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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Jean-Luc Bonniol, “Janvier-mars 2009, trois mois de lutte en Guadeloupe.” Un article publié dans la revue Les Temps Modernes, 1/2011 (n° 662-663), p. 82-113. [L'auteur nous ont accordé le 8 janvier 2016 son autorisation de diffuser ce texte en libre accès à tous dans Les Classiques des sciences sociales.]

[82]

Jean-Luc Bonniol

Professeur émérite (anthropologie),
Université d’Aix-Marseilles III, France.


Janvier-mars 2009,
trois mois de lutte en Guadeloupe
.” [1]

Un article publié dans la revue Les Temps Modernes, 1/2011 (n° 662-663), p. 82-113.
 

Introduction [82]

1. Caractériser la réalité sociale guadeloupéenne [86]

2. Le LKP : mouvement revendicatif non identifié ? [92]

3. La dimension culturelle et identitaire [96]

4. Le problème de la « race » [99]

5. Quel rapport à la France ? [105]

Introduction

19 février 2009. Le vol d’Air France pour Pointe-à-Pitre — le seul de la journée à être maintenu — a été avancé d’une heure, de manière sans doute à éviter une arrivée tardive et une halte nocturne... Les dernières nouvelles de la Guadeloupe sont en effet alarmantes : après plus de deux semaines de manifestations pacifiques et les palinodies du ministre des DOM-TOM, désavoué par le Premier ministre, la situation est toujours bloquée... Sur place, la gestion calamiteuse de la crise par le pouvoir en place est comprise comme une certaine indifférence et semble être particulièrement mal ressentie. Ce qui est manifeste à cette heure manifeste, c’est l’absence de véritable réponse de la part de l’autorité nationale depuis le début de la crise et le silence d’un président sans réel relais local, à la différence de ses prédécesseurs, de droite ou de gauche. Suite à l’érection des premiers barrages le 16 février, des affrontements avec la police ont commencé, occasionnant les premiers blessés parmi les manifestants. Dans la nuit du mardi 17 au mercredi 18 février, le syndicaliste Jacques Bino a été tué par balles dans la cité Henri IV de Pointe-à-Pitre, un peu comme si une révolution était en cours et qu’elle commençait à dévorer ses propres enfants. Les troubles se sont poursuivis dans la journée avec leur lot de barrages enflammés, d’établissements de commerce incendiés et de pillages ; l’approvisionnement en essence [83] demeure problématique en raison de la fermeture des stations-services...

L’avion d’Air France est à moitié vide, ce qui est inhabituel sur une ligne qui assure à la compagnie un remplissage régulier de ses appareils, la Guadeloupe étant devenue au fil des ans une destination touristique de moyenne gamme, bien fréquentée par la clientèle française, qu’elle ait ou non des attaches avec le pays.

J’ai demandé à un ami proche, dont je connais l’engagement de longue date et les attaches avec le mouvement en train de mobiliser la Guadeloupe, de venir nous attendre à l’aéroport. C’est chez lui que nous devons passer la nuit, notre trajet vers le sud de l’île, où nous devons séjourner, n’étant pas assuré du fait des barrages. Etrange impression de retrouver, comme si je l’avais quittée hier, la Guadeloupe, le profil de ses montagnes, le vert profond de sa végétation, ses maisons dispersées à l’assaut des mornes, alors que nous rejoignons une maison dans la campagne de Petit-Bourg, « case » au style créole revendiqué, avec son architecture de bois et sa galerie ouverte sur une végétation luxuriante, pleine de ces plantes compagnes, familières aux jardins créoles… À peine nos affaires déposées, nous sommes embarqués pour Pointe-à-Pitre. Nous faisons un détour par la rue où Jacques Bino est tombé dans un traquenard avec son véhicule, alors qu’il circulait dans ces voies desservant les ensembles de logements dégradés de la périphérie de la ville, qui ne sont pas sans rappeler ceux de la banlieue parisienne ou de Marseille… Partout sont visibles les traces des barrages qui parsèment une ville largement désertée. Nous arrivons ensuite près de l’enceinte du Port autonome, en ce lieu qui a reçu l’appellation quelque peu pompeuse de World Trade Center (WTC), où sont en train de se tenir les négociations entre le LKP (Liyannaj Kont Pwofitasyon) et les représentants de l’État et du patronat. Une foule est là rassemblée, concentrée, venue soutenir ses négociateurs. Certaines personnalités de la gauche alternative française sont présentes, à côté de nombre de journalistes, représentants de médias nationaux aussi bien qu’étrangers… Plusieurs drapeaux sont déployés, dont une bannière de couleur noire portée par un individu isolé ; on y voit des visages semblant rappeler les esclaves du xviie siècle, à côté de ces mots calligraphiés : conscience ethnique… Un étrange silence règne : de temps à autre fusent des slogans de soutien aux négociateurs qui sont en train de discuter dans une salle du bâtiment, mais point à cette heure de tambour gwo-ka

[84]

Le décalage horaire se faisant sentir, nous finissons par revenir vers Petit-Bourg. La télévision est allumée et retransmet le discours du chef de l’État qui s’est enfin décidé à parler… Discours diffusé en France métropolitaine sur la seule chaîne France O (qui à l’époque ne fait pas partie du « bouquet TNT », comme si l’on prenait acte par là d’une segmentation des publics par origines…) et basculé vers la télévision guadeloupéenne. Notre hôte est en contact avec des camarades au WTC, où, tard dans la soirée, certaines avancées semblent avoir été obtenues. C’est dans ce contexte que se passe notre première nuit guadeloupéenne.

Le lendemain matin, premiers coups de téléphone pour sonder les possibilités de passage vers le sud de l’île. Le LKP a décidé de lever provisoirement les barrages, mais il ne les contrôle pas tous : beaucoup sont tenus par des jeunes des différents quartiers. Nous décidons finalement d’essayer, véhiculés par mon ami, de rejoindre Capesterre où l’on doit venir nous récupérer. Nous prenons à bord un passant en train de cheminer au bord de la route ; la conversation s’engage en créole. Il revient de l’hôpital de Pointe-à-Pitre : il avait pu y parvenir tôt le matin, mais il n’a pas pu voir le médecin avec lequel il avait rendez-vous, car celui-ci n’a pas pu accéder à l’hôpital… Je sens mon ami contrarié au récit de cette mésaventure qui témoigne de la difficulté à maîtriser toutes les conséquences des actions en cours… Au sud de Petit-Bourg, sur la nationale qui relie Pointe-à-Pitre à Basse-Terre, nous franchissons les vestiges de plusieurs barrages, édifiés à partir de matériaux disparates : abandonnés, ils laissent une étroite ouverture pour le passage d’un véhicule. À un carrefour près de Goyave, un blocage semble se maintenir ; nous empruntons alors une petite route transversale, desservant des « sections » de campagne, guidés par un habitant du cru : nous pouvons progresser vers le Sud et retrouver la route nationale, désormais libre jusqu’à Capesterre. Une fois franchis les deux ponts de la rivière de Capesterre et de la rivière du Pérou, nous voici arrivés à la cassaverie, installée près du grand rond-point à l’entrée de la rocade qui permet d’éviter maintenant l’agglomération. On nous attend : après avoir changé de véhicule, nous repartons vers Vieux-Fort que nous rejoignons par la petite route sinueuse qui longe la mer après Trois-Rivières, au milieu des halliers secs au pied des Monts Caraïbes, avec en toile de fond la silhouette familière des îles des Saintes qui campent sur l’horizon marin. Nous voilà enfin arrivés à bon port, dans une Guadeloupe calme et sereine où rien ne semble perturbé…

[85]

Pendant plusieurs semaines, ma vie va se dérouler en ce lieu paisible entre la montagne et la mer, mes déplacements se limitant, faute de carburant, à un cercle étroit autour de Basse-Terre. Les préoccupations immédiates sont celles de l’approvisionnement : toutes les grandes surfaces, à commencer par celle située sur les hauteurs de Basse-Terre, sont fermées… Mais les supérettes sont toujours là, bien ouvertes, et elles permettent de se « débrouiller » tant bien que mal. Certains grossistes ouvrent leur porte au commerce de détail : on s’y précipite pour réussir à acheter le dernier paquet de sucre disponible (le comble pour une ancienne « île à sucre » !), tout en devant subir les dernières récriminations des patrons blancs créoles contre les « bloqueurs ». Les banques sont fermées et les distributeurs d’argent liquide ne sont pas approvisionnés… Qu’à cela ne tienne : il suffit d’une virée aux Saintes pour retirer quelques billets et ramener une imposante dorade coryphène qui va assurer plusieurs repas… Car c’est par bonheur la saison de la traîne dans le canal des Saintes et le poisson (thons, dorades, thazards…) supplée fort heureusement à la viande… Quant aux légumes et aux fruits, on peut profiter des « marchés LKP » où viennent vendre les petits producteurs à des prix défiant toute concurrence : tout est affiché à 1 euro… En bref, une vie où tout semble ramené à une simplicité élémentaire qui, même si elle contraint à renoncer à tout tropisme consumériste, est magnifiée par le goût retrouvé des produits du pays.

