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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Jean-Luc Bonniol, “Un miracle créole ?” Un article publié dans la revue L’Homme, no 207-208, 2013, pp. 7-15. Paris: École des Hautes Études en Sciences sociales. [L'auteur nous ont accordé le 8 janvier 2016 son autorisation de diffuser ce texte en libre accès à tous dans Les Classiques des sciences sociales.]

[7]

Jean-Luc Bonniol

Professeur émérite (anthropologie),
Université d’Aix-Marseilles III, France.

Un miracle créole ?

Un article publié dans la revue L’Homme, no 207-208, 2013, pp. 7-15. Paris : École des Hautes Études en Sciences sociales.

Introduction

En avril 1989, Édouard Glissant, alors en poste à l’Université de Bâton-Rouge en Louisiane, organisa un colloque sur le système de plantation aux Amériques, trouvant là l’occasion de contribuer à la poursuite de la réflexion collective sur ce mode agraire aux dimensions sociales si spécifiques, entamée depuis déjà trois décennies, à laquelle il avait largement participé dans ses travaux antérieurs (Glissant 1981). À ce colloque, intervint Michel-Rolph Trouillot, anthropologue et historien haïtien, professeur à l’Université de Chicago. Dans sa communication (publiée quelques années plus tard avec, en exergue, cet emprunt à Glissant : « Le lieu est incontournable »), celui-ci lança pour la première fois l’expression de « miracle de la créolisation » (Trouillot 1998).

Pourquoi une telle référence à un éventuel miracle ? D’abord parce que le terme renvoie à un phénomène largement inexpliqué, en attente d’une analyse. Ensuite parce qu’il permet de qualifier un processus qui semble revêtir une portée éminemment positive : « contre toute attente », une « merveille » a été produite dans les « mâchoires d’une force brutale et absolue » (Ibid. : 8). Des parcelles familiales de l’arrière-pays jamaïcain aux religions afro-brésiliennes et afro-cubaines, de la musique de jazz de la Louisiane à la vitalité de la peinture haïtienne ou à la conscience historique des Marrons du Surinam (ce sont là les exemples énumérés par Michel-Rolph Trouillot), « les manifestations des cultures afro-américaines nous apparaissent comme le produit d’un perpétuel miracle ». Même si, poursuivait-il :

« […] la culture est définie dans le sens restreint d’une production artistique et intellectuelle légitimée en fin de compte par le pouvoir (ce que certains anthropologues appellent la “haute culture”), les Antilles à elles seules suffisent à fournir des cas exemplaires aptes à susciter un émerveillement à répétition : en dépit de leur taille, les îles des Caraïbes ont [8] donné naissance à un nombre impressionnant de personnalités qui ont laissé leur empreinte intellectuelle sur la scène internationale. Mais la véritable réussite est, en fait, que des hommes et des femmes anonymes aient façonné, le long des siècles, malgré l’esclavage et les autres formes de domination, des modèles culturels sur lesquels reposent les performances hautement individualisées des intellectuels ». (Ibid. : 9, notre traduction)

Si le terme n’était pas devenu aujourd’hui si galvaudé, peut-être pourrait-on parler d’une forme de résilience collective faisant suite à une souffrance extrême… Il existe à la Martinique un lieu dénommé Tombeau des Caraïbes, ou Coffre la mort, où la légende place un épisode du début de la colonisation, lorsque les derniers survivants du peuple indigène préférèrent se jeter de la falaise 1. Car le point de départ du procès de créolisation est d’abord marqué par une violence fondatrice, avec la disparition (la « désapparition », comme propose de le dire Édouard Glissant) de la population amérindienne autochtone. Il porte ensuite les stigmates d’une oppression sans équivalent, avec la déportation-marchandisation de millions d’êtres humains de l’Afrique vers le Nouveau Monde. Arrachés à leur vie antérieure et à leurs liens affectifs, littéralement chosifiés, ces hommes et ces femmes éprouvèrent dans leur chair les conditions abjectes du « passage du milieu », du « gouffre » – métaphore souvent utilisée par Édouard Glissant dans ses œuvres –, celui des profondeurs océaniques jonchées des cadavres jetés à la mer à chaque traversée, comme l’évoquait déjà Aimé Césaire dans son Cahier d’un retour au pays natal (1939), et celui de cet « univers absolument fou du bateau négrier » où ils furent enchaînés, entassés à fond de cale. Ce gouffre constitue, selon Édouard Glissant, l’« antre » d’où sont sorties les sociétés esclavagistes du Nouveau Monde, une matrice qui les a façonnées (1981 : 297) ; c’est ce « chronotope », évoqué pas Paul Gilroy dans son Atlantique noir (2003 [1993]), marqueur spatio-temporel dont le souvenir hante encore la mémoire des hommes qui en sont issus. Une telle épreuve, imposant une relation particulière à la mort, mais permettant aussi une « mise en rapport physique des continents et une mise en rapport symbolique des univers de sens » (Chivallon 2012 : 84), a pu être interprétée comme une forme d’initiation, impliquant une profonde transformation pour ceux qui avaient pu lui survivre, appelés à véritablement renaître en un autre lieu : dans ces « cales improbables de l’histoire humaine », est apparu « quelque chose de nouveau dont il faut mesurer la résonance » (Ibid.).

