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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Charles BOLDUC, “Au coeur de la fabrique deleuzienne.” In PhaenEx, revue de théorie et culture existentialistes et phénoménologiques, vol. 11, no 1, printemps-été 2016, pp. 132-137. Note de lecture du livre de Vincent Jacques, Deleuze. Paris : Éditions Ellipse, Coll. “Pas à pas”, 2014, 224 pp. [L’auteur nous a accordé le 27 mars 2020 son autorisation de diffuser en libre accès à tous ce article dans Les Classiques des sciences sociales.]

[132]

Charles BOLDUC

Docteur en philosophie, professeur de philosophie
au Cégep de Jonquière

Au cœur de la fabrique deleuzienne.”

In PhaenEx, revue de théorie et culture existentialistes et phénoménologiques, vol. 11, no 1, printemps-été 2016, pp. 132-137. Note de lecture du livre de Vincent Jacques, Deleuze. Paris : Éditions Ellipse, Coll. “Pas à pas”, 2014, 224 pp.

Passées la fascination première, les fulgurances initiales et l’impression de découvrir un nouveau monde plein de richesses insoupçonnées, la lecture de l’œuvre de Gilles Deleuze déroute souvent les néophytes par cet étrange alliage de visées systématiques ambitieuses [1] et de références hétéroclites [2], ce qui laisse fréquemment perplexe quand vient le temps d’adopter un point de vue critique qui se refuse à tout accepter ou rejeter en bloc. Maître-assistant à l’École nationale supérieure d’architecture de Versailles (France) et auteur d’une thèse de doctorat intitulée La notion de problème chez Gilles Deleuze, Vincent Jacques résume bien cette situation dès les premières pages de son ouvrage et sa monographie offre une manière de s’y retrouver un peu mieux dans cette œuvre. En ce sens, son livre est même une réponse deleuzienne au Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée? kantien qui revient constamment sous sa plume comme un leitmotiv lancinant (Jacques 5, 26, 108, 144, 173).

Présentant un parcours chronologique classique avec pour point de bascule entre ses deux principales parties la rencontre avec Félix Guattari au tournant des années 1970, l’auteur refait patiemment et minutieusement le chemin emprunté par Deleuze dans son travail philosophique, avec ses auteurs et thématiques de prédilection, ses écarts, ses déplacements, ses détournements et ses créations. C’est ainsi que des différentes monographies qui ponctuent les années 1960 (sans oublier l’article de 1966 qui fait état de la découverte capitale de la thèse de Gilbert Simondon sur l’individuation [3]), l’auteur enchaîne remarquablement les [133] uns avec les autres les apports kantien, proustien, bergsonien, nietzschéen et spinoziste dans l’élaboration d’une philosophie proprement deleuzienne qui culmine dans un premier temps avec la publication quasi simultanée en 1968-1969 de Différence et répétition et Logique du sens.

La deuxième partie du livre de Jacques est rédigée suivant le même plan de composition, avec cette fois Mille plateaux dans la mire, cette somme coécrite avec Félix Guattari, publiée en 1980 et se révélant la fin d’un cycle de collaboration amorcé en 1972 avec la sortie de L’Anti-Œdipe. Pour le coup, ce sont toutes sortes d’inspirations, philosophiques ou non, qui sont conviées à s’assembler pour former « une synthèse étrangère à la philosophie d’après-guerre, synthèse ici comprise comme système philosophique informé des savoirs de l’époque » (113). Sans oublier ces incontournables références à Freud et à Marx, tous deux très en vogue à l’époque, nous voyons donc dans ces pages l’influence du linguiste Louis Hjelmslev se marier aux découvertes de l’ethnologue et préhistorien André Leroi-Gouhran; ces dernières se conjuguant ensuite aux réflexions du philosophe Michel Foucault, de l’anthropologue Pierre Clastres et de l’historien des religions Georges Dumézil, et ce, via des percées du côté de Nietzsche, de Spinoza et du biologiste Jacob von Uexküll. Il va sans dire qu’il est impressionnant de voir s’imbriquer de manière si harmonieuse un amas de sources de prime abord si disparates. Malgré le grand défi que cela posait, il est à cet égard tout à l’honneur de l’auteur d’avoir refusé de s’engager dans une lecture partielle ou partiale de Mille plateaux [4] et d’avoir opté pour une reconstitution, dans toute sa complexité, de ce « système ouvert » (Deleuze, « Entretien » 48).