En ce lieu me parviennent comme assourdis tous les bruits de l’île, notamment les images et les sons qui nous parviennent en permanence, via la radio et la télévision locale, depuis l’épicentre du mouvement, Pointe-à-Pitre et sa grande couronne urbaine… L’occasion va m’être donnée de suivre l’événement par le truchement de ces médias locaux, en particulier grâce à cette télévision de proximité qu’est Canal 10 où le créole s’est imposé… Elle diffuse des entretiens avec des personnalités diverses, en particulier avec des militants du LKP, parfois même avec des jeunes des quartiers ; elle retransmet en intégralité rencontres et manifestations… Paradoxe d’une communication mondialisée en temps réel, je suis également informé par les divers canaux du web ; c’est par ce biais que me revient comme en écho, depuis la France, toute la réception de l’événement en métropole, mais c’est également par là que je suis instruit des diverses prises de position locales qui sont relayées par les médias nationaux et, aussi, de cette peur qui semble monter chez certains métropolitains…

[86]

Alors même que la Guadeloupe dans laquelle je vis semble étrangement à l’écart, y compris à Basse-Terre où siège pourtant la préfecture (sauf en ce qui concerne les installations militantes que j’ai l’occasion de visiter dans les jardins d’Artchipel, principale structure culturelle de la ville), je peux commencer à penser l’irruption de l’événement sur une scène locale et les jeux de temporalité qu’il révèle, du temps long dont il est l’aboutissement au temps court dans lequel il s’inscrit, traduisant à la fois une réalité sociale et contribuant à la transformer… Il m’est même donné l’occasion de réfléchir à chaud sur l’événement, en consacrant une journée à la rédaction des réponses aux questions posées par le journal en ligne Mediapart. J’ai repris dans ce présent texte un certain nombre de passages alors écrits sur le vif [2], en me donnant également la possibilité d’évoquer parfois, en contrepoint, le cas de la Martinique. Mon argument s’appuie enfin sur les résultats des dernières consultations électorales de l’année 2010 dans les deux îles.

Caractériser la réalité sociale guadeloupéenne

Pour appréhender la réalité sociale de la Guadeloupe, saisie dans la longue durée, il est d’abord nécessaire de prendre en compte le lourd héritage d’une histoire coloniale. La Guadeloupe, pour employer un terme qui connaît aujourd’hui une fortune remarquable, est avant tout une société postcoloniale. Mais la colonie dont il est question ne correspond pas à l’image qui vient immédiatement à l’esprit, celle des colonies africaines conquises lors de la période de l’impérialisme européen triomphant à la fin du XIXe siècle. La Guadeloupe partage avec sa voisine la Martinique, tout comme avec la Réunion, le fait d’être une vieille colonie, établie par la France depuis le XVIIe siècle, dont la société a été tout entière façonnée dans le mouvement même de colonisation. L’imposition d’un pouvoir français y est donc chose ancienne, beaucoup plus que pour des territoires comme la Corse, le comté [87] de Nice ou la Savoie. Ce qui explique sans doute que la gestion politique y ait pris un tour fort spécifique à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, sous le signe de l’assimilation : établissement de la citoyenneté française pour tous les habitants de l’île, libres et nouveaux libres, dès 1848 (les anciens esclaves recevant le statut de citoyen au moment même de leur libération), et participation, à partir de cette date, à la démocratie électorale de la République, malgré le maintien d’un statut colonial ; alignement, un siècle plus tard, sur le statut départemental. Cette sortie originale de la colonisation a sans doute détourné la Guadeloupe du choix de l’indépendance, à la différence de ce qui fut le cas à la fin des années 50 pour les « nouvelles colonies » françaises — mais aussi pour les îles voisines de la Caraïbe dans les années 60 et 70. La décolonisation y est restée toutefois inachevée, aussi bien dans les esprits que dans les structures sociales. L’historien Jean-Pierre Sainton a bien pointé ces permanences et la survie de vieux réflexes coloniaux dans les allées du pouvoir jusque dans les années 60 [3], et l’on pourrait certainement aller jusqu’à des périodes plus récentes… Tout comme la Martinique, la Guadeloupe occupe donc une place très particulière, par son statut, face aux micro-États indépendants de sa zone géographique.

L’entreprise française de colonisation aux îles d’Amérique a débuté dans le deuxième tiers du XVIIe siècle par un génocide fondateur, avec l’élimination des populations originelles amérindiennes, exterminées ou refoulées vers les îles voisines de la Dominique ou de Saint-Vincent, et s’est poursuivie dans la seconde moitié du siècle par la mise en place d’une économie de plantation. Cette nouvelle structure agraire, née dans le ventre même du capitalisme naissant, a suscité un irrésistible mouvement de concentration foncière, aboutissant à de vastes unités de production vouées à la monoculture, afin de procurer à la métropole des denrées qu’elle ne pouvait produire elle-même, principalement le sucre issu de la canne. L’Occident avait connu cette « douceur suave du ciel » lors des Croisades ; depuis l’implantation de la canne dans les États latins d’Orient, puis de sa progression vers l’Ouest, d’abord en Méditerranée et ensuite dans les îles du Proche-Atlantique, sa culture s’était accompagnée d’un « cortège » caractéristique : [88] vastes exploitations ; monoculture ; recours à une main-d’œuvre servile ou quasi servile. Liant étroitement travail agricole et travail industriel, elle exigeait en effet un régime oppressif qui ne pouvait être trouvé dans le libre jeu de l’offre et de la demande de travail. Seul l’esclavage, c’est-à-dire un système social liant par une contrainte juridique les travailleurs au maître de la terre, semblait répondre à ces exigences : l’esclavage permettait de disposer d’une main-d’œuvre peu coûteuse, docile et dégradable autant que la production de sucre l’exigeait. La Traite, initiée par les Portugais, étant déjà chose ancienne, les Français s’y sont eux aussi adonnés, pour le plus grand profit de leurs colonies d’Amérique, dont le peuplement a été principalement assuré par la migration forcée d’une main-d’œuvre en provenance d’Afrique, qui s’est prolongée jusqu’au début du XIXe siècle. L’unité de production, dénommée localement « Habitation », apparaît au centre de la formation sociale marquant profondément « le paysage agraire, la répartition de l’habitat et la genèse des groupes sociaux, leurs stratifications et leurs tensions […] : la plupart se sont constitués en son sein, d’autres à sa périphérie en symbiose avec elle, d’autres enfin en réaction contre elle, mais aucun des éléments du tableau complexe de cette société n’est apparu indépendamment d’elle [4] ».

Le destin de la Guadeloupe s’est séparé de celui de la Martinique lors de la période révolutionnaire, au cours de laquelle s’est déroulée une séquence d’événements dont la portée symbolique demeure encore aujourd’hui particulièrement prégnante. Les planteurs de la Martinique se réfugièrent en effet dans le giron de la Grande-Bretagne, échappant ainsi à la première libération des esclaves promulguée en 1794 à la Guadeloupe par le représentant de la Convention Victor Hugues, suite à sa reconquête de l’île sur les Anglais. L’esclavage fut rétabli sur l’île par Bonaparte en 1802, au prix d’une répression sanglante contre la résistance menée, sous la conduite de certains de leurs officiers, par les anciens esclaves devenus soldats de la République. Mais la plantocratie locale, décimée durant les troubles, se trouvait trop amoindrie pour absorber les événements postérieurs du XIXe siècle, à savoir l’abolition définitive de l’esclavage en 1848 et la concentration foncière [89] autour des usines centrales de la seconde moitié du siècle. La Martinique, quant à elle, avait conservé intactes les vieilles structures antérieures à la Révolution, les planteurs ayant pu maintenir leur contrôle sur les terres et garantir la prééminence du capital local, ce qui a assuré le prolongement direct du système mis en place aux origines. La pénétration du capital extérieur fut par contre très forte à la Guadeloupe : capital métropolitain en majeure part, mais aussi, de manière notable, capital martiniquais, les Blancs de la Martinique (connus sous l’appellation de « Békés ») n’hésitant pas à acquérir des terres sur l’île voisine… Il en est résulté un net contraste dans le style des rapports sociaux régissant les deux îles : alors qu’en Martinique le maintien de l’Habitation traditionnelle a longtemps permis la persistance d’une forme de pouvoir paternaliste, marquée par des relations personnelles entre maîtres de la terre et travailleurs, en Guadeloupe les bouleversements ont désintégré ce style de rapports sociaux au profit de relations de classe et de cohésions plus horizontales.

Le 19 mars 1946 est voté à la Chambre des députés le statut de Département pour les territoires français d’Amérique. L’application de ce statut, à partir de 1948, provoque de profondes transformations dans la structure de la société coloniale. La plupart des règlementations sont alignées sur celles de la France métropolitaine et les lois sociales deviennent dès lors applicables aux Antilles (à ceci près que dans chaque cas il est besoin d’un décret d’application, ce qui fera dire à Aimé Césaire que les départements d’outre-mer, loin d’être des « départements à part entière », sont des « départements entièrement à part »). Ceci explique, par exemple, l’alignement tardif du SMIC — simplement en 1996 — sur le montant métropolitain. Les transferts de fonds, suite aux effets de la « solidarité nationale » et du fonctionnement de l’administration départementale, contribuent tout de même à élever de manière considérable le niveau de vie et permettent un accroissement indéniable de la consommation. Mais, dans le même temps, la production locale, principalement agricole, entre dans une phase irrémédiable de déclin. C’est en fait une société « pseudo-industrielle » qui se met en place, une société industrielle sans industrie édifiée autour des dépenses publiques, où l’essor du secteur tertiaire fournit aux membres de cette société « l’éventail de biens et de services qu’ils étaient habitués à recevoir d’elle. Car cette société ne s’appuie nullement sur l’économie locale. Pratiquement [90] indépendante d’elle, et d’ailleurs beaucoup plus puissante, elle ne connaît sa logique et ses fins qu’au sein d’un ensemble qui dépasse l’île, qui n’est pas centré sur elle [5] ». On a pu employer, dès les années 60, l’expression de « fausse croissance » pour désigner un tel essor économique, porteur de déséquilibres structurels : l’ampleur du gonflement des effectifs tertiaires ne suffit pas à éponger la masse des laissés-pour-compte, qui piétinent au seuil de cette nouvelle société sans pouvoir y pénétrer et qui ne peuvent survivre que grâce à une politique d’assistance que l’on a abondamment stigmatisée (quand leur migration vers la métropole n’a pas été systématiquement organisée par le pouvoir de droite à l’époque du BUMIDOM, Bureau pour le développement des migrations intéressant les départements d’outre-mer. Cet organisme fut créé en 1963 et supprimé en 1982). À l’heure actuelle, l’agriculture n’est plus qu’une activité mineure (2,5 % de la population active ; diminution de 10 % des actifs agricoles pour les seules dix dernières années). L’île est dans l’impossibilité d’assurer son autosuffisance alimentaire, ne couvrant que 10 % de ses besoins. Le déficit commercial est considérable (2,3 milliard d’euros, avec un rapport export/import passé à 6,5 %), notamment du fait de l’effondrement de la production cannière, des difficultés de la banane sur le marché mondial dues à la concurrence des pays à moindre coût de main-d’œuvre et des aléas affectant le secteur du tourisme. Le commerce se fait pour 68 % avec la France, très peu avec les pays voisins de la Caraïbe…

