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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Jean-Luc Bonniol, “Beauté et couleur de la peau: variations, marques et métamorphoses.” In revue Communications, 1995, no 60, pp. 185-204.. [Autorisation formelle accordée par l'auteur le 28 septembre 2007 de diffuser, dans Les Classiques des sciences sociales, toutes ses publications.]

[185]

Jean-Luc Bonniol

Professeur émérite (anthropologie), Université d’Aix-Marseille III, France.

Beauté et couleur de la peau:
variations, marques et métamorphoses
.”

In revue Communications, no 60, 1995, pp. 185-204. Un numéro intitulé : “Beauté, laideur.” Persée.

Introduction [185]
Une approche transculturelle. [186]
L’argument esthétique dans le racisme colonial. [191]
Retournements et résurgences. [196]


Quelle folie même de regarder la couleur noire, ou toute espèce de couleur ou de physionomie comme la punition d'un crime de lèse-majesté divine. Croit-on que les Nègres s'en estiment moins & soient en effet moins estimables, parce que le commun des Blancs ont leur figure en horreur ; ils sont bien bons & bien plus judicieux que nous, s'ils ne nous rendent pas la pareille. Croyez-moi, ces peuples ont leur Vénus, comme nous avons la nôtre ; & ce n'est point à nous de décider laquelle des deux divinités grecque ou éthiopienne mérite d'obtenir la pomme.
C.N. Le Cat, Traité de la couleur de la peau humaine,
Amsterdam, 1765

INTRODUCTION

La couleur de la peau et la beauté ont partie liée, élément et totalité, l'évidence de l'une participant au mystère de l'autre. Mais leur lien est éminemment, malgré les permanences, sujet à variations et à métamorphoses : aussi nous attacherons-nous à la fixation, mais également aux déplacements, des couleurs sur l'échelle des valeurs esthétiques de la beauté humaine, ainsi qu'aux possibilités de manipulation de leur épiderme que se sont réservées les hommes afin de souscrire aux canons du moment. Cela essentiellement dans l'espace défini par les deux couleurs fondamentales, le blanc et le noir, entre lesquelles se déploie notre perception chromatique de la diversité humaine. Réflexion qui devra tenir compte de deux niveaux essentiels :

  • celui de la couleur dans le cadre d'un continuum à l'intérieur duquel s'inscrivent les transformations possibles d'un même individu en fonction des conditions d'environnement ou selon les âges de sa vie, ou les différences de teinte possibles entre les individus d'une même population ;

  • celui de la couleur comme marque, où elle signifie alors beaucoup plus qu'elle-même, mais signale l'appartenance à un groupe « racial » fédéré par le partage de critères touchant à l'apparence physique et par [186] la croyance en une communauté d'ascendance. La couleur est alors associée à d'autres critères, touchant à la forme du visage et du corps, à la couleur des yeux, à la couleur et à la texture des cheveux. C'est ainsi qu'a pu être défini un type « négroïde » censé caractériser les populations africaines et progressivement se dissoudre dans celles, plus ou moins mêlées, qui en sont dérivées.

De là la nécessité d'une analyse qui progresse sur les deux plans, celui de la couleur comme caractère individuel et celui de la couleur comme marque raciale. Reste à pénétrer dans le mystère de la beauté. Plusieurs voies d'accès s'offrent à nous : d'une part le repérage des valeurs édictées de la beauté, ces fameux « canons » qui figurent de manière explicite dans les discours populaires et savants ; d'autre part le désir, dont la beauté semble être l'objet, tel qu'on peut le trouver exprimé dans l'œuvre d'art ou la littérature ; les structures de l'alliance enfin, chères à l'ethnologue, éminemment quantifiables, voire modélisables, et au travers desquelles se négocient les désirs individuels et les normes sociales.

Une approche transculturelle.

Serait-il possible de repérer des régularités qui, dans les relations entre couleur de la peau et beauté humaine, transcendent les cultures ? Pourrait-on alors les faire dépendre de cette part de notre génome susceptible d'orienter nos comportements ; en un mot, de la nature humaine ? Un point mérite d'être éclairci : celui qui relie le désir masculin à la clarté féminine, phénomène observable dans nombre de groupes humains [1].

Première donnée du problème, qui relève du biologique : les femmes seraient effectivement plus claires que les hommes, quelle que soit la population concernée. On sait que la production de mélanine, qui aboutit à une différence dans l'apparence physique si impérieuse dans l'histoire des distinctions humaines, ne dépend que d'une infime partie de notre dotation génétique : il s'agit certainement d'un trait polygénique qui est sous le contrôle d'un nombre limité de paires de gènes. Il s'agit en outre d'une caractéristique de notre organisme qui interagit avec l'environnement, manifestant une certaine plasticité adaptative : traditionnellement, dans bien des cultures, ce sont les hommes qui sont le plus exposés au soleil, ce qui peut accentuer le dimorphisme sexuel. Celui-ci a tendance d'autre part à varier selon les âges : alors que pour les deux sexes la peau s'assombrit de la naissance à la puberté (âge auquel elle prend sa « complexion définitive », comme le remarquait Aristote), cette évolution est moindre ensuite pour la femme, qui reste donc plus proche [187] de l'enfance. Certaines sociétés du passé semblent avoir eu nettement conscience de cette différence de couleur entre les sexes : de nombreux arts (égyptien, grec, chinois, aztèque) ont peint systématiquement les femmes d'un teint plus clair que celui réservé aux hommes. Ajoutons que, selon certaines observations, les femmes auraient tendance à s'assombrir durant la grossesse et, de manière générale quoique moins accentuée, durant toutes leurs phases infécondes : il y aurait donc une liaison non seulement entre la pigmentation et le sexe, mais aussi entre la pigmentation et la fécondabilité [2]...

Deuxième donnée du problème, qui relève d'un inventaire culturel : les hommes préfèrent les claires, là aussi quelle que soit la population concernée... D'après des données recueillies systématiquement dans les Human Relations Area Files (catégorie 832 : « Stimulation sexuelle, idéaux de la beauté érotique, attraction sexuelle »), il y aurait une préférence transculturelle écrasante pour une peau plus claire, avec asymétrie sexuelle caractérisée, la préférence étant édictée par les hommes évaluant les femmes, et jamais l'inverse, cela dans les limites du spectre local de variation chromatique [3]...

Prenons le cas de l'Afrique sud-saharienne, de population mélano-derme : il semble bien que, dans nombre de sociétés, les femmes les moins noires soient les plus appréciées. Ainsi, chez les Massa et les Moussey du Nord-Cameroun, la couleur de la peau apparaît comme un attribut essentiel de la beauté féminine, et le prix de la mariée en dépend. Une jeune fiancée — tout comme une maîtresse — doit être « rouge » : elle vaut alors douze vaches au lieu de dix pour une femme foncée, et elle est célébrée dans les chansons d'amour, alors qu'est considérée comme signe de laideur une coloration foncée [4]. De même, chez les Peuls, la belle femme (tout comme d'ailleurs le bel homme) doit avoir le teint cuivré [5]. En Europe, même tropisme : on trouve ainsi, dans la littérature gréco-latine, le terme de condor (blanc) utilisé quand l'écrivain vante la beauté des jeunes filles. Au Moyen Age, il semble qu'ait existé une nette sensibilité aux différences de couleur entre les sexes et que le teint clair soit apparu essentiel à la féminité, mise en rapport, dans les textes, à tout ce qui est blanc : ivoire, hermine, cygne, perle, neige. Dans Perceval le Gallois, le héros pense à sa chère amie à la vue du sang sur la neige [6]. L'Asie, méridionale ou extrême-orientale, fournit des évidences du même type.

