RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Jean-Luc Bonniol, “Penser et gérer l’hérédité des caractères discriminants dans les sociétés esclavagistes et post-esclavagistes.” Un article publié dans la revue Rives nord-méditerranéennes, 24 | 2006, 23-34. [L'auteur nous ont accordé le 8 janvier 2016 son autorisation de diffuser ce texte en libre accès à tous dans Les Classiques des sciences sociales.]

Jean-Luc Bonnniol

Professeur émérite (anthropologie),
Université d’Aix-Marseilles III, France.


“Penser et gérer l’hérédité des caractères discriminants dans les sociétés esclavagistes et post-esclavagistes.”

Un article publié dans la revue Rives nord-méditerranéennes, 24 | 2006, 23-34.

Résumés : Français / Summary

Introduction


Caractères discriminants : perceptions et représentations

Gestion sociale de l’hérédité

Résumés

Français

Dans les sociétés esclavagistes et post-esclavagistes, marquées par un contraste phénotypique lié à la couleur de la peau, qui a servi de légitimation à la domination sociale, la perception visuelle de l’apparence physique des individus s’articule à des conceptions concernant la transmission des caractères de génération en génération et à des représentations implicites de l’hérédité. La gestion sociale de cette transmission héréditaire a instrumentalisé la rémanence du biologique par rapport aux évolutions sociales : exercée grâce à la stricte surveillance du choix du partenaire reproducteur, elle a permis de canaliser le cheminement des gènes d’une génération à l’autre et de façonner, au niveau biologique, les structures de population, dans des limites telles que ces structures puissent rester porteuses de contrastes et que l’idée de race continue à y trouver un fondement perceptif.

Summary

In slavery times and even after slavery, societies in which phenotypic contrasts linked to skin colour had been used to legitimize social dominance, the visual perception of physical appearance in individuals was associated with conceptions about the transmission of hereditary characters from generation to generation and with implicit representations of heredity. The social management of that hereditary transmission exploited the remanence of the biological in opposition to social evolutions: keeping a close watch on the choice of sexual partners has allowed the slave societies to confine the gene pool from one generation to the next, and to shape population structures, with such restrictions as to allow the structures to be carriers of contrasts so that the race concept may continue to find in them a perceptive justification.

Introduction

L’expression de sociétés esclavagistes et post-esclavagistes est ici utilisée pour référer aux sociétés de plantation du Nouveau Monde, fondées initialement sur l’exploitation du travail servile et nourries de la traite africaine. Il s’agit de sociétés marquées par un contraste phénotypique lié à la couleur de la peau dans une situation historique où une barrière juridique entre libres et esclaves a d’abord sanctionné l’opposition entre maîtres de la terre et travailleurs. L’utilisation de ce contraste comme fondement de l’ordre social, cette « bizarrerie de l’esprit humain » (l’expression date du XIXe siècle) née dans ces colonies à esclaves, qu’on a appelé le « préjugé de couleur », y apparaît comme la pièce essentielle du paysage humain, l’ordonnancement hiérarchique des couleurs semblant en effet consubstantiel à l’esclavage colonial. L’institution particulière racialisa les relations entre les colons venus de l’Europe occidentale et les déportés arrachés de l’Afrique tropicale.

Le fait qu’une différence d’apparence physique se superpose à la barrière juridique serait resté, si cette barrière juridique avait fonctionné sans faille, assurant une étanchéité parfaite entre les deux segments sociaux, une simple coïncidence historique... Mais de cette coïncidence naquit en fait une nécessité idéologique : le préjugé servit de justification à l’esclavage (l’équation originelle, esclave = noir se retournant en noir = esclave, ce qui impliquait l’attribution à une branche de l’humanité, distinguée par sa couleur, d’une prédisposition naturelle à l’esclavage) et se développa à partir des contradictions mêmes du système, qui contribuèrent (affranchissements, métissage…) à brouiller cette superposition parfaite, imposant un recours obligé au critère racial qui fonctionna de plus en plus de manière autonome [1] : c’est là le phénomène auquel renvoient les expressions comme « autonomisation de la race », ou « racialisation », qui signalent que la race travaille par et pour elle-même, constituant le principe ordonnateur de la société, au détriment des autres critères de classement sociaux [2].

D’où l’attention portée à l’apparence physique dans le positionnement social des individus, apparence fondée sur une marque biologique, ainsi qu’un système de représentations touchant à l’hérédité, afin de penser la transmission de ces apparences. D’où également la mise en place d’une gestion sociale de cette transmission héréditaire, ce qui sera examiné dans un second temps.