De cette présentation remarquable de concision et de clarté qui réussit le tour de force de rendre accessible et concrète une pensée à clés de temps à autre hermétique [5], il convient de relever quelques points qui méritent de plus amples commentaires. Le premier met simplement en lumière ce qui est une limite du regard critique et probablement une conséquence inévitable du but que s’est donné l’auteur. Étant donné que son ouvrage se veut d’abord et avant tout une introduction au travail de [134] Deleuze donnant un aperçu le plus global possible de ses multiples ramifications, il a délibérément laissé de côté la plupart des difficultés soulevées par les interprétations originales de Deleuze et les amalgames que celui-ci concocte à partir d’elles. À l’exception notable du traitement de la question d’une improbable ontologie (Jacques 100), c’est ce qui arrive quand, du point de vue d’une genèse de la pensée deleuzienne, l’auteur aborde l’éternel retour nietzschéen (94), la notion d’expression chez Spinoza (104), la critique de la psychanalyse (149) et de la philosophie de l’histoire de Marx (177 sq.).

La seconde remarque a trait à la mise à plat du travail de coalescence ayant mené à Mille plateaux, où Jacques fait œuvre utile en ne distinguant pas radicalement ce qui a été coécrit avec Guattari et ce qui a été publié précédemment sous le seul nom de Deleuze. En effet, à chaque fois qu’il en a l’occasion, l’auteur revient sur la partie initiale de son ouvrage et montre de quelle manière des notions comprises dans l’optique de Différence et répétition sont par la suite reprises dans le travail avec Guattari et parfois détournées du sens qui leur avait été autrefois prêté. Il en est ainsi, par exemple, à propos de l’expression (121 sq.), du champ transcendantal impersonnel (127), du partage de l’actuel et du virtuel (127 sq.), du signe (136 sq.), du refus d’élaborer une méthode (141) ou de fonder une ontologie (144), des incorporels stoïciens (157), de la distinction entre les plans de composition et d’organisation (190 sqq.), de l’individuation (195 sqq.), etc. Le traitement des références chères à Deleuze n’échappe pas à cette logique, comme l’illustre la « lecture croisée de Nietzsche et Spinoza » au sujet de la « composition des puissances » (134 sqq.). En cela, le livre de Vincent Jacques se veut un heureux complément à Deleuze. L’empirisme transcendantal d’Anne Sauvagnargues qui présentait bien certains de ces écarts mais du seul point de vue de Différence et répétition, et ce, de façon à « observer l’ajustement provisoire et variable des concepts que réclame l’empirisme transcendantal pour devenir opératoire » (Sauvagnargues 14).