Quelle peut être la clef d'un tel problème bioculturel ? Il faut en toute logique, dans la mesure où cette valorisation de la femme claire se retrouve dans la plupart des civilisations, débarrasser la scène explicative des arguments historiques, qui ne peuvent que se surajouter à des causalités plus générales. P.L. van der Berghe et P. Frost, dans cette [188] perspective, proposent une interprétation de type socio-biologique [7] : la couleur plus claire de la femme serait un trait de « néoténie » (comme la voix haut placée, la moindre pilosité), qui entraînerait un plus fort investissement mâle ; de même, la liaison entre la production de mélanine et une plus grande fécondabilité serait un signal par lequel les femmes claires seraient perçues comme plus fécondables (de la même manière que, pour les formes du corps, le désir masculin serait stimulé par tous les attributs par lesquels se marque le dimorphisme sexuel, tendance ensuite culturellement exprimée). L'inconvénient d'une telle argumentation, comme toutes celles qui relèvent d'une inspiration socio-biologiste, est d'être parfaitement hypothétique, aucun élément de preuve ne pouvant être apporté à l'appui de telles assertions.

On suivra plus volontiers les auteurs de l'article lorsqu'ils analysent les conséquences d'un tel investissement mâle sur l'évolution des structures de population, par le biais de la sélection sexuelle. Dans la mesure où le critère esthétique d'une plus grande clarté de peau serait pour les hommes un facteur essentiel dans le choix de la partenaire reproductrice, s'installe une concurrence entre les hommes pour l'accès aux femmes les plus claires... Dans le contexte d'une société stratifiée, on assiste alors à des unions préférentielles entre les femmes claires et les hommes de haut rang. L'une des meilleures documentations illustrant un tel phénomène concerne le Japon, où la couche supérieure de la société est dans son ensemble plus claire que les autres catégories ; elle l'est devenue par suite d'une attraction continue des femmes claires vers le haut de la pyramide sociale, où le dimorphisme sexuel a tendance à s'atténuer avec une généralisation de la clarté quel que soit le sexe, alors qu'il se maintient au contraire dans les couches inférieures. On pourrait, en Inde, appliquer un même schéma de stratification des couleurs, résultat des choix préférentiels du conjoint dans une société de hiérarchie. Encore aujourd'hui, la femme claire y est valorisée : dans les petites annonces matrimoniales, la formule d'appel la plus classiquement utilisée est, pour les femmes, celle de fair complexion...

Mais les régularités repérables dans les représentations chromatiques de la peau ne relèvent pas que de spéculations naturalistes. Elles peuvent aussi dériver de certaines récurrences symboliques propres à toute expérience humaine. La couleur de la peau est certes l'élément qui s'est le plus affirmé dans une histoire particulière, celle de l'Occident, pour marquer les identités, alors qu'elle peut être supplantée ailleurs par d'autres critères (au Japon, elle n'occupe pas la place essentielle de la pilosité comme signe fondamental de l'altérité...). Il n'empêche : le symbolisme des couleurs, qui peut s'appuyer sur certaines de leurs propriétés physiques, ou leur association à certains phénomènes naturels, [189] n'a-t-il pas un fondement qui transcende les cultures ? Le noir absorbe la lumière ; c'est la couleur de la nuit, ce qui peut l'associer à la négativité, à l'infériorité ou à la laideur. Les réactions négatives à l'égard de cette couleur seraient-elles ainsi l'expression d'une impulsion « primitive » en l'homme ? Pourraient-elles être provoquées par les terreurs nocturnes [8] ? Et cela pourrait-il donner à ce symbolisme des fonctions distinctives [9], touchant à la reconnaissance des individus en fonction de la teinte de leur épiderme ? En Inde, la grande catégorisation des varna est, terminologiquement, une distinction de couleurs : en sanskrit, le blanc symbolise la caste des brahmanes, et le noir celle des parias ; la déesse Kali, lorsqu'elle s'affirme dans ses dimensions « mauvaises », est représentée avec une peau noire. Ces valeurs péjoratives associées au noir sont largement partagées par l'ensemble des langues indoeuropéennes : en grec et en latin, le noir, qui suggère une souillure aussi bien morale que physique, s'oppose au blanc, signe lumineux, symbole de la candeur, de l'innocence. Et, d'après la doctrine ancienne du physiognomos, selon laquelle tout ce qui ne correspondait pas aux canons de la beauté était corrompu, la peau foncée signale une perversion de l'âme.

Il faut cependant tenir compte, en raisonnant à partir de ces grandes civilisations de l'Antiquité méditerranéenne, du fait que la symbolique du noir a pu mobiliser un ensemble beaucoup plus vaste de significations. En Egypte, le noir était signe de fécondité (les vierges noires d'Occident, le symbolisme alchimique se rattachent certainement à une valorisation du même ordre [10]). Quant à la tradition mystique juive, elle a pu assimiler le peuple noir à la beauté [11]. On connaît l'allusion à la peau sombre de l'aimée dans le Cantique des Cantiques : « Je suis noire et pourtant belle [la restriction n'existe pas dans certaines traductions]... Ne me regardez pas parce que j'ai le teint basané, car le soleil m'a brûlée... » De manière générale, il est certainement possible de dire qu'avant l'inflation chromatique du symbolisme chrétien l'art antique, pas plus que la littérature, ne représente de manière systématique le Noir comme étant laid ou ridicule. Bien plus, le choix de sujets noirs le fut pour des raisons esthétiques [12]. Une représentation tératologique ne s'est mise en place qu'à partir du moment où s'est installé un contexte conflictuel (comme celle des Blemmyes par Pline, êtres acéphales ayant des yeux fixés sur la poitrine) [13].