Le succès du mouvement de revendication de janvier-février 2009 n’a en fait rien d’étonnant : les blocages structurels, déjà en place au début des années 70, période du déclin irrémédiable de la production locale, sont toujours là… Les rentes de monopole, héritières directes du système colonial de l’Exclusif, qui font de la Guadeloupe, tout comme de la Martinique, des marchés captifs, sont plus puissantes que jamais : firmes métropolitaines, entreprises d’import-export souvent dominées par les capitaux békés martiniquais. La Guadeloupe, si elle n’est plus une colonie à fonction productive, peut être assimilée à une colonie de consommation, [91] ouvrant en particulier un débouché de choix aux produits de l’industrie alimentaire française. Elle constitue en outre un territoire dans lequel l’État, lointain et quelque peu indifférent, a manifesté de graves défaillances face aux pressions des intérêts privés et des grands groupes commerciaux. Les planteurs de banane ont pollué les sols pour des décennies en utilisant un produit chimique, le chlordécone, dont les dangers étaient connus, mais qui a été interdit très tardivement (bien plus tard qu’aux USA…) ; la SARA (Société anonyme de raffinerie des Antilles, au sein de laquelle le groupe Total est le principal actionnaire) a pratiqué pendant des années des tarifs léonins ; les lois de défiscalisation, inaugurées depuis les années 1980 (loi Pons), si elles ont permis le maintien local des industries du bâtiment, ont abouti au bétonnage de certains secteurs du littoral (particulièrement en Grande-Terre) et ont pu donner lieu à des spéculations éhontées (infrastructures touristiques construites puis laissées à l’abandon…).

En outre, les vieilles inégalités héritées de la société coloniale et de l’économie de plantation n’ont pas été éradiquées. Elles se sont doublées de la coexistence de deux secteurs sociaux. Un secteur social protégé, celui de la fonction publique et des cadres du secteur privé. On y touche des salaires augmentés de 40 %, ce qui permet de faire face à la cherté de la vie. L’autre secteur subit de plein fouet la violence du libéralisme économique, un sous-emploi chronique et survit dans la précarité : ouvriers et employés qui touchent un SMIC certes à la hauteur de celui de la métropole, mais qui ne correspond pas au même pouvoir d’achat, chômeurs (de 22,7 % en Guadeloupe au début de l’année 2009, contre 8, 1 % en France), jeunes à la dérive… Le chômage pour les 15-25 ans est de 55,3 % en Guadeloupe, contre 22,2 % en France : cette jeunesse en déréliction est certainement l’un des plus graves problèmes auxquels la Guadeloupe, tout comme la Martinique, est confrontée. Ainsi perdure une économie à deux vitesses, avec le sur-salariat de classes moyennes prises dans une frénésie consumériste et les minima sociaux d’un sous-prolétariat assisté. Ses structures sociales peuvent donner l’impression d’être restées figées à l’heure coloniale : domination du capital extérieur, souvent aux mains d’un « clan » martiniquais héritier des anciens propriétaires esclavagistes ; pauvreté persistante de ceux qui ne peuvent subsister que par les petits travaux dans le secteur informel (les « jobs ») et les aides sociales ; installation d’Européens en plus grand nombre [92] qu’autrefois, vivant souvent entre eux, dont la présence peut être mal perçue, alors que nombre de jeunes diplômés locaux sont obligés de s’expatrier… Il n’empêche que le niveau de vie en Guadeloupe, tout comme celui de la Martinique, même s’il est largement inférieur à celui de la France métropolitaine, est sans conteste beaucoup plus élevé que celui des autres pays de la Caraïbe (le PIB/h est près de trois fois supérieur à celui de la Dominique voisine, pays indépendant…).

Le LKP : mouvement revendicatif non identifié ?

Le LKP, qui mène le mouvement de revendication en ce début d’année 2009, ne sort pas du néant : il s’inscrit en fait dans une longue tradition de luttes, caractéristique de l’histoire sociale de la Guadeloupe, terre habituée aux brusques montées de tension, aux grèves dures, souvent confrontée à des épisodes répressifs, comme celui qui a suivi les émeutes de mai 1967 (dans un contexte de grève, suite à un conflit touchant les ouvriers du bâtiment). On entend souvent, dans la bouche des gens établis : « Il y a ici trop de grèves […] Les Guadeloupéens sont pris en otage […]. » Aux yeux de nombre d’analystes, intérieurs ou extérieurs à la réalité locale, la société guadeloupéenne ne semble effectivement vivre que dans le conflit social… Entre 1910 et 1967, les conflits ont fait plus de 100 morts (dont certainement plusieurs dizaines en 1967, non encore reconnus par l’État français). Ces conflits ont été caractérisés, depuis déjà trois décennies, par la forte implication de l’UGTG (Union générale des travailleurs guadeloupéens), syndicat purement local (lui-même issu de l’UTA : Union des travailleurs agricoles), apparu dans les années 1970 dans la mouvance nationaliste et indépendantiste de l’époque. Alors que cette mouvance s’épuisait dans les années 1980, l’UGTG a gardé le vent en poupe grâce à un patient travail d’implantation sur le terrain, même si ses méthodes de lutte ont été souvent vilipendées (ses adversaires, depuis le patronat jusqu’aux intellectuels critiques, parlent de violence et d’intimidation…). Ses actions revendicatives se caractérisent en effet par l’instauration d’un rapport de force visant à contraindre l’interlocuteur, ce qui est aisé à mettre en œuvre dans un cadre insulaire, où le blocage total des activités peut être rapide. L’UGTG a continué à nouer ensemble revendications [93] identitaires et luttes sociales, ce que symbolise l’imagerie qui lui est associée : poing serré, nèg mawon soufflant dans une conque de lambi, drapeau guadeloupéen, tambour, manifestants face à des CRS casqués. Que ce syndicat soit impliqué ou non, les grèves s’installent souvent dans la durée : il a fallu cent jours de conflit (où l’UGTG prenait toute sa place) pour arriver à un accord sur l’application de la RTT à l’ANPE Guadeloupe en 2001, et le conflit des banques, qui s’est développé aussi bien à la Martinique qu’à la Guadeloupe en 2003, sous l’impulsion d’une coalition de syndicats, a duré soixante-dix-huit jours [6].

Les conflits prennent généralement leur source dans les problèmes d’application de textes et de lois, votés pour la France hexagonale, pour les DOM. Il est frappant de constater que, dans les deux cas, c’est la défense d’avantages acquis localement qui a constitué le fer de lance de la revendication : refus pour le personnel de l’ANPE d’un allongement de la durée hebdomadaire de travail déjà actée, sous prétexte d’une application des 35 heures ; maintien, pour le personnel des banques, d’une convention spécifique datant de 1977, beaucoup plus favorable aux salariés que celle de la France métropolitaine. Le répertoire traditionnel de l’action manifestante (défilés, barricades, meetings, occupation de locaux) est bien-sûr mobilisé. Mais on ne néglige pas le recours au droit français, paradoxe apparent de la part de mouvements souvent animés par des militants proches de l’idéologie nationaliste (nou kai montré yo kè dènyé biten pou yo té fè sété apwan nèg li, pass nou ka li myé ki yo : « nous allons leur montrer que la dernière chose à faire était d’apprendre aux nègres à lire, parce que nous lisons mieux qu’eux [7] »), et on en appelle de manière récurrente à l’État. Signe d’une volonté d’utiliser toutes les ressources disponibles, mais également d’une faiblesse dans le fonctionnement des instances régulatrices locales : les préfets apparaissent ainsi comme des acteurs de premier plan dans la gestion des conflits.

Ces conflits semblent d’autre part caractérisés par la susceptibilité « à fleur de peau » des grévistes qui parlent de « dédain » et [94] de « mépris », exercés à leur encontre, de la part de directions qui, situées en France hexagonale, sont considérées comme insensibles à la situation locale et à l’évolution des événements. Ce qui apparaît comme une tentative de « fourguer » des reculées sociales est vécu comme insulte et humiliation. Et le comportement volontiers dilatoire de ces directions est rapidement traduit comme du mépris, dont il s’agit de faire payer le prix, comme si des rancœurs avaient été accumulées pendant des années. Pour « avoir la peau des négociateurs », ce sont souvent les grévistes qui impulsent le rythme, à savoir des heures de négociation d’affilée, de nuit parfois, sans suspension de séance ; ils échangent entre eux en créole afin d’écarter les directions de leurs apartés… Ainsi s’exprime un certain jusqu’au-boutisme, du fait que l’intangible (la dignité, l’honneur, la fierté…) paraît avoir été touché, atteinte qui constitue un ressort d’une grande efficacité pour maintenir la mobilisation, alors même que les adversaires sont accusés de méconnaître le sens du pays, ses usages et ses codes culturels… Les violences éventuelles n’apparaissent que comme des droits de riposte à une violence préalable, fût-elle verbale, comme lors du dérapage du préfet, le 5 décembre 2001, où le représentant de l’État traita les agents grévistes de l’ANPE de « fainéants ». Aux violences morales il apparaît légitime de répondre par des dégâts matériels [8].

