le deuxième de l'île, ne compte que trois représentants dans la population des fondateurs. Evélie Bréta, dans l'ouvrage de son mari, érudit local [10], campe en quelques lignes charmantes le portrait de l'aïeule, dénommée affectueusement Man-Nie. Elle nous donne un renseignement important qui nous a été confirmé oralement : Man-Nie avait eu son premier fils, reconnu plus tard par Louis Samson et héritant donc de son patronyme, d'un militaire résidant sur l'île. Il se trouve que ce fils aîné, Ernest, qui s'est marié deux fois et

Fig. 3.  - Schéma illustrant les boucles de consanguinité
dans la descendance de Man-Nie

[1165]

a entretenu en plus une union illégitime, est celui qui a laissé la descendance la plus nombreuse : la branche des Samson qui en est issue ne participe donc pas biologiquement à la « lignée » Samson partant de Louis ; sa parenté (biologique) avec les autres Samson de la population ne passe que par Léonie Foy.

La descendance de Man-Nie s'étend donc sur cinq générations, et le total s'en élèverait, en l'absence de boucles de consanguinité, à 716 individus. Mais le nombre réel de descendants, moins élevé que celui de ces positions de descendance, est de 667, soit plus du tiers des Saintois actuels... De la première à la troisième génération, la reproduction est largement assurée et la descendance devient exponentielle. Evélie Bréta nous conte que, lorsque Man-Nie mourut, elle laissait 143 descendants ; depuis cette date, ceux-ci ont crû et multiplié. À chaque génération, le nombre d'individus féconds s'approche de la moitié de l'ensemble des individus et chacun, en moyenne, procrée une famille nombreuse. La quatrième génération commence sa reproduction, un dixième des individus seulement ayant déjà procréé.

Démographie des générations

1

2

3

4

5

Total

Positions de descendance

14

73

179

366

84

716

Nombre d'individus

14

73

161

338

SI

667

Individus féconds/générations

11

34

73

35

-

Les unions

Mariages

6

31

71

21

-

Remariages

1

2

-

-

-

Cas d'illégitimité-reconnaissance

5

6

7

12

-

Cas d'illégitimité

-

-

1

6

-

Cas mixte

-

-

5

8

-

Unions exogames

3

-

8

7

-

Transmission du patronyme

14

64

100

61

-


La proportion des mariages progresse de la première à la troisième génération, pour atteindre près de 100% ; la baisse à la quatrième génération, parallèle à une certaine augmentation des cas d'illégitimité, est due au non-achèvement des processus de légitimation pour cette génération. La descendance de Man-Nie est donc pénétrée de comportements illégitimes, même s'ils paraissent légèrement moins nombreux que dans la descendance d'Amélie. D'après le portrait que nous en fait Evélie Bréta, Man-Nie avait les yeux bleus ; nous avons d'autre part retrouvé son acte de naissance avant 1848, et il semble donc qu'elle soit née dans le groupe des libres, ce qui ne clarifie guère le problème de l'illégitimité...

Les unions exogames, là encore, constituent l'infime minorité. S'il y en a trois à la première génération (dont deux avec des conjointes originaires de Terre-de-Bas), il n'y en a pas à la deuxième, et elles restent très minoritaires à la troisième et à la quatrième. Encore faut-il ajouter que trois des sept mariages exogames de cette dernière génération concernent les filles d'une union déjà exogame.

La transmission du patronyme se fait remarquablement puisque, dès la troisième génération, près d'une centaine d'individus portent le nom de Samson. Cette fortune patronymique s'explique par le fait que, parmi les enfants de Man-Nie, ceux qui se sont révélés les plus féconds, et dont la descendance est apparue par la suite la plus prolifique, ont été six garçons qui transmettent le nom et se trouvent au départ de six branches familiales dont l'une, nous l'avons vu, ne porte le patronyme que par reconnaissance.

En ce qui concerne la dynamique du métissage, nous connaissons, au départ, les yeux bleus de Man-Nie, et nous constatons ensuite que les unions font participer aux chaînes consanguines des individus provenant de pratiquement toutes les familles de l'île. Un fait à signaler : un des fils de Man-Nie s'unit à la fille d'une immigrante, très certainement [1166] d'origine indienne. Cette union fait ainsi pénétrer des gènes asiatiques dans la branche familiale qui en est issue...