Le christianisme antique devait amplifier le versant négatif de ces représentations, avec un symbolisme chromatique extrêmement affirmé, le noir étant désormais essentiellement associé au péché, à la tache, à la malédiction divine, et le blanc à l'idée de pureté et de virginité. La dimension esthétique n'est pas absente de ce jeu de valorisation/dévalorisation, [190] dans une dialectique du répulsif et du repoussant [14]. Peut-être faut-il déjà noter la corrélation entre cette appréciation esthétique négative et l'image d'une sexualité débridée, signe de bestialité, et faire l'hypothèse de la projection sur les Noirs d'une lascivité réprimée, projection particulièrement visible, des siècles plus tard, dans l’Othello de Shakespeare, où l'on trouve une très nette association entre noirceur et bestialité : « En ce moment même, un vieux bélier noir monte votre blanche brebis... »

La civilisation musulmane hérite elle aussi des contenus émotionnels antiques liés aux couleurs, et nombreuses sont les preuves d'une association récurrente entre couleur noire, laideur et infériorité, alors même que les occasions de contact avec des populations noires étaient pour elle beaucoup plus fréquentes (groupes noirs autochtones en Afrique du Nord, établissement de flux transsahariens et commerce avec l'Afrique orientale). Un certain nombre de poètes des VIIe et VIIIe siècles furent de couleur noire, et semblent avoir rivalisé dans l'autoflagellation sur le critère de leur épiderme, comme le poète Suhaym, mort en 660 :

Si ma peau était rose, les femmes m'aimeraient,
Mais le seigneur m'a affligé d'une peau noire [15].

De même, Nusayb al-Asghar, mort en 791, dans une ode panégyrique au calife Harun al-Rashid :

Homme noir, qu'as-tu à voir avec l'amour ?
Cesse de poursuivre les femmes blanches, si tu as quelque bon sens.
Un Éthiopien noir comme toi
N'a aucun moyen de les atteindre [16].

Dans le même temps, comme dans l'Occident chrétien, des fantasmes d'hypersexualité et de lascivité sont projetés sur la noirceur. Il n'est qu'à se reporter au début des Mille et Une Nuits, où les amants des femmes des deux rois Shazaman et Schahriyar sont des esclaves noirs...

L'existence d'une image dévalorisée du Noir dès avant la colonisation ne semble donc pas faire de doute. Image stéréotypée, où la dimension esthétique est indéniable. Mais l'absence d'occasions de contact entre groupes ne permet pas l'émergence d'un véritable préjugé de couleur, et l'existence d'un stéréotype ne s'accompagne pas de la justification d'une hiérarchie. Le propre de la colonisation va être d'introduire l'Autre, et au premier plan le Noir, dans le jeu des rapports sociaux et de l'enfoncer, particulièrement en ce qui concerne le capitalisme de plantation, au bas de l'échelle des positions sociales et des valeurs, notamment en matière esthétique.

[191]

L’argument esthétique
dans le racisme colonial.


On a souvent relié l'émergence du préjugé de couleur anti-noir et le développement de l'esclavagisme dans les colonies européennes. Nous sommes là devant une séquence historique dont nous avons hérité certains cadres mentaux encore efficaces. Le préjugé, se coulant dans le moule d'archétypes raciaux dont nous avons vu qu'ils lui préexistent, s'alimente d'une idéologie servant de légitimation au nouvel ordre social qui se met en place à l'échelle mondiale, idéologie où les jugements esthétiques tiennent une place centrale. La distinction des couleurs, dispositif identitaire présidant à la délimitation des groupes en présence, servie par l'évidence perceptive de la marque discriminante et la fatalité de sa transmission héréditaire, en constitue le préalable [17] ; par là peut être ancré dans la rémanence du biologique le nouvel ordre social [18].

On ne saurait mieux vérifier le proverbe qui dit que l'amour est aveugle que dans la passion déréglée de quelques-uns de nos Français qui se portent à aimer leurs Négresses malgré la noirceur de leurs visages, qui les rend hideuses, et l'odeur insupportable qu'elles exhalent, qui devrait à mon avis éteindre l'ardeur de leur feu criminel...

C'est en ces termes que le R.P. Du Tertre stigmatise la conduite des premiers colons aux îles françaises d'Amérique, dans un chapitre de son récit consacré à la « naissance honteuse des Mulâtres [19] ». Plusieurs conclusions peuvent être tirées de ce propos qui date du milieu du XVIIe siècle (période de « fondation » pour les colonies françaises, où la plantation sucrière ne s'est pas encore fortement affirmée, où l'esclavage des Noirs d'Afrique demeure relativement marginal, et où le préjugé est encore latent...). D'une part, l'existence d'archétypes largement partagés par un public éclairé, censé être du même avis que le révérend père, où l'on voit une appréciation esthétique défavorable se doubler d'une croyance, déjà présente aux époques antérieures (par exemple chez les Arabes), destinée à devenir récurrente dans la pensée raciste ultérieure, celle d'une odeur insupportable... D'autre part, malgré ces valeurs négatives édictées, la force du désir — dont la satisfaction est facilitée par la structure de domination — de l'homme blanc pour la femme noire, et l'amorce d'un processus de métissage. Quelques décennies plus tard, le voyageur Le Gentil de la Barbinais s'étonne d'une telle préférence chez les Portugais du Brésil :

[192]

Les Portugais naturels du Brésil préfèrent la possession d'une femme noire ou mulâtre à la plus belle Blanche. Je leur ai souvent demandé d'où procédait un goût si bizarre, mais ils l'ignorent eux-mêmes. Pour moi je crois qu'élevés et nourris par ces esclaves, ils en prennent l'inclination avec le lait... [20].

G. Freyre s'est fait le chantre de cette économie libidinale propre au luso-tropicalisme, insistant sur l'originalité du colonisateur portugais qui, même s'il idéalisait la blonde, préférait la brune du point de vue de l'amour physique [21]... D'où son goût particulier pour la mulâtresse, célébrée pour la beauté de ses yeux, la blancheur de ses dents... et rendue responsable de la dépravation de la société coloniale brésilienne [22].

Mais cette force du désir et l'avancée du métissage qui en résultait n'ont pas empêché que les valeurs édictées au sein de ces sociétés de plantation esclavagistes imposent leur loi. De là la technique de cantonnement de la ligne de couleur, réalisée par un strict contrôle exercé sur les femmes blanches, qui fait que le pôle blanc ne peut être conçu que comme celui qui échappe au mélange, quelles que soient les apparences blanches mais trompeuses que peuvent revêtir certains individus de l'autre bord (la mémoire collective retient que leur sang est mêlé, fût-ce de manière infime...). De là aussi ces stratégies de blanchiment qui se déploient de génération en génération au sein même de la population de couleur, animées par la croyance en la beauté suprême du blanc et en la laideur du noir... Frantz Fanon fut celui qui railla de la manière la plus cruelle ce type de pratiques :

Le nombre de phrases, de proverbes, de petites lignes de conduite qui régissent le choix d'un amoureux est extraordinaire aux Antilles. Il s'agit de ne pas sombrer à nouveau dans la négraille, et toute Antillaise s'efforcera, dans ses flirts ou dans ses liaisons, de choisir le moins noir...

Fanon pose une partie du problème en termes esthétiques, rappelant les propos d'une femme, dans un roman, qui se demande si l'homme blanc dont elle est amoureuse est beau ou laid : « Tout ce que je sais, c'est qu'il avait les yeux bleus, le teint pâle et que je l'aimais... » ; ou encore se mettant dans la peau de l'homme blanc, en affirmant : « Je suis blanc, c'est-à-dire que j'ai pour moi la beauté et la vertu, qui n'ont jamais été noires, je suis de la couleur du jour... » Il ne fait pas de doute que dans ce qu'il appelle l'« inconscient collectif antillais », le noir équivaut au laid, à l'immoral, et qu'un manichéisme délirant dérive de l'association obligée des couples Bien/Mal, Beau/Laid, Blanc/Noir [23].