Il faut certainement placer les prémices du mouvement de revendication qui débute le 20 janvier 2009 (date d’investiture de Barak Obama, ce qui pour certains ne relève pas du hasard) au 4 décembre 2008, avec la victoire de l’UGTG aux élections prudhommales (51 % des voix). Celle-ci rassemble dès lors autour d’elle un certain nombre d’associations, très diverses, sur la base d’une revendication locale forte. Il faut aussi compter avec un leader d’opinion et d’action qui surgit véritablement sur la scène publique, Elie Domota, cadre à l’ANPE, qui, par ses discours adaptés à différents publics, sait agréger autour de lui des soutiens fort différents. Cette habileté se double d’une indéniable capacité à lier ensemble des revendications de divers ordres, restées jusque-là disparates, ainsi que différents acteurs qui jamais n’avaient su se mettre ensemble (ce que signale le néologisme de liyannaj, composé à partir du terme liyan : liane, lien…) : petits partis politiques [95] locaux, associations (en particulier écologiques) dédiées à une revendication spécifique, lobbies professionnels (comme les marins pêcheurs), associations culturelles enfin. Ce qui est frappant de prime abord est la soudaineté du mouvement et le fait qu’il ait pu si facilement embrayer sur la réalité sociale guadeloupéenne. Dans un premier temps, pendant près de vingt-cinq jours, les formes violentes de l’action collective sont écartées, même si, du fait des blocages, des commerces fermés de force, le climat est loin d’être irénique… La présentation, dès le départ, d’une plateforme détaillée de revendications (écologiques, culturelles…) dépassant le strict aspect salarial témoigne qu’il y a là une action qui a été longuement et soigneusement préparée.

L’habileté de ceux qui ont lancé et géré le mouvement semble avoir été, en dépit du tropisme qui les pousse à mettre en avant le caractère exclusivement guadeloupéen de leur démarche, de s’inscrire dans la plus vieille des revendications des masses antillaises, celle de l’égalité, qui a été au fondement, au moins depuis 1848, du principe de l’assimilation, dont on sait qu’il a sous-tendu la vie politique de ces sociétés jusqu’à son point culminant de 1946, date de l’adoption de la loi de départementalisation… L’émergence progressive de la revendication d’identité dans l’élite intellectuelle, que l’on peut faire remonter aux années 30, n’a pas pour autant aboli cette exigence d’égalité. Aimé Césaire, l’un des premiers hérauts de la quête identitaire antillaise, a été d’ailleurs l’un des principaux artisans de cette loi qu’il n’a dénoncée qu’à partir de 1956, après une décennie de déception. De là la mise au premier plan par le LKP d’une revendication salariale destinée simplement à rattraper le retard, en termes de pouvoir d’achat, des travailleurs antillais par rapport à ceux de la France hexagonale, et une tonalité nettement anticapitaliste visant, avant tout, les « profiteurs » rassemblés derrière le terme générique et impersonnel de pwofitasyon [9].

Certaines analyses ont pointé ce qui serait le « double jeu » du LKP : mettre en avant une revendication salariale pour faire avancer en sous-main une option politique de séparation [10]… On peut cependant remarquer que l’insistance sur la satisfaction de la revendication sociale (les fameux 200 euros) et l’appel récurrent [96] à l’engagement de l’État impliquent le maintien d’un lien avec la métropole, seul à même d’assurer la pérennité d’un tel acquis. Dans tous les discours explicites du LKP, si une voie guadeloupéenne est bien dessinée, il est bien affirmé qu’il ne s’agit en aucune manière d’une revendication liée à une évolution de statut. Peut-être, mais ce n’est là qu’une hypothèse, la conscience que les indépendances n’ont jamais résolu la question de l’égalité a-t-elle été intégrée par le Collectif, soucieux par ailleurs de ne pas se lancer dans des mots d’ordre par trop impopulaires…

La dimension culturelle et identitaire

Le mouvement apparaît en phase avec un phénomène aujourd’hui généralisé, celui d’une culture instituée, objet-valeur destiné à marquer une identité. Au-delà de la référence à une terre ancestrale, deux éléments de la culture guadeloupéenne semblent particulièrement mobilisés :

- la langue créole, dont l’usage systématique dans le mouvement installe une connivence et une familiarité entre tous les Guadeloupéens quelles que soient leur origine ou leur apparence. Son usage est donc rassembleur ; il marque la volonté de promouvoir une langue dominée, mais il entretient de facto une extériorité pour les non-originaires de l’île ;

- la musique de tambour (gwo-ka) qui offre l’immense avantage d’avoir une influence kinesthésique sur les corps et de pouvoir faire naître et s’épancher une énergie collective…

On peut également mentionner la nourriture : il existe un manjé a grèv (« manger à grève »), plats de viande (comme par exemple la queue de cochon ou les pattes de bœuf) ou de poisson (surtout la morue salée qui, importée de Terre-Neuve, constituait l’une des seules nourritures carnées des esclaves et qui est demeurée depuis l’un des piliers de la cuisine antillaise) accompagnés de racines, de pôyôs (bananes vertes), de dombrés (boulettes de farine cuites dans la sauce du plat), mets censés apporter une combativité supplémentaire et être dotés de vertus miraculeuses pour accroître la résistance, la détermination, l’audace, surtout qu’ils sont le produit (hormis la morue) de la terre même de la Guadeloupe. Ces éléments culinaires sont censés être issus des masses antillaises et avoir transité depuis l’Afrique ou l’Inde ; ils sont pensés comme caractéristiques d’une déviance maximale par rapport à la culture [97] française. Les négociateurs ne se privent pas d’y avoir recours, se faisant apporter des repas consistants lors des séances interminables de négociations, à la différence de leurs adversaires obligés de se faire livrer des sandwichs [11]...

Le lien établi avec des associations culturelles témoigne de la forte dimension identitaire déjà présente dans les actions précédentes de l’UGTG, dimension que n’éclipse pas la mise sur le devant de la scène d’une revendication sociale. Les paroles d’un air souvent chanté dans les manifestations illustrent bien une dichotomie fondamentale : la Gwadloup sé tan nou, sé pa ta yo (« La Guadeloupe est à nous, elle n’est pas à eux »). Où l’on voit la construction d’un nous collectif (nou) face à un eux (yo), dont on ne sait pas trop à qui il réfère, mais qui désigne plus, semble-t-il, les profiteurs et autres accapareurs que les étrangers à la Guadeloupe. Ce souci de reconnaissance, qui renvoie, on l’a vu, à la façon dont le groupe concerné estime avoir été disqualifié, peut-il être interprété comme un élément conduisant à minorer la thématique sociale affichée au premier plan ? On est en fait aux Antilles, et en particulier en Guadeloupe, dans un cas de figure où, dans une situation postcoloniale, l’identité locale, parce qu’elle est vécue comme « brimée », apparaît comme un ressort essentiel de toute mobilisation.

La construction de ce nous collectif a eu tendance, ces dernières années, à s’appuyer sur des fondements mémoriels. Au-delà de la valorisation déjà ancienne des « racines » africaines, c’est le rappel incessant du passé esclavagiste, présenté comme cause d’une blessure inguérissable, qui s’est imposé, associé à la glorification de la résistance à l’esclavage à travers la figure emblématique de l’esclave fugitif, le Marron. Le débat politico-culturel antillais, tel qu’il s’est profilé durant les années récentes, a été caractérisé par cette constante référence. Sur le plan des rapports d’exploitation l’abolition ne peut en effet être considérée comme une coupure radicale : « […] des formes nouvelles d’une même relation se sont souvent coulées dans les moules anciens sans les briser [12]. » Sur le plan symbolique par ailleurs, on s’est mis, au moins depuis les années 1970, à conjuguer l’esclavage au présent : son imaginaire a été rendu réel et actuel dans une relation d’immédiateté qu’établit le lien revendiqué père-fils, ou ancêtre-descendant. Ce court-circuit temporel nourrit les émotions et [98] rouvre des blessures. Celles-ci se plaquent sur les luttes sociales, au travers desquelles c’est à chaque fois une libération que l’on poursuit ou un acquis que l’on est censé défendre pour ne pas retomber dans les « fers » ; des luttes où les ancêtres défunts sont en quelque sorte rituellement « convoqués », leurs souffrances et leur résistance passées étant projetées dans le présent. Ce que l’on appelle la « mémoire de l’esclavage », d’autant plus dilatée qu’elle se fonde sur un déficit d’histoire, correspond donc à la fois à l’empreinte inégalitaire, objectivement décelable, laissée sur la société, mais apparaît également comme un moyen symbolique de s’affirmer et de se reconstruire soi-même, fût-ce au prix d’un certain ressassement…

L’arène politique des dernières années en Guadeloupe a été en particulier puissamment affectée par la commémoration du cent-cinquantenaire de l’Abolition, en 1998. Suite au raté de la commémoration officielle où la parole de Lionel Jospin (« nous sommes tous nés en 1848… ») ne fut pas véritablement comprise, car elle semblait occulter la part prise par les esclaves à leur propre libération, l’année 2002 a offert à la Guadeloupe une séance de rattrapage. Elle a pu en effet fêter le deux centième anniversaire de la mort, en 1802, de Delgrès, cet officier martiniquais en rébellion contre le corps expéditionnaire envoyé par Bonaparte à la Guadeloupe afin d’assurer le rétablissement de l’esclavage, qui préféra se faire sauter avec ses hommes plutôt que de se rendre. Ce sacrifice, qui s’est accompagné d’une déclaration solennelle laissée à la postérité, en a fait la figure la plus emblématique de la lutte anti-esclavagiste à la Guadeloupe. La commémoration a cette fois été strictement locale. Un texte très suggestif a alors circulé qui célébrait ces « années de braise ». Intitulé, en créole, Yo té pou nou sé (« Ils ont été pour que nous soyons »), il jouait sur l’entrelacement des temps et de l’identité. Yo tè correspond à la formule générique du passé : il renvoie à un collectif exprimé à la troisième personne du pluriel (« ils »), engagé dans un destin évidemment héroïque. L’expression Nou sé définit une identité, cette fois au présent, autour d’une appartenance : un « nous » que l’on fait descendre des esclaves, mais aussi des anciens maîtres et des immigrants postérieurs (en particulier ceux venus de l’Inde au xixe siècle), signe d’une ouverture à la fois généalogique et politique que ce texte met ailleurs en évidence [13].