Arrivés à destination, la déshumanisation des transbordés n’était pas terminée : ils étaient destinés à connaître un asservissement à vie, pour eux et leurs descendants. De par le droit qui fondait leur statut d’esclaves, la liberté [9] leur était inaccessible, sauf selon les conditions rares et expresses de l’affranchissement. Entièrement soumis à l’arbitraire et au bon vouloir du maître (simplement encadré, de manière fort ambiguë, par des textes comme le Code noir…), ils étaient astreints au travail forcé, supportant les morsures fréquentes du fouet, l’enfermement dans des cachots, des amputations en cas de fuite, voire même des tortures, malgré leur interdiction. Ils subissaient enfin une oppression supplémentaire et implacable, celle induite par le préjugé de couleur : « peu d’injustices sont plus profondes que de réduire à néant les occasions de se développer, ou même d’espérer, à cause de limites imposées de l’extérieur mais que l’on pense venir de soi » (Gould 1983 : 24). L’idée de race, comme nous avons pu l’affirmer par ailleurs, s’inscrit en effet dans une théorie des limites, qui considère le statut des groupes comme la mesure de ce qu’ils devraient et doivent être, faisant peser sur les catégories méprisées un fardeau de plus, celui de leur infériorité inhérente, intériorisée par ceux-là mêmes qui en étaient victimes (Gould 1983 ; Bonniol 1992 : 251), en évacuant ce type d’inégalité hors du champ de l’histoire et du changement. Assemblage paradoxal que celui d’une modernité qui, à l’époque des Lumières, semble écartelée entre rationalité et barbarie (Gilroy 2003 [1993]) ; Chivallon 2012).

5Mais c’est justement dans ces forges terribles qu’a pu être façonnée la « merveille » de la créolisation, et que sont apparues des cultures improbables, « qui n’étaient pas destinées à exister ». Dans son texte séminal, Michel-Rolph Trouillot reprend certaines intuitions d’Édouard Glissant, que celui-ci a ensuite développées à partir de la métaphore du détour… Leur argument commun place au premier plan la capacité des esclaves à utiliser les contradictions inhérentes aux principes fondamentaux du système et aux rouages quotidiens du fonctionnement des plantations, leur aptitude à contourner les marges, au cœur pour eux d’une certaine forme de résistance :

« […] l’héroïsme du processus de créolisation est d’abord et avant tout l’héroïsme des hommes anonymes, des femmes et, trop souvent oubliés, des enfants… Les pratiques culturelles afro-américaines ont émergé sur les marges des plantations, rongeant la logique d’un ordre et de ses manifestations quotidiennes. S’insinuant dans les interstices du système, elles ont conquis chaque pouce de chacun des territoires culturels qu’elles occupent maintenant. Dans ce sens, la plantation a été la première matrice culturelle des populations afro-américaines […]. Il s’agissait d’un contexte imposé, rigide, d’une institution imposée aux esclaves, mais au sein de laquelle ils ont accompli leur plus formidable réalisation, celle de créer ce qui est vraiment devenu un Nouveau Monde ».(Trouillot 1998 : 25-26, notre traduction)