Dans un même ordre d’idées, cette étude de l’œuvre se démarque de bon nombre de titres par l’importance — en grande partie justifiée — accordée à l’héritage kantien. Bien entendu, comme cela se fait généralement dans ce genre d’exercice, l’influence prépondérante de Nietzsche et de Spinoza est maintes fois réaffirmée; mais ce qui constitue l’un des mérites de cette présentation, c’est qu’au-delà de ces considérations portant sur des penseurs idéologiquement plus proches de Deleuze, l’auteur fait voir en toile de fond la persistance des problématiques kantiennes qui nous apparaissent alors constamment tarauder le philosophe dans son travail. Évidemment, on retrouve exposé dans l’ouvrage de Jacques tout ce qui oppose Deleuze à Kant, soit principalement la critique des conditions de l’expérience possible au profit de l’expérience réelle (Jacques 25-28). Cependant, Jacques ne se limite [135] pas à reprendre cette remise en question d’inspiration bergsonienne, et il s’attache à montrer que, sur de nombreux points, Deleuze « subvertit de l’intérieur le système kantien » (63) jusqu’à lui emprunter certains de ses objectifs afin de les détourner ou simplement de les soumettre à ses propres fins. À ce sujet, dans sa première partie, Jacques rappelle que l’expérience du sublime, tirée de la Critique de la faculté de juger, est considérée par Deleuze comme le modèle d’une genèse de la pensée (16 sq., 62 sq.) et que l’Idée kantienne telle que définie dans la Critique de la raison pure est utilisée pour faire valoir que ce n’est pas la connaissance mais les problèmes qui importent en philosophie (56 sqq.). Dans la deuxième partie, par le seul choix de son vocabulaire et de sa manière d’aborder certaines problématiques, l’auteur nous fait comprendre que cette influence opère toujours dans le travail postérieur à Différence et répétition, et ce, bien qu’elle ne soit plus directement revendiquée par Deleuze. Ainsi, L’Anti-Œdipe est présenté à un moment comme une quête des « conditions de possibilité de l’histoire » (164) et Francis Bacon. Logique de la sensation devient principalement, sous le regard de l’auteur, une sorte de tentative de définir en droit ce qu’est une œuvre d’art [6], et ce, de façon à « offrir une autre clef de lecture de toute l’histoire de l’art » (209). Cela étant dit, sans atténuer l’importance de ces derniers recoupements, ce qui mérite surtout d’être retenu et ce que l’auteur ne nous fait pas perdre de vue tout au long de son ouvrage, c’est la reprise de cette « idée kantienne selon laquelle la raison produit ses propres illusions » (10), des illusions que la philosophie a pour tâche de comprendre par la pensée et de combattre dans la vie : c’est d’ailleurs cette lutte qui donne un sens à l’ensemble du livre [7] et qui explique la place qui y est accordée à Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée? [8]

Enfin, il y a un dernier point plus problématique qui concerne le traitement réservé aux deux importants volumes sur le cinéma. En effet, mis à part quelques généralités, rien n’est vraiment dit de ceux-ci, alors qu’ils constituent certainement l’apport le plus important de Deleuze à la philosophie dans les années 1980. Certes, l’économie de l’ouvrage est centrée sur Différence et répétition et Mille plateaux, et une limite matérielle s’impose dans l’exposition de l’ensemble d’une œuvre philosophique. Ce qui demeure toutefois énigmatique, c’est qu’il y a pourtant bien un volet consacré à l’esthétique, et qu’au lieu de puiser dans [136] le diptyque consacré au septième art, l’auteur se concentre alors exclusivement sur Francis Bacon et sur les réflexions musicales tirées d’un passage de Mille plateaux relativement court. Ces développements ne sont pas inintéressants en eux-mêmes, mais avec du recul, on peut en venir à se demander si ces choix ne sont pas la conséquence d’une prise de position critique, marquant en cela la frontière ineffaçable où une présentation qui se veut relativement neutre et objective trahit nécessairement à certains moments la partialité du point de vue qui la rend possible. La volonté de systématicité que l’auteur prête à Deleuze se marie bien aux affirmations à prétention universelle qu’il tire entre autres de Francis Bacon [9]. Ces affirmations auraient cependant moins bien tenu le coup devant la multiplication incroyable des références cinématographiques et la prolifération des concepts issus de Cinéma 1. L’image-mouvement et de Cinéma 2. L’image-temps. En effet, ces concepts et ces références s’ordonnent suivant une taxinomie développée à partir de certaines idées de Bergson, mais il est primordial de rappeler que ces dernières sont prises à rebours par des œuvres cinématographiques singulières qui forcent cette subversion [10]. Ce sont donc bien toujours ces œuvres qui ont le dernier mot, puisque le cadre conceptuel dans lequel elles s’inscrivent n’est pas indépendant d’elles et se trouve même en partie généré par le contact avec elles [11]. Dès lors, une fois prise en compte cette dimension créative de la démarche deleuzienne, il devient plus délicat de mettre l’accent sur ce qui est commun à tous les arts indépendamment de ce que ceux-ci peuvent apporter de nouveau à la pensée, d’autant plus que cela va directement à l’encontre de ce que cherche explicitement Deleuze [12]. Ici, la perspective kantienne adoptée par l’auteur qui définit en droit ce qui « mérite » le nom d’œuvre d’art rencontre comme une limite cette exigence deleuzienne en acte de coller à l’expérience réelle et à sa diversité. 

[137]

Textes cités

Bergson, Henri, L’évolution créatrice, Paris, P.U.F., coll. Bibliothèque de philosophie contemporaine, 1966.