Caractères discriminants :
perceptions et représentations


Les « races » n’existent pas, si l’on veut par ce terme renvoyer à d’éventuelles entités biologiques discrètes. Ce qui ne veut pas dire que les caractères « raciaux » n’existent pas, à savoir des traits physiques porteurs de contraste. Avant même que le terme n’apparaisse dans le lexique, et que la notion ne se diffuse dans les schèmes cognitifs propres à l’Occident et devienne une catégorie scientifique, on peut relever une longue tendance à l’utilisation de ces caractères à des fins de distinction, mais aussi de discrimination. C’est là une propension certainement aussi ancienne que la confrontation avec l’étrangeté corporelle, et la mise en contact avec des individus issus de groupes physiquement différents (des images et stéréotypes témoignant de ce type de distinction peuvent être repérés pour les époques antique et médiévale), mais qui s’est affirmée lorsque l’Occident a rencontré, à partir des Grandes Découvertes, des humanités autres, saisies et catégorisées dans leur excentricité physique, à commencer par leur couleur. L’entreprise coloniale, fondée sur une division mondiale du travail, consista dès lors à enfoncer ces autres au bas des rapports sociaux, ouvrant la voie à la mise en place d’un préjugé, qui se cristallisa en particulier dans les colonies de plantation du Nouveau Monde recourant au réservoir de main d’œuvre de l’Afrique sud-saharienne, lieux où les planteurs blancs étaient destinés à s’opposer à une masse d’esclaves noirs…

Dans de telles situations sociales, c’est, en sus de la coupure juridique entre libres et esclaves, le marqueur de l’apparence physique qui alimente le processus distinctif servant de base à la discrimination. La perception visuelle est avant tout impliquée, dans la mesure où une condition première est remplie, celle de la visibilité de la différence. Le mode d’apparaître des individus se déchiffre à travers une série d’indices sensibles : au premier plan la couleur de la peau, trait distinctif de premier choix dans l’ensemble des indices déchiffrés (par sa bonne visibilité, sa haute stabilité…), mais aussi la forme du nez, des lèvres, la texture des cheveux... Ainsi put s’exhiber une « compétence » perceptive relevant avant tout du phantasme, en particulier dans les situations de métissage, allant parfois jusqu’à scruter les indices les plus ténus, comme la lunule des ongles, l’aspect du blanc des yeux ou l’odeur corporelle (souvent associée à la lascivité…). Nous sommes, pour reprendre la terminologie propre à la génétique contemporaine, au niveau du phénotype, correspondant lato sensu à la forme propre à tout être vivant que peut appréhender un observateur extérieur.

Une fois le processus distinctif accompli, les données issues de la perception sont intégrées dans un processus cognitif impliquant le classement des individus dans des catégories préétablies. Mais ce qui se présente déjà comme une pensée raciale se heurte de manière permanente à l’imprécision de l’apparence, qui ne fournit que des indices pour verser un individu à un groupe, voire même à sa « fausseté », dans la mesure où l’aspect extérieur de l’individu peut ne pas correspondre à sa « nature » profonde, conçue avant tout en fonction de l’ascendance de l’individu concerné. Que faire par exemple des cas de germains aux types physiques contrastés ? La pensée populaire se heurte à l’impossibilité de penser la loterie héréditaire qui gouverne la transmission des caractères racialement discriminants ; elle semble d’ailleurs se plaire à souligner ces cas de non concordance, où l’apparence se joue de l’ascendance, comme en témoigne l’expression « un enfant bien sorti » (pour désigner un enfant qui manifeste une peau plus claire que celle à laquelle on aurait pu normalement s’attendre, au vu de ses géniteurs…). Par delà la « couleur », c’est donc le principe de l’origine qui est en jeu. La différenciation par l’apparence physique apparaît ainsi étroitement dépendante d’une interprétation en termes de filiation et de généalogie : elle ne peut être séparée des conceptions concernant la transmission de cette différence de génération en génération et par là de représentations implicites de l’hérédité. Nous sommes là, pour reprendre la terminologie de la génétique contemporaine, au niveau du génotype, c’est-à-dire de la dotation innée qui détermine le développement de chaque être vivant, et qui, en corrélation avec les conditions environnementales dans lesquelles évolue cet être, aboutit à son phénotype.