[99]

Cette imagerie héroïque a été reprise dans les luttes que l’UGTG a initiées, valorisant systématiquement le combat des « anciens » pour la conquête des droits actuels. Par un processus d’identification aux ancêtres-héros, la revendication est donc inscrite dans le devoir et la tradition. Elle apparaît comme un combat pour maintenir leur honneur : le militant devient combattant de la mémoire. Ainsi, sur un tract de l’UGTG distribué lors du conflit de l’ANPE, peut-on lire : « Considérant la lutte héroïque menée par les vaillants combattants de la liberté et de la dignité, Ignace, Delgrès, Massoteau, Solitude, considérant qu’un peuple ne peut se construire sans histoire et sans mémoire, [le syndicat] appelle les travailleurs et l’ensemble du peuple à rendre hommage à ces valeureux combattants et à suivre leur exemple de courage et de combativité pou konstwi péyi Gwadloup [14]. » Mais les luttes plus récentes peuvent aussi être source d’inspiration, comme la grande grève de 1910, qui occasionna plusieurs morts et de nombreux blessés sur le site de l’usine de Sainte-Marthe et qui posait déjà le problème de la répartition équitable des richesses. Le 14 février 2009 une grande manifestation a eu lieu au Moule en mémoire des victimes de la répression policière dans cette commune le 14 février 1952 ; les événements tragiques de mai 1967 ont systématiquement été évoqués, notamment lors de manifestations circulaires organisées autour de la place de la Victoire à Pointe-à-Pitre. Comme si l’on opérait une « boucle » par rapport au passé…

Le problème de la « race »

Il est une dimension au long cours que nous avons jusqu’à maintenant passée sous silence dans le conflit guadeloupéen : la dimension raciale qu’il convient maintenant d’aborder de front. Au-delà du constat de la distance géographique et culturelle entre les protagonistes, cet affrontement, comme bon nombre de ceux qui l’ont précédé, a pu être effectivement interprété comme un conflit socio-racial, où une minorité dominante, considérée comme [100] extérieure à l’île, est opposée à une majorité d’originaires, alimentant une certaine représentation de la société en termes de « races », en concurrence ou en opposition. Ce que Michel Leiris pointait déjà en 1955 dans un ouvrage fondateur [15].

La mise en balance du social et du racial est devenue aujourd’hui un exercice très pratiqué. Comment apprécier les parts respectives des critères objectifs de stratification sociale, inscrits dans un réel concret — ce que l’analyse marxiste désigne classiquement par le terme de classe, forme de regroupement dégagée par l’analyste à partir du positionnement des individus dans les rapports matériels de production —, et des critères mentaux de classement — que l’on décrit habituellement à partir du terme de « race » ? Il n’est pas inutile, pour avancer dans la réflexion, de revenir à l’expression coloniale classique de « préjugé de couleur ». Qu’est-ce en fait que ce préjugé, sinon cette « étrange bizarrerie de l’esprit humain » propre aux « colonies à cultivateurs noirs », selon les termes mêmes employés par un analyste avisé au début du XIXe siècle [16] ? Sa genèse, à des fins de légitimation d’un ordre social, semble étroitement liée à la mise en place du système esclavagiste, et cela dès les premières années de l’expansion ultramarine occidentale, bien avant donc l’apparition de l’idéologie raciste constituée sur une base pseudo-scientifique au XIXe siècle. Le processus de « racialisation » que l’on peut décrire comme le passage d’une coïncidence historique (esclaves = Noirs), du fait de la provenance africaine des travailleurs asservis et de leur confrontation à des colons d’origine européenne, à une nécessité idéologique (Noirs = esclaves), où est exprimée l’idée de la prédestination d’une couleur à l’asservissement, se fonde sur l’imposition d’une signification sociale à portée discriminante sur des caractères physiques. Là réside l’intervention de l’idéologie qui utilise la catégorisation coloriste comme instrument d’un traitement inégal des individus. C’était là un objet d’étonnement pour Frantz Fanon, lorsqu’il se demandait pourquoi, dans les vieilles colonies comme la Martinique, les perspectives de l’analyse marxiste classique se [101] brouillent : force était en effet, pour lui, de constater une apparente surdétermination par l’ordre racial du classement hiérarchique qu’opère la société sur elle-même [17]. Il concluait que c’est effectivement une production mentale qui préside à cet ordre et étalonne les individus et les groupes en présence. C’est d’elle, en définitive, dont dépend l’accès aux richesses et aux pouvoirs, normalement régulé par les rapports de classes.

Les sociétés esclavagistes, puis post-esclavagistes, sont de fait marquées par une certaine instrumentalisation de la nature dans la justification de l’ordre social, phénomène qu’avait déjà bien mis en évidence Condorcet (la nature rendue complice du crime de l’inégalité politique [18]…) Son argument a été prolongé par Tocqueville qui pointe la charge mémorielle, née de l’esclavage, que l’on fait supporter à l’origine ou à l’apparence (« le souvenir de l’esclavage déshonore la race »), tout en installant un effet en retour vers le naturel, du fait de la transmission d’un stigmate imprimé sur le corps (« la race perpétue le souvenir de l’esclavage ») [19]. La nouvelle macule servile est indélébile, dans la mesure où elle colle à la peau : l’esclavage colonial laisse, à la différence de l’esclavage antique, une trace visible dans l’apparence même des descendants de ceux qui en ont été victimes et continue, à travers ce lien généalogique inscrit sur l’enveloppe des corps, à segmenter interminablement la société… Les acteurs sociaux apparaissent ainsi surdéterminés, dans une société post-esclavagiste comme la Guadeloupe, par une ascendance qui fixe leur place dans les affrontements sociaux et politiques. On est en présence d’une histoire qui, pour employer une métaphore un peu lourde, s’est véritablement imprimée sur l’épiderme des individus qui se sont succédé au long des générations [20].

Mais l’ascendance ou l’apparence disposent-elles d’un tel [102] pouvoir de structuration sociale ? C’est là, on l’a vu, le constat de Fanon. Un problème théorique majeur demeure toutefois pour lui en suspens : ne s’agit-il pas là d’un épiphénomène ? En d’autres termes, l’inégalité ne résulte-t-elle pas de facteurs premiers que la couleur viendrait recouvrir d’un masque illusoire ? Même dans le cas de sociétés profondément racisées comme celles de la Guadeloupe et de la Martinique, on peut se demander en effet si une lecture raciale est suffisante pour rendre compte des faits de domination. Prenons le cas de la minorité dominante martiniquaise, les Békés, dont il a été beaucoup question en ce début de l’année 2009. Il s’agit d’un groupe dont la définition raciale ne semble pas faire de doute, puisqu’il s’agit de « Blancs » descendants des premiers colons de l’île. Au nom d’une « pureté » à préserver, ils se sont enfermés dans une stricte endogamie, articulée à un fort contrôle généalogique qui a permis au groupe de rester identique à lui-même de génération en génération et de garder intacte jusqu’à aujourd’hui sa suprématie foncière et économique. Ne peut-on toutefois penser que la même suprématie, doublée de la même endogamie, a été aussi l’apanage d’un certain nombre de familles fortunées françaises, mais qui ont exercé leur domination dans une certaine invisibilité, car non différenciées physiquement du reste de la population ? La suprématie des Békés, qualifiée à juste titre de raciale, pourrait donc être interprétée ailleurs dans un registre purement social. Ce type d’argument, d’inspiration marxiste [21], est partiellement recevable. Il présente cependant l’inconvénient de ne pas tenir compte de l’efficacité des processus mentaux et de leur contenu symbolique qui non seulement régissent les hiérarchies, comprises comme l’application d’un principe d’ordonnancement vertical des individus et des groupes, mais également gouvernent les séparations sociales qui peuvent être revendiquées de l’intérieur même des groupes ainsi constitués [22].