L'une des conséquences remarquables de cette polarisation est d'entraîner [193] l'intériorisation du préjugé dans la masse des gens de couleur, avec une véritable « cascade de mépris », qui va du Blanc vers le Noir au travers des différents types intermédiaires, et, au bout du compte, une dévalorisation de l'image de soi chez le Noir lui-même, confronté de manière permanente à un bain culturel charriant des stéréotypes qui stigmatisent sa couleur. En attestent des expressions populaires comme améliorer ses cheveux (faire en sorte que la crêpure disparaisse), sauver la peau (pour désigner une union avec un partenaire plus clair), un enfant bien sorti (pour désigner un enfant dont le hasard a fait qu'il a hérité d'une peau plus claire que celle à laquelle on aurait pu s'attendre). En Haïti, tous les caractères discriminants qui spécifient le type négroïde sont encore l'objet de jugements esthétiques défavorables : le cheveu crépu est dit movè pouin (de mauvaise qualité), movè térin, tout comme les traits du visage trop « nègres » ; au contraire, les traits tirant vers le type européen sont dits bon poin démérit (de bonne qualité) [24]... De même, à la Guadeloupe, le terme bel po (« belle peau ») ne se rapporte pas à la qualité de Pépiderme mais à sa couleur [25].

De l'expérience coloniale naît le racisme scientifique, dans lequel l'argument esthétique apparaît comme une pièce maîtresse de la théorie. C'est dans le contexte des Lumières (le XVIIIe siècle constitue en effet un moment faste où se conjuguent les exigences du principe colonial et la fureur classifïcatoire des cercles savants européens...) que se mettent en place les linéaments de la doctrine. D'abord par une réactivation du symbolisme des couleurs. Écoutons Bernardin de Saint-Pierre :

Le noir opposé au blanc produit l'effet le plus triste et le plus dur. Leur opposition est un signe de deuil chez la plupart des nations, comme il en est un de destruction dans les orages du ciel et les tempêtes de la mer.

Ou encore : « Tout est coloré dans la nature, et de toutes les couleurs celle qui paraît le plus favorable à la beauté, c'est le blanc... » [26]. Ensuite par une hiérarchisation esthétique raisonnée des hommes en fonction de leur couleur. Buffon promulgue ainsi la supériorité européenne :

C'est aussi sous cette zone [la tempérée] que se trouvent les hommes les plus beaux et les mieux faits ; c'est sous ce climat qu'on doit prendre l'idée de la vraie couleur naturelle de l'homme ; c'est là qu'on doit prendre le modèle ou l'unité à laquelle il faut rapporter toutes les autres nuances de couleur ou de beauté [27].

Pour lui, les peuples de l'Europe et de l'Asie occidentale sont « les hommes les plus beaux, les plus blancs et les mieux faits de toute la [194] terre ». Même son de cloche dans l’Encyclopédie, chez Maupertuis, Daubenton, Cuvier (« la race blanche nous paraît la plus belle de toutes »...) [28].

La conscience d'une telle supériorité va de pair avec une infériorisation systématique de l'Africain, renvoyé systématiquement à la laideur : de grandes différences de représentation en effet le séparent du Sauvage d'Amérique ou de l'insulaire du Voyage de Bougainville, volontiers décrits en termes de beauté [29]. Sa force physique n'est pas contestée, son corps est même parfois admiré, mais l'expression de dégoût n'est jamais absente des descriptions : « la mine affreuse et terrible » ; « les plus hideux dans leurs aspects de tous les nègres que j'ai rencontrés » [30]. L1'Encyclopédie n'est pas en reste, comparant la chevelure du Hottentot à une « toison remplie de crottes [31] » ? La laideur hottentote devient alors le paradigme de la laideur africaine. Lessing l'introduit comme thème poétique dans le chapitre du Laokoon (1766) consacré au rapport entre le laid, le dégoût et le grotesque [32]. Au début du XIXe siècle fut amenée en Europe Saartje Baartman, la « Vénus hottentote », dont nous avons conservé le portrait, dû à Jean-Baptiste Berré. Elle mourut en France et Cuvier pratiqua alors son autopsie : il fit don à l'Académie royale de médecine de ses organes génitaux (le musée de l'Homme devait en hériter), censés être un témoignage d'hypersexualité, et son rapport (1814) passa dans les milieux scientifiques pour une description de la femme africaine « typique ». Ayant été perçue en Angleterre comme un exemple « effroyable de laideur, déformée au point d'échapper à toute notion européenne de beauté », la « Vénus hottentote » y a gardé cette acception dans le langage courant [33].

Une rationalisation de la laideur noire consiste à taxer l'Africain d'un plus grand degré de bestialité que l'Européen, à le situer à mi-chemin entre l'homme occidental et le singe. Dans un certain nombre d'ouvrages de la fin du XVIIIe ou du début du XIXe siècle figurent des dessins de têtes de singe, d'Africain et d'Européen, régulièrement placés dans un ordre ascendant, distillant de manière insidieuse l'idée d'une hiérarchie fondée scientifiquement. Ainsi, dans l’Histoire naturelle du genre humain, de J.-J. Virey [34], sont proposées sur l'une des planches trois têtes superposées : celles d'un orang-outang, d'un Africain Ibo et d'une statue antique de Zeus. Pour Virey, la comparaison entre les peuples devait se faire sur un double plan, culturel et esthétique, la beauté physique constituant pour lui l'apanage des nations les plus civilisées :

Tous les peuples laids sont plus ou moins barbares, car la beauté est la compagne inséparable des nations les plus policées.

La physiognomonie lui fournissait la justification d'une négrophobie fondamentale (« tout le monde connaît cette espèce de museau qu'ont [195] les Nègres, ces cheveux laineux, ces grosses lèvres si gonflées... ») et lui permettait d'ériger en principe intangible la supériorité de la beauté physique des Blancs. C'est à cette époque qu'entrait en scène la craniologie, qui devait rester l'un des fondements de l'anthropologie physique pendant près d'un siècle, avec sa détermination des degrés de prognathisme et sa transcription géométrique de la diversité humaine en une série de figures, établissant sans conteste la proximité des Africains et des singes dans une échelle de valeurs esthétiques.

En art, la supériorité de la beauté des Européens ne fait pas l'ombre d'un doute. Pour Winckelmann, la beauté physique des anciens Grecs expliquait l'excellence de leur art. Le type négroïde étant affecté d'un fort coefficient de laideur, l'art occidental a tendance à se livrer, en fonction de ce qu'il cherche à suggérer dans la représentation des personnages, à un véritable « dosage des traits négroïdes [35] » : éclaircissement du teint, atténuation des caractères somatiques ou élimination d'un certain nombre d'entre eux. En 1838, dans un manuel pour les artistes où se trouvent répertoriés les divers symboles associés aux deux couleurs opposées, figure de manière explicite que « le Blanc signifie la beauté suprême, le Noir la laideur [36]... ». Et systématiquement, dans les tableaux où figurent des sujets participant de divers types humains, c'est la beauté de la femme blanche qui est célébrée, comme en témoigne par exemple la Toilette d'Esther de T. Chassériau (1841).