Ainsi peut être reconnue ce qu’on peut appeler une « génétique sauvage [3] », où les questions posées sur la transmission des caractères, relativement proches de celles qui émanent de l’analyse scientifique, sont par contre résolues en terme d’essences [4]. La matrice de cette transmission est édifiée, ce qui est le propre de presque toutes les sociétés humaines, sur la rencontre des deux sexes durant la procréation et sur l’ordre obligé des générations qui en découle. En Occident, on sait que la pensée traditionnelle de l’hérédité repose sur le postulat d’un « principe vital » qui unit les lignées au travers des générations, largement représenté par le « sang », censé être le support et le véhicule de l’hérédité (croyance ancienne, dérivée d’Aristote : le sperme procèderait d’une coction du sang [5]). Ce principe installe une topologie des distances positionnant latéralement les individus entre proches et éloignés, semblables et différents.

Afin de mieux pénétrer le fonctionnement de ce système coloriste de représentations, peut-être n’est-il pas inutile de revenir sur une notion aujourd’hui fort utilisée, dont le contenu originel se situe justement dans ce champ de la transmission des caractères raciaux, celle de métissage. Cette notion, conçue souvent comme relevant de manière fondatrice du biologique, ne renvoie pas en fait à une réalité biologique mais à une sélection des traits censés représenter une distance physique entre deux partenaires reproducteurs, ici la différence de couleurs ; elle correspond donc à un construit de la perception, informé par des schèmes cognitifs sous-jacents. C’est une représentation mentale, la distance perçue, qui se trouve naturalisée, et le biologique apparaît culturellement médiatisé, saisi qu’il est à travers ce prisme sélectif. Le discours biologique savant, lorsqu’il a institué la notion de métissage, n’a fait que récupérer un objet défini par cette perception collective, qu’il croyait être un objet biologique, alors qu’il n’exprime, on vient de le voir, que l’image d’une différence morphologique, image qui fluctue au gré du sens social donné à cette différence [6]. Inversement, la génétique décrit des différences entre individus ou groupes autrement plus importantes, qui ne sont l’objet d’aucun investissement social, ne serait-ce que les groupes sanguins ou tissulaires : leurs croisements éventuels ne donnent donc pas lieu à une telle qualification.

Il est possible d’observer poussé jusqu’au bout de sa logique ce système de représentations, un système qui, imprégné d’une idéologie hiérarchique, installe la dominance sans partage du Blanc, cela dans une situation historique précisément localisée et datée, la Saint-Domingue du XVIIIe siècle, certainement l’une des plus intenses expérimentations capitalistes esclavagistes de l’histoire, qui dura à peu près un siècle, de la prise de possession par la France à l’indépendance haïtienne [7]. Les colons blancs y sont socialement dominants, mais ils sont concurrencés par le groupe des Gens de couleur, qui est arrivé, au bout d’un siècle, à posséder un quart des terres et un tiers des esclaves. Ce qu’il est convenu d’appeler la doctrine coloniale émane des notables de l’île ; elle imprègne dans le même temps les bureaux de Versailles : le préjugé de couleur en est la pièce essentielle [8].

Ce système, que nous pouvons profiler grâce aux écrits de Moreau de Saint-Méry, observateur zélé de la colonie [9], se fonde sur un schéma cognitif généalogique, qui mesure des coefficients d’ascendance caractérisant les individus. Premier élément du système, la stricte séparation installée entre les Blancs et tous les autres, ramenés, quel que soit leur degré de décoloration, à l’autre couleur primitive pour la raison qu’ils en sont en partie issus. C’est la logique de la ligne de couleur, qui fuit jusqu’à l’infini, séparant la descendance blanche de l’autre et enfermant le groupe blanc derrière une véritable ligne de démarcation. Dans cette tâche de cantonnement, l’ouvrage n’est jamais terminé, et il convient de rejeter au delà de la ligne ceux qui pourraient être estimés issus d’une ascendance mêlée : gare aux suspects ! L’opprobre risque de leur rester même lorsque la justice reconnaît leur droit, après qu’ils ont exhibé leur arbre généalogique, ce « prisme magique par lequel les colons s’assurent des couleurs mères et primitives », selon les termes d’un mémoire de l’époque. C’est l’opinion blanche qui reste en dernier ressort la véritable régulatrice, répartissant les individus et les familles de part et d’autre de la ligne de couleur.