Il ne s’agit toutefois là que d’une certaine vision des choses, que d’aucuns pourront taxer d’irénisme. Elle s’oppose à une autre héroïsation, celle des Marrons, fortement développée par d’autres courants de pensée, dans la mesure où la geste qui leur est attachée apparaît comme l’illustration d’une résistance [10] tangible, menée par ces esclaves en fuite parfois en conflit ouvert avec les maîtres des plantations. Mais elle contredit surtout la thèse afrocentriste (souvent associée avec le « nationalisme noir »), qui prône une continuité radicale entre l’Afrique et les « Africains Américains ». Les analyses des sociétés esclavagistes et postesclavagistes se révèlent, de fait, empreintes des diverses sensibilités idéologiques et politiques qui peuvent s’y manifester. Le champ de réflexion, comme le fait remarquer Richard Price dans le présent volume, continue à être politiquement chargé, avec une forte influence des race politics, telles qu’elles s’imposent aux États-Unis, sur les conclusions académiques. De là la nécessité, poursuit-il, de revenir au plus près des faits, en s’efforçant de dégager des constantes (par exemple, en ce qui concerne les relations de pouvoirs) et des variables (démographiques, géographiques…) dans les phénomènes qu’il s’agit de décrire et d’interpréter, en bref d’historiciser et de contextualiser sans trêve. Un tel appel était déjà lancé dans un de ses textes, co-écrit avec Sidney Mintz au milieu des années 1970, qui a fait date dans les entreprises interprétatives de la genèse des sociétés et des cultures issues de l’esclavage, dans la mesure où il offrait une argumentation serrée en faveur de la théorie de la créolisation (Mintz & Price 1992 [1976]).

Christine Chivallon constate elle aussi l’inflation idéologique qui imprègne bien des analyses, certains discours (comme ceux qui construisent les projets musicaux en termes raciaux, dans le prolongement de l’imaginaire racial de la société américaine) pouvant valider, reproduire, réifier les catégories que la matrice coloniale a générées. En sens inverse, la charge sémantique de la créolisation, qui évoque le brassage, l’emmêlement, le mélange, apparaît comme une réfutation du projet implicite que l’ordre esclavagiste aurait voulu appliquer : la séparation hiérarchisée des groupes sur la base des différences phénotypiques au profit de la suprématie blanche. Dans ces sociétés où règne l’obsession coloriste, la créolisation semble ouvrir une voie opposée aux durcissements catégoriels, les individus pouvant toujours jouer sur le foisonnement de registres d’identification, particulièrement apparent dans le champ religieux, mais aussi dans bien d’autres secteurs de la vie sociale, ou dans les dispositifs narratifs mémoriels. Ce qui ne doit pas, toutefois, alimenter une vision de la créolisation se déployant dans les hautes sphères d’une multiplicité exempte de hiérarchies, de rapports de force, de rejets, d’adaptations conflictuelles. Impossible, en effet, d’approcher la culture caribéenne sans comprendre la manière dont elle a été continuellement pénétrée par les questions de pouvoir, et dont elle a continuellement inventé de nouvelles manières d’y échapper.

Une brassée de données ethnographiques localisées est fournie par la contribution de Marie-José Jolivet. Comment, dans le cas de la Guyane, envisager le phénomène de créolisation, lorsqu’un segment particulier de population porte seul l’appellation de « Créoles », et s’affirme comme tels ? [11] Doit-on réserver le concept aux constructions culturelles qui sont énoncées comme créoles par tous ceux qui en relèvent et qui sont reconnues comme telles ? Raymond Massé prend, quant à lui, comme point de départ de sa réflexion le mouvement de la créolité, ainsi qu’il est apparu aux Antilles françaises. Ce mouvement a ouvert un espace de création mais se présente aussi comme une idéologie politique, qui a été soumise à force critiques du côté anglophone, qui pointent le recours à un « signifiant flottant » et à un discours masquant les divisions ethniques internes, dans la continuité de la fiction d’un creuset colonial. S’attachant aux évolutions contemporaines que connaissent ces îles (en s’appuyant notamment sur ses travaux consacrés aux souffrances psychiques des Martiniquais [2008]), il fait de la quête de reconnaissance l’un des moteurs actuels les plus puissants de l’affirmation créole.

C’est à l’originalité d’un certain mode d’organisation familiale lié à la dynamique de la créolisation que s’intéresse Stéphanie Mulot. La matrifocalité antillaise lui semble dépasser la simple monoparentalité : il s’agit plutôt pour elle d’un mode relationnel reposant sur des identités masculines et féminines fortement hétéronormées, sur lesquelles l’empreinte du passé esclavagiste semble particulièrement prégnante, selon un « double standard » de valeurs qui avait pu être mis en évidence par Peter Wilson dans ses travaux sur l’île colombienne (mais anglophone) de Providencia (1973). Carlo Célius questionne, pour sa part, les propositions de celui qui fut l’un des grands analystes de la société haïtienne, Gérard Barthélémy, lorsqu’il a postulé l’existence de deux sociétés parallèles, celle des Créoles et celle des Bossales (1989, 1996) 2, afin de rendre compte d’une dichotomie qui aurait gouverné l’histoire haïtienne depuis l’ancienne Saint-Domingue. Arpentant le domaine de l’art, notamment celui du métal découpé, où, selon Barthélémy, se manifeste la créativité bossale empreinte de l’esprit du marronnage, Carlo Célius dévoile la rigidité de ce modèle « barthélémien », qui ne permet pas de saisir les dynamiques mêlées et transversales au fondement de l’apparition de l’art naïf en Haïti.