Des théories raciales qui ont intégré la logique de maintien de la « pureté » de la ligne de couleur découle P« horreur d'un commerce charnel pratiqué entre femmes blanches et hommes noirs », accentuée par la dimension « biologique » (bien mise en évidence par Fanon) de l'homme noir, qui cumule, d'après la physiognomonie de Lavater, les « traits révélateurs d'un maximum de sensualité et d'un minimum de capacité intellectuelle » [37]. Le terrain des relations amoureuses manifeste donc la différence des statuts. La relation homme noir/femme blanche est littéralement impensable, comme en témoigne le constat de Bernardin de Saint-Pierre : « on voit bien des Blancs devenir amoureux des femmes noires, mais bien peu de Noirs en aimer des blanches », qui illustre à la fois le désir des Blancs et le contrôle strict de leurs femmes par rapport au danger de l'homme de couleur. Le théâtre de l'époque ne présente en fait aucun colon amoureux d'une femme noire, qui n'est qu'un objet de concupiscence. Et ce ne sont que de rarissimes pièces qui poussent l'audace, durant la période particulière de la première libération des esclaves, de 1794 à 1802, jusqu'à suggérer l'amour entre un Noir et une Blanche (comme Empsaël et Zoraïde, de Bernardin de Saint-Pierre, qui date de 1797 ; mais la pièce n'a jamais été représentée ni publiée du vivant de l'auteur) [38]. Les représentations de rapports physiques [196] entre Noirs et Blanches sont restées exceptionnelles dans l'art du XIXe siècle, et on sait qu'elles furent interdites au cinéma par la censure américaine jusqu'aux années 50.

Retournements et résurgences.

Cette échelle générale des valeurs fonctionna presque sans failles jusque dans les premières années du XXe siècle. Des œuvres exceptionnelles témoignent cependant, en cette charnière du XVIIIe et du XIXe siècle, d'autres types de représentations possibles. La gravure curieuse, d'après le tableau de Thomas Stothard, qui figure dans l’History, Civil and Commercial, of the British Colonies in the West Indies (1801), intitulée The Sable Venus (reprenant le titre d'un poème exaltant le charme physique de la femme noire, dont les formes sont comparées à la Vénus Médicis de Florence), s'inscrit plutôt dans une veine allégorique d'inversion carnavalesque [39]. Par contre, la Négresse de Marie Guilhelmine Benoist témoigne de la reconnaissance intime de la beauté réelle d'une femme noire [40], annonciatrice de certaines mutations de sensibilité propres au romantisme.

Le côté « biologique », presque animal, du corps de l'homme noir fascinait en fait le regard occidental, et il put séduire les artistes, qui, à partir du début du XIXe siècle, choisirent de plus en plus souvent des modèles noirs. Ainsi, en 1810, un certain Wilson, né à Boston et venu en Angleterre comme marin, fit sensation dans les cercles artistiques de Londres [41]. Dans le même temps, certains textes, profitant des descriptions de danses nègres, commencèrent à chanter la beauté de la femme noire, dont on célébrait plus la grâce et l'harmonie du corps que l'agrément du visage :

La belle Négresse [...] est la Vénus de ces forêts primitives ; ses charmes sont une peau qui le dispute en sombre éclat avec l’ébène poli, de longs yeux à moitié ouverts dont le blanc brille comme un éclat enchâssé dans le jais, des dents de l'émail le plus pur... [42].

[En Ethiopie] le mot de beauté n'est point comme dans nos cités une expression vide et d'un sens de convention ; la beauté, là, n'est point un ornement stérile et fugitif ; elle consiste dans l'exquise harmonie de l'ensemble, dans l'harmonieux mélange de la grâce et de la force, dans l'union intime des charmes, de la forme et de la vigueur ou de la secourable souplesse des muscles [43].

À la fin du siècle, le Roman d'un spahi, de Pierre Loti, cristallise bien les représentations françaises de l'époque, illustrant l'attirance pour de [197] tels charmes où la primitivité des sens semble tenir une place essentielle [44]... Célébrer la beauté de la Négresse demeurait cependant un exercice paradoxal, qui paraissait à certains une contradiction dans les termes [45]. La beauté de la femme de sang mêlé apparaissait moins problématique, se doublant classiquement d'une irrésistible réputation de sensualité...

Ces tendances s'accompagnèrent, au début du XXe siècle, de la reconnaissance, de la part de l'élite occidentale, de la dimension esthétique des civilisations africaines avec la découverte de l'art nègre, alors que se mettaient en place les premiers linéaments de deux retournements, à peu près contemporains. Ils sonnent tous les deux le déclin de la suprématie de la blancheur, bien qu'ils ne soient pas liés et qu'ils ne jouent pas sur les mêmes niveaux, l'un s'inscrivant dans le cadre des variations individuelles et l'autre dans celui des marques « raciales ».

Le premier retournement concerne l'une des innovations culturelles les plus radicales de ce siècle, celle du bronzage. Jusque dans les années 20, le hâle était stigmatisé, censé enlaidir et abîmer la peau. Les métaphores, en matière de beauté féminine, n'avaient pas changé depuis le Moyen Age, alors que dominait un tableau chromatique où la blancheur devait être suffisamment diaphane pour laisser percevoir, comme au temps de Perceval, le rosé, voire le rouge de la chair sous-jacente [46]... Pour préserver cette pâleur, l'ombrelle demeurait l'accessoire indispensable. Les années 30 semblent décisives dans le basculement vers la valorisation des teintes bistre, à la croisée de plusieurs courants idéologiques [47] : l'exotisme (le soleil des colonies « bronze » : le verbe précède en la matière le substantif), mais surtout Phygiénisme, avec la mode du sport et la facilité nouvelle des congés payés (on peut évoquer, en France, les jambes nues de l'été 36, pédalant joyeusement sur les routes de campagne...). Tout un rapport nouveau au corps s'installe en l'espace d'une génération : c'est ainsi l'époque où les jeunes, littéralement, se mettent à l'eau... Le naturisme, d'inspiration protestante, n'est pas étranger au changement, prônant par exemple dès le début du siècle un procédé thérapeutique nouveau, l'héliothérapie (d'où cette expression quelque peu datée de « bain de soleil », empruntée au modèle de l'hydrothérapie et du thermalisme). Mais aussi le nationalisme, par souci de régénérer les corps aux fins de défense nationale, le hâle signifiant à la fois la santé et l'aguerrisse ment au monde... Ce retournement procède peut-être aussi d'un renversement des logiques distinctives : « dans une société paysanne, tout ce qui rappellera la "marque" servile du soleil tirera vers le bas ». Mais « dès lors que s'impose la vie citadine », le bain de soleil devient « le signe du loisir et l'une des formes du luxe... » [48]. La scène est prête pour que, après la guerre, le brunissage soit désormais [198] la norme [49]. Mais cette mode peut-elle cependant s'imposer aux dépens de l'adaptation biologique ? On connaît le retour, dans le discours médical, d'une mise en garde très alarmiste quant aux effets du soleil, comme en témoigne l'expression récemment popularisée et volontiers reprise par les lignes de produits de beauté de « capital soleil », bien limité, à ne pas dilapider...