Mais cette logique binaire s’accommode dans le même temps de la réalité humaine luxuriante qui caractérise la colonie, par l’établissement de catégories de métissage, elles aussi à fondement généalogique. Chaque individu est considéré comme l’assemblage de 128 parties, qui correspondent à 128 positions d’ascendance (nous sommes très proches, on le voit, de la logique exactement contemporaine des quartiers de noblesse) représentant, si on se livre à un rapide calcul, à une profondeur généalogique de sept générations. Les catégories sont édictées en fonction des proportions d’ascendance blanche ou noire et correspondent à des « fourchettes » de valeurs : ainsi un individu issu d’un géniteur blanc et d’un géniteur noir, dénommé « mulâtre », se caractérise par 64 « parties » blanches et 64 parties noires, mais la catégorie mulâtre correspond à une fourchette plus étendue, placée en position médiane. Moreau de Saint-Méry nous a rapporté l’ensemble des termes de la classification : sur le versant « noir », le retour vers le noir est rapide : on ne compte que trois catégories intermédiaires ; par contre, de l’autre côté, la progression vers le blanc s’effectue par un plus grand nombre de catégories (au nombre de cinq), aux fourchettes de plus en plus étroites au fur et à mesure que l’on se rapproche de la ligne de couleur, jusqu’à la catégorie « sang-mêlé », qui qualifie des individus séparés des Blancs par une distance infinitésimale, mais qui ne pourront jamais être assimilés avec eux du fait du principe infini de la ligne de couleur [10]

Catégories de métissage à Saint-Domingue
(pour chaque catégorie, sont mentionnées les parts « blanches »
et les parts « noires »)

atégories de métissage à Saint-Domingue (pour chaque catégorie, sont mentionnées les parts « blanches » et les parts « noires »)

L’ancienne Saint-Domingue ne constitue pas un cas isolé qui s’est abîmé dans la tourmente de la Révolution haïtienne. Une autre illustration peut être recherchée du côté du système américain, toujours actif, caractérisé par la one drop rule [11]. Selon cette règle de descendance, il suffit d’une goutte de sang noir pour être catalogué comme noir, ce qui assigne aux individus une catégorie raciale et une seule, sur la base de celle de leurs parents et révèle une certaine occultation du métissage… Dans le cadre en effet d’une représentation arbitraire (alors même qu’elle est pensée naturelle…) et dissymétrique, l’une des catégories est amenée à englober tous les mélanges éventuels, avec le développement d’un large continuum phénotypique, du noir à la pâleur la plus extrême [12], alors que l’autre est supposée maintenue dans sa pureté. On peut rappeler que, dans la succession des politiques raciales aux Etats-Unis, la catégorie de Mulâtre tomba en désuétude à la fin de la Guerre de Sécession : désormais les enfants d’unions interraciales étaient considérés comme « noirs ». Le groupe « noir » ne participe donc pas d’une quelconque essence biologique, contrairement à ce que pensent beaucoup d’analystes, qui ne font que refléter les catégories du sens commun. Les essayistes noirs ont été les premiers à recourir à cette dichotomie réductrice, qui reste encore aujourd’hui de règle : des exemples tirés du monde du spectacle peuvent être avancés, le dernier en date étant la remise des oscars à une actrice déclarée « noire », même si l’on peut remarquer son extrême clarté épidermique…

On peut remarquer que la plupart des sociétés esclavagistes et post-esclavagistes ont connu, à divers degrés, le même type de « mathématique raciale » (selon une expression de Michèle Duchet [13]). De manière générale, on constate que ce système de représentations a diffusé loin de son foyer colonial, influant nos manières de penser la diversité des couleurs : nous sommes amenés à catégoriser comme « noirs » des individus mêlés, réservant le qualificatif de « blancs » aux seuls individus considérés comme indemnes de mélange et pérennisant par là l’asymétrie fondamentale du classement. On sait la fortune d’un tel englobement dans les jeux identitaires du XXe siècle, au sein desquels, du côté « noir », l’ancien stigmate a été revendiqué comme signe d’appartenance, au prix d’une récupération retournée de la vieille segmentation raciale toujours efficace… Il y a là un effet déformant dont il est extrêmement difficile, même pour les esprits les plus avertis, de se dégager.

Gestion sociale de l’hérédité

Ces représentations de l’hérédité, pénétrées d’une vision hiérarchique des couleurs, peuvent gouverner des pratiques discriminantes, d’abord à des fins de domination. Il est certain que la pensée coloriste contribuait à verrouiller le système esclavagiste en liant de manière obligée la couleur noire et la servitude, et en faisant en sorte que les opprimés eux-mêmes soient convaincus du caractère définitif et indépassable – parce que conçu comme naturel et hors de l’histoire – de leur condition, de manière à les persuader de la vanité de toute révolte [14] ? « Préjugé d’autant plus utile qu’il est dans le cœur même des esclaves », selon les termes d’une dépêche ministérielle expédiée en 1771 au Gouverneur de Saint-Domingue…

