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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à de l'article de Charles Bolduc, “Allers et retours: le parcours d’une vie.” Heinz Wismann, Penser entre les langues, Paris, Albin Michel, 2012, 317p. Un article publié dans la revue SPIRALE, no 247, hiver 2014, pp. 73-75. Un numéro intitulé: “Féministes ? Féministes !”. [Autorisation formelle accordée par l’auteur le 26 septembre 2014 de diffuser ce texte dans Les Classiques des sciences sociales.]

[73]

Charles Bolduc

Docteur en philosophie, professeur de philosophie
au Cégep de Chicoutimi

Allers et retours :
le parcours d’une vie
.”

Heinz Wismann, Penser entre les langues,
Paris, Albin Michel, 2012, 317p.

Un article publié dans la revue SPIRALE, no 247, hiver 2014, pp. 73-75. Un numéro intitulé : “Féministes ? Féministes !”

La découverte d’une méthode au cœur des problèmes

Au moment de faire le point sur un parcours où il a été jusqu’à présent tour à tour (et même souvent simultanément) philologue, philosophe, traducteur, directeur d’études à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales et responsable d’une collection aux Éditions du Cerf, Heinz Wismann nous offre dans Penser entre les langues une séries de réflexions lumineuses et inspirantes. Pour ne donner qu’un bref aperçu de la diversité de celles-ci, nous retrouvons non seulement dans cet ouvrage l’idée que la réception « catholique » de Nietzsche par Georges Bataille a déplacé les préoccupations ontologiques du philosophe au niveau ontique, mais aussi une invitation à relire les Anciens (et en premier lieu la Poétique d’Aristote) en gardant en tête que la conception du temps de ces derniers fait de la tragédie une affaire de parole et de jeux de langage, alors que celle des Modernes les porte au théâtre à se concentrer sur l’action. Si nous ajoutons à cela, par exemple, les considérations sur l’importance de l’expérience temporelle de l’appropriation du savoir dans la tradition pédagogique allemande et protestante de même que cette comparaison voulant que la science moderne et la constitution juridique de la personne morale soient toutes deux en partie liées au symbolisme de l’eucharistie, nous avons un portrait assez juste et à première vue déroutant du vaste champ de réflexions couvert par l’ouvrage en question.

À la lumière de ces intérêts à première vue disparates, il ne faudrait cependant pas croire qu’ils témoignent d’une pensée guidée par le seul éclectisme des goûts de l’auteur. En fait, ce qui fait l’originalité, la cohérence et la valeur de la démarche de Heinz Wismann quand il aborde toutes ces questions, c’est qu’elle résulte d’une vie passée à la croisée de l’allemand, du français et du grec ancien qui l’a amené à pratiquer l’herméneutique, « cette "science allemande" [qui] part de la question que se pose Luther, lorsqu’il veut être certain de comprendre ce que l’auteur des Écritures lui adresse comme message ». Loin d’être uniquement un parti pris théorique désincarné qui à la suite de Walter Benjamin soutient que les langues ne représentent pas une seule et unique réalité mais la créent tant bien que mal avec les moyens à leur disposition, la méthode adoptée par l’auteur s’ancre ainsi dans une connaissance informée de diverses langues et de leur contexte culturel respectif qui permet de voir les limites expressives de chacune et de considérer tout texte comme l’œuvre d’un « sujet qui se cherche dans la langue ».

Les possibilités occultées de l’herméneutique

Dans une France d’après-guerre dominée intellectuellement entre autres par le structuralisme et la pensée d’Heidegger, le parcours que nous relate Heinz Wismann dans son livre nous montre qu’il a su, à travers un rapport particulier à l’herméneutique, se tracer un chemin propre au travers de toutes ces tendances.