À l’autre bout du monde, Guillaume Samson parcourt un domaine particulièrement emblématique des processus de créolisation, celui de la musique, tel qu’il peut l’analyser à l’île de la Réunion. Son observation met clairement en relief deux niveaux d’analyse de la créolisation : d’une part, celui qui scrute les changements « objectifs » de la matière musicale elle-même, d’autre part, celui qui examine les discours ou les imaginaires qui accompagnent ces changements, marques d’identité qui leur donnent du sens, mais qui peuvent avoir aussi un effet performatif en contribuant à l’émergence de nouvelles formes musicales. Il pointe également l’ambiguïté de l’utilisation [12] d’un terme qui oscille souvent dans le discours scientifique entre les registres « étique » et « émique », sans que la frontière entre les deux usages soit clairement tracée. Carmen Bernand demeure dans le même domaine de la production musicale, mais explore, quant à elle, un tout autre lieu, à une tout autre échelle : l’Amérique latine. Elle envisage le cas de sociétés qui ne sont pas qualifiées de créoles, alors que c’est pourtant en leur sein que le terme est apparu (criollo) et qu’il a pu y servir, non seulement à désigner des catégories sociales, mais aussi à profiler une notion anthropologique censée rendre compte des qualités des individus qui les composent, qualités mises en rapport avec les caractéristiques de la nature dans laquelle ils vivent. Odina Sturzenegger-Benoist reste sur ce même terrain latino-américain et s’interroge sur la possibilité de qualifier les sociétés latino-américaines de créoles sans les rabattre pour autant sur le modèle caribéen. Afin de clarifier certains enjeux conceptuels, elle entreprend de décrypter le doublet métissage/créolisation, tant dans l’articulation des deux notions que dans leur éventuelle dissociation.

La confrontation entre littérature et anthropologie constitue l’un des points cruciaux des enjeux de représentation propres aux réalités créoles. Anna Lesne ouvre ici le dossier, tout en introduisant la parole d’un des auteurs principaux du mouvement de la créolité, Patrick Chamoiseau. Le dialogue des écrivains avec les anthropologues n’est pas chose nouvelle, depuis les rapports privilégiés des intellectuels haïtiens avec l’ethnologie dans les années 1930. Plus tard, Michel Leiris, qui associait l’idée d’un modèle antillais à une forte valorisation des contacts de civilisations (1955) 3, a exercé une influence majeure sur Édouard Glissant. Inversement, les anthropologues spécialistes de ces sociétés ont toujours accordé à la littérature une place privilégiée, comme le soulignait Jean Benoist (1972), pour qui les deux approches ne pouvaient être que complémentaires, ne se référant pas « aux mêmes zones de la conscience ». Mais ce dialogue n’est pas allé sans frottements rugueux, car il mettait aussi en jeu une autre division, celle du natif et de l’étranger. Ainsi a-t-on pu souvent constater des charges contre les discours savants prenant pour objet les Antilles, considérés parfois même comme illégitimes. Les auteurs de l’Éloge de la créolité appellent de leurs vœux un savoir « natif » face au savoir savant, qu’ils distinguent de leur entreprise littéraire (Bernabé, Chamoiseau & Confiant 1989). C’est ce que confirme Patrick Chamoiseau dans l’entretien ici consigné, qui parle de « pied de nez fait aux Canadiens » (allusion aux recherches effectuées, au début des années 1970, par le Centre de recherches caraïbes de l’Université de Montréal, qui était alors dirigé par Jean Benoist) et du « souci [13] de montrer qu’il était temps de récupérer le discours autorisé sur nous-mêmes », privilégiant toutefois une exploration sensitive, d’ordre poétique, qui n’invalide pas la connaissance scientifique que l’on doit en avoir. Dans le texte qui est joint en annexe à cet entretien, Patrick Chamoiseau insiste sur la modernité de la créolisation, qui instaure un nouveau genre de collectivité, organisé à la fois sur l’individuation et l’improvisation, une architecture de principes et de valeurs, bien visible par exemple dans les musiques qui sont sorties de ce monde et qui ont accédé à une forme d’universalité, comme le jazz. Michel Giraud, dans l’« À propos » qu’il consacre à l’ouvrage du regretté Alain Ménil sur Édouard Glissant, s’interroge de son côté sur les propositions théoriques de l’écrivain martiniquais et sur celles de son commentateur, à la lumière d’une conception délibérément anti-essentialiste de la créolisation.

