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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Gérard BOISMENU, “Le duplessisme: substrat social d'une alliance politique de classe.” Un texte publié dans l’ouvrage sous la direction de Alain-G. Gagnon et Michel Sarra-Bournet, DUPLESSIS. Entre la grande noirceur et la société libérale. Chapitre 13, pp. 283-316. Montréal : Les Éditions Québec/Amérique, 1997, 397 pp. Collection Débats. Programme d’études sur le Québec de l’Université McGill. . [Autorisation accordée, le 17 août 2009, par les directeurs de cette publication et les auteurs que nous avons pu joindre de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

[283]

Quatrième partie : Les interprétations

Chapitre 13

Le duplessisme: substrat social
d'une alliance politique de classe
.”

Gérard Boismenu


Introduction [283]
Le paradoxe de l'ère duplessiste [285]
Alliances politiques et rapports de pouvoir au Canada [286]
Différenciation de l'espace social et régime fédératif [289]
Arbitrages de la politique économique duplessiste [291]
Alliance politique duplessiste [295]
Rigidité du mode de constitution de l'alliance duplessiste [297]
L'Église et l'alliance duplessiste [303]
Signe(s) des temps [305]
Nouvelle conjoncture et issue incertaine [311]
Notes sur les auteurs [393]


Introduction

La compréhension des sociétés, surtout en perspective historique, passe souvent par l'appréhension des événements politiques et des formes de gouvernement. L'interprétation du Québec de l'après-guerre en est certainement une illustration. Le duplessisme fait référence à une époque de grandes transformations sociales et économiques, mais aussi politiques ; cependant, on en a gardé une image d'immobilisme combiné à une oppression politique, image qui témoignerait d'un certain exceptionnalisme québécois. La « grande noirceur », expression évocatrice désignant le duplessisme, fait écran à une saisie soucieuse de la complexité paradoxale de la période et pave la voie à une interprétation « instantanéiste » de la Révolution tranquille.

Il y a une quinzaine d'années, lorsque paraissait mon étude sur la période, [1] le constat pouvait être le même. Pourtant d'autres travaux sont venus s'ajouter [2] avec le [284] souci de présenter une meilleure connaissance des dynamiques socio-politiques et d'ouvrir des perspectives à la fois plus nuancées sur les transformations à l'œuvre et plus attentives à situer la réalité québécoise dans une mouvance sociale et politique contemporaine. Mais il semble que le sens commun savant veuille se cramponner à l'image réductrice d'une société repliée sur elle-même sous la férule d'un chef autoritaire et nationaliste un peu comme si, par un mouvement fatal, les traces laissées par les études hétérodoxes sur les plages du savoir historique devaient être balayées par les marées inlassables des fausses évidences et des jugements de valeurs sommaires.

Rétrospectivement, cette situation n'est pas sans rappeler la lecture réductrice que la Renaissance a imposée du Moyen-Âge ; en ce sens, tout se passe comme si la Révolution tranquille avait dû jaillir des ténèbres pour briller davantage. Pour poursuivre cette analogie, il est intéressant de rappeler que Régine Pernoud dans sa préface au roman La Chambre des dames [3] soulignait que le Moyen-Âge avait été associé à un « Âge des ténèbres » et que cette « légende [avait été] soigneusement entretenue par l'enseignement à tous les degrés, de l'école primaire à l'Université ». Le duplessisme n'est certes pas le Moyen-Âge, mais le ravalement historique dont il est l'objet n'est pas sans similitudes.

Ces remarques ne visent pas à émousser l'étude critique de l'après-guerre québécois et encore moins à justifier quelque tentation pour le panégyrique, mais d'abord et surtout à souligner que la période constitue un champ d'étude qui mérite un traitement comparable à tout autre, pour d'autres époques et d'autres sociétés. [285] Ainsi, il importe de poser les paramètres d'une étude rigoureuse et circonstanciée de la période, qui puise dans une démarche et une conceptualisation généralisable en sociologie politique. La société québécoise est spécifique comme l'est toute société ; tout autant, elle s'inscrit dans les tendances ou les mouvements qui la débordent, et participe à l'évolution d'ensemble de sociétés similaires. C'est cette dualité de la spécificité et de la participation à l'universel, présente dans l'étude de toute société, qu'il faut révéler.

Le paradoxe de l'ère duplessiste

De prime abord, en considérant la période duplessiste, l'observateur est frappé par un paradoxe : alors que, d'un côté, on connaît une grande stabilité sur la scène politique (réélections, opposition muselée) et une constance gouvernementale (composition du gouvernement, politiques publiques), de l'autre côté, on observe de profondes transformations qui traversent la société et s'inscrivent dans un modèle de développement qui s'impose dans les sociétés occidentales. Ce paradoxe peut être abordé et creusé de diverses façons. L'angle d'attaque peut changer et révéler des dimensions complémentaires : ce peut être le discours politique, les mouvements sociaux, les formes institutionnelles de régulation, etc.

Pour ma part, il m'est apparu essentiel de bien saisir les caractéristiques de la vie politique québécoise au cours de la période, mais en les mettant en perspective sous deux éclairages différents. D'abord, les caractéristiques de la vie politique ont été confrontées à la politique mise en œuvre par le gouvernement Duplessis en matière économique, afin de bien cerner les intérêts représentés par ce gouvernement tout en tenant compte de la [286] transformation des rapports sociaux. Ensuite, ces caractéristiques ont été situées dans les transformations et les dynamiques sociales au Québec et dans l'ensemble canadien, ainsi que dans les conditions d'exercice du pouvoir des classes dominantes au Canada, conditions qui sont façonnées par le régime fédératif et la différenciation de l'espace social au Canada.

Il va de soi que ce découpage impose ses limites, et que les conclusions tirées et l'interprétation proposée ne peuvent prétendre épuiser le sujet et proposer une lecture suffisante de la période. Toutefois, elles permettent une connaissance indispensable pour suggérer une interprétation du régime Duplessis, de son assise sociale, de ses rigidités et de ses faiblesses. Cette approche, tout en n'étant pas exclusive, a le mérite de s'interroger sur le substrat social du duplessisme ; sans les ignorer, cette approche va au-delà des particularités des pratiques électorales, politiciennes ou anecdotiques que l'on a spontanément à l'esprit lorsque l'on parle de cette période.

Alliances politiques
et rapports de pouvoir au Canada


Le duplessisme est compris comme une forme d'exercice du pouvoir qui est enracinée dans les rapports multidimensionnels de l'espace social québécois, mais comme une forme particulière qui s'inscrit dans l'organisation des rapports de pouvoir au Canada. Développons ces deux aspects.

Le duplessisme incarne une alliance politique spécifique qu'il convient de bien cerner à partir de sa pratique objective, ce qui est fait en retenant le grand secteur de la politique économique. Les arbitrages entre les intérêts des classes ou fractions sociales qui président à l'élaboration de la politique économique témoignent d'une forme [287] particulière d'alliance politique. Par là, il est possible de comprendre les conditions sociales qui supportent la constitution d'une telle alliance politique et qui assurent, pour un temps, une certaine stabilité à l'édifice politique du duplessisme. Par ailleurs, l'alliance duplessiste constitue un élément actif dans les luttes de tendances au sein de la bourgeoisie concernant les formes d'exercice du pouvoir et dans l'évolution de la configuration des couches et fractions dominantes au Canada. En somme, le gouvernement du Québec, partie prenante d'un régime fédératif, s'insère dans une organisation complexe et enchevêtrée d'exercice du pouvoir politique et, de ce fait, participe aux transformations chaotiques et contradictoires des rapports de pouvoir et des orientations qui s'imposent comme choix stratégiques.

Ces dernières remarques demandent quelques développements dans la mesure où elles supposent certaines propositions analytiques qui sont loin d'être assimilées dans les travaux de recherche portant notamment sur le Québec. Là-dessus, il faut rappeler qu'un certain nombre de chercheurs, isolément et à la faveur de travaux systématiques sur le Québec et le Canada, en sont venus à la fin des années 1970 à s'interroger sur les, a priori de la sociologie et de l'histoire du Québec.

Le postulat implicite dans la plupart des études sur le Québec, voulant que l'on puisse traiter de sa réalité comme s'il s'agissait d'une société et d'un État sinon indépendant, du moins autonome par rapport à l'ensemble canadien, a été pointé du doigt dans la mesure où il était porteur d'une grande confusion sur les conditions d'existence de cette société et provoquait un centrage sur un exceptionnalisme québécois, surfait parce que mal défini. Pour des auteurs aussi bien francophones [288] qu'anglophones, mais arrivés à des conclusions souvent aux antipodes, la question nationale servait d'alibi pour opérer un découpage qui ne tenait pas compte de l'insertion historique de l'espace social québécois dans l'ensemble canadien, tant pour ce qui est de la physionomie des rapports socio-économiques que de la configuration des rapports de pouvoir médiatisée par le régime fédératif.

Cette lecture critique des travaux, à laquelle je participais, mais qui était aussi celle de Gilles Bourque, Jules Duchastel, Lizette Jalbert et Daniel Salée, a été condensée, au début des années 1980, dans un petit ouvrage [4] qui voulait ouvrir une discussion sur nos cadres analytiques. La réaction fut étonnante. Elle brillait par son absence apparente, mais révélait surtout une indifférence dédaigneuse pour le problème posé. De quelque sensibilité théorique que l'on eût été, on semble avoir voulu éviter l'inconfort intellectuel découlant de la remise en cause de certitudes implicites, en n'engageant pas le débat. Par contre, de façon toute autre, on a pu nous opposer un rejet épidermique pour des motifs politiques et formulés sous le mode du procès d'intention. Notre réflexion devait en effet être le symptôme de la décadence d'intellectuels ayant mal encaissé la défaite référendaire du 20 mai 1980. Pour peu que l'on connaisse les auteurs du livre, cette attaque apparaissait fantaisiste, mais elle avait le « mérite » d'esquiver les véritables questions posées.

Pourquoi revenir sur cet épisode lointain ? Tout simplement parce que la réflexion sur les conditions de saisie sociologique et historique de la réalité québécoise en est [289] encore au même point, d'où l'importance de revenir brièvement sur la question pour proposer une interprétation du duplessisme comme alliance politique particulière qui participe aux rapports de pouvoir politique au Canada. Pour ce faire, il faut rejeter l'idée explicite ou implicite selon laquelle le Québec et le Canada sont, au plan analytique, deux structures dissociables et même indépendantes.

Différenciation de l'espace social
et régime fédératif


Le Canada est un espace, constitué historiquement avec l'épanouissement de l'État moderne, qui, contradictoirement, se développe et approfondit son unité en reproduisant des espaces régionaux qui ne s'uniformisent pas. L'unité de l'espace canadien se réalise à travers les multiples contradictions sociales, économiques, politiques et idéologiques, si bien qu'elle est toujours compromise. Cette unité passe notamment par la spécification accrue des espaces régionaux, l'accroissement des inégalités, les luttes au sein de l'État, l'oppression nationale et la résistance qu'elle suscite, par des régionalismes idéologiques et par le nationalisme québécois. On peut considérer que l'unité de l'espace canadien n'existe que par et dans la spécificité de sa matérialisation dans les espaces régionaux.

L'organisation du pouvoir politique, qui prend la forme de l'État fédératif, conditionne la constitution de l'espace social dans la mesure où il définit concrètement à la fois l'unité de l'espace canadien et la différenciation d'espaces régionaux, d'autant qu'historiquement le niveau provincial de l'État est venu tantôt consacrer les caractéristiques du développement économique des régions, tantôt prononcer la spécificité de l'articulation des rapports sociaux. Si bien qu'à grands traits, les espaces [290] régionaux peuvent être désignés comme des espaces provinciaux.

Le régime fédératif appelle aussi des considérations sur la dynamique politique et l'exercice du pouvoir. Le pouvoir politique des couches et fractions de la bourgeoisie a trouvé historiquement sa forme d'existence dans ce régime et, en termes généraux, l'ensemble des composantes de l'État fonctionnent dans le sens du développement de ce pouvoir. Mais la relation est loin d'être linéaire ou immédiate. En particulier, le régime fédératif de l'État canadien fournit des « lieux » différents qui conditionnent et modèlent - par l'histoire des forces politiques en présence et les enjeux qui s'imposent sur chacune des scènes politiques - la matérialisation du pouvoir politique. Chacune des scènes politiques correspond, en effet, à un espace plus ou moins limité, et dès lors à une spécification des luttes sociales, à une expression politique de cette lutte et à une histoire politique particulière.

Le niveau central de l'État et les dix composantes du niveau provincial incarnent conjoncturellement, avec des particularismes, des types d'alliance politique qui, en cascade, constituent la structure effective de l'alliance dominante pour l'ensemble du Canada. Ces types d'alliance politique sont conditionnés par les rapports au sein de la bourgeoisie, tels qu'ils s'actualisent dans les différents espaces, par les rapports que celle-ci entretient avec d'autres fractions dominantes ou avec des classes-appui, par l'identification de cette ou de ces fractions ou classes, par l'importance respective des forces politiques, et par l'histoire des partis, des institutions à vocation politique et, plus largement, des scènes politiques. C'est ainsi que les dix composantes du niveau provincial de l'État et le niveau central incarnent, à leur façon, des types [291] d'alliance politique qui ne sont pas étrangers ni fondamentalement opposés, mais qui, en exprimant des modes particuliers d'exercice du pouvoir et des stratégies politiques de domination, s'inscrivent dans les luttes d'influence, de tendances, d'hégémonie entre les couches et fractions dominantes.

Ajoutons que le niveau provincial de l'État au Québec, qui découpe l'espace de la communauté nationale québécoise, se présente comme le niveau de représentation des « intérêts nationaux » et comme structure étatique capitale pour la reproduction ou la destinée de cette communauté. Partie d'une structure étatique, qui a historiquement été le témoin d'une oppression nationale institutionnalisée et policée, le niveau provincial du Québec a été une composante du compromis politique qui a permis la création de l'État canadien, mais, en même temps, a constitué un facteur de résistance, voire de dislocation du processus d'affirmation du leadership du niveau central de l'État comme incarnation de l'État et du peuple canadiens. La question nationale, qui s'exprime à l'intérieur du régime fédératif par une insistance sur le maintien intégral des compétences constitutionnelles provinciales, se combine, il faut le souligner, aux autres aspects qui fondent les contradictions internes de l'État fédératif canadien et s'affirment, notamment, par une question régionale plus ou moins exacerbée selon les endroits et les époques.

Arbitrages de la politique
économique duplessiste


Partant de ces considérations, l'étude attentive de la politique économique, qui ne peut être reprise ici de façon détaillée, permet de dégager la hiérarchisation des intérêts qu'elle sert. Cette politique économique suit une logique libérale ferme amenant le gouvernement Duplessis à [292] s'opposer explicitement à la politique d'inspiration keynésienne qui a cours au gouvernement fédéral, en particulier. Si bien que l'appareil d'État québécois restreint son intervention de nature économique, tout en appuyant et favorisant le développement industriel, en réunissant les conditions matérielles et sociales requises. C'est ainsi que le gouvernement Duplessis cherchera à maximiser les investissements en recourant aux entreprises étrangères et à stimuler l'exploitation des richesses naturelles par des concessions territoriales en contrepartie de faibles exigences. L'anti-interventionnisme d'État est un parti pris durable au cours de l'après-guerre, car, au plan des principes, l'intervention publique, est identifiée à la cause des problèmes économiques et à la menace des libertés. Le gouvernement ne peut qu'accompagner une croissance qui est l'initiative de l'entreprise privée et s'élever contre les facteurs qui gêneraient cette initiative, tels que le développement du mouvement syndical et la hausse du coût salarial.

Cette politique libérale appuie ouvertement les intérêts de la grande entreprise, car le gouvernement considère que c'est elle qui induirait une croissance des entreprises moyennes ou locales. Ces dernières devraient bénéficier des retombées des projets initiés par les grandes entreprises, et le gouvernement tente, dans des négociations occultes, d'infléchir le comportement des grandes entreprises à cet égard. Le gouvernement veille également à entretenir, de façon discriminante et partisane, le développement des entreprises locales qui participent au marché public.

Malgré que l'exploitation des matières premières et le front du travail soient propulsés à l'avant de l'actualité, c'est le développement industriel qui est au cœur de la [293] politique duplessiste. Il faut saisir en effet que c'est dans le cadre de cette politique industrielle que la politique des richesses naturelles et la politique ouvrière tiennent une place majeure. Si l'approvisionnement en matières premières à des coûts réduits est réputé favoriser à la croissance industrielle et la supporter, la recherche d'une classe de travailleurs collaborationnistes et dociles, la neutralisation du mouvement syndical et l'affaiblissement de la norme salariale constituent pour le gouvernement Duplessis des composantes essentielles de valorisation du capital. D'où une politique résolument antisyndicaliste et anticommuniste (qui procède par amalgame) qui privilégie l'opposition frontale, plutôt que le compromis basé sur certaines concessions, notamment sur les questions sociales.

Les politiques sociales, [5] qui reposent largement sur la charité publique orchestrée par les institutions religieuses et les associations caritatives, sont nettement réfractaires à la perspective d'une sécurité sociale associée à l'État-providence. Dans ce domaine, comme dans beaucoup d'autres, le libéralisme traditionnel sévit, si bien que les quelques mesures existantes sont traversées par les logiques du paternalisme et du favoritisme partisan, et sont le corollaire de la préservation de la mainmise de l'Église catholique sur les institutions sociales, charitables et d'éducation.

L'ensemble de l'intervention publique, qui passe par des immobilisations, par la voirie, par des équipements collectifs, dans le domaine de l'éducation ou de la santé, par exemple, s'inscrit dans une politique libérale. L'intervention publique répond d'abord aux préoccupations [294] politiciennes du gouvernement, quoiqu'elle constitue globalement une importante source de contrats, pour la bourgeoisie québécoise particulièrement, et un mécanisme qui entretient le soutien au pouvoir de la petite bourgeoisie et de la paysannerie. Dans le même ordre d'idées, la politique agricole se veut voyante et insistante, mais elle se limite à des concessions mineures octroyées à une paysannerie qui assure une stabilité et une légitimité électorale au gouvernement Duplessis. Ces concessions s'inscrivent dans une politique de croissance industrielle et ne correspondent pas aux intérêts réels de la paysannerie. Censées conserver la base matérielle de celle-ci, les composantes de la politique agricole facilitent la transformation des paysans en petits producteurs « indépendants » faiblement organisés et ne peuvent qu'atténuer le processus d'expropriation qui s'impose de fait.

La politique libérale en matière économique est fondée sur l'objectif d'accroître au maximum la croissance des investissements privés ; or, l'atteinte de cet objectif est tributaire du recours intensif au capital étranger, particulièrement au capital américain. Il s'agit là de la pierre d'assise de la politique économique duplessiste. Tous les éléments de la politique industrielle, tout autant que de la politique des richesses naturelles et de la politique ouvrière, sont fondamentalement orientés dans le sens de la pénétration du capital étranger. Si la politique économique duplessiste se démarque de la politique fédérale par son libéralisme, qui se veut l'antithèse de l'influence keynésienne qui s'affirme à Ottawa, les deux politiques se ressemblent par leur préoccupation première qui consiste à recourir systématiquement au capital étranger comme moteur de croissance. Il s'agit là du grand dénominateur commun de deux politiques qui, par ailleurs, suivent des [295] inspirations opposées quant au rôle des pouvoirs publics dans la régulation sociale et économique.

Alliance politique duplessiste

La politique libérale du gouvernement Duplessis s'oppose consciemment à une politique d'inspiration keynésienne comme celle qui prévaut au gouvernement fédéral. Cette opposition prend la forme concrète de la réprobation manifeste à l'égard des mesures sociales, de la politique monétaire, fiscale et budgétaire, et du volume des dépenses publiques du gouvernement fédéral. Mais plus fondamentalement, cette opposition vise, du point de vue politique, la configuration de l'alliance politique qui soutient une politique keynésienne. En clair, le gouvernement Duplessis représente les intérêts de la grande entreprise, mais suit la ligne devenue minoritaire au sein des fractions et couches dominantes. La politique d'orientation libérale reste nettement présente au sein de ces dernières : le débat qui s'est déroulé jusqu'à la guerre et qui a permis l'affirmation du keynésianisme n'est pas tranché définitivement. Ainsi, le gouvernement Duplessis, tout en mettant de l'avant les intérêts de la grande entreprise, suit l'orientation libérale soutenue par l'aile politique conservatrice de la grande bourgeoisie. En somme, le débat se poursuit au cours de l'après-guerre par les confrontations de lignes politiques entre les gouvernements provinciaux et fédéral.

La position du gouvernement Duplessis en faveur du libéralisme économique est portée par les rapports au sein de la bourgeoisie et par les rapports entre les forces sociales dans l'espace québécois. La bourgeoisie, dont l'aire de développement est davantage circonscrite par l'espace québécois, et qui est composée essentiellement de [296] dirigeants de petites et moyennes entreprises, est particulièrement active sur la scène provinciale et atteint une plus forte cohérence dans la représentation de ses intérêts économiques et politiques auprès de l'État québécois. Or, cette bourgeoisie est opposée à l'intervention systématique de l'État, et privilégie l'orientation libérale classique, tout en craignant la centralisation de l'exercice du pouvoir à Ottawa. Ces deux dimensions se confortent mutuellement. Le gouvernement du Québec, qui est le « lieu » où son influence politique est supérieure, constitue un rempart contre les visées interventionnistes d'Ottawa, qui ont des incidences sur le développement de l'espace québécois, contre la perte de poids relatif du Québec dans l'exercice du pouvoir au Canada, qui s'opérerait à la faveur d'une centralisation redoutée. Ce rempart se dresse aussi contre la détérioration de la capacité d'agir sur la reproduction de la communauté nationale (par l'intermédiaire de ses institutions publiques ou par le soutien d'institutions privées), et de formuler les intérêts et revendications de cette communauté - compte tenu de sa position dans la société canadienne - dans un discours nationaliste unificateur. En ce sens, la position de cette bourgeoisie s'allie finalement assez bien à la ligne devenue minoritaire dans les couches et fractions dominantes au Canada.

De plus, l'Église catholique participe directement à l'alliance politique duplessiste. Force économique majeure, appareil jouissant de privilèges politiques et juridiques et dirigeant une constellation d'institutions et d'organismes omniprésents, l'Église occupe une place dominante dans les rapports sociaux. L'Église conditionne les formes d'exercice de l'hégémonie sur la population et bénéficie d'un poids considérable dans l'encadrement et [297] l'institution de mouvements sociaux diversifiés. Or, en tant qu'appareil, l'Église se reproduit à partir de sa domination de l'appareil scolaire, de la charité publique et des institutions de santé. La conservation de cette implantation sous-entend la non-intervention directe de l'État dans ces domaines et restreint la marge d'opération des dépenses publiques et des dépenses de transfert. Partie prenante de l'alliance politique incarnée au gouvernement Duplessis, l'Église milite, en raison de ses intérêts légitimes et diversifiés, pour une politique d'inspiration libérale.

Dans l'ensemble, l'alliance politique duplessiste consacre la domination de la grande entreprise, mais de telle manière que l'influence combinée de la bourgeoisie québécoise et de l'Église tende vers la position minoritaire, mais bien présente, au sein de la grande bourgeoisie. Cette alliance politique, compte tenu de son peu d'ouverture sur les questions sociales et de son hostilité à l'égard des droits des travailleurs, ne peut considérer s'appuyer politiquement sur la classe ouvrière, qui s'est en partie organisée par le mouvement syndical. En ce sens, la base sociale servant d'appui à cette alliance répond à une vision traditionnelle que le gouvernement a de la société. Cette base sociale est comprise en référence au milieu rural - élite locale et notable, d'une part, paysannerie, d'autre part -, alors même qu'il s'effrite avec l'intégration de l'agriculture aux exigences d'une production industrialisée et avec la poursuite de l'exode de sa population.

Rigidité du mode de constitution
de l'alliance duplessiste


La stabilité de cette alliance politique, que nous révèlent les arbitrages de la politique économique, est largement tributaire des solides appuis venant des couches et fractions dominantes concernées et des particularités [298] institutionnelles du mode de constitution de cette alliance. La combinaison de ces deux dimensions a donné une rigidité au mode duplessiste d'exercice du pouvoir, d'où l'impression de son caractère indépassable, et elle a créé une forte, mais fausse impression d'immobilisme social et politique.

Il n'est pas inutile de rappeler que les rapports entre le premier ministre Maurice Duplessis et les milieux d'affaires au cours de l'après-guerre se déroulent sous des auspices très différents de ce qu'on avait connu au cours du mandat de 1936-1939. À ce moment, s'était ouverte une crise de représentativité entre Duplessis et les milieux d'affaires, crise qui a provoqué pour une bonne part la tenue d'élections après seulement trois années de gouvernement. Pendant ce court mandat, Duplessis adopte des mesures qui heurtent, affiche un nationalisme qui n'est pas que symbolique (comme la priorité du français dans l'interprétation juridique). Il a une politique de dépenses publiques trop généreuse, s'oppose au syndicat financier qui traditionnellement écoule les emprunts publics, flirte avec un discours populiste et a des agissements imprévisibles et compromettants. Cette période et le passage au purgatoire de l'opposition sont riches d'enseignement pour Maurice Duplessis. Dans l'après-guerre, la situation se simplifie : la ligne politique est claire et sans compromis significatif, les mesures nationalistes sont symboliques ou imbriquées aux préoccupations de la grande bourgeoisie canadienne, la propagande est épurée du populisme démagogique au profit d'un paternalisme politique et idéologique, et enfin le non-interventionnisme éloigne toute crise financière.

Cette toile de fond est tout à fait essentielle, d'autant que l'alliance politique duplessiste se constitue de façon [299] singulière. En effet, le parti de l'Union nationale n'est pas un appareil de formation de représentants politiques ni de production d'un discours politique, systématique exprimant-révélant les grands arbitrages qui seraient représentés au gouvernement. Il s'agit d'un parti nouvellement créé qui joue davantage un rôle supplétif, au sens où il devient un appendice de l'appareil gouvernemental et se voue à la maximisation du rendement électoral. Dans ce contexte, le « lieu » où se modèle cette alliance ne peut être que l'appareil gouvernemental.

Encore là, on doit constater que le Conseil des ministres, qui se distingue par la grande stabilité de ses membres et de la distribution des responsabilités, n'est pas représentatif, par sa composition sociale et politique, des intérêts qu'il promeut, ni des couches et factions dominantes. C'est d'abord et avant tout 1' « élite locale » qui est représentée au Conseil des ministres, et les quelques liens ténus et sporadiques entre les ministres et les milieux d'affaires sont concentrés dans la petite et moyenne entreprise. En fait, les ministres sont dominés politiquement et intellectuellement par Maurice Duplessis et possèdent une stature politique modeste. Leur capacité d'initiative est neutralisée.

Maurice Duplessis, avec son bureau, concentre et monopolise l'élaboration de la ligne politique, la direction de la politique économique, la coordination de l'exécution des politiques et, même, la gestion de l'appareil administratif. Concrètement, il ne se contente pas de tracer les orientations politiques de son gouvernement, mais il s'occupe aussi de leur concrétisation en supervisant l'administration de tous les ministères, en accordant personnellement les contrats et en contrôlant toutes les dépenses publiques. D'abord et avant tout, le premier [300] ministre, personnellement, opère la hiérarchisation des intérêts politiques et économiques, dans leurs dimensions aussi bien globales qu'individuelles, hiérarchisation qu'incarne le gouvernement du Québec. La personnalisation de l'alliance politique est telle qu'elle semble se manifester comme un ensemble de traits caractériels. Il faut remarquer d'ailleurs que Maurice Duplessis est l'un des derniers représentants de ce que Robert Boily [6] appelle « l'aristocratie politique québécoise » qui, depuis le XIXe siècle, est greffée sur l'organisation du pouvoir de la bourgeoisie sur les scènes fédérale et québécoise. Duplessis est né dans la constellation des grandes familles, qui fournissent le personnel au sommet des grands leviers du pouvoir civil, clérical, politique et judiciaire. Cette origine confère à sa formation de représentant politique un caractère conservateur - d'autant plus qu'il est issu d'une famille de tradition ultramontaine - caractère qui, à la suite de la transformation des structures et des pratiques sociales de l'après-guerre, apparaît de toute évidence rétrograde.

Cela dit, la ligne politique duplessiste correspond, jusqu'à la fin des années 1950, aux positions dominantes dans les rangs de la bourgeoisie au Québec. L'étude des prises de position des associations patronales majeures au Québec (l'Association des manufacturiers canadiens [division québécoise], l'Association professionnelle des industriels et la Chambre de commerce de la province de Québec) montre qu'il y a adéquation avec les lignes de force de la politique économique.

À cette adéquation se superpose le support actif des membres influents des principales composantes des [301] milieux d'affaires au Québec. Pour ne citer que cet exemple, J.W. McConnell et J. Bassett, qui sont des figures de marque de la grande bourgeoisie conservatrice anglophone, ont un accès personnel privilégié auprès de Duplessis et s'avèrent, par l'entremise des journaux Montréal Star et Montréal Gazette qu'ils dirigent, de chauds partisans. Ulcéré par cette collusion, André Laurendeau dénonça ce qu'il désigna par la théorie du roi nègre. [7] Les témoignages et démonstrations d'appui venant de divers horizons au sein de la bourgeoisie sont nombreux. L'enthousiasme est d'autant plus spontané que le libéralisme gouvernemental se traduit par la négociation individuelle au bureau du premier ministre des projets d'investissement. Ainsi la politique de Duplessis s'élabore à même ces négociations et les relations personnelles qu'il entretient avec les membres de la grande bourgeoisie canadienne, étrangère et québécoise.

Le milieu des affaires exerce historiquement une grande influence sur l'évolution des partis politiques par le biais du financement direct de leur organisation et de leurs activités. Le financement privilégié d'un des partis politiques est conditionné par la justesse de sa ligne politique et par sa capacité concrète de diriger le gouvernement. De la sorte, les partis sont dans une situation de dépendance organisationnelle constante, car même celui qui est le plus favorisé n'est pas assuré, par avance, des liquidités nécessaires à ses opérations. D'une façon générale, l'Union nationale reçoit régulièrement un appui financier massif venant des entreprises de toutes tailles, étrangères comme québécoises. En même temps, l'Union [302] nationale, par le biais des activités étatiques, a mis sur pied un système de ristournes par lequel toute entreprise qui bénéficie d'un contrat public, d'une licence, d'un permis ou qui exécute des travaux, doit prévoir une contribution à la caisse du parti, ce qui permet de contourner ou d'amoindrir la dépendance organisationnelle du financement direct. Au total, on doit constater que le système de ristournes et le financement direct alimentent une caisse électorale considérable pour l'Union nationale. Le parti est en mesure de dépenser de cinq à huit fois plus d'argent que le Parti libéral lors des élections et, à la fin des années 1950, il reste en caisse pas moins de 18 millions de dollars. Il s'agit là d'une illustration du support accordé par la bourgeoisie, car même le système de ristournes doit s'appuyer sur la connivence et le silence complice.

Il faut prendre en compte que le mode de constitution et d'existence de l'alliance politique duplessiste comporte de sérieuses limites. Sa personnalisation - avec pour revers le manque de débat au sein du parti et du gouvernement, l'accès discriminé et le fonctionnement occulte du bureau du premier ministre, le milieu de formation de Duplessis comme représentant politique - freine la transformation nécessaire de l'ordre des rapports au sein de l'alliance politique et l'évolution de la ligne politique. D'autre part, l'origine sociale et la stabilité des membres du Conseil des ministres, qui en font un lieu de représentation, des classes-appui, bloquent le déplacement du soutien politique vers d'autres classes subordonnées, déplacement qui irait de pair avec la recomposition de l'alliance politique. Ajoutons que le mode de financement par les ristournes permet un autofinancement relatif du parti qui assure une certaine latitude par rapport à la teneur des débats au sein de la bourgeoisie et, de ce fait, [303] rend davantage possible une invariabilité de l'orientation gouvernementale malgré l'avancement de ces débats.

L'Église et l'alliance duplessiste

Pour sa part, l'Église, en tant qu'institution sociale, a joué et joue encore un rôle capital dans l'organisation des rapports sociaux, économiques et politiques, et dans l'aménagement du territoire et des institutions en milieu rural. Si ce milieu représente la base matérielle la plus solide de l'Église, cette dernière reproduit en milieu urbain l'organisation de l'appareil paroissial. L'inaptitude de la paroisse à rassembler la diversification des pratiques, notamment en milieu urbain, provoque le développement d'une nébuleuse d'organisations de masse spécialisées afin d'encadrer les croyants à des titres spécifiques : ouvriers, professionnels, étudiants, femmes, jeunes, adultes, etc. L'ensemble permet de perpétuer et de renouveler la place de l'appareil de l'Église dans les rapports sociaux. En dehors des activités reliées à proprement parler à la diffusion de la foi, les activités de l'Église, les congrégations ou sociétés religieuses sont nombreuses : enseignement, bien-être social et charité, secteur de la santé, production et diffusion de produits intellectuels et culturels, etc. En ce sens, à un titre ou un autre, l'Église et ses organisations constituent un appareil implanté en milieu rural comme en milieu urbain. Elle imprègne l'ensemble de la vie de la population, l'encadre, endigue ses revendications et balise les mouvements de masse.

La position idéologique de l'Église obéit à deux fonctions longtemps combinées, mais potentiellement disjointes. En tant que fraction dominante, l'Église participe étroitement à la reproduction de l'ordre des rapports sociaux dans l'espace québécois, dans le cadre du [304] développement industriel capitaliste, et contribue à la légitimation du pouvoir politique. Cette contribution à la reproduction sociale et politique passe par le souci de la reproduction de l'appareil de l'Église, de son assise sociale et de sa place dans les rapports de pouvoir, ce qui l'amène à plaider sa primauté dans les champs de son intervention, primauté confinant à l'exclusivisme ou, à tout le moins, à un protectionnisme vigilant. C'est ainsi que le discours de l'Église et la représentation de ses intérêts, se greffent sur une stricte vision libérale de l'État qui circonscrit étroitement la sphère de son intervention.

Les politiques et les pratiques du gouvernement Duplessis témoignent de la place de l'appareil de l'Église au Québec, de la reconnaissance politique de cette place et de sa participation active à l'alliance politique au Québec. La politique non-interventionniste de Duplessis, qui est réfractaire à la mise sur pied de mesures publiques, en matière sociale et de santé par exemple, assure aux institutions religieuses le contrôle de ces secteurs. Les interventions gouvernementales conservent un rôle supplétif et sont réalisées dans le respect du contrôle de l'Église dans ce domaine. En contrepartie, le « travail religieux » permet de réduire de façon appréciable la masse salariale qui aurait été nécessaire et contribue à la réalisation de l'équilibre budgétaire.

Mais il faut dire que la participation de l'Église à l'alliance politique s'accompagne d'un support immédiat et partisan qu'il est amené à témoigner à l'égard du gouvernement. En ce sens, le gouvernement Duplessis utilise la mise en œuvre de sa politique, en en tirant le maximum d'avantages partisans. Tout en gardant le contrôle de leurs institutions, les membres de l'Église (haut et bas clergé) doivent négocier au bureau du premier [305] ministre l'octroi de subventions nécessaires à leur fonctionnement, à leur croissance ou, plus simplement, à leur fondation. Cette négociation obligée introduit un élément conditionnel au financement, élément conditionnel qui est fonction du degré d'effort, de soutien, d'appui, d'allégeance partisans démontré par les solliciteurs. Cette relation conditionnelle prendra souvent la forme d'une entreprise de contrôle de l'appareil de l'Église dans ses orientations, dans ses mouvements internes et dans la pratique de ses membres.

Signe(s) des temps

Cette alliance politique duplessiste constituée dans l'immédiat après-guerre reste figée et semble crispée au fur et à mesure que les années 1950 s'écoulent. La société québécoise change à un rythme accéléré si l'on considère les structures d'emploi, l'organisation et les rapports de travail, les conditions de vie en milieu urbain, mais aussi en milieu rural (ou semi-rural). Il serait trop long d'en faire la démonstration, mais observons que le régime d'accumulation et le rapport salarial connaissent un important renouvellement et que les rapports de production en agriculture se redéfinissent et se différencient au cours de ces années. La perception de ces mouvements par les acteurs eux-mêmes est progressivement plus précise à la fin de la décennie.

Parallèlement, les options politiques qui ont été privilégiées au sein de la bourgeoisie au cours de l'après-guerre et mises en application diversement par les gouvernements au Canada, commencent à être évaluées à leurs fruits. Pour le Québec, on peut constater : une carence relative des investissements et une marginalisation tendancielle de l'espace québécois dans l'ensemble canadien, l'accentuation des disparités des régions au sein de [306] l'espace québécois, la satellisation de Montréal, les problèmes de financement de l'entreprise québécoise, la montée progressive du chômage, l'élargissement du bassin de population urbaine pauvre et le recours au crédit des particuliers qui accompagne la consommation de masse. Ces constats, pour l'essentiel, ne singularisent pas le Québec dans l'ensemble canadien ; ils permettent de prendre la juste mesure de ce que l'on a voulu considérer comme les « heureuses retombées de la formidable croissance de l'après-guerre ».

Dans une perspective générale, la croissance économique est allée de pair avec la perte relative du contrôle de la bourgeoisie canadienne sur l'économie et avec la manifestation d'une intégration continentale et de relations de dépendance accrue à l'égard des États-Unis. Commencent de plus en plus à s'élever des voix portant haut l'option de l'indépendance canadienne. Sans être dominante, cette position s'affirme et fait partie du débat qui s'ouvre à la fin des années 1950. On note aussi une tendance à la généralisation de la politique d'inspiration keynésienne au Canada, tendance qui est soutenue par l'affirmation de cette politique au gouvernement fédéral et par l'avancement de l'interventionnisme au niveau provincial, notamment sous l'impulsion des programmes à frais partagés dans le domaine social. Ces influences participent à la redéfinition des positions dominantes et la réorientation de la ligne politique dans les organisations patronales au Québec. Cette évolution, qui se concrétise en fin de décennie, donne lieu à des propositions patronales plus insistantes et articulées qui, rompent avec la politique duplessiste.

Les organisations liées au milieu québécois des affaires s'engagent ouvertement dans cette réorientation en [307] promouvant une politique interventionniste, passant particulièrement par une planification indicative et se situant dans le prolongement de la politique contra-cyclique fédérale. De plus, le nationalisme canadien qui émerge trouve son double dans le nationalisme de la bourgeoisie québécoise. Ce nationalisme conduit à privilégier une utilisation positive des leviers de l'appareil d'État provincial qui ne se limite plus à pourvoir des « faveurs personnelles ». Aussi réelle que soit cette réorientation, elle n'est pas assortie d'une critique explicite du gouvernement qui incarne une alliance politique fossilisée et elle ne conduit pas à une opposition ouverte. Une crise de représentativité couve, mais sans se déclarer sous la forme d'une rupture, en raison sans doute d'une part du mode d'existence de l'alliance politique duplessiste, qui ne permet pas de réorientation majeure sans remise en cause fondamentale de l'ordre politique et, d'autre part, à cause de la stabilité électorale du gouvernement qui bloque l'alternative politique et favorise l'inertie.

Par ailleurs, Maurice Duplessis s'est montré particulièrement attentif et soucieux concernant l'évolution des courants idéologiques au sein de l'Église et, tout particulièrement, dans sa haute hiérarchie. En raison de la division apostolique du travail, l'appareil de l'Église recoupe des champs et des publics très diversifiés de la société. Cela est possible grâce à une certaine plasticité du discours de l'Église et aux interprétations appliquées polymorphes de sa doctrine sociale. Ce « pluralisme contrôlé » échappe de plus en plus à une mainmise hiérarchique trop étroite et produit des ondes de choc sur l'évolution des tendances au sein de l'Église. Ce faisant, des contradictions s'aiguisent entre l'appareil de l'Église et le gouvernement.

[308]

La politique à l'égard des travailleurs et les pratiques partisanes et électorales empreintes de corruption et de collusion constituent deux terrains qui provoquent des prises de conscience et des discussions parmi les religieux. L'antisyndicalisme gouvernemental qui s'affirme au tournant des années 1950, lors de la « grève de l'amiante » par exemple, permet de cristalliser au sein de l'Église les manifestations d'opposition au gouvernement ; même si les représentants d'une opposition plus ouverte sont mis en touche, il reste que l'Église, dans son ralliement au gouvernement, ne peut pas cacher ses préférences pour une législation sociale plus conciliante (émaillée de mesures corporatistes). À partir de ce moment, tout se passe comme si Duplessis, considérant que l'Église s'étant montrée défaillante dans son appui politique, devait tenter de contrôler l'appareil de contrôle social qu'est l'Église. Cela marque un tournant dans les rapports entre l'Église et le gouvernement.

Sur le terrain idéologique, Duplessis appuie activement la tendance conservatrice qui domine jusqu'alors dans les rangs de l'Église et particulièrement à son sommet. Il n'a de cesse de lutter contre les éléments qui personnalisent une vision nouvelle du rôle de l'institution religieuse ou qui participent à la critique du gouvernement. Cette lutte est menée à la fois au Québec, avec tous les moyens dont dispose le gouvernement, et à Rome où certains débats sont transportés et où sont menées des campagnes d'influence auprès des hautes autorités vaticanes. En dépit des efforts déployés pour exercer une influence déterminante sur l'évolution des tendances idéologiques au sein de l'Église, l'opposition réussit à s'affirmer. Pourtant, même si la quasi-unanimité épiscopale progouvernementale s'étiole, aucun adversaire [309] déclaré ne siège dans la haute hiérarchie. Cela permet de conserver jusqu'à la fin des années 1950 l'accord, du moins passif, de l'épiscopat au type d'alliance duplessiste.

Plus on s'éloigne des sommets, plus les tensions sont apparentes. En conséquence, le gouvernement cherche à se donner une emprise sur les pratiques politiques. Par l'octroi discrétionnaire de subventions aux multiples institutions religieuses, le gouvernement est en mesure de resserrer son contrôle sur le comportement politique du bas clergé. La soumission de nombreux clercs, leur association à des pratiques électorales scandaleuses et leur connivence avec l'Union nationale dans la corruption politique compromettent une grande partie du clergé. Cette entreprise d'enrôlement de l'appareil de l'Église pour des fins partisanes sape sa crédibilité de même que celle de ses membres. Les élections de 1956 servent de déclencheur et de catalyseur pour l'expression des tendances oppositionnelles au sein du clergé. Dans une lettre qui connaîtra une large diffusion et suscitera de nombreuses réactions favorables, deux prêtres écrivent : « Nous sommes terriblement responsables devant Dieu si le peuple finit par croire que le royaume de Dieu, c'est cette macédoine de sentimentalité pieuse, d'immoralité civique effrontée et de fascisme à peine larvée. » [8]

L'écho que connaîtra cette lettre est un signe des temps face à des pratiques, somme toute traditionnelles, de corruption et de collusion, poussées à l'extrême, voire jusqu'à l'outrage. Mais c'est aussi le symptôme des contradictions aggravées au sein de l'Église et entre l'appareil de l'Église et le gouvernement. Ces contradictions [310] tiennent de la combinaison de plusieurs facteurs. D'emblée, la participation de l'Église à une alliance politique figée permet difficilement l'adaptation nécessaire de l'idéologie dominante en son sein : d'un côté, les positions dominantes favorisent le maintien de cette alliance et de la place de l'appareil de l'Église dans l'exercice du pouvoir, et, de l'autre, la poursuite de cette alliance politique passe par l'établissement de mesures de contrôle politique et partisan sur les pratiques et les prises de position des membres de l'Église. Par ailleurs, la transformation des structures sociales et des pratiques des classes subordonnées, en particulier, impose de nouvelles exigences à la reproduction de l'appareil de l'Église, dont la capacité de formuler une critique de la politique sociale et ouvrière duplessiste et la reconnaissance d'un pluralisme idéologique. Ces exigences plaident, à tout le moins, pour un retrait partiel de l'Église de l'alliance politique ou pour une participation moins partisane à une telle alliance. Ces tensions concernant la place de l'Église dans l'alliance politique s'ajoutent à un certain effritement de l'assise sociale de l'appareil de l'Église.

L'omniprésence de l'appareil de l'Église et l'usage de son idéologie dans les diverses sphères de pratiques et rendant compte des conditions sociales d'acteurs multiples font en sorte que les luttes sociales et les intérêts des différentes composantes de la société s'expriment en empruntant le discours de cet appareil, mais pour le transformer. Plusieurs organisations catholiques contribuent à la diminution de l'ascendant idéologique traditionnel de l'Église. Elles utilisent le discours religieux comme un visa, tout en s'émancipant d'une certaine tutelle idéologique, en renforçant les tendances minoritaires au sein de l'Église et en favorisant la laïcisation. Ce [311] mouvement, on le retrouve notamment chez les ouvriers et chez les étudiants, mais aussi dans plusieurs organisations professionnelles. D'un autre côté, l'inaptitude du discours religieux à rendre compte des diverses classes ou composantes sociales et l'obstacle au recrutement du cachet religieux amènent plusieurs organisations sociales à s'engager dans un processus de déconfessionnalisation, à la suite du débat animé concernant les mouvements coopératifs au début des années 1950. Vers la fin des années 1950, il s'agit d'un thème majeur pour plusieurs organisations qui, si elles ne suppriment pas leur caractère confessionnel, le vident de son contenu.

La perte de la cohésion monolithique de l'appareil de l'Église se double de la contestation ponctuelle, mais progressivement plus insistante de sa domination dans les domaines de l'assistance publique, de la santé publique et de l'éducation. L'appareil de l'Église est exposé, en première ligne, aux nombreuses protestations concernant la situation lamentable dans les domaines qu'il occupe. La politique gouvernementale en ces matières montre progressivement avec plus de netteté son insuffisance systématique. Les critiques, qui désignent à la fois le gouvernement et l'Église, remettent en cause la place sociale de l'appareil de l'Église au Québec.

Nouvelle conjoncture
et issue incertaine


Dans l'ensemble, le gouvernement duplessiste incarne une alliance politique spécifique qui se constitue sur la base d'une organisation et d'une représentation hiérarchisée des intérêts des couches et fractions dominantes. L'alliance politique duplessiste, loin de constituer un anachronisme insupportable ou un pouvoir dictatorial usurpé, s'insère de façon spécifique dans les rapports de [312] pouvoir au Canada et est appuyée, variablement il est vrai, par les diverses composantes de la bourgeoisie et par l'Église.

Pour ce qui est de sa politique économique, le gouvernement met de l'avant une politique d'orientation libérale qui poursuit et accentue le développement de la dépendance à l'égard du capital américain. La politique est dominée par les intérêts de la grande bourgeoisie, mais se situe, par son orientation générale, du côté de son aile conservatrice qui, depuis la fin des années 1930, est devenue politiquement minoritaire. Dans ce contexte, la politique suivie correspond généralement aux positions politiques défendues par les organisations patronales au Québec et est soutenue financièrement et individuellement par nombre de ses représentants influents.

Comme force sociale de stabilisation, l'alliance duplessiste s'appuie politiquement sur le milieu rural. La politique économique est parsemée de concessions ponctuelles et hétéroclites qui alimentent l'adhésion politique de la paysannerie et de la petite bourgeoisie traditionnelle. L'organisation concrète des rapports politiques et, en particulier, les pratiques électorales traduisent la place stratégique occupée par le milieu rural. En contrepartie, le mouvement ouvrier subit une répression politique et policière constante. La nouvelle petite bourgeoisie est affectée par les limites étroites et étouffantes qui briment son développement et son expression.

Le soutien politique, idéologique et financier des principales composantes de la bourgeoisie, la fidélité des classes-appui, l'utilisation de conditions variées pour récupérer une partie du vote ouvrier, le recours à des pratiques électorales frauduleuses, le manque d'organisations pour canaliser une opposition sérieuse, la maîtrise [313] du gouvernement dans le traitement des rapports sur la scène politique assurent permanence et stabilité au gouvernement Duplessis. D'un autre côté, le mode particulier de constitution et d'existence de l'alliance politique, et le mode de financement de l'Union nationale donnent au gouvernement une certaine latitude à l'égard de l'avancement des débats au sein de la bourgeoisie et rendent possible la fixité de la ligne politique duplessiste. Cet aspect des choses s'avère central car si, dans un premier temps, la politique suivie contribue à consolider l'alliance politique, elle accentue des tendances sociales et économiques qui la compromettent.

L'euphorie de la croissance de l'après-guerre s'estompe bientôt et la chute de la croissance de la fin des années 1950, associée à la montée du chômage, sert de révélateur aux problèmes de développement auxquels la société québécoise est confrontée ; ces problèmes sont perçus variablement selon la position sociale des divers acteurs collectifs.

C'est ainsi que la bourgeoisie perçoit avec plus de clarté l'intérêt de redéfinir le rôle de l'État dans la régulation sociale et économique. L'accent est mis sur la politique d'intervention, allant jusqu'à la planification indicative, et sur la place active de l'État québécois dans le développement de l'assise de la bourgeoisie. Cette redéfinition de la place de l'État permet aussi d'incorporer les mesures sociales les plus réclamées, ce qui, au total, fournit les éléments de base pour la formulation d'une politique de stabilisation dont les effets escomptés sont autant politiques qu'économiques. L'immobilisme gouvernemental et l'invariabilité de la ligne duplessiste précisent et creusent les décalages entre l'alliance politique duplessiste et les représentations dominantes des intérêts [314] des composantes de la bourgeoisie. La représentativité bourgeoise du gouvernement Duplessis est minée.

À la fin des années 1950, une crise de représentativité couve, mais la maîtrise démontrée par le gouvernement sur la scène politique semble maintenir la situation. D'un autre côté, l'Église, fraction active de l'alliance politique, enregistre au sein de son appareil tentaculaire l'exacerbation des contradictions sociales. La place de premier plan de l'Église dans l'alliance duplessiste, qui est condamnée par des tendances internes minoritaires, est progressivement déconsidérée socialement. Cette situation favorise le statu quo sans pour autant faire de l'Église un élément politiquement dynamique, car elle se cramponne dans une position défensive.

La maîtrise politique du gouvernement est compromise par la transformation des conditions sociales et économiques d'existence des classes-appui. La petite bourgeoisie traditionnelle est supplantée numériquement, politiquement et idéologiquement par une nouvelle petite bourgeoisie urbaine, alors que des changements substantiels se produisent au sein de la paysannerie. Si bien qu'après avoir témoigné un soutien politique constant, les classes-appui s'avèrent défaillantes à la fin des années 1950.

Par contre, élargie, la classe des travailleurs se modifie dans sa composition et dans ses conditions d'existence. Les grèves, dures et militantes, ainsi que la ténacité des syndicalistes font progresser le mouvement syndical malgré « l'état de guerre » déclaré par le duplessisme. Les liens personnels et idéologiques, faute d'être organisationnels, entre la nouvelle petite bourgeoisie et le mouvement syndical, de même que leurs prises de position dans les luttes politiques les amènent à converger sur [315] plusieurs points : la planification économique indicative, les mesures de sécurité sociale, la réforme des lois du travail et un nationalisme volontaire qui prête une cohérence à ces éléments. Ces forces d'opposition ne réussissent tout de même pas à s'affirmer dans un parti politique, si bien qu'elles soutiennent objectivement la réorientation politique telle qu'elle s'affirme dans les limites du système bipartisme. Le milieu de la bourgeoisie conserve donc l'initiative dans cette situation de crise de représentativité larvée. Nous voyons là apparaître la possibilité immédiate de la réorganisation de l'alliance politique au gouvernement et du déplacement des classes-appui, c'est-à-dire la possibilité immédiate d'un réalignement politique profond. Mais il n'y a là aucune nécessité historique. Malgré la mort de Maurice Duplessis, la succession de deux chefs à la tête de l'Union nationale en quelques mois, le rayonnement intellectuel que le Parti libéral commence à exercer et la reconfiguration des forces sociales de la fin de la décennie, l'élection de 1960 qui porte le Parti libéral au gouvernement est l'une des plus serrée de l'histoire du Québec si on considère les minces majorités obtenues par les élus dans de nombreuses circonscriptions. On saisit bien cependant que les conditions pour un réalignement politique majeur sont présentes et qu'elles sont propices à une redéfinition durable du rôle de l'État dans la régulation et du rapport entre l'État et les classes sociales.

[316]

[393]

DUPLESSIS.
Entre la grande noirceur et la société libérale.

NOTES SUR LES AUTEURS

Gérard Boismenu est professeur titulaire au département de science politique de l'Université de Montréal et directeur scientifique des Presses de l'Université de Montréal. Spécialisé en économie politique, il a écrit Le Duplessisme : [394] politique économique et rapports de force, 1944-1960 (1981) ainsi que des articles scientifiques sur la restructuration de la protection sociale et sur la trajectoire canadienne dans la définition des nouvelles formes de régulation sociale.



[1] Gérard Boismenu, Le Duplessisme, Montréal, Les Presses de l'Université de Montréal, 1981.

[2] Gilles Bourque et Jules Duchastel, Restons traditionnels et progressifs, Montréal, Boréal, 1988 ; Gilles Bourque, Jules Duchastel et Jacques Beauchemin, La Société libérale duplessiste, Montréal, Les Presses de l'Université de Montréal, 1994 ; Anne Legaré et Nicole Morf, La Société distincte de l'État, Montréal, Hurtubise HMH, 1989 ; Léon Dion, Québec 1945-2000, tome II : Les Intellectuels et le temps de Duplessis, Québec, Les Presses de l'Université Laval, 1993.

[3] Régine Pernoud, « Préface » dans Jeanne Bourin, La Chambre des dames, Paris, La table ronde, 1981, p. 7-8.

[4] Gilles Bourque, Jules Duchastel, Lizette Jalbert et Daniel Salée, Espace régional et nation. Pour un nouveau débat sur le Québec, Montréal, Boréal, 1983.

[5] Yves Vaillancourt, L'Évolution des politiques sociales au Québec, Montréal, Les Presses de l'Université de Montréal, 1988.

[6] Robert Boily, « Les hommes politiques du Québec, 1867-1967 », dans Richard Desrosiers (sous la direction de), Le Personnel politique québécois, Montréal, Boréal Express, 1972, p. 55-90.

[7] André Laurendeau, « La théorie du Roi nègre », dans Gérard Boismenu, Laurent Mailhot et Jacques Rouillard (sous la direction de), Le Québec en textes, 1940-1980, Montréal, Boréal Express, 1980, p. 105-107.

[8] Gérard Dion et Louis O'Neil, « L'immoralité politique dans la province de Québec », dans Le chrétien et les élections, Montréal, Éditions de l'Homme, 1960, p. 121-122.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le Vendredi 30 avril 2004 21:17
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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