La domination sans partage exercée par le groupe blanc requérait une stricte séparation entre les segments sociaux - c’est la logique de la ligne de couleur » - qui ne pouvait être assurée que par un strict contrôle des alliances au sein desquelles était assurée la procréation légitime servant à la reproduction de ce groupe. Ce sont des contraintes raciales de ce type qui ont gouverné l’évolution des groupes dans ces sociétés : on peut par exemple se référer au cas de la Martinique jusqu’à une date récente. Les Blancs originaires (Békés) s’y sont enfermés dans une stricte endogamie, admettant difficilement l’éventualité de mariages interraciaux, maintenant part là la « pureté » du groupe. Ce maintien s’est appuyé sur une stricte surveillance de la sexualité des femmes du groupe, à qui est revenu, dans le cadre de leurs procréations légitimes, d’assurer la reproduction du groupe identique à lui-même : un contrôle généalogique exercé avec constance lui a toujours permis d’exclure tout individu suspecté d’ascendance mêlée ou tout déviant à la règle d’alliance.

C’est la peur de la pollution biologique, l’angoisse devant les croisements raciaux [15], qui est historiquement attestée dans une société post-esclavagiste comme les Etats Unis : elle y a nourri l’imagination romanesque, comme dans An Imitation of Life, en 1933, de Fannie Hurst, livre dont le succès fut tel qu’il donna lieu à deux films, ou dans Kingsblood Royal, de Sinclair Lewis, en 1948 [16]. La colour bar, analogue à la ligne de couleur de l’ancienne Saint-Domingue, demeure encore une réalité aux Etats Unis, même si l’extension géographique du pays (rendant difficile un strict contrôle généalogique) a permis d’éventuels passing (passages de la ligne), qui constituent eux aussi un thème éminemment romanesque [17]. Il suffisait, pour passer la ligne, d’une nouvelle adresse, d’un changement de nom, le défi le plus complexe résidant dans la nécessité de ne surtout pas laisser d’indices derrière soi, afin d’échapper à la mémoire collective et d’occulter sa propre mémoire....

Un autre exemple peut être cherché à la Désirade, petite île marginale qui a connu un système d’habitations cotonnières esclavagistes au XVIIIe et au début du XIXe siècles. Elle en a hérité, malgré l’homogénéisation des conditions de vie consécutives à la libération des esclaves, d’une société racialement segmentée, du moins jusqu’aux années récentes. Son isolement et sa petitesse en font un laboratoire idéal pour dégager un modèle qui est applicable, sur un autre ordre de grandeur, à l’évolution qu’ont connue les îles à sucre comme la Guadeloupe ou la Martinique. Si l’on veut accéder à l’histoire génétique du groupe en dégageant les configurations par lesquelles s’opère la transmission des gènes d’une génération à l’autre, on est obligé – mais ceci est vrai pour toute population – de faire appel à certaines représentations de la réalité. Parmi celles-ci, la « probabilité d’origine des gènes » est l’une des plus parlantes à l’esprit, car elle évalue le « poids » des différents fondateurs au fil des générations ; les programmes visant à la calculer sont désormais devenus classiques en génétique des populations. Cette mesure est d’abord individuelle, et elle concerne chaque ancêtre « fondateur ». Mais il est également possible de constituer des groupes de fondateurs, de manière à calculer le total de leurs contributions aux générations successives. On peut en particulier apprécier la contribution de segments initiaux définis selon une optique socio-raciale (cela grâce à un document fondamental établi à l’Abolition de 1848, le Registre d’inscription des nouveaux citoyens). En renversant le calcul, il a pu être calculé, pour chaque individu et au fil des générations, la part d’ascendance issue de chaque ancêtre et de chaque segment initial. Ainsi ont pu être édictées des catégories généalogiques de métissage en fonction de l’éloignement – ou de la proximité – des segments « anciens libres » et « anciens esclaves » de la population de 1848, respectivement assimilables à un pôle « blanc » et à un pôle « noir ».