Une partie notable de la population de Terre-de-Haut, dont les représentants se trouvent être tous cousins, descend de Man-Nie au bout d'un certain nombre de générations. Si l'exclusion parentale jouait à plein, une bonne partie des mariables disparaîtrait ainsi. Mais l'aire de choix du conjoint ou du partenaire étant la plupart du temps restreinte à la seule île, il est normal qu'un certain nombre d'unions finissent par relier deux individus de la parenté, situés tous deux dans la chaîne de descendance. Nous avons recensé sept boucles de consanguinité : deux unions du 2e au 3e degré : deux unions au 3e degré ; deux unions du 3e au 4e degré et une union au 4e degré. À partir de ces unions débutent des branches familiales qui se retrouvent en deux endroits de la chaîne généalogique, concernant 49 individus, d'où notre distinction entre positions de descendance et nombre réel d'individus. Sur ces unions, six sont légitimes ; sur ces six mariages, un seul a donné lieu à une dispense ecclésiale, ce qui démontre donc que la consanguinité réelle doit être beaucoup plus forte que la consanguinité apparente, et que beaucoup d'individus apparentés doivent s'unir sans en avoir conscience. Cette éventualité paraît inévitable lorsqu'un fondateur regroupe dans sa descendance une part importante de la population, grâce au mécanisme de la fécondité différentielle fonctionnant au fil des générations.

Dans l'emboîtement de ces filiations les unes dans les autres, qui finissent par constituer des chaînes de descendance s'étalant sur une durée plus que séculaire, nous rencontrons donc un objet éminemment historique, au confluent du champ social et du champ biologique, à propos duquel nous sommes parvenu à certaines conclusions d'ordre qualitatif. Nous pouvons, à ce stade, mesurer le chemin parcouru, mais aussi toutes les voies qui restent à explorer. Nous nous sommes rendu compte que l'histoire biologique de Terre-de-Haut, qui se reflète à l'heure actuelle dans le type physique et le sentiment ethnique des Saintois, constitue un cas très spécifique d'évolution, à partir de deux stocks géniques qui sont en proportion inverse de ce qu'il est courant de constater dans les îles créoles de la Caraïbe et de l'océan Indien : l'élément blanc prédomine ici sur l'élément noir, ce qui a pu orienter le processus de métissage vers des directions particulières. Une fois cette différence constituée, elle n'a pu subsister qu'à l'abri de la barrière insulaire. Imaginons un instant que de telles proportions géniques aient caractérisé une « section » guadeloupéenne : très vite, cette association particulière aurait été noyée au milieu d'un flux incessant d'individus, à moins que le groupe blanc ne refuse le métissage et ne s'entoure d'une frontière, sociale et génique, en pratiquant une stricte endogamie, ce qui s'est produit chez les Blancs-Matignon des Grands-Fonds de la Guadeloupe. À partir du moment où un métissage particulier se combine avec l'isolement, les conditions sont donc réunies pour l'émergence d'une discontinuité significative entre la population isolée et les groupes humains voisins.

Un premier examen des échanges matrimoniaux insulaires permet de constater que le groupe blanc ne s'est pas entouré de barrières qui lui auraient permis de s'isoler du groupe noir minoritaire : des alliances reproductrices, légitimes ou non, se sont très vite établies entre les deux groupes : descendre l'une des chaînes généalogiques issue d'une ancienne esclave fait aboutir à des individus vivants, considérés comme « Blancs », alors que les alliances repérées dans la lignée d'un ancêtre blanc voient l'irruption de patronymes attribués à l'époque de la libération des esclaves. L'hétérogénéité des types physiques au niveau familial explique d'ailleurs que la couleur ne serve pas à l'établissement de catégories sociales : on ne peut parler d'un groupe des « Blancs » qui s'opposerait au groupe des « Métis » car, hormis quelques rares familles, toutes ont des membres relevant des divers types physiques.