[103]

Il est certes possible d’affirmer que la race, dans l’histoire des Antilles, a d’abord joué comme une assignation subie (dans la mesure où les positionnements sociaux qu’elle installe n’émanent pas de soi mais des autres, voire même de l’ensemble du corps social), assignation au terme de laquelle les individus sont versés, en fonction de leur phénotype mais aussi de leur origine, dans les diverses classes d’une taxonomie chromatique, pièces majeures dans le jeu des sélections sociales. Mais elle a pu ensuite revêtir une dimension identitaire subjective dans la mesure où, même si elle a été historiquement imposée du dehors par assignation, elle est simultanément créée « du dedans », expression de la façon dont un agrégat d’individus minorés peut se définir en tant que groupe contre un système d’oppression, à partir d’une expérience partagée de souffrances et de luttes. Le prisme de la race établit ainsi les paramètres pour d’éventuelles actions collectives, comme l’atteste l’affirmation politique des « nègres » dans la Guadeloupe de la fin du XIXe siècle [23].

Avec des esprits formés dans la matrice d’une telle catégorisation, on est sans arrêt dans le risque que des affrontements sociaux soient vécus en termes de race. D’un côté, certains manifestants affirment par exemple que les gendarmes mobiles sont là pour « casser du nègre », ou bien que les métropolitains s’enferment dans des « ghettos blancs »… De l’autre, certains métropolitains se plaignent de comportements racistes exercés à leur encontre ; quelques-uns décident même de quitter l’île avec leurs familles. L’un des mérites, et non le moindre, du mouvement du LKP est d’avoir évité une dérive racialisante, du moins dans les discours officiels distillés à destination de l’extérieur. Jusqu’au jour où le leader du LKP, Elie Domota, au moment même où le conflit était en voie de règlement final, a stigmatisé certaines entreprises qui refusaient de signer les accords en disant qu’il ne fallait pas laisser « une bande de békés rétablir l’esclavage »… Signe d’un retour brutal du refoulé, ou métaphore lucide ayant recours à des images du passé ? Ces propos lui ont valu d’être poursuivi par le procureur pour « incitation à la haine raciale ». On voit là s’affronter deux lectures de la société qui peuvent toutes les deux se parer des habits [104] de l’antiracisme, alors même qu’elles s’accusent mutuellement de racisme ! D’une part, une volonté d’alléguer la réalité de rapports de race en faisant rejouer dans le présent une ancienne oppression, tout en dénonçant comme raciste la non-prise en compte, voire l’occultation délibérée, de ces rapports. D’autre part, une décision qui entend condamner ce qu’elle estime relever d’un discours raciste intentionnel… Comment appréhender ces imputations croisées de racisme dans un jeu sans fin de miroirs truqués ?

Il est en tout cas frappant de constater que le conflit a contribué à faire rejouer la vieille opposition entre Antillais de couleur et Békés, pourtant habituellement reliés par une certaine connivence — culturelle, linguistique — face aux métropolitains non façonnés aux usages du pays. Il est vrai qu’un reportage de télévision, diffusé par un hasard objectif sur Canal +, le 30 janvier 2009 en France métropolitaine et le 6 février en Guadeloupe et en Martinique, intitulé Les Derniers Maîtres de la Martinique, a mis le feu aux poudres. On y voyait les békés vivre dans un quartier réservé de la côte atlantique de la Martinique, Cap-Est (surnommé « Békéland »), dans le calme de leurs somptueuses habitations à l’abri des regards, et un des représentants âgés du groupe, appartenant à l’une des plus vieilles familles, minorer l’horreur de l’esclavage et déclarer son peu de goût pour le mélange des races. Une question a été dès lors clairement énoncée à la Martinique : pourquoi la « communauté béké », qui a certes donné ces dernières années des gages de son appartenance au corps social martiniquais (certains de ses représentants en vue étaient par exemple présents aux obsèques d’Aimé Césaire), persiste-t-elle à ne pas reconnaître une partie de sa descendance, puisque, par ses hommes, elle est à l’origine même du mouvement de métissage dans une île où tout le monde est parent, mais où le racisme occulte ces liens ? Une association s’est même constituée sur Facebook, sous l’appellation provocatrice de « AKIB » (Association Koké Ich Bétchè) que l’on peut traduire « Baiser les enfants de békés ». On pouvait lire, sur la page internet, son objectif clairement exprimé : « l’AKIB est née pour mettre fin à la race harmonieuse béké. Comme l’a dit Alain H.D., c’est l’avenir de notre île qui est en jeu ! À la vue de ce qui se passe, réagissons et créons un grand mouvement pour rapprocher les peuples et les cultures. Les échanges sont la base. Il faut savoir donner ! » Au-delà de la provocation, il y avait là une remise en cause, sous une forme humoristique, de l’endogamie séculaire des [105] Blancs créoles martiniquais par le moyen radical de rapports sexuels interraciaux généralisés. Mais cet humour n’a pas été apprécié par tout le monde et, le 24 mars suivant, les trois administrateurs du groupe Facebook ont été placés en garde à vue, attaqués par l’association « Tous Créoles » créée par Roger de Jaham (appartenant lui-même à une veille famille béké), qui entend porter plainte contre Facebook et l’association AKIB pour « appel au viol de filles de békés », selon les « excellentes interprétations des créolophones éclairés ». Le site culturel BondaManJak s’étonne quand même, suite à cette plainte, que « koké » soit traduit par des « créolophones érudits » par « violer » et qu’il soit en outre si impensable d’imaginer des relations sexuelles interraciales, sauf à postuler qu’elles doivent être obligatoirement placées sous le signe de la contrainte violente.

Cette dimension raciale été abondamment évoquée dans les médias hexagonaux… L’affirmation de la multiculturalité dans la société contemporaine française favorise, comme ailleurs, la convergence entre assignation raciale d’un côté, auto-identification raciale de l’autre : un discours commun unit des acteurs sociaux opposés et le langage ethnico-racial semble s’imposer à tous, livrant la vérité de l’événement de manière univoque. La nomenclature colorée n’y a plus mauvaise presse avec l’apparition d’associations qui l’utilisent dans leur dénomination, semblant par là réactiver la hantise coloriste qui a structuré l’économie sociale et subjective des vieilles colonies [24].

Quel rapport à la France ?

La crise guadeloupéenne du début de l’année 2009 a suscité une intense couverture médiatique, attirant des correspondants de presse, de radio ou de télévision, venus du monde entier. Pour un certain nombre de médias de l’étranger, en particulier ceux émanant de l’aire caraïbe et latino-américaine, il y avait là un mouvement populaire certes inattendu, mais qui semblait développer une forme de lutte classique contre un carcan colonial anachronique… [106] Dans la même ligne se sont manifestées en France un certain nombre de réactions « cartiéristes », qui pourraient être résumées par la formule : « Ils veulent l’indépendance ? Qu’ils la prennent ! » Ces jugements externes, fondés sur l’écume de la vague qui emportait alors la Guadeloupe, incitent à repenser à nouveaux frais les rapports qu’une telle terre ultra-marine (mais l’argument vaut pour tous les départements d’outre-mer…) entretient historiquement avec la France.

On peut rappeler que la sortie de la colonisation s’est faite pour la Guadeloupe, comme pour les autres départements d’outre-mer, par une voie singulière, celle de son intégration dans une entité nationale avec laquelle elle entretenait des liens historiques anciens (près de quatre siècles…), aboutissement d’une trajectoire originale, car « (elle) prend à revers le mouvement des indépendances [25] ». Pour interpréter un tel choix, tout à la fois imposé et choisi, il convient de réfléchir au préalable à une promesse républicaine dans laquelle se sont investis les ressortissants de ces territoires : ils ont littéralement pris au mot la République dans sa proclamation d’égalité, constituée en enjeu politique fondamental… D’où la vénération pour une patrie pour laquelle furent revendiqués, au début du XXe siècle, le droit et le devoir de payer l’impôt du sang — et que n’ont pas hésité à défendre les dissidents, ceux qui s’enfuyaient vers les îles anglaises pour rejoindre la France Libre au moment où les séides du régime de Vichy gouvernaient les îles françaises. Ainsi peut aussi être comprise la tendance longue à l’assimilation, d’autant que l’on pouvait arguer des incontestables avancées que permettait le cadre républicain, comme la nomination, avant la guerre, du Guyanais Félix Eboué au poste de gouverneur de la Guadeloupe (ce fut le premier rallié à la France Libre en tant que gouverneur de l’AEF…), puis, dans les années 50, l’élection comme président du Sénat de Gaston Monnerville (à l’heure [107] où régnait encore aux États-Unis la ségrégation la plus éhontée…). Mais il semble que ces avancées se soient étiolées durant ces dernières décennies… On peut rappeler par ailleurs que le mythe républicain opère une disjonction idéale entre identité politique et identité culturelle, la première devant transcender la seconde. Or cet idéal, en France même, paraît largement compromis par la soumission de l’identité politique à une identité culturelle spécifique, dénommée « identité nationale », l’universalisme affiché s’avérant incapable d’aller jusqu’au bout de sa propre logique, croyant être coextensif à l’humanité mais se laissant de fait enfermer dans des limites étroitement hexagonales [26]

Ainsi a pu émerger la thématique de la déception face à une « amère patrie », expression récemment reprise dans le titre d’un ouvrage portant sur l’histoire des Antilles françaises au XXe siècle [27]. Une telle déception a pu nourrir, ipso facto, une réaction relevant de la dignité outragée, les deux revendications de l’égalité et de la différence apparaissant en définitive plus complémentaires que contradictoires. On peut rappeler que, pour les porteurs de la revendication identitaire, comme Aimé Césaire à partir des années 1930, c’est la conquête même de l’égalité qui inspire l’affirmation de particularités culturelles, dans la mesure où c’est précisément l’infériorisation d’une identité (dont l’illustration première est la dépréciation d’une couleur de peau et des éléments culturels qui lui sont associés) qui paraît constituer l’entorse première au principe d’égalité : il fallait alors en premier lieu revaloriser cette identité brimée, la faire reconnaître dans sa dignité [28]. Rien d’étonnant donc à ce qu’Aimé Césaire ait été en 1946 le principal instigateur de la loi assimilatrice de départementalisation et qu’il ait été ensuite, paradoxalement, le premier à la dénoncer, du fait de la faiblesse des avancées égalitaires qu’on aurait pu en espérer.