D’une part, Penser entre les langues nous apprend que c’est par sa confrontation directe avec les textes grecs qu’il a étudié de manière plus sérieuse avec Jean Bollack à partir des années 1950 et les œuvres philosophiques allemandes qu’il a enseigné à la Sorbonne à partir de la décennie suivante qu’il en est venu progressivement à s’inscrire fermement dans la tradition herméneutique et à s’opposer de front au structuralisme dont la position de principe ne permet pas selon lui de penser la fulgurance d’un sujet écrivant qui s’insère certes dans une tradition qui le précède, dans un certain état de la langue (plus particulièrement de la grammaire), tout en lui donnant aussi une flexion encore inexploitée (un style). En lieu et place d’une perspective linguistique héritée de Saussure qui écarte tout particularisme et détermine de manière a priori les schèmes de pensée d’une personne dans le cadre du système dans lequel il s’inscrit, Heinz Wismann en vient donc plutôt à proposer de réintroduire de l’« indétermination » dans l’étude des discours en dégageant une place pour le « vouloir-dire » d’un individu. C’est ainsi que la création poétique peut alors se comprendre comme ce qui vient répondre aux « insuffisances qui apparaissent quand on utilise cette langue [maternelle] dans certaines situations – où il s’agit de gérer et donc d’instrumentaliser ».  

D’autre part, on découvre aussi dans cet ouvrage que c’est en considérant la langue à la fois comme convention et invention qu’Heinz Wismann a renoué avec les figures de Schleiermacher et d’Humboldt, par-delà Heidegger et même Gadamer, exploitant dans la foulée une potentialité oblitérée par ces derniers, soit la pensée d’une « logique du discours individuel » (pour reprendre le sous-titre donné à l’édition française de l’Herméneutique de Schleiermacher) qui permet de rendre compte de « différents niveaux d’individualisation » selon qu’une personne se conforme aux expressions en vigueur à une époque donnée ou qu’au contraire elle tente de rendre compte de quelque chose qui ne se laisse apparemment pas cerner par la manière usuelle d’utiliser la langue. De ce point de vue, en sacralisant une langue particulière au nom du « langage originaire de la révélation » et en isolant les mots et leur potentielles significations étymologiques du discours dans lesquels ils s’inscrivent, Heidegger et Gadamer n’auraient rien révolutionné, mais auraient plutôt consacré la tradition et soumis la pensée à une autorité arbitraire qu’il s’agirait d’« écouter », c’est-à-dire finalement d’obéir.

Conséquences pratiques de ce retour
aux sources de l’herméneutique


Pour ne citer que trois exemples des horizons ouverts par une telle approche inspirée de Schleiermacher et Humboldt où l’attention au sens (philosophie) ne prend pas le pas sur celle accordée aux phrases (philologie) et inversement, on peut d’abord souligner le fait qu’elle nous invite à ne pas confondre, comme c’est selon Heinz Wismann souvent le cas dans les traductions françaises, une version donnée d’un texte ancien et son interprétation courante avec ce qu’était originellement celui-ci. Se faisant, elle nous enjoint conséquemment à nous pencher sur les variantes de ce texte de façon à mesurer le champ des possibles et à y chercher une cohérence, non dans les textes eux-mêmes, mais dans l’intention signifiante qui leur est sous-jacente et qui s’exprime diversement et imparfaitement dans une langue. Comme l’auteur le rappelle dans son livre, c’est là que se situe la pertinence des travaux du Centre de recherche philologique de Lille auxquels il a participé.

En lieu et place d’une perspective linguistique héritée de Saussure qui écarte tout particularisme et détermine de manière a priori les schèmes de pensée d’une personne dans le cadre du système dans lequel il s’inscrit, Heinz Wismann en vient donc plutôt à proposer de réintroduire de l’« indétermination » dans l’étude des discours en dégageant une place pour le « vouloir-dire » d’un individu.