D'autre part, si la barrière insulaire canalise l'essentiel des chaînes de descendance, elle n'est pas parfaitement imperméable et n'a pas la rigueur de certaines barrières sociales : la [1167] clôture de l'île n'est pas totale, et un flux génique est arrivé en permanence de l'extérieur. Ce qu'il est important de signaler car. si l'on peut conclure à une forte endogamie. il suffit d'un apport de quelques conjoints extérieurs à chaque génération pour maintenir une grande diversité génétique. [11] La continuité de ces apports externes mais on peut également alléguer le manque de profondeur historique du métissage — explique ainsi la persistance d'une relative diversité individuelle à l'intérieur ; elle n'est cependant pas suffisante pour gommer la discontinuité qui particularise le groupe insulaire, la variance à l'intérieur du groupe étant beaucoup moins importante que celle qui l'oppose aux populations connexes. Et cette discontinuité, par laquelle s'affirme l'originalité biologique de la population, sert de support à la constitution d'une identité ethnique — l'un des autres volets de notre recherche. Mais il est évident que l'étude du matériel généalogique accumulé, à ce stade restée vulgairement empirique, pourrait donner lieu à des travaux plus élaborés. Ainsi pourraient être menées des recherches sur le phénomène de la consanguinité, sur les effets de la fécondité différentielle, sur la probabilité d'origine des gènes. En bref, des calculs de génétique des populations qui auraient leur intérêt sur le plan biologique : joints à une enquête de type hémo-typologique sur la population actuelle, ils aideraient à cerner des problèmes comme celui des fluctuations aléatoires propres à une petite population (la dérive), celui de la sélection, et de l'adaptation d'une population en bonne part d'origine européenne, produit d'une sélection en d'autres milieux, au contact depuis plusieurs siècles d'un écosystème tropical insulaire. Mais un tel type d'étude pourrait également éclairer les structures de la micro-société insulaire, permettant par exemple de découvrir des segments qui divisent la population de manière latente, ou de dévoiler les modalités par lesquelles le critère de « race » a agi sur les contacts entre les différents secteurs initiaux de la population et leur descendance, en un mot de voir apparaître, en paraphrasant le titre d'une nouvelle d'Henry James, l'image cachée au sein du tissu social...

Jean-Luc Bonniol.
Centre Universitaire Antilles-Guyane
avec la collaboration de Jean-Michel Hegesippe
Centre Informatique de la Martinique

[1168]

Annexes

Annexe n° 1.
Note sur le dépouillement
et l'exploitation des registres


Nous nous sommes évidemment inspirés dans notre travail des instruments mis au point par L. Henry et décrits dans le Nouveau manuel de dépouillement et d exploitation de l'état civil ancien et le Manuel de démographie historique [12]. Mais il s'agit là d'instruments et de méthodes conçus pour l'exploitation des registres paroissiaux d'Ancien Régime. Il faut donc rechercher une méthode adaptée au matériel particulier que constitue l'état civil moderne, qui encadre la population de manière plus systématique et permet de mieux suivre la destinée des individus, surtout après 1897, ou les mentions « en marge » des déclarations de naissance font connaître les mariages et les décès même en dehors de la commune.

Les méthodes classiques de démographie historique ont d'autre part été mises au point à partir des populations européennes anciennes à fort taux de légitimité. Ainsi, les fiches de famille sont-elles établies à la suite des mariages. Une telle procédure n'est pas applicable telle quelle pour les sociétés de la Caraïbe, ou les rencontres reproductrices ont souvent lieu en dehors du mariage ; sociétés ou l'illégitimité est variable selon les secteurs, mais demeure partout présente. Aussi, les familles ne peuvent-elles pas être reconstituées à partir du seul critère « mariage », et un concept comme celui de fécondité légitime devient-il peu opérant.

L'exploitation automatique des données d'état civil vise à relier par une chaîne d'opérations deux séries d'éléments matériels : à un bout, les registres manuscrits consignant les diverses catégories d'actes, à l'autre les tableaux imprimés des divers résultats. Le but ultime serait de passer, par raffinement de programmes de plus en plus complexes, de l'une à l'autre de ces séries de manière entièrement automatique, en fournissant à la machine un matériau brut progressivement épuré. Les diverses tentatives témoignent de ce désir : enregistrement direct des données sur magnétophone et transcription sans relais sur bande magnétique (A. Chamoux) : fiches sans structure ni longueur fixe qui épousent la diversité des actes, sans codage préalable (A. Chamoux. R. S. Schoffield) : couplage des données grâce a une pondération des différents paramètres d'identification, auxquels sont accordés des coefficients (R. S. Schoffield. J.-C. Perrot) : travail de philologie patronymique pour démêler les chaînes de transformation orthographique des noms de familles [13]. Remarquons que l'on veut toujours aboutir à une reconstitution des familles, reconstitution qu'il est possible cependant de considérer comme un vestige de l'époque manuelle : on peut en effet imaginer parvenir à des programmes suffisamment sophistiqués pour en faire l'économie.

Nous avons pour notre part opté pour une procédure semi-automatique, basée sur un codage intégral et préalable des données. Grâce au bon enregistrement de l'état civil, et à la stabilité d'une petite population, nous avons doté chaque individu pris à sa naissance d'un numéro matricule, et nous avons recherché directement son père, sa mère et son conjoint éventuel, identifiés chacun par leur propre numéro. Ainsi devenait possible une démographie qualitative : avec un programme relativement simple, la reconstitution des familles ne posait pas de problème, puisque la fiche de chaque individu contient déjà les numéros codés de ses père, mère et conjoint : les données étaient d'autre part en place pour passer à la phase finale de reconstitution des chaînes généalogiques.

Sur des cahiers spéciaux, munis de colon nés de relevés, une ligne est consacrée à chaque individu. Au dépouillement des registres de naissances, la première colonne reste inoccupée, elle servira a la future numérotation : les autres servent à rassembler le plus possible de renseignements concernant l'individu (après 1897. normalement, tous les renseignements). Précisons que lorsqu'il s'agit d'un enfant illégitime non reconnu, les colonnes concernant le père restent vides.

La numérotation des individus. Nous avons effectué cette numérotation « a rebrousse-temps », partant des années récentes et nous enfonçant de plus en plus dans le passé, en fixant deux limites à la population devant être traitée : en amont le 1er janvier 1848. et en aval le 1er janvier 1975.

[1169]

- Le report des filiations et des alliances. Directement sur les cahiers de collecte, nous avons reporté, sur les lignes individuelles, après leur identification, les numéros du père, de la mère et du conjoint éventuel.

- Le report des événements démographiques. Les actes antérieurs à 1897 n'ont pas donné lieu à des mentions marginales de mariages et de décès : aussi nous a-t-il fallu reporter sur les lignes individuelles les indications de tels événements rencontrées dans les registres correspondants, mais il est évident que nous avons, pour la période antérieure à 1897, une certaine perte d'information, en ce qui concerne les mariages et les décès survenus à l'extérieur de la commune. Les registres de mariages et de décès nous ont également permis de recueillir des renseignements précieux sur l'origine de certains individus rencontrés comme parents et/ou comme conjoints mais non encore codés car nés à l'extérieur de la commune.

- Le passage aux fiches de saisie. Une fois toutes les données individuelles rassemblées sur les cahiers de collecte, nous avons pu opérer leur passage aux « fiches de saisie ». Nous avons utilisé une fiche dérivant directement de celle mise au point par J. Gomila au département d'anthropologie de l'Université de Montréal : nous l'avons légèrement raccourcie. Cette fiche est composée de deux parties : une rassemblant les données concernant ego, une autre consignant les matricules des parents et du conjoint d'ego. L'état des données nous a imposé d'effectuer un premier tri entre fiches complètes et fiches incomplètes, c'est-à-dire celles ou les parents et/ou le conjoint n'avaient pu encore être codés. Nous sommes alors passés aux dernières phases d'exploitation.

- La numérotation des « fondateurs » et des « arrivants ». Nous avons appelé « fondateurs » de notre population de référence tous les individus nés avant 1848 qui ont contribué au patrimoine génétique du groupe. Nous les rencontrons comme parents des individus nés après 1848, mais nous n'avons pas d'indication sur leur propre ascendance ; ils constituent pour nous l'arrêt de notre information. Nous avons appelé « arrivants » des individus nés à l'extérieur de la commune après 1848, qui ont également contribué a l'évolution du patrimoine génétique du groupe, en venant procréer sur l'ile. Remarquons que du strict point de vue génétique, on peut également les considérer comme des fondateurs.

Restait le problème du codage des conjoints extérieurs trouvés dans les registres de mariage ou dans les déclarations marginales des actes de naissance. Nous avons opte, par souci d'économie de temps, pour une numérotation limitée : nous n'avons pas codé les conjoints extérieurs de mariages extérieurs, pensant que la perte d'information que nous subissions ainsi était relativement minime. En revanche, nous avons codé les conjoints extérieurs des mariages célébrés à Terre-de-Haut non encore rencontrés comme « arrivants ».

Nous avons ouvert des fiches pour tous ces individus mais, puisque nous ne possédons pas d'information généalogique les concernant, nous n'avons rempli que la partie consacrée à ego et au conjoint, en laissant vide les cases consacrées à l'identification codée des parents.

- Le passage au support informatique. Les fiches précédentes permettent le travail de « saisie » des données sur cartes perforées, ou sur tout autre support informatique. Pour restreindre, certes dans une faible mesure, ce travail de perforation, nous avons organisé le « retrait » d'un certain nombre d'individus. Parvenus à ce niveau à une certaine connaissance intuitive de la population, nous avons pu faire le tri entre la population permanente, qui étend ses réseaux de filiation sur plusieurs générations, et la population mobile ou « flottante », composée d'individus qui n'ont fait que passer a travers le groupe, sans s'y arrêter. Ces individus - fonctionnaires, militaires ou autres ont pu avoir des enfants sur l'île, mais ceux-ci n'y ont pas fait souche et sont repartis avec leurs parents dans le cas contraire, ceux-ci seraient devenus des « arrivants ». Nous avons donc décidé de ne pas faire établir de cartes perforées pour les individus nés à Terre-de-Haut de parents extérieurs à l'ile et appartenant à cette population mobile, puisqu'aussi bien ces individus ne sont pas utiles pour la reconstitution des familles, des réseaux généalogiques et pour les calculs classiques de démographie historique. Mais leur maintien dans le classement chronologique permet cependant de les intégrer à l'étude du mouvement global de la population.


Annexe n° 2.
Note sur les phases initiales
du traitement des données


Il a d'abord fallu soumettre les données à divers programmes de vérification pour éliminer, dans la mesure du possible, toutes les erreurs qui ont pu se glisser dans les diverses phases de dépouillement et d'exploitation. Divers tests ont été imaginés pour « épurer » le fichier (du genre : les dates ne présentent pas d'anomalies : les enfants naissent du vivant de leur mère, entre l'âge de 15 ans et celui de 50 ans ; les âges de décès sont inférieurs à 110 ans. etc.). Une fois ces vérifications faites, il est possible de transférer les données sur un autre support, comme le disque, et de sortir le fichier imprimé définitif des individus, classés par ordre de matricule : fichier rassemblant sur un listing toutes les données individuelles codifiées.

On peut à ce stade s'engager dans un programme de tri et de classement, de manière à reconstituer les familles. L'objectif est d'aboutir à rassembler un certain nombre de renseignements qui correspondent à la traditionnelle fiche « Henry ». Mais il n'est pas possible pour cela, nous l'avons vu, de partir des mariages : aussi le processus consiste-t-il ici à constituer des fratries raccrochées aux mères. Le critère « mariage » est introduit a posteriori, pour connaître le moment de l'union légale dans la succession des naissances. Nous avons jugé intéressant de constituer des groupes de siblings non seulement à partir d'une mère commune, mais encore à partir d'un père commun : dans un contexte de forte illégitimité, ils peuvent être fort différents. Sur les deux listings sont spécifiés, en regard de chaque enfant, le matricule et le nom de l'autre géniteur, s'il est connu. Selon la présence ou l'absence de mariage, la place du mariage par rapport aux premières naissances, l'existence de plusieurs pères successifs, peuvent ainsi être distingués des types de familles, dont découlent pour les enfants, différents types de statuts.