Jean Benoist s’essaie à une méditation comparative entre les sociétés créoles de la Caraïbe et de l’océan Indien et les sociétés méditerranéennes, dont les entrelacs culturels qui s’y sont formés depuis des millénaires ont pu, ces dernières années, être analysés en convoquant l’idée de créolisation. De sa réflexion, qui relève d’une philosophie de l’histoire, ressort une oscillation qui orienterait le devenir des sociétés entre deux pôles : l’un marqué par un appel vers la pureté, considéré comme l’essence même de l’identité, et par la stigmatisation concomitante du mélange ; l’autre caractérisé par les convergences et les perméabilités culturelles. Le propre des sociétés créoles historiques réside, selon lui, dans le fait d’avoir été forgées dans « une fusion à haute température », qui a fini par être positivement considérée durant ces dernières décennies : d’où la difficulté de procéder à une extension du domaine de la créolisation, car le concept porte en lui l’héritage d’une tension fondatrice en même temps qu’il signale l’effort pour la transcender, effort au demeurant toujours à soutenir, car cette tension reste présente et susceptible de s’imposer à nouveau. La Méditerranée, en revanche, malgré les rencontres de cultures dont elle a pu être le cadre et les périodes de convivenza qu’elle a connues, a été sans cesse marquée par le retour du pur, le résultat des mélanges pouvant, à son tour, « se durcir en pur ». C’est plutôt, comme a pu le faire remarquer Christian Bromberger, les « crispations narcissiques » qui s’y sont imposées, dans un système complexe de construction au plus près d’« identités en miroir », faites d’oppositions et de complémentarités (Bromberger & Durand 2001).

Rappelons a contrario la force intégrative des dynamiques culturelles qui se sont fait jour dans la spécificité même du destin des Afro-Américains, dont la gloire réside, comme le rappelle Sidney Mintz (2010), dans cette durable fibre d’humanité qui a réussi à se maintenir dans une des situations les plus répressives et violentes de l’histoire. Et dont l’originalité a plus reposé sur la créativité et l’innovation, que sur l’indélébilité de contenus culturels originels. Pourquoi ne pas reconnaître également la singularité de dispositifs [14] de dépassements collectifs qui ont permis de transcender les déchirures fondatrices ? Citons en la matière Édouard Glissant : « la Plantation est un des ventres du monde […]. Et pour finir son enfermement a été vaincu. Le lieu était clos, mais la parole qui en est dérivée reste ouverte » (1990 : 89). Sans doute peut-on penser que la valeur préfigurative qu’il accorde aux sociétés créoles, qui annonceraient une grâce maintenant accessible à une humanité ouverte à tous les vents de la mondialisation, s’inscrit dans un horizon qui n’est peut-être qu’un mirage. Comme le fait remarquer ici même Richard Price (également dans Price 2001 : 58), les miracles dépendent de la foi, et le miracle de la créolisation ne fait pas exception. Nul ne peut cependant en abolir la promesse.

Bibliographie

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[15]

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Notes

1 Événement qui, en fait, se produisit réellement à la Grenade, où l’on trouve encore un lieu dit Morne des Sauteurs.

2 Division qui ne correspond pas, en fait, à une catégorisation émique, laquelle s’est plutôt structurée à partir de l’opposition Noirs/Mulâtres.

3 Les intellectuels caribéens étant pour lui « en posture privilégiée pour l’élaboration d’un syncrétisme de grand style », préfigurant « ce que pourrait réaliser, si elle s’instaure dans l’avenir, la “société sans races” » (1949 : 353).

Articles du même auteur

Chronique d’un lieu de pensée. Fonds Saint-Jacques [Texte intégral]

Matoury, Ibis Rouge, 2015, 207 p., notes bibliogr., index (« Espace outre-mer »)

Paru dans L’Homme, 217 | 2016

Au prisme de la créolisation [Texte intégral]

Tentative d’épuisement d’un concept

Paru dans L’Homme, 207-208 | 2013

Droits d’auteur

© École des hautes études en sciences sociales



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 1 avril 2017 19:10
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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