Deleuze, Gilles, Critique et clinique, Paris, Minuit, coll. Paradoxe, 1993.

—, « Entretien sur Mille plateaux », in Deleuze, Pourparlers, Paris, Minuit, coll. Reprise, 2003, p. 39-52.

—, L’île déserte et autres textes. Textes et entretiens 1953-1974, Paris, Minuit, coll. Paradoxe, 2002.

—, « Portrait du philosophe en spectateur », in Deleuze, Deux régimes de fous. Textes et entretiens 1975-1995, Paris, Minuit, coll. Paradoxe, 2003, p. 197-203.

Deleuze, Gilles et Félix Guattari, Mille plateaux. Capitalisme et schizophrénie 2, Paris, Minuit, coll. Critique, 1980.

Kant, Emmanuel, Critique de la raison pure, trad. A. J.-L. Delamarre et F. Marty à partir de la trad. de J. Barni, Paris, Gallimard, coll. Folio essais, 1980.

—, Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée?, trad. A. Philonenko, Paris, Vrin, coll. Bibliothèque des textes philosophiques, 1967.

Jacques, Vincent, Deleuze, Paris, Ellipses, coll. Pas à pas, 2014.

Sauvagnargues, Anne, Deleuze. L’empirisme transcendantal, Paris, P.U.F., coll. Philosophie d’aujourd’hui, 2009.



[1] On pense ici surtout à Différence et répétition et Mille plateaux.

[2] Pour ne donner que l’exemple de Critique et clinique où se côtoient entre autres des développements sur Platon, Melville et Masoch, l’un des chapitres se nomme « Un précurseur méconnu de Heidegger, Alfred Jarry » (115-125).

[3] Il s’agit en fait d’un compte rendu de L’individu et sa genèse physico-biologique, un livre qui reprend en partie la thèse de Simondon soutenue en 1958 et intitulée L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information. Cette recension, parue initialement dans une revue, se retrouve dans Deleuze, Île déserte 120-124.

[4] Cette alternative beaucoup moins exigeante aurait pu être d’autant plus tentante à privilégier qu’elle est proposée par Deleuze et Guattari eux-mêmes dans leur avant-propos à Mille plateaux : « Dans une certaine mesure, ces plateaux [les différentes parties] peuvent être lus indépendamment les uns des autres, sauf la conclusion qui ne devrait être lue qu’à la fin » (8).

[5] Interrompant momentanément l’exposition de l’articulation et de l’emboîtement des différents concepts et influences, l’auteur reprend judicieusement à quelques reprises certains exemples tirés des œuvres étudiées, notamment ceux de la production de briques (Jacques 41 sqq.), de l’apprentissage de la nage (72 sq.), de « l’agencement féodal » (157 sqq.) et de l’histoire de la musique classique occidentale (210 sqq.).

[6] La distinction du fait et du droit est tirée de la Critique de la raison pure. Le droit permet de déterminer la « légitimité de la prétention » (A84/B116).

[7] Loin d’être un angle d’approche valant seulement pour la compréhension du travail menant à l’élaboration de Différence et répétition, ce point de vue qui met l’accent sur la traque des illusions est aussi adopté quand l’auteur aborde L’Anti-Œdipe (Jacques 150) et Mille plateaux (115).

[8] Ce passage de la pensée à la vie permet de comprendre que cette question devienne à la fin des deux parties un Qu’est-ce que s’orienter dans le monde? (Jacques 108, 217).

[9] « Deleuze dit bien ici la peinture, et non la peinture de Bacon; pour lui, la peinture n’est jamais platement figurative, elle cherche toujours plus ou moins consciemment à arracher la Figure à la figuration » (203).

[10] On peut se remémorer ici que dans L’évolution créatrice, Bergson a critiqué sévèrement l’« artifice du cinématographe » (Bergson 305).

[11] Deleuze affirme à ce propos que « c’est une classification mobile, et qu’on peut changer, et qui ne vaut que par ce qu’elle fait voir » (Deleuze, « Portrait » 202)

[12] Pour ne citer qu’une occurrence de ce qui est maintes fois revendiqué dans le corpus : « la nouveauté est le seul critère de toute œuvre » (Deleuze, « Portrait » 200).



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 25 avril 2020 10:18
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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