Le bronzage est la manifestation d'une variation individuelle mais a pu cependant être assimilé à une logique de métissage. Voilà en effet une modification volontaire qui permet de se rapprocher de l'Autre sur l'un des critères essentiels de la différence. Cela alors même que se sont opérées, dans la société occidentale à norme traditionnellement blanche, des révisions idéologiques au travers desquelles on peut voir des tentatives de libération des marques raciales et une certaine dévaluation du « capital » racial lié à la clarté de la peau : reconnaissance renouvelée de la beauté du métis, popularisation des mannequins et des cover-girls à peau plus ou moins foncée...

Il faut dire qu'un deuxième retournement, de grande envergure, a concerné l'image que les Noirs se faisaient traditionnellement d'eux-mêmes, avec la revalorisation de la couleur noire, mouvement qui s'est emparé de l'ensemble des sociétés afro-américaines au XXe siècle (et qui s'est par exemple illustré dans les colonies françaises par le mouvement de la négritude). Mais ce retournement ne signifie pas une rupture du schéma de pensée racial traditionnel — simplement reproduit par l'inversion des termes de la polarisation... Il est en tout cas significatif que le slogan qui a servi d'emblème au nationalisme noir dans les années 60 aux USA se soit situé d'emblée dans un simple renversement de l'argument esthétique : Black is beautiful... A la valorisation traditionnelle de la Vénus sombre, telle qu'elle existait dans certains pays d'Amérique latine, a ainsi pu succéder dans les pays occidentaux, profitant de la libéralisation de la société globale en matière raciale, celle de l'Apollon noir, où certains ont pu voir le signe non pas d'une disparition du préjugé, mais d'une revanche de l'homme noir sur le blanc [50]. Et, de fait, on assiste à une multiplication des couples mixtes dans un sens inédit jusqu'alors : femme blanche, homme noir...

Car qui dit race dit immédiatement sexe [51]. Il s'agit dans les deux cas de constructions sociales à partir de matériaux biologiques, dont l'association implique un jeu à quatre cases et des asymétries selon leurs mises en relation. En témoigne le débat autour de l'exposition Black Male, organisée par le Whitney Muséum of American Art à New York. Des siècles de refus d'accès de l'homme noir à la femme blanche ont généré l'image d'une masculinité noire provoquant chez les Blancs un amalgame de peurs et de projections fantasmatiques, dont les continuités sont [199] évidentes lorsqu'on rapproche certaines représentations du début du XIXe siècle, où les Noirs commencent à servir de modèles académiques, et les photographies de Robert Mapplethorpe, où se retrouve une vision identiquement esthétisée, fascinée, du corps d'hommes noirs : mêmes vues de dos, même insistance sur la courbe des fesses et la cambrure, la puissance du torse et de la nuque [52]... Mais les « Africains-Américains » ont tendance à reprendre à leur compte ce thème de la « force » noire, ce qui débouche à l'heure actuelle sur Phypermasculinisation de la culture « noire » aux États-Unis, dans un jeu de miroirs qui ne semble pouvoir prendre fin...

Le mimétisme peut cependant jouer en sens inverse de ces phénomènes de rétorsion identitaire, pour des raisons qui tiennent à une persistance, ou à un revival, du processus d'intériorisation du préjugé chez l'infériorisé, allant jusqu'à s'imprimer à la surface des corps. Il est en effet d'autres modifications volontaires qui, à l'instar du bronzage, peuvent être considérées comme des stratégies de rapprochement ; elles ne s'en situent pas moins dans la vieille dévalorisation du Noir : il s'agit de toutes les pratiques de dépigmentation qui sont encore présentes, voire se sont récemment diffusées dans les populations mélanodermes.

L'examen de la presse spécialisée occidentale à destination du public africain et de la diaspora noire est déjà particulièrement révélateur. Prenons le cas d'Aminci, revue qui a des correspondants permanents dans divers pays africains, en Haïti, mais aussi en Belgique, aux États-Unis et en Suisse... Dans le langage soft des produits de beauté, la chasse au faciès négroïde y est ouverte : publicité pour le défrisage des cheveux crépus et pour les crèmes éclaircissantes s'y succèdent sans désemparer. Même dans le cas d'un magazine plus engagé, Racines et Couleurs, dont le nom traduit bien le primat accordé aux appartenances fondées sur l'origine et sur l'apparence physique, qui permettent de définir une communauté de « frères » et de « sœurs », on trouve, pêle-mêle, dans un numéro de 1993, un reportage intitulé « Tropical Ladies », où toutes les femmes photographiées sont systématiquement claires ; un autre sur les questions de peau et de carnation chez les « sœurs » de couleur à travers le monde ; la lettre d'un lecteur réagissant à la diffusion du reportage « Les Négresses blanches », dans l'émission de télévision Envoyé spécial (consacrée au comportement forcené d'éclaircissement de la peau de certaines femmes africaines), le jeudi 17 septembre 1992, et appelant à la mobilisation nécessaire contre l'aliénation et l'assimilation ; tout cela à côté de publicités où apparaissent des crèmes éclaircissantes et des produits pour le défrisage...

Le xessal [53] est un terme utilisé aujourd'hui au Sénégal pour désigner ces pratiques beaucoup plus brutales de dépigmentation cutanée volontaire [200] auxquelles il vient d'être fait allusion. Au Zaïre et au Congo, on emploie plutôt le terme de maquillage [54]. Le recours aux substances dépigmentantes est chose ancienne : Pline l'Ancien en signalait déjà, et elles figurent dans nombre de pharmacopées populaires relevant de différentes aires culturelles [55]. La nouveauté réside, dans le cas des pratiques actuelles africaines, dans l'utilisation de produits chimiques ou de produits pharmaceutiques, employés normalement à des fins de traitement de dermatose, pour éclaircir la peau. Toute une série de produits sont sur les marchés, présentant des visages de femmes ou de couples souriants et heureux d'être « dénégrifiés »...

La description de ces pratiques, au Congo, suggère un rite initiatique d'un nouveau genre, adapté à la modernité. Il concerne en effet essentiellement les futures épouses d'hommes de classe moyenne ou supérieure, qui entrent en réclusion avant leur mariage afin de se consacrer entièrement à leur métamorphose (on dit alors qu'elles entrent « en maquis » ou « en retraite »), loin des regards du dehors. Plusieurs phases se succèdent. En premier lieu, la « brûlure », qui s'effectue avec des produits détergents industriels. La peau prend alors un aspect « croûteux », rappelant celle d'un lépreux ou évoquant une maladie de peau. Suit une deuxième phase, le « rabotage », destiné à se débarrasser des peaux mortes et à lisser l’épiderme. Le blanchissement, une fois cette abrasion préalable effectuée, peut alors commencer, fondé sur l'action de produits à base de cortisone (crèmes dermatologiques) ou d'hydro-quinone (cosmétiques). Le jour du mariage, la jeune femme sort de sa réclusion, blanchie et « embellie ». Elle doit présenter une peau aussi claire qu'une Blanche, ou à la rigueur celle d'une Antillaise (le résultat final tire vers une peau jaune moutarde...), pour mériter l'admiration [56].

De telles pratiques entraînent bien évidemment diverses manifestations morbides, les épidémies traités devenant plus fragiles et donc la proie de maladies cutanées. Mais ces dangers n'empêchent pas la diffusion de la mode, dans la ligne d'une acculturation que G. Devereux aurait qualifiée d'« antagoniste ». Volonté éperdue de changer de peau qui trouve dans le jeu amoureux matière à s'exprimer, les hommes noirs manifestant, quel que soit leur discours, une préférence implicite pour les femmes claires. D'où l'émergence, de la part des femmes noires, d'une réponse « autoplastique », pour reprendre une terminologie de Devereux, à un défi concernant l'apparence physique, entre désir d'identification et réalité biologique. Exemple même d'une idéologie incarnée, le xessal manifeste combien la peau peut être l'expression d'une pathologie sociale [57].

[201]

L'adage populaire nous rappelle que la beauté a besoin de la souffrance, à moins qu'elle ne soit accordée comme une grâce à l'individu, par les hasards de sa dotation génétique... On peut certes ruser, jouer des poudres et des fards, user des artifices anciens et modernes, cela nécessite un effort de chaque jour, et le naturel chassé revient bien vite si l'on baisse la garde... Reste alors la subversion des conduites extrêmes, où l'on s'essaie à devenir autre par la manipulation violente de sa propre nature... Le xessal ne serait alors qu'une nouvelle manifestation de la croyance en la possibilité d'une beauté obtenue au prix de la douleur.

Mais cette persistance du préjugé, qui s'imprime jusque dans les chairs, illustre aussi combien les relations entre la beauté et la couleur de la peau sont restées jusqu'à présent déterminées, ne serait-ce que par réaction, par la valorisation impérieuse de la blancheur. Le parcours qui vient d'être fait en est un nouvel exemple, contraint que nous avons été de faire le constat d'une dominance historique, et montre bien qu'il est difficile de s'affranchir du point de vue qui est par là imposé. Le langage des couleurs en matière d'esthétique humaine demeure encore marqué, malgré le jeu des variations continues, par la catégorisation raciale coloriste. De là dérive sans doute sa particulière prégnance : tout comme la beauté, la couleur de la peau est placée sous le signe d'une fatalité biologique. Loin de l'Afrique, dans l'univers médiatisé des pop-stars, l'énigme des métamorphoses successives de Michael Jackson réside peut-être dans une telle quête d'une blancheur refusée à la naissance. Mais elle va certainement au-delà... Cas limite, où l'éclaircissement du teint s'est accompagné d'un gommage systématique, par le recours à la chirurgie, des traits négroïdes, ainsi que d'un rigoureux lissage des cheveux, qui désormais peuvent dégouliner en longues boucles le long du cou... M. Jackson n'en est pas devenu « blanc » pour autant : au bout du compte se profile une apparence improbable, dont le côté « mutant » a été souvent souligné ; tous les signes distinctifs d'une quelconque racialité y ont été effacés, alors que s'y perçoit l'éphémère et toujours renouvelé scintillement de la mode. Signe avant-coureur d'un temps prochain où les hommes seront capables, par la maîtrise de leur patrimoine génétique, de choisir leur apparence physique à la carte ?

Jean-Luc Bonniol
Université d'Aix-Marseille III


[1] Nous sommes redevables pour cette analyse à l'article de P.L. van der Berghe et P. Frost, « Skin Color Préference, Sexual Dimorphism and Sexual Selection : A Case of Gene-Culture Co-Evolution », Ethnic and Racial Studies, 1986, 9, 1 ; et à celui de P. Frost, « Femmes claires, hommes foncés », Anthropologie et Sociétés, 1989, 11, n° 2, p. 135-150.

[2] P.L. van der Berghe et P. Frost, art. cité.

[3] Ibid.

[4] I. de Garine, « Massa et Moussey : la question de l'embonpoint », Autrement, n° 91, « Fatale Beauté », série « Mutations », 1987, p. 104-115.

[5] 1. Césaire, « Un code moral, un idéal de vie », ibid., p. 68-74.

[6] P. Frost, art. cité.

[7] P.L. van der Berghe et P. Frost, art. cité.

[8] K.J. Gergen, « The Significance of Skin Color in Human Relations », Daedalus, 1967, 96, 2, p. 390-406.

[9] R. Bastide, « Colour, Racism and Christianity », ibid., p. 312-327.

[10] L. Bugner, introduction, in L'Image du Noir dans l'art occidental, publication de la Menil Foundation sous la direction de Ladislas Bugner, vol. 1, Des pharaons à la chute de l'Empire romain (J. Vercoutter, J. Leclant, F.M. Snowden Jr, J. Desanges), Paris, Gallimard, 1976.

[11] M. Dorés, La Beauté de Cham. Mondes juifs, mondes noirs, Paris, Balland, 1992.

[12] F. Snowden, in L. Bugner (éd.), op. cit. Pour Hérodote, les Éthiopiens sont « les plus beaux de tous les hommes... » (B. Diop, « L'Antiquité africaine dans l'imaginaire et dans l'historiographie », in Daniel Droixhe et Klaus H. Kiefer [eds], Images de l'Africain de l'Antiquité au XXe siècle, Francfort-Berne-New York-Paris, Peter Lang, 1987, p. 21-32). On pourrait se référer en la matière au personnage de Memnon, « africain » dans la mythologie grecque, et qui était d'une beauté divine, à en croire en tout cas Ulysse (Odyssée, XI, 522). Mais le qualificatif d'« africain » a-t-il là une signification raciale ?

[13] B. Diop, art. cité.

[14] En témoigne la légende de saint Benoît de Palerme, qui supplia Dieu de le rendre hideux afin qu'il ne succombe pas aux assauts féminins. Dieu l'entendit, le transforma en Noir, et c'est ainsi qu'il devint saint Benoît le Maure... (voir R. Bastide, art. cité).

[15] Cité par B. Lewis, Race et Couleur en pays d'Islam, Paris, Payot, 1982, p. 29.

[16] Cité par B. Lewis, ibid., p. 31.

[17] « Ces esclaves, à la différence de bien d'autres au cours de l'histoire humaine, étaient excessivement visibles... Ce n'était pas seulement que cette population esclave avait une couleur distincte, mais que cette couleur avait un sens » (T. Morrison, Playing in the Dark. Blancheur et Imagination littéraire, Paris, Christian Bourgois, 1993, p. 71).

[18] Sur l'ensemble de cette argumentation, on pourra se reporter à notre ouvrage : La Couleur comme maléfice. Une illustration créole de la généalogie des « Blancs » et des « Noirs », Paris, Albin Michel, 1992.

[19] R.P. Du Tertre, Histoire générale des Antilles habitées par les Français, Paris, 1667.

[20] G. Le Gentil de la Barbinais, Nouveau Voyage autour du monde, Paris, s.d. (vers 1730).

[21] G. Freyre, Maîtres et Esclaves, Paris, Gallimard, 1952.

[22] L'opprobre attachée aux teintes foncées varie selon les îles des Antilles, tout comme la progression du métissage, et l'on a pu utiliser la variance d'une norme esthétique pour rendre compte de cette extrême diversité des relations raciales, en opposant les îles de colonisation ibérique et celles de colonisation européenne. Dans cette ligne ont été proposés deux concepts, celui de norme somatique (image mentale de ce que les individus considèrent comme la plus belle apparence physique) et celui de distance somatique (degré de séparation physique perçu entre eux par des individus appartenant à des groupes différents). Ainsi, la norme somatique des Ibériques serait plus brune, et donc plus accueillante au métissage ; en outre, habitués depuis le Moyen Age à la fréquentation des Maures, ils percevraient une distance moindre avec des individus foncés que ne le font les Européens du Nord ; cf. H. Hoetink, Caribbean Race Relations. A Study of Two Variants, Oxford, Oxford University Press, 1967. On voit que par ce dernier thème H. Hoetink s'inspire de G. Freyre...

[23] F. Fanon, Peau noire, Masques blancs (1954), Paris, Éd. du Seuil, « Points », 1971, p. 34 et 148.

[24] M. Labelle, Idéologie de couleur et Classes sociales en Haïti, Montréal, Les Presses de l'université de Montréal, 1978, p. 130 et 131. Ces notations culturelles sont confirmées par les études sociologiques en la matière. Citons, à propos de la Jamaïque, l'enquête effectuée en milieu scolaire de E.L. Miller, « Body Image, Physical Beauty and Colour among Jamaïcan Adolescents », Social and Economic Studies, 1969, 18, 1.

[25] D'une peau très noire qui aurait un « beau grain », on dirait bel po nwè (« belle peau noire ») — remarque de J.-P. Sainton (recherche en cours).

[26] Bernardin de Saint-Pierre, Études de la nature (II, p. 178), cité par C. Biondi, Mon frère, tu es mon esclave ! Teorie schiaviste et dibattiti antropologico-razziali ne Settecentofrancese, Pise, Libreria Goliardica, 1973, p. 239.

[27] Buffon, De l'homme, cité par C. Biondi, ibid., p. 194.

[28] P. de Maupertuis, Vénus physique (1745), t. 2, Lyon, 1756, p. 98 ; L. Daubenton, Encyclopédie méthodique, Paris, 1782, t. 1, p. xxxi ; G. Cuvier, Tableau élémentaire de l'histoire naturelle des animaux, Paris, 1798, p. 71.

[29] D. Droixhe, introduction à D. Droixhe et K.H. Kiefer (eds), op. cit.

[30] A. Jones, « Cannibales et bons sauvages. Stéréotypes européens concernant les habitants de la Côte-d'Ivoire (1600-1750) », in ibid., p. 33-44.

[31] D. Droixhe, introduction, in ibid.

[32] B. Rupp-Eisenrech, « Les "informateurs" africains des missionnaires piétistes et moraves », in ibid., p. 45-62.

[33] H. Honour, De la Révolution à la Première Guerre mondiale, Paris, Gallimard, 1989 ; L. Bugner (éd.), op. cit., vol. 2, p. 54.

[34] J.-J. Virey, Histoire naturelle du genre humain (1801), cité par H. Honour in L. Bugner (éd.), op. cit., vol. 2, p. 15 et 18.

[35] L. Bugner, introduction, in L. Bugner (éd.), op. cit.

[36] W.B. Cohen, Français et Africains. Les Noirs dans le regard des Blancs, 1530-1880, Paris, Gallimard, 1980, p. 307.

[37] Hugh Honour, in L. Bugner (éd.), op. cit., vol. 2, p. 16 et 17.

[38] C. Biondi, « Le héros noir dans le théâtre révolutionnaire », in D. Droixhe et K.H. Kiefer (eds), op. cit., p. 103-112.

[39] Reproduction dans Hugh Honour, in L. Bugner (éd.), op. cit., vol. 1, p. 33.

[40] Elle provoqua le mépris d'un satiriste, qui s'exprima de la sorte (cité par Hugh Honour, ibid., vol. 2, p. 12) :

À qui se fier dans la vie,

Après une pareille horreur !

C'est une main blanche et jolie

Qui nous a fait cette noirceur.

[41] Ibid., p. 23.

[42] J. Levilloux, Les Créoles (1835), cité par L.F. Hoffmann, Le Nègre romantique, Paris, Payot, 1971, p. 216.

[43] V. Herbin, « Zurapha l'Éthiopienne » (Le Musée des familles, 12, 1844-1845, p. 146), cité par L.F. Hoffmann, op. cit.

[44] W.B. Cohen, op. cit., p. 338.

[45] L.F. Hoffmann, op. cit., p. 238.

[46] Comme l'exprime bien le terme de carnation, renvoyant à la fois à la texture de la peau et, par transparence, à la chair qui la sous-tend.

[47] P. Ory, « L'invention du bronzage », Autrement, op. cit., p. 146-152.

[48] Ibid.

[49] Preuve, pour P.L. van der Berghe et P. Frost (art. cité), de la vitesse avec laquelle une norme culturelle peut être chassée par une autre...

[50] R. Bastide, « Dusky Venus, Black Apollo », Race, 1961, 3, 1, p. 10-18.

[51] Ibid.

[52] Libération, 10 et 11 décembre 1994, p. 32 et 33.

[53] Il s'agit d'un mot d'origine arabe désignant une terre argileuse que les femmes arabes emploient au hammam pour nettoyer l'épidémie.

[54] J. Ondongo, « Noir ou blanc ? Le vécu du double dans la pratique du "maquillage" chez les Noirs », Nouvelle Revue d'ethnopsychiatrie, 1984, 2, p. 37-65, et « La peau, interface de la pathologie transculturelle. Un exemple : la pratique du xessal au Congo », in Iles et Fables. L'espoir transculturel, Paris, L'Harmattan, 1990, p. 61-75.

[55] A. Scarpa, « Premiers résultats d'une étude sur des procédés et remèdes dépigmentants employés par les populations mélanodermes en Afrique », Etnologia, Antropologia Culturale anc Revista di Etnografia di Napoli, 1984, 12, p. 34-36 ; A. Scarpa et A. Guerci, « Depigmenting Procedures and Drugs Employed by Melanoderm Populations », Journal of Ethnopharmacology, 1987, 19, 1, p. 17-66.

[56] J. Ondongo, « La peau, interface de la pathologie transculturelle ».

[57] Ibid.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 4 avril 2017 16:57
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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