Premier constat : un certain nombre d’individus, à chaque génération, continuent à se rattacher exclusivement au pôle « blanc », dont tous leurs ancêtres font partie : ils constituent ainsi un groupe « blanc » qui se maintient dans le temps, indemne apparemment de mélange. On a là un effet de barrière, puisque ce groupe s’est refusé à la pénétration de gènes extérieurs. Il connaît certes une érosion manifeste, mais il arrive malgré tout à maintenir son individualité, et même à conserver un effectif étale pour les deux dernières générations, effet du pattern structurant de la ligne de couleur. Mais on peut toujours alléguer que le hasard aurait bien pu amener au même résultat. L’exemple a contrario du destin du segment « noir » prouve le contraire. Au départ, il est beaucoup plus fourni en individus, mais il connaît ensuite une dégringolade irrémédiable : il ne reste finalement à la dernière génération qu’un individu à descendre entièrement de ce segment ! C’est dire la rapidité avec laquelle un groupe peut se dissoudre dans une population « générale » lorsqu’il n’a pas de stratégie consciente de survie. C’est dire aussi combien le concept de barrière ne s’applique pas par rapport au pôle « noir » : le terme de « noir », lorsqu’il est employé dans ce type de sociétés, désigne le plus souvent des individus qui sont, d’une manière où d’une autre, déjà mêlés… Au-delà de la barrière entourant le groupe « blanc » se produit en effet un puissant mouvement de brassage, au sein duquel se mêlent les apports « blancs » et « noirs ». La descendance « blanche » ne se cantonne pas dans le groupe de même appellation mais se diffuse dans le reste de la population insulaire. La barrière apparaît perméable dans un sens mais pas dans l’autre ; cette hémiperméabilité fait que le flux génique ne peut aller que des « Blancs » vers la population « de couleur », qui se trouve par là en perpétuelle évolution alors que l’autre reste stable.

La logique de la ligne de couleur, dans les sociétés post-esclavagistes, est en effet cohérente dans les perspectives du segment racialement dominant. Mais les valeurs liées à l’idéologie de couleur diffusent dans le reste du corps social, qui est alors tenté d’utiliser les nuances chromatiques générées par la miscégénation (pouvant correspondre à des catégories populaires de métissage), comme autant de paliers reliant les deux pôles raciaux. Au sein même des gens de couleur, cette catégorisation débouche sur des comportements individuels liés au choix du conjoint, et sur de véritables stratégies intergénérationnelles. On peut ainsi noter une nette tendance à l’homogamie, c’est-à-dire à des unions qui lient des semblables au plan de l’apparence physique. Le mulâtre a ainsi tendance à se séparer de plus « noir » que lui : une telle attitude débouche sur la formation de sous-groupes à la fois phénotypiques et sociaux qui visent à se refermer vers le bas tout en restant ouverts vers le haut. Stratégies qui, allant dans certaines lignées dans le sens d’une volonté tenace de blanchiment, furent menées, selon les termes de cet observateur aigu de la société martiniquaise qu’était le romancier Salvat Etchart [18], avec une « tranquille et persévérante ferveur », « troublante phase d’une guerre où les gestes de l’amour étaient aussi hargneux, mortels et trompeurs, rusés que ceux d’un combat… Chaque matrice conservait sa part de semences sélectionnées », recevant ce « Message blanc » stigmatisé par Frantz Fanon, qui brocardait ces « délicieux petits gènes aux yeux bleus, pédalant le long des couloirs chromosomiaux [19]… ».

Une stricte surveillance du choix des partenaires reproducteurs - dont l’avatar ultime ne saurait être que l’eugénique - a donc permis de canaliser le cheminement des gènes d’une génération à l’autre, déterminant les flux et façonnant, au niveau biologique, les structures de population, caractérisées à la fois par l’existence d’une barrière génétique hémiperméable et par le feuilletage de strates ouvertes vers le haut mais fermées vers le bas, reflétant le modèle du segment non mêlé, le mouvement des gènes étant un peu comme celui de l’eau dans les fontaines à vasques superposées, et aboutissant à la création de sous-ensembles entre lesquels s’est installé un cloisonnement le long de lignes de clivage généalogiques.

Ces jeux sociaux, et la prégnance pérenne de la « race » qu’ils révèlent, ne sont certainement pas sans relation avec les propriétés mêmes du référent, susceptibles d’influer sur le processus identitaire. En d’autres termes, ancrer l’identité sur une marque biologique comme la couleur de la peau n’est pas sans conséquences… Le fait premier qu’il faut avoir à l’esprit est que cette marque, bien que confinée à l’univers des apparences et dépendant d’un support génétique infime, n’en est pas moins inscrite dans l’hérédité. Il en résulte qu’elle est héritable de génération en génération, transmise des parents aux enfants, qui vont la transmettre à leur tour. C’est là un phénomène qu’avait bien perçu, dans une analyse lumineuse, Alexis de Tocqueville [20] (1835). Après avoir mis en parallèle l’esclavage antique et l’esclavage moderne (« ce qu’il y avait de plus difficile chez les anciens était de modifier la loi, chez les modernes c’est de changer les mœurs et pour nous la difficulté commence là où l’antiquité la voyait finir… »), il mettait l’accent sur la singularité moderne de l’association de l’esclavage avec la race, concluant en ces termes : « le souvenir de l’esclavage déshonore la race, et la race perpétue le souvenir de l’esclavage ». On ne saurait mieux exprimer la persistance de la mémoire de l’esclavage par la récurrence perceptive de la trace discriminante. La nouvelle macule servile ne peut s’effacer et se transforme en stigmate hérité. Nous sommes donc en présence d’une rémanence du biologique par rapport aux évolutions sociales…