De plus, on peut relever que ce parti pris méthodologique a permis à Heinz Wismann de soutenir, contre l’interprétation heideggerienne, qu’il y a bien un sujet qui parle dans les écrits des présocratiques, une thèse apparemment anachronique philosophiquement parlant (puisqu’on juge habituellement qu’une telle notion apparaît à la modernité) mais syntaxiquement prouvée par l’étude des textes. Du coup, il a pu extirper le discours d’Héraclite des rets de la tradition et montrer que, à l’opposé de la croyance populaire, celui-ci met à distance toute préoccupation ontologique en insistant sur la différence entre le dire et le dit qui empêchera toujours une correspondance entre les mots et les choses. En prenant ses distances avec le cadre intellectuel du Timée de Platon qui selon Heinz Wismann aurait conditionné pendant des siècles notre rapport aux représentations du cosmos des premiers philosophes, cette lecture originale des fragments d’Héraclite nous offre l’occasion de renouveler sensiblement le regard que nous portons sur certaines d’entre elles.

Enfin, pour reprendre l’un des exemples donnés en introduction, en montrant que les propos de Nietzsche sur le péché et sa révolte contre l’idéal d’authenticité de Luther sont interprétés par Bataille comme un appel à la transgression et aux péchés véniels qu’un bon croyant peut toujours chercher à se faire pardonner, Heinz Wismann nous fait comprendre que, par-delà la réception « ontologique » d’Heidegger à laquelle cette lecture s’apparente parfois de manière superficielle et trompeuse, c’est le catholicisme de Bataille qui lui fait personnaliser les propositions nietzschéennes et transformer celles-ci en métaphores de ce qui serait vécu par une personne en particulier, par un « être empirique ». Étant donné l’importance de cette interprétation dans la France de l’après-guerre, la prise en compte de cette dimension culturelle dans notre rapport aux langues dans lesquelles s’exprime une pensée philosophique ouvre la voie à une réévaluation qui reste à faire des célèbres commentaires de ce même Nietzsche qu’en ont ultérieurement tirés Deleuze et Derrida.

L’esprit d’un perspectiviste

En plus de toute l’érudition d’une vie dédiée à la recherche qu’il permet de déployer dans ses tours et détours, le plus grand mérite de cet ouvrage est sans doute l’esprit dans lequel il a été écrit. Comme l’auteur l’affirme très clairement : « La véritable créativité humaine, c’est cette prolifération de différences. Et la bêtise humaine, c’est de vouloir camper sur l’une de ces différences, ou de vouloir les embrasser, dans un compromis. Il faut malheureusement – et c’est ça être cultivé – avoir la capacité de les laisser dans ce qu’elles sont, ces différences, tout en les appréciant ».

Cette approche étant si fréquemment exprimée et revendiquée, la partie la moins inspirante (sans être pour autant inintéressante du point de vue des connaissances déployées) de Penser entre les langues est alors certainement la dernière où la compréhension des enjeux esthétiques de différents arts est soumise à une logique dialectique qui impose un schéma historique de développement aux créations citées. Celles-ci se réduisent du coup à la seule dimension prise en compte pour faire advenir une certaine finalité alors que, dans les chapitres précédents, c’est la joie de redécouvrir des œuvres qui ont le potentiel de questionner un tel cadre qui l’emporte. Par exemple, quand il est question de musique, il s’agit d’analyser les différents styles (Renaissance, baroque, classique, romantique) « en termes de rationalisation par rapport au cadre unitaire d’une dissonance », ce qui permet à Heinz Wismann de conclure de manière prévisible et convenue que le processus culmine avec le récif qu’est le Tristan de Wagner et que le rock « n’est peut-être pas à rapporter à la musique dans son développement ».

Cependant, même si l’on prend aussi en compte le foisonnement un peu brouillon de l’ensemble (un trait qui est assumé explicitement par l’éditeur) et ces étranges apartés biographiques qui se transforment parfois en mises au point et règlements de compte, ce livre contient tellement de pistes de recherches stimulantes que les réserves tout juste exprimées ne parviennent jamais vraiment à freiner le désir de poursuivre l’exploration de ce que l’auteur a parfois rapidement esquissé tout au long de l’ouvrage.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 13 février 2015 11:38
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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