La rhétorique nationale a dessiné, surtout depuis les années 1960, l’un des horizons vers lequel tend cette revendication identitaire. Pour certains analystes et militants, il existe, de toute [108] évidence, le donné préalable et « essentiel » d’une nation censée généralement correspondre à un territoire insulaire, Guadeloupe ou Martinique, ce qui implique la création d’une structure politique spécifique au sein de laquelle coïncideraient une identité politique et une identité culturelle. Mais ce discours a fini par s’épuiser, car une telle coïncidence apparaît hautement problématique [29] : les peuples guadeloupéen et martiniquais n’ont jamais été habitués à se penser comme des nations distinctes [30]

La mise en avant d’une « spécificité » a placé au devant de la scène politique, durant toutes ces dernières décennies, la sempiternelle et obsessionnelle question du « statut »… Question reposée à chaque élection nationale : alors que la droite, en particulier gaulliste, avait su mettre dans son escarcelle la défense du système départemental (la citoyenneté française paraissant pour la population étroitement associée à ce système [31]…), la gauche antillaise, elle-même divisée entre départementalistes, autonomistes et indépendantistes, a pendant longtemps échoué dans sa tentative visant à découpler le thème de l’égalité et la question de l’avenir institutionnel des DOM [32]… On peut rappeler qu’en 1981 la Martinique fut, par peur du « largage » que la gauche était supposée provoquer, le département le plus acharné à voter contre le candidat socialiste ! Sept ans plus tard, c’est la Martinique qui encore une fois se distingua, dans l’autre sens, puisque ce fut elle qui atteignit le record absolu de votes pour le candidat qu’elle avait rejeté à l’élection précédente… Mais la donne avait changé depuis la victoire de la gauche au pouvoir en 1981 (victoire qui incita Aimé Césaire lui-même à proposer un « moratoire » sur la question du statut…). La peur du largage s’était avérée sans fondement ! Par contre, du fait de la loi de décentralisation accordant une plus grande latitude d’action aux pouvoirs locaux, un nouveau dispositif politique avait commencé à se mettre en place, le pouvoir central admettant désormais l’existence de particularismes culturels [109] à partir desquels peut s’énoncer la différence [33]. L’intégration au sein de l’ensemble politique français en est paradoxalement sortie renforcée [34]… Ce qui a pu déboucher, au niveau des différents scrutins, sur une relative mise en concordance des élections locales et des élections nationales [35] : les mouvements nationalistes radicaux en ont été marginalisés (alors même qu’à la Martinique le leader d’un parti indépendantiste a pu s’assurer du pouvoir régional, qu’il a conservé jusqu’aux dernières élections régionales, mais en l’exerçant dans une logique gestionnaire…).

Ainsi les présidents des deux Conseils, général et régional, de la Guadeloupe (qui, rappelons-le, appartiennent au parti socialiste ou en sont proches…) avaient-ils pu surfer, dans les consultations populaires antérieures à 2009, sur la victoire du « non » au référendum local de décembre 2003 (près de 75 % des Guadeloupéens avaient alors décidé que la Guadeloupe resterait un département sans statut dérogatoire), victoire qui semblait avoir fermé le chemin à toute évolution de statut et entériné la disparition définitive des indépendantistes dans le paysage politique guadeloupéen, choix des électeurs au demeurant confirmé par la victoire socialiste au Conseil régional et par l’avance de Ségolène Royal aux dernières élections présidentielles. Mais, lors de la crise du début 2009, ces élus, impuissants à tenir un langage réformiste dans un tel contexte de radicalisation, ont subi une forte perte de légitimité, semblant payer leur inaptitude à avoir anticipé le mouvement et leur impuissance face à la pérennité d’un système…

Signe, à l’aune de la force d’un mouvement social qui s’est développé contre l’incapacité d’un système à se transformer, de l’obsolescence du statut départemental, inadapté pour venir à bout des contradictions et des dysfonctionnements de la société guadeloupéenne ? On sait que la Guadeloupe s’est exclue du référendum local sur un éventuel changement de statut, qui s’est déroulé en janvier 2010 à la Martinique et en Guyane. Les résultats martiniquais ne peuvent manquer de faire réfléchir : alors que, quelques mois auparavant, l’île était en ébullition, elle a massivement rejeté toute évolution de statut, répondant « non » à 79,3 % à la question suivante : [110] « Approuvez-vous la transformation de la Martinique en une collectivité d’outre-mer régie par l’article 74 de la Constitution, dotée d’une organisation particulière tenant compte de ses intérêts propres au sein de la République ? » Sans doute la Guadeloupe aurait-elle répondu de la même manière, comme semblent l’indiquer les résultats des dernières élections régionales : le président socialiste sortant, Victorin Lurel, dont la légitimité avait pourtant été contestée lors de la crise du début de l’année 2009, a été réélu dès le premier tour !

Ces dernières consultations donnent au mouvement indéniablement populaire qu’ont connu les Antilles une complexe et étrange tonalité… Symptôme d’une franche coupure qui fracturerait le champ politique antillais, résultat d’une situation coloniale riche de conflits d’obédiences ? Pendant longtemps a régné la volonté, affichée par le pouvoir central, d’assigner une identité par le haut et, parallèlement, s’est affirmé, jusque dans les années 80, un discours savant, fréquemment articulé au combat militant, fondé sur le discours de l’aliénation coloniale. Ces deux postures ont en effet concouru à entretenir l’idée d’une stricte assimilation, voire d’une acculturation totale… La réalité apparaît plus subtile et complexe : les comportements sociaux et la sphère d’activités culturelles semblent échapper largement aux lignes imposées. Réalité portant la marque longuement imprimée d’une créolisation « profonde » et de la coexistence des normes qu’elle installe… C’est à ce puissant mouvement de créolisation que l’on peut en particulier rapporter une indéniable « déracialisation » de la vie publique, alors même qu’elle émane d’une société profondément racisée [36]. Le sociologue américain Orlando Patterson, d’origine jamaïcaine, a avancé la proposition certainement la plus adéquate pour rendre compte des aspirations apparemment contradictoires de sociétés caractérisées par la multiplicité et la fluidité des niveaux d’identification, à savoir l’idée d’un système d’allégeances multiples et délibérées, parmi lesquelles l’individu peut choisir celles qui peuvent lui assurer le meilleur profit, certes symbolique mais surtout matériel [37]. La population est sans doute sensible au fait identitaire, mais une réalité complexe [111] l’oblige à davantage de discernement dans le choix de ses options politiques [38]

À l’occasion de ce mouvement qui s’est emparé de la Guadeloupe, les Français de métropole ont découvert qu’ils savaient bien peu de choses sur les réalités sociales et historiques des Antilles. Aujourd’hui celles-ci sont surtout connues pour leurs sportifs qui ramènent des moissons de médailles pour la France et pour leurs écrivains, du moins au sein du public éclairé. La connaissance de leurs réalités humaines demeure fragmentaire et superficielle. Il existe pourtant en Guadeloupe, comme dans les autres départements d’outre-mer, une expérience particulière du monde qui ne peut être évacuée et que la France gagnerait à véritablement reconnaître [39].

Le succès a sans conteste été au rendez-vous au mois de mars 2009 pour le mouvement guadeloupéen avec des accords sur la plupart des revendications avancées, obtenus par l’imposition d’un rapport de force favorable forçant finalement l’État et le patronat à capituler. Pendant près de trois semaines, rappelons-le, ont eu lieu des manifestations populaires massives, sans violences injurieuses ni exactions. La Guadeloupe est apparue comme un modèle de lutte, tant la contradiction a semblé forte avec la France métropolitaine, où les flambées sociales face aux fermetures d’usines et aux délocalisations sont souvent apparues comme des actes de désespoir, voués invariablement à l’échec. Mais le retour à la normale ne s’est pas fait sans peine et les conséquences des événements n’ont pas fini de se faire sentir sur l’économie de l’île, d’autant que, par le recours à l’argument principal des augmentations de salaire, ce sont essentiellement les salariés qui ont été défendus, alors que les secteurs sociaux les plus vulnérables (« jobeurs » du secteur informel, femmes seules avec leurs enfants, jeunes sans emploi…) ont été laissés pour compte. Une réédition d’un même mouvement serait-elle possible aujourd’hui ? La vie chère est toujours une réalité, comme si la lutte de 2009 n’avait été qu’un coup d’épée dans l’eau… Mais il reste une fierté, indéniable, de s’être levé et la satisfaction [112] qu’enfin, grâce à une prise de conscience collective, les problèmes aient pu être posés dans toute leur ampleur… Et le mouvement a été sans doute l’occasion, comme l’a exprimé le philosophe Jacky Dahomay [40], de faire émerger une société civile guadeloupéenne.

Alors même que l’affirmation identitaire a occupé une large part de la scène dans le mouvement guadeloupéen du début de l’année 2009, on peut finalement constater qu’elle s’est déployée dans un champ exclusivement social et culturel : les Antillais lui ont refusé tout prolongement politique, comme si les liens séculaires tissés avec la métropole ne pouvaient être dénoués, au risque de perdre une autre part de leur être : difficile d’avoir à lutter contre une part de ce qui vous constitue ! Ce refus d’un toit séparé pour abriter une conscience politique d’appartenance n’est pas le moindre des paradoxes de ces territoires postcoloniaux [41]. La volonté du maintien d’un « lien unique dans la différence » avec la métropole s’y manifeste avec force : Guadeloupéens avant tout, certes, mais aussi entièrement Français… On peut en trouver des équivalents dans la région, puisque Porto-Rico ou les Antilles néerlandaises refusent également toute perspective d’indépendance. Peut-être est-il possible de voir là se dessiner une redéfinition de la forme « nation », susceptible de s’appliquer dans d’autres situations à une plus large échelle [42]. Et ce que l’on peut prendre pour [113] une ambivalence ne traduit-il pas finalement le droit, pour les Antillais d’obédience française, d’exercer un choix politique qui ne soit pas conventionnel, loin des chemins balisés de l’assimilationnisme ou de l’indépendance [43], affirmant par là le caractère unique et singulier de leur destin historique ?



[1] Le présent texte constitue une version augmentée et modifiée d’un article précédemment paru dans le Journal des anthropologues, no 120-121, 2010, pp. 419-445.

[2] Entretien avec Sylvain Bourmeau, Mediapart, 28 février 2009 : Mediapart. Ces passages sont mentionnés par un renvoi de notes à la fin des paragraphes concernés. Cet entretien a été repris dans l’ouvrage collectif, La Guadeloupe en bouleverse, Pointe-à-Pitre, éditions Jasor, 2010.

[3] Jean-Pierre Sainton, conférence « L’État et nous », 27 novembre 2008, Cité des métiers, Abymes. Voir.

[4] Jean Benoist, « Types de plantations et groupes sociaux à la Martinique », Cahiers des Amériques latines, no 2, 1968, pp. 130-160.

[5] Jean Benoist fait ce constat à propos de la Réunion : « L’irruption d’une “société pseudo-industrielle” à la Réunion », Futuribles, no 8, 1976, pp. 409-424.

[6] Sur ces deux conflits, cf. Patricia Braflan-Trobo, Conflits sociaux en Guadeloupe. Histoire, identité et culture en Guadeloupe, Paris, L’Harmattan, 2007.

[7] Document de l’intersyndicale ANPE parlant de la Direction générale, cité par Patricia Braflan-Trobo, op. cit., p. 76 (traduit par nous).

[8] Sur tous ces points, voir Patricia Braflan-Trobo, op. cit., pp. 80-81.

[9] Mediapart, 28 février 2009.

[10] Note publiée par le think tank Terra Nova.

[11] Patricia Braflan-Trobo, op. cit., pp. 146 et 106.

[12] Jean Benoist, L’Archipel inachevé. Culture et société aux Antilles françaises, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 1972, p. 26.

[13] Mediapart, 28 février 2009. Ce développement avait lui-même été inspiré par un de nos textes antérieurs, « Echos politiques de l’esclavage colonial, des départements d’outre-mer au cœur de l’État », in C. Andrieu, M.-C. Lavabre et D. Tartakowski, Politiques du passé, Aix-en-Provence, publications de l’Université de Provence, 2006, pp. 59-69.

[14] Cité par Patricia Braflan-Trobo, op. cit., p. 122.

[15] Michel Leiris, Contacts de civilisation en Guadeloupe et en Martinique, Paris, UNESCO et Gallimard, 1955.

[16] Question incidente concernant l’état des hommes de couleur aux colonies par un ancien colon de Saint-Domingue, 1820, Archives nationales, section outre-mer, C63 d454.

[17] Frantz Fanon, Peaux noires, masques blancs, Paris, éditions du Seuil, 1954. On peut se référer en la matière aux analyses de Jean-Luc Jamard, notamment « Consomption d’esclaves et production de “races” : l’expérience caraïbéenne », L’Homme, no 122-124, 1992, pp. 209-234.

[18] Condorcet (J.A.N. de Caritat, marquis de), Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, Paris, Masson et Fils (1re édition 1794), p. 124.

[19] Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Paris, Gallimard, 2006, p. 500 (1re édition 1835).

[20] Mediapart, 28 février 2009.

[21] Argument déjà avancé par l’idéologue conservateur Souquet-Basiège dans l’analyse du préjugé de couleur à laquelle il s’était livré dans la seconde moitié du XIXe siècle, pour en quelque sorte banaliser la suprématie sociale des Blancs créoles…

[22] Certains points de ce développement théorique sur la « race » sont issus de la préface que j’ai rédigée pour l’ouvrage de Jean-Pierre Sainton, Couleur et société en contexte post-esclavagiste. La Guadeloupe à la fin du xixe siècle, éditions Jasor, Pointe-à-Pitre, 2010.

[23] Jean-Pierre Sainton, Les Nègres en politique ; couleur, identités et stratégies de pouvoir en Guadeloupe au tournant du siècle, Thèse, Université de Provence, novembre 1997.

[24] Jeanne Wiltord, « Les DOM : une chance (perdue) de parole ». Cairn.info.

[25] Justin Daniel, « Introduction » in Fred Constant et Justin Daniel (dir), 1946-1996. Cinquante ans de départementalisation outre-mer, Paris, L’Harmattan, 1997. Dans le même texte est rappelé le fait que la revendication d’assimilation a été portée en 1946 par les mouvements progressistes face à des minorités attachées aux avantages de la colonie, soucieuses de défendre une prétendue autonomie locale. Ce n’est que dans la décennie suivante que la situation s’est renversée : cette revendication a été reprise par la droite, alors que la gauche s’appropriait le thème de l’autonomie, tout en réclamant l’application des droits inhérents à la citoyenneté française…

[26] Sur ce point, on peut se référer à Jacky Dahomay, « Identité culturelle et identité politique : le cas antillais », in Comprendre les identités culturelles, Will Kymlicka, Sylvie Mesure (dir), PUF, 2000, pp. 99-120.

[27] Jacques Dumont, L’Amère Patrie. Histoire des Antilles françaises au xxe siècle, Paris, Fayard, 2010.

[28] Michel Giraud, « De la négritude à la créolité : une évolution paradoxale à l’ère départementale », in Fred Constant et Justin Daniel (dir), op. cit.

[29] Justin Daniel, « L’espace politique aux Antilles françaises », Ethnologie française, no 37, 2002/2, pp. 589-600.

[30] William F.S. Smiles, De la politique à la Martinique. Paradoxe au paradis, Paris, L’Harmattan, 1992.

[31] Justin Daniel (dir), L’Outre-Mer à l’épreuve de la décentralisation. Nouveaux cadres institutionnels et difficultés d’adaptation, Paris, L’Harmattan, 2007 (introduction).

[32] Justin Daniel (dir), in Fred Constant et Justin Daniel (dir), op. cit.

[33] Justin Daniel, art. cit., 2002.

[34] Justin Daniel, « L’espace politique martiniquais à l’épreuve de la départementalisation », in Fred Constant et Justin Daniel (dir), op. cit.

[35] Ibidem.

[36] Fred Reno, « La créolisation de l’espace public à la Martinique », in Fred Constant et Justin Daniel (dir), op. cit.

[37] Orlando Patterson, « Context and Choice in Ethnic Allegiance. A Theortical Framework and Caribbean Case Study », in N. Glazer et P. Moynihan, Ethnicity. Theory and Experience, Cambridge, Harvard University Press, 1975. Argument repris par William F.S. Smiles, op. cit.

[38] Justin Daniel, art. cit., 2002.

[39] Le gouvernement semblait, à la toute fin de l’année 2010, rejouer le « coups du mépris » vis-à-vis du LKP, qui vient d’adresser, en réaction au non-respect des engagements pris par l’État en 2009 et au refus réitéré de tout dialogue, une adresse à la Communauté européenne.

[40] Jacky Dahomay, « Que voulons-nous, Guadeloupéens ? », Mediapart, 30 janvier 2009.

[41] Une riche littérature de science politique a déjà longuement analysé ces paradoxes… De nouvelles problématiques ont émergé à partir des années 90, comme celles de Fred Constant (La Retraite aux flambeaux. Société et politique en Martinique, Paris, Editions caribéennes, 1988) et de Justin Daniel (références supra). Ces dernières analyses sont caractérisées par une théorisation poussée dans l’étude des comportements locaux (par exemple sous l’angle du clientélisme…), pouvant aboutir à une critique en règle du postulat d’une identité nationale dont chaque territoire insulaire serait dotée, ainsi qu’à l’idée selon laquelle le système départemental, lorsqu’il est adopté, paraît dénué de tout intérêt économique, mais connaît par contre une remarquable pérennisation politique, en dépit de ses distorsions, de ses évidentes contradictions et de ses contestations. On pourra se reporter, en guise de synthèse, au mémoire d’habilitation de Jean-Pierre Sainton, Les Cultures politiques aux Antilles françaises (XIXe-XXe siècles). Construction historique, trajectoires, problématiques, Université Antilles-Guyane, 2010.

[42] Sur ce point, on pourra se reporter à la toute récente thèse d’Ulrike Zander, Conscience nationale et identité à la Martinique, EHESS, Paris, 2010, ainsi qu’à l’ouvrage de Ellen M. Schneppel, In Search of a National Identity : Creole and Politics in Guadeloupe, Helmut Buske Verlag, Hambourg, 2004. Voir aussi Thierry Michalon (dir.), Entre assimilation et émancipation : l’outre-mer français dans l’impasse ?, Rennes, éd. Les Perséides, 2006. Pour une réflexion d’ensemble sur la crise guadeloupéenne de 2009, on peut enfin signaler le texte de Christine Chivallon : « Guadeloupe et Martinique en lutte contre la “profitation” : du caractère nouveau d’une histoire ancienne », Justice Spatiale/Spatial Justice, no 1, Textuel, mai 2009, http://jssj.org/

[43] William F.S. Smiles, op. cit.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 1 avril 2017 18:40
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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