Mais cette rémanence est socialement instrumentée. Dans un contexte naturel, il n’y a en effet pas de choix, et règne le hasard des rencontres reproductrices, impliquant un brassage qui aboutit à la constitution d’une nouvelle population, se rapprochant à chaque génération d’un état d’équilibre où toute distinction en fonction de l’origine devient non pertinente. Ce modèle, il va sans dire, n’est jamais réalisé dans les populations humaines… De la même manière, si les différences phénotypiques, dans une rencontre de populations physiquement contrastées, n’avaient pas de charge sémantique au sein du champ social, les distances initiales s’éroderaient, perdant toute implication opératoire dans les choix matrimoniaux. S’impose au contraire ici une opposition sociale à la redistribution aléatoire des couleurs… Malgré la redistribution des cartes à chaque succession de génération, on ne peut que constater un effort permanent pour que les jeux distribués soient perpétuellement réassortis en fonction des couleurs initiales. Par là c’est cette donne qui est, à chaque tour, proposée à la perception raciale. Celle-ci s’articule donc à une réalité qui, bien que mouvante, garde malgré tout la mémoire des apparences anciennes. Ainsi perdure le donné biologique antérieur, dans des limites telles que l’idée de race peut continuer à y trouver un fondement. Et c’est à partir de la polarisation persistante de cette donne phénotypique, génération après génération, que peut s’organiser la perception des couleurs.

La boucle est donc bouclée, dans un cycle complet d’action et de rétroaction. Ces sociétés nous donnent en fait une leçon générale : là où ailleurs l’évolution biologique des populations avance dans l’invisibilité, simplement canalisée par la distance sociale ou spatiale, il est ici possible de saisir des règles relativement strictes qui ont gouverné la transmission des gènes (en tous cas ceux qui déterminent les caractères visibles d’une génération à l’autre…) en fonction des choix sociaux qui ont présidé aux rencontres reproductrices : « le système de valeurs (a agi) à la manière d’un filtre génétique [21] », et la population a évolué elle-même vers le but que la société lui fixait. En quelque sorte le biologique a enregistré en lui l’ordre du social, et par là une idéologie s’est véritablement incarnée…

Il s’est en définitive posé pour les sociétés esclavagistes, puis post-esclavagistes, fondées sur une correspondance originelle entre les statuts et les apparences physiques, un problème de reproduction inédit : comment contrôler un phénomène dont tous les paramètres ne sont pas sociaux, mais passent par le canal de l’hérédité biologique ? La rémanence du biologique s’inscrit dans une dimension temporelle au long cours, induisant une grande viscosité des rapports sociaux et cristallisant les hiérarchies sociales premières. N’est-il pas justement possible de tirer parti de la persistance de ces caractères ancrés dans l’hérédité pour assurer une meilleure reproduction sociale ? Comment dans ce cas aider la nature, en sauvegardant au mieux les apparences pour qu’elles restent porteuses de discrimination, et remédier à la dilution progressive des couleurs ? La solution a résidé dans le recours à une économie matrimoniale étroitement surveillée qui, conditionnant la reproduction biologique de la population, a assuré partiellement la duplication des apparences premières et par là une stabilisation des rapports sociaux : c’est dire qu’il y a eu une « gestion » sociale de la transmission des traits biologiques discriminants en fonction desquels s’effectue le tri racial. Ces sociétés ont ainsi assuré ainsi la reproduction des apparences, un peu comme d’autres garantissaient la pérennité des hiérarchies foncières en gérant au sein des lignées la transmission des patrimoines… Par les pratiques sociales qui touchent à l’économie matrimoniale, légitime ou illégitime, ces sociétés se sont trouvées en mesure de canaliser les divers modes de redistribution génétique à chaque génération et de contrôler un phénomène biologique qui normalement leur aurait échappé, gouvernant l’hérédité qui assurait cette reproduction nécessaire des apparences.



[1] Michèle DUCHET, « Esclavage et préjugé de couleur », dans P. de COMARMOND et C. DUCHET (eds.), Racisme et société. Paris, Maspéro, 1969, p. 121-130.