Une fois ce premier programme effectué et ces listings familiaux élaborés, il est possible de passer à l'étude des comportements démographiques des générations. Notre exploitation nous conduit essentiellement à des analyses longitudinales : on peut considérer les individus à la naissance comme entrant en observation et scruter par la suite leur destin individuel : mariage(s), accouchements, décès. Il s'agit, par ce procédé de l'observation suivie, de reconstituer des histoires de générations et de cohortes, en reportant les phénomènes à des effectifs initiaux ou globaux et en raisonnant sur des nombres suffisamment vastes, pour éliminer l'influence des fluctuations aléatoires. Plusieurs programmes nous ont permis d'accéder à des données concernant la mortalité, essentiellement la mortalité infantile, la nuptialité et la fécondité.

BIBLIOGRAPHIE COMPLÉMENTAIRE

CHAPMAN (A.) et Jacquard (A.), « Un isolât d'Amérique centrale, les Indiens Jicaques du Honduras ». Génétique et Population, Travaux et documents de l'INED. Paris, PUF. 1971.

Chaventre (A.). Jacquard (A.). Landre (M.-F.) et Valat (M.-T.), « Un isolât du Sud-Sahara, les Kel-Kummer ». Population, 4. 5. 1972.

Gessain (R). « Anthropologie, démographie et généalogie pour l'étude des petits groupes ». Proceedings of the Second International Congress of Human Genetics, Rome. 1961, et « Démographie et généalogie de différents types d'isolats ». Journal de Génétique humaine. 1964.

Gomila (J.) et Guyon (L), « Étude comparative des petites communautés rurales. Méthodes et premiers résultats à propos de la consanguinité à Bois-Vert », Population, 6, 1971.

Philippe (P.) et Gomila (J.). « Structure de population et mariages consanguins à L'Isle-aux-Coudres ». Population, 4. 1971.

Roberts (D. F). « The development of Inbreeding in an Island population », Yearbook of Physical Anthropology, 1967.

Ségalen (M). Nuptialité et alliance. Le choix du conjoint dans une commune de l'Eure, Paris, Maisonneuse et Larose, 1972.

Ségalen (M.) et Jacquard (A). « Choix du conjoint et homogamie ». Population. 3. 1971.

Sutter (J.) et Tabah (L). « Méthode mécanographique pour établir la généalogie d'une population. Application à l'étude des Esquimaux polaires ». Population, II, 1956.

Vu-Tikn-Khang (J.). Choix du conjoint et patrimoine génétique. Étude de quatre villages du Pays de Sault oriental de 1740 à nos jours, Thèse dactyl., Paris. 1976.



[1] Archives Nationales. Section Outre-Mer.

[2] J. Sutter et L. Tabah. « Les notions d'isolat et de population minimum ». Population, 6. 1951.

[3] Il est évident que l'établissement de ces maxima dépend de la population particulière étudiée.

[4] H. G. Gutman, « Le phénomène invisible : la composition de la famille et du foyer noirs après la Guerre de Sécession ». Annales ESC, 4-5. juil.-oct. 1972. Famille et société.

[5] L'ensemble des données chiffrées sur les comportements démographiques et leur évolution figure dans notre thèse : Terre-de-Haut des Saintes. Éco-système, population, ethnicité dans une ile de la Caraïbe : essai d'anthropologie historique, Paris. EHRSS. 1977.

[6] J. Gomila. Les Bedik, barrières culturelles et hétérogénéité biologique. Montréal. 1971.

[7] Selon une expression de J. Benoist.

[8] J. Besoist. « Microraces et isolats ». Revue Int. Sc. Soc. 1964.

[10] F. Bréta. Les Saintes, recueil de notes et observations générales. Paris. Larose. 1939.

[11] M. Ségalen et A. Jacquard. « Isolement sociologique et isolement génétique ». Population. 1973.

[12] L. Henry et M. Fleury. Nouveau manuel de dépouillement et d'exploitation de l'état civil ancien, Paris. INED. 1965 : L. Henry. Manuel de démographie historique. Genève. Droz. 1967.

[13] Nous renvoyons au numéro spécial Famille et société. Annales ESC, 4-5. 1972. Voir également P. Beauchamp. R. Roy et J. Legare, « Reconstitution automatique des familles sur le programme Hochelaga II ». Population et Famille, 33 (1974-3). pp. 1-40.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 4 avril 2017 18:52
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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