[2] Sur ce point, on pourra se reporter à Jean-Luc BONNIOL, La couleur comme maléfice. Une illustration créole de la généalogie des « Blancs» et des « Noirs », Paris, Albin Michel, 1992.

[3] Marc AUGÉ et Françoise HERITIER, « La génétique sauvage », Le Genre humain, 3,4, 1982, p. 127-136.

[4] Jean-Luc BONNIOL et Pascale GLEIZE, « Penser l’hérédité », Ethnologie française, 24, 1, 1994, p. 5-10.

[5] Françoise HERITIER, « Le sperme et le sang. De quelques théories anciennes sur leur genèse et sur leurs rapports », Nouvelle Revue de Psychanalyse, 32, 1985, p. 11-122.

[6] Jean BENOIST, « Le métissage, biologie d’un fait social, sociologie d’un fait biologique », Métissages, t. II, Paris, L’Harmattan, 1992, Actes du colloque international de Saint-Denis de la Réunion, avril 1990 ; Jean BENOIST et Jean-Luc BONNIOL, « Hérédités plurielles. Représentations populaires et conceptions savantes du métissage », Ethnologie française, 24, 1, 1994, p. 58-69.

[7] Sidney W. MINTZ, « Groups, Group Boundaries and the Perception of ‘Race’ », Comparative Studies in Society and History, 13, 4, 1971, p. 437-450.

[8] Yvan DEBBASCH, Couleur et liberté. Le jeu du critère ethnique dans un ordre juridique esclavagiste. Paris, Dalloz, 1967.

[9] MOREAU de SAINT-MERY, Description… de la partie française de l’Isle de Saint Domingue. Philadelphie, 1797 (réed. Paris, Larose, 1958).

[10] Jean-Luc BONNIOL, « La généalogie au coeur des sociétés antillaises. Des représentations aux techniques d’investigation », dans T. BARTHELEMY et M.C. PINGAUD (eds), La généalogie entre science et passion, Paris, Editions du C.T.H.S., 1997, p. 249-265 ; « Genèse de l’identité de couleur dans les sociétés esclavagistes et post-esclavagistes », Les nouvelles de l’archéologie, 90, 2002, p. 17-19. Sur la classification de l’ancienne Saint-Domingue, on pourra également se reporter à P. CREPEAU, Classifications raciales populaires et métissage. Essai d’anthropologie cognitive. Sainte-Marie, Martinique, Centre de recherches caraïbes, 1972.

[11] Lawrence A. HIRSCHFELD, « La règle de la goutte de sang, ou comment l’idée de race vient aux enfants », L’Homme, 150, 1999, p. 15-40.

[12] Colette PETONNET, « La pâleur noire. Couleur et culture aux États-Unis », L’Homme, 26, 1, 2, 1986, p. 171-188.

[13] Michèle DUCHET, art. cit.

[14] Michel GIRAUD, Races et classes à la Martinique. Paris, Anthropos, 1979.

[15] Cette hantise relative au choix du conjoint a pu être interprétée par certains psychologues sociaux sur une base très générale. Ce sont là les théories concernant le « désir d’homofiliation physique », qui s’exprimerait par le souhait de préserver son identité phénotypique dans ses descendants. L’identité propre de la lignée chercherait à s’exprimer par la ressemblance des générations... Une telle interprétation permet de rendre compte des tabous très puissants attachés aux unions interraciales qui peuvent menacer la similitude physique des ascendants aux descendants, l’obsession du mélange des sangs si récurrente dans l’imaginaire social, la phobie du métissage… De fait, le cercle familial apparaît comme l’ultime rempart à l’acceptation raciale, dont témoigne si fort l’expression : « Voudriez-vous que votre fille épouse un... ? ». Sur ce point voir R. PAGES, « Abus racistes de la psychologie et de la psychologie sociale du racisme », Droit et liberté, supp. au n° 382, 1979.

[16] Traduit en français en 1965 chez Flammarion, sous le titre De sang royal.

[17] Philip ROTH, The Human Stain, 2000, traduction française chez Gallimard en 2002, sous le titre La tache. On pourra également consulter un essai biographique récent de S. Taylor HAIZLIP, The Sweeter the Juice, New-York, Simon & Schuster, 1994.

[18] Salvat ETCHART, Le monde tel qu’il est, Paris, Mercure de France, 1967.

[19] Frantz FANON, Peau noire, masques blancs, Paris, Seuil, 1954.

[20] Alexis de TOCQUEVILLE, De la démocratie en Amérique, Paris, C. Gosselin, 1835.

[21] Tzvetan TODOROV, Nous et les autres, Paris, Le Seuil, 1989.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 1 avril 2017 19:20
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref