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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du document de Martin Blais, Thomas d’Aquin... subversif ! 3. Québec: un document inédit. Chicoutimi: Les Classiques des sciences sociales, 26 août 2015, 68 pp. [L'auteur nous a autorisé, le 22 septembre 2004, à diffuser toutes ses publications et réitéré sa permission de diffuser le 26 août 2015 ce texte dans Les Classiques des sciences sociales.]

Martin Blais (2015)

Professeur de philosophie, retraité de l’Université Laval

Thomas d’Aquin… subversif ! 3

Québec: un document inédit. Chicoutimi : Les Classiques des sciences sociales, 26 août 2015, 57 pp.

« La main à la charrue », l’œil au rétroviseur !

Premier problème : la traduction
Deuxième problème : le sens des mots et des choses
Dans la Bible, les choses ont un sens.
Le sens accommodatice
Quelques exemples du sens des choses dans la Chaîne d’or
L’interprétation contemporaine
La Bible, parole de Dieu ?

Jésus semblable à nous « hormis le péché » ?  

Conclusion

Les objets de la charité selon l'intensité de l'amour

La charité, une amitié
La charité, une vertu infuse
L'objet de la charité
L'ordre des objets de la charité
Doit-on aimer Dieu plus que le prochain ? (II-II, q. 26, a. 2)
Par la charité, l'homme doit-il s'aimer lui-même plus que le prochain ? (II-II, q. 26, a. 4)
L'homme doit-il aimer son prochain plus que son propre corps ? (II-II, q. 26, a. 5)
Devons-nous aimer plus les personnes vertueuses que celles qui nous sont naturellement plus proches ? (II-II, q. 26, a. 7)
L'homme doit-il, en vertu de la charité, aimer son fils plus que son  père ? (II-II, q. 26, a. 9).
L'homme doit-il aimer sa mère plus que son père ? (II-II, q. 26, a. 10).
L'homme doit-il aimer son épouse plus que son père et sa mère ? (II-II, q. 26, a. 11).

Paul résiste à Pierre, devant tout le monde
Les critères du choix des évêques

Solution des objections
Comparons la pensée de Thomas d'Aquin (1224/1225-1274) à ce qui s'est dit et fait avant et après lui.

D'abord, donnons la parole à saint Paul.
Le rôle de l'empereur Constantin
Comment d'évêque de Rome on devient pape.
Charlemagne
Nicolas Ier le Grand (858-867)
La ''pornocratie'' pontificale
L'élection du pape par les cardinaux
La précocité dans l'Église
Le népotisme
De Nicolas Ier (858-867) à Nicolas II (1059-1061)
Le cardinal Hildebrand viole son propre décret
Grégoire VII (1073-1085), réformateur
Grégoire VII et Henri IV croisent le fer
Henri IV, pénitent pieds nus, à Canossa
La revanche du pénitent
La fin de Grégoire VII
Le Saint-Esprit se fait difficilement entendre aux conclaves et ses choix sont contestés
Les Accords du Latran

Conclusion


« La main à la charrue »,
l’œil au rétroviseur !

« Quiconque a mis la main à la charrue et regarde en arrière est impropre au Royaume de Dieu » (Luc 9, 62, Bible de Jérusalem). Les moines de Maredsous changent le temps : « Celui qui met la main à la charrue et regarde en arrière n’est pas propre au royaume de Dieu. » On se demande si la langue originale distinguait le présent du passé.

Dans certaines communautés religieuses, les supérieurs appliquaient cette parole aux religieux qui défroquaient. Le « Royaume de Dieu », c’était le ciel. La dispense de vœux était considérée comme « un passeport pour l’enfer ». Le commentaire de Thomas d’Aquin les aurait peut-être fait hésiter : « Celui qui met la main à la charrue ne laboure pas encore, nondum arat », commente Thomas d’Aquin (II-II, q. 88, a. 1, sol. 2). Le religieux qui demande une dispense de vœux perpétuels, après les avoir observés pendant des années, a labouré. La menace évangélique ne s’applique donc pas à lui.

La Bible publiée chez Bayard (Paris) et Médiaspaul (Montréal) (2001), donne une autre traduction de la phrase litigieuse : « Aucun de ceux qui sont rivés [sic] à leur charrue et regardent en arrière ne convient au royaume de Dieu. » Être « rivé » à sa charrue, c’est autre chose que d’avoir simplement mis les mains aux mancherons. Deux graves problèmes sont déjà soulevés : d’abord celui de la traduction, puis celui du sens des mots.

Premier problème : la traduction

Traduttore, traditore, prévient l’aphorisme italien : « Traducteur, traître. » Éric Edelmann a publié un livre sur ce problème : Jésus parlait araméen [1].  La charrue nous a apporté un premier exemple de traduction litigieuse.  En voici un autre.

Aux noces de Cana, la mère de Jésus lui dit : « Ils n’ont pas de vin. » Jésus lui dit : « Que me veux-tu, femme ? Mon heure n’est pas encore arrivée. » Sa mère dit aux servants : « Tout ce qu’il vous dira, faites-le » (Jean 2, 3-5, Bible de Jérusalem). Lisons la même scène dans la Bible publiée chez Bayard et Médiaspaul : « Le vin a manqué, la mère de Jésus lui a dit : “Ils n’ont plus de vin”. “Femme, ne te mêle pas, dit Jésus. Mon heure n’est pas encore venue.” Et sa mère aux serveurs : “Quoi qu’il vous dise, faites-le”. »  Écoutons maintenant les moines de Maredsous : « Le vin manqua. La mère de Jésus lui dit : “Ils n’ont plus de vin.” Jésus lui répondit : “Mère, en quoi cela nous concerne-t-il ? Mon heure n’est pas encore venue.” Sa mère dit aux serveurs : “Faites ce qu’il vous dira.” » Enfin, le chanoine Alfred Weber dans Les quatre Évangiles en un seul : « Le vin étant venu à manquer, la Mère de Jésus lui dit : “Ils n’ont plus de vin.” “Ô Femme, lui répondit-il, que voulez-vous de moi ? Mon heure n’est pas encore venue.” Sa mère dit à ceux qui servaient : “Faites tout ce qu’il vous dira” [2]. »

En note c, de la page 55, le chanoine Weber écrit : « Cette expression : Femme, dans les langues orientales, est très respectueuse ; elle se traduirait en français par Madame. Notre Seigneur n’emploiera pas un autre terme quand il voudra consoler sa divine mère du haut de sa croix. » Jésus voyant sa mère et, se tenant près d’elle, le disciple qu’il aimait, dit à sa mère : « Femme, voici ton fils » (19, 26).

Il est intéressant de comparer la réponse de Jésus quand sa mère lui dit : « Ils n’ont plus de vin. »

  • « Que me veux-tu, femme ? (Bible de Jérusalem)
  • « Femme, ne te mêle pas. (Bible Bayard et Médiaspaul)
  • « Mère, en quoi cela nous concerne-t-il ? (Maredsous)
  • « Ô Femme, que voulez-vous de moi ? » (Weber)

On se demande avec raison si ces traducteurs avaient le même original sous les yeux. Thomas d’Aquin les justifie partiellement : « Un bon traducteur doit, tout en gardant le sens des vérités qu’il traduit, adapter son style au génie de la langue dans laquelle il s’exprime [3]. »

Selon Hans Küng, aux noces de Cana « Jésus accueille d’abord fraîchement » sa mère [4]. Cette fraîcheur, si fraicheur il y a, ne vient pas de l'apostrophe « femme », car cette apostrophe est répétée sur la croix : « Femme, voici ton fils. » Et au tombeau, après la résurrection : « Femme, que cherches-tu ? » Il va sans dire qu’il n’y a aucune froideur sur la croix et au tombeau. La fraicheur ne pourrait donc venir que de la réponse de Jésus à sa mère quand elle lui apprend que les convives n'ont plus de vin.

Le jésuite Benoît Valuy dérape : « Loin de caresser la vanité ou d’exciter la sensibilité des femmes, [Jésus] leur parle quelquefois avec une sorte de rudesse : témoin la Cananéenne, la mère des fils de Zébédée, sa propre mère aux noces de Cana [5]. » Le père Valuy n'a pas vu la scène décrite dans Luc 7, 36-38 : « Un pharisien l'invita à manger avec lui : [Jésus] entra dans la maison du pharisien et se mit à table. Et voici une femme, qui dans la ville était une pécheresse. Ayant appris qu'il était à table dans la maison du pharisien, elle avait apporté un vase de parfum. Et se plaçant par derrière, à ses pieds, [Il était couché pour manger.] tout en larmes, elle se mit à lui arroser les pieds de ses larmes ; et elle les essuyait avec ses cheveux, les couvrait de baisers, les oignait de parfum. » Le père Valuy a oublié l'épisode du puits de Jacob. Fatigué par la marche, Jésus se tenait donc assis près du puits. Arrive une femme de Samarie et s'amorce un long entretien pendant lequel il lui avoue même qu'il est le Messie.  Les disciples reviennent alors de la ville, où ils sont allés acheter de la nourriture « et ils s'étonnaient qu'il parlât à une femme » (Jean 4, 6). Un Juif parlait peu à sa femme et pas du tout aux autres. Enfin, le père Valuy a oublié que c'est à Marie de Magdala que Jésus va apparaître en premier. Pierre et Jean étaient venus au tombeau, mais le trouvant vide, « ils s'en retournèrent chez eux, tandis que Marie se tenait près du tombeau, tout en pleurs » (Jean 20, 10-11). Suit la scène de la première apparition. Pour voir de la rudesse dans l'attitude de Jésus envers les femmes, il faut en projeter : Quidquid recipitur ad modum recipientis recipitur Tout ce qui est reçu est reçu de la manière de celui qui reçoit.

Deuxième problème :
le sens des mots et des choses


Après avoir considéré le problème où les traducteurs risquent de se comporter en traîtres, il faut  considérer le problème du sens des mots et des choses. Dans l’Écriture sacrée, dit Thomas d’Aquin, la vérité est contenue diffusément et selon des modes variés, parfois obscurément, de sorte que, pour l’en extraire, il faut une longue étude et une expérience auxquelles ne peuvent parvenir tous ceux qui ont besoin de connaître les vérités de foi, car la plupart des gens manquent de temps pour se livrer à cette étude à cause des occupations qui les retiennent. C’est pourquoi des résumés des vérités de foi ont été nécessaires (II-II, q. 1, a. 1, sol. 1). Ce sont les symboles ou les credo. Les plus connus sont le symbole des Apôtres et celui de Nicée-Constantinople.

Thomas d’Aquin se demande en outre si l’Écriture sainte place plusieurs sens sous un même texte, sub una littera (I, q. 1, a. 10). Il répond que Dieu, l’auteur de l’Écriture sainte, peut donner une signification non seulement aux mots, qui, comme chez les humains, désignent des choses, mais il peut donner une signification aux choses elles-mêmes. Quand il dit que Dieu est l’auteur de l’Écriture sainte, il faut se garder de  conclure que tout ce qui est contenu dans la Bible est « parole de Dieu ». Nous nommons les choses par ce qu'il y a de meilleur en elles (I-II, q. 106, a. 1).  Or, ce qu'il y a de meilleur dans la Bible, ce sont les quelques vérités que Dieu a révélées aux hommes à cause de la fin surnaturelle à laquelle ils sont destinés (I, q. 1, a. 1). Dieu n’a pas dicté la Bible ; il a inspiré les auteurs qui l’ont écrite, chacun procédant selon son genre littéraire.

Vatican II confirme : « La vérité est proposée et exprimée de manière différente dans les textes qui sont historiques à des titre divers, dans les textes prophétiques, les textes poétiques, ou les autres sortes de langage [6]. » Selon le théologien suisse Maurice Zundel, le livre de Jonas est un livre satirique ; le Cantique des Cantiques, un poème. 

Le sens littéral de la Bible se divise en sens propre et en sens figuré. Quand L’Exode (11, 46) défend de briser les os de l’agneau pascal, c’est au sens propre qu’il faut entendre cette interdiction. Mais c’est au sens figuré qu'il faut prendre le mot dans le texte suivant : « Quand les soldats virent que Jésus était déjà mort, ils ne lui brisèrent pas les jambes. Cela est arrivé pour que l’Écriture fût accomplie : Pas un os ne lui sera brisé » (Jean 19, 33-36).

Dans la Bible, les choses ont un sens.

Dans la Bible, en plus des mots, les choses ont un sens. Tout le monde sait ce qu’est une porte étroite, mais, dans l’Évangile, l’expression « porte étroite » a un sens spirituel qu’il faut découvrir. Et il en est ainsi de bien d’autres choses : Qu’est-ce que la croix qu’il faut porter alors que son joug est doux ? Que signifie : « Si ton œil te scandalise, arrache-le » ? Pour être chrétien, faut-il parfois s’éborgner ? La charrue sur laquelle il ne suffit pas de mettre la main, qu’est-elle au juste ? « Allez, maudits au feu [sic] éternel » ? De quel feu s’agit-il ?

Le sens accommodatice

Certains interprètes procèdent allègrement. Je me souviens du père Victor Lelièvre, o.m.i. Avant la trahison, l’Évangile dit : « Judas sortit, il faisait nuit » (Jean 13, 30). Pour le père Lelièvre, « faire nuit » signifiait qu’il était en état de péché mortel. C’est ce qu’on appelle le « sens accommodatice » donné aux paroles de la Bible : c’est une signification attribuée plus ou moins arbitrairement. Les défroqués et la charrue en sont un autre exemple. Certains humoristes, un tantinet désinvoltes, voient la devise des enseignants dans l’ordre donné par Jésus aux serveurs de Cana : « Remplissez ces cruches. » Mais soyons sérieux et allons à La Chaîne d’or, Catena aurea.

Quelques exemples du sens des choses
dans la Chaîne d’or


Pour se faire une idée du sens des choses de la Bible, on peut consulter La Chaîne d’or de Thomas d’Aquin. Les quatre évangiles y sont commentés par des pères et des docteurs de l’Église. L’unanimité est loin de régner.

Jésus a dit : « Si ta main ou ton pied sont pour toi une occasion de scandale [de chute], coupe-les et jette-les loin de toi. […] Si ton œil est pour toi une occasion de scandale [de chute, de péché], arrache-le et jette-le loin de toi » (Matthieu 18, 8-9, traduction BJ), Selon saint Jean Chrysostome (~349-407), Jésus ne veut pas parler des membres du corps, mais des amis, que nous considérons comme aussi nécessaires que nos membres, car rien n’est plus nuisible que de mauvaises fréquentations. » 

Saint Jérôme (~347-430) donne une interprétation semblable à celle de saint Jean Chrysostome (~349-407) : « Si quelqu’un vous est aussi étroitement uni que votre main, votre pied ou votre œil, s’il est pour vous d’une utilité incontestable, plein de vigilance et de sollicitude pour vos intérêts, mais qu’il vous soit une cause de scandale (de chute) et vous entraîne dans l’abîme par le contraste de ses mœurs déréglées, il vous est beaucoup plus avantageux de vous priver de toute liaison avec lui et de renoncer aux avantages temporels que vous en retirez. »

Origène (~185-~254)  donne une interprétation différente. « Par l'œil, on peut entendre les prêtres, qui sont comme l’œil de l’Église, parce qu’ils en sont comme les sentinelles ; par la main, [on peut entendre] les diacres et les autres ministres par qui s’accomplissent les œuvres spirituelles. Les fidèles, au contraire, sont comme les pieds du corps de l’Église. Et aucun d’eux [prêtre, diacre ou fidèle] ne doit être épargné s’il devient une cause de scandale pour l’Église. »

Qu’est la porte étroite (Luc 13, 24) ?  Thomas d’Aquin dit qu’il faut s’efforcer d’entrer par la porte étroite de la vertu parfaite, per angustam portam perfectæ virtutis (I-II, q. 108, a. 3). En français, parfait signifie « tel qu’on ne puisse rien concevoir de meilleur ». En latin, perfectus signifie « terminé ». Le verbe parfaire signifie : « Qui est arrivé au terme de son évolution normale. » La personne qui possède une qualité à l’état de vertu en pose les actes avec uniformité, promptitude et plaisir [7]. Le terme, c’est le plaisir. Vertu parfaite ne signifie pas vertu héroïque. Donc delectabiliter.

« … qu’il se charge de sa croix » ? Saint Grégoire le Grand (540-604) distingue deux manières de porter sa croix. D’abord, quand on mortifie son corps par l’abstinence, puis quand on afflige son âme en compatissant aux misères du prochain. » L’interprétation contemporaine en dégagera une troisième.

L’interprétation contemporaine

Les pères et les docteurs de l’Église ne sont pas les seuls à interpréter intelligemment les paroles de la Bible car, selon Thomas d’Aquin, « les faux prophètes parlent parfois sous l’inspiration divine », interdum ex inspiratione divina (II-II, q. 172, a. 6, sol. 1). Il ne faut donc pas exclure du débat les théologiens condamnés par l’Église ni les simples fidèles.

Les deux manières de porter sa croix, selon saint Grégoire, ne satisfont pas un contemporain. S’abstenir de nourriture quand le devoir d’état exige beaucoup d’énergie, c’est contre-indiqué. S’affliger des misères du prochain ne suffit pas : il faut les soulager. Une troisième manière est requise. Et puisque la grâce ne détruit pas la nature, on peut recourir à Aristote (~384-~324) pour qui la société est échange de services. Comme tout autre citoyen, le chrétien doit rendre un service, et le rendre avec compétence, honnêteté et amabilité. Le cultivateur travaille d’une étoile à l’autre. Pour lui, c’est ça se charger de sa croix. Il en est ainsi de tous les autres services.

Voici une parole difficile d’interprétation : « Si quelqu’un veut venir à ma suite, qu’il se renie lui-même, qu’il se charge de sa croix, et qu’il me suive » (Matthieu 16, 24. traduction BJ). Matthieu a suivi : assis au bureau de la douane, il entend l’appel de Jésus : « Suis-moi ! » Et, se levant, il le suivit [sur les routes de Galilée] (Matthieu 9, 9). Après la pêche miraculeuse, Pierre, Jacques et Jean ramenèrent les barques à terre et le suivirent (Luc 5, 10-11). Ce ne sont pas là des conditions pour être chrétien. Saint Paul n’a jamais posé ces conditions, ni saint Pierre à la Pentecôte. La grâce ne supprime pas la nature, elle la complète : gratia non tollit naturam, sed perficit (I, q. 1, a. 8).

« … qu’il se renie lui-même » ? Vatican II : « Certes, nous savons bien qu’il ne sert de rien à l’homme de gagner l’univers s’il vient à se perdre lui-même, mais l’attente de la nouvelle terre, loin d’affaiblir en nous le souci de cultiver cette terre, doit plutôt le réveiller [8]. » Pierre Teilhard de Chardin avait émis la même idée : « Une religion jugée inférieure à notre idéal humain, quels que soient les prodiges dont elle s’entoure, est une religion perdue [9] ».

Comme on est porté à trop manger et à trop boire, le juste milieu s’atteint par la privation. C'est pourquoi la vertu opposée au vice de gourmandise a nom abstinence. Thomas d’Aquin condamne l’excès. Quelqu’un pèche s’il s’affaiblit tellement qu’il ne peut vaquer à ses occupations : par exemple prêcher, s’il est prédicateur, enseigner, s’il est docteur, chanter, s’il est chantre, etc. Et Thomas d’Aquin d’ajouter que pécherait également l’homme qui, à cause d’une trop grande abstinence, se rendrait impuissant à rendre son dû à son épouse [10]. Ce dû est le devoir conjugal.

Une des phrases les plus retorses à interpréter est sans conteste la suivante : « Si quelqu’un vient à moi sans haïr son père, sa mère, ses frères, ses sœurs, et jusqu’à sa propre vie, il ne peut être mon disciple » (Luc 14, 26). Par contre, ailleurs il est dit : « Aimez vos ennemis » (Matthieu 5, 44). Dans Les Scandales de la Bible, Jean-Pierre Prévost en fait l’analyse (p. 160-161). Il commence par dire que « haïr » rend parfaitement le verbe grec miseo, une composante des mots français misanthrope et misogyne. Tous les traducteurs s’ingénient à dire que, dans cette phrase, haïr ne signifie pas haïr au sens premier du terme. Selon Thomas d'Aquin, il faut haïr ses parents quand ils empêchent d'aller à Dieu. Ils deviennent alors des ennemis (II-II, q. 26, a. 7, sol. 1). Un missionnaire aurait peu de succès s’il imposait cette condition à ses auditeurs, qui mettent la main à la charrue en venant l’écouter. Mettre la main à la charrue, dit saint Cyrille d’Alexandrie (entre 376 et 380-444) « c’est être disposé à suivre Jésus avec amour » (Catena aurea). Mais si c’était « rivé » à la charrue ? La diversité des interprétations apparaît quand on consulte la Catena aurea.

Thomas d’Aquin écrit : « Ce que les Écritures nous disent du Paradis, contrée de l’Orient, nous est présenté comme une narration historique » (I, q. 102, a. 1). Pourtant, dans son Entretien sur la foi, quand Vittorio Messori, l’interviewer, lui demande : « Adam, Ève, la pomme, le serpent… Que faut-il en penser ? » Ratzinger répond : « Le récit de l’Écriture sainte sur les origines ne parle pas à la manière historiographique moderne, mais s’exprime au moyen d’images [11]. » 

La Bible, parole de Dieu ?

On ne peut pas ouvrir la Bible au hasard, fermer les yeux, pointer le texte et dire : parole de Dieu. Quelques exemples. « J’aimerais mieux habiter avec un lion ou un dragon qu’habiter avec une femme méchante. […] Si elle n’obéit pas au doigt et à l’œil, sépare-toi d’elle » (L’Ecclésiastique 25, 16-26). « Lorsque des hommes se battent ensemble, un homme et son frère, si la femme de l’un d’eux s’approche et, pour dégager son mari des coups de l’autre, avance la main et saisit celui-ci par les parties honteuses, tu lui couperas la main sans un regard de pitié » (Le Deutéronome 25, 11-12). « Tant qu’il y a de l’espoir, châtie ton fils, mais ne t’emporte pas jusqu’à le faire mourir » (Les Proverbes 19, 18). « Mieux vaut être deux que seul […] si l’on couche à deux, on se réchauffe, mais seul, comment avoir chaud ? » (L’Ecclésiaste 4, 9-11). « As-tu des enfants ? fais leur éducation et, dès l’enfance, fais-leur plier l’échine. As-tu des filles ? veille sur leur corps, mais montre-leur un visage sévère » (L’Ecclésiastique 7, 23-24). « Le vin c’est la vie pour l’homme, quand on le boit modérément. Quelle vie mène-t-on privé de vin ? Il a été créé pour la joie des hommes » (L’Ecclésiastique 31, 27). « Mon bien-aimé est un sachet de myrrhe, qui repose entre mes seins » (Le Cantique des Cantiques 1, 13). « Dans ton élan, tu ressembles au palmier. Tes seins en sont les grappes. J’ai dit : ''Je monterai au palmier, j’en saisirai les régimes'' » (Le Cantique des Cantiques 7, 8-9). Paroles de Dieu tout ça ?

Ici, il est bon de rappeler le premier article de la Somme théologique. Il a été nécessaire pour le salut de l’homme qu’il y eût, en plus des sciences philosophiques, élaborées par la raison humaine, une doctrine fondée sur la révélation. D’abord parce que l’homme est ordonné à Dieu comme à une fin qui dépasse la compréhension de sa raison, selon ce que dit Isaïe (64, 3), “l’œil n’a point vu, ô Dieu, ce que tu as préparé à ceux qui t’aiment.” Or il faut qu’avant de diriger leurs intentions et leurs actions vers une fin, les hommes connaissent cette fin. Il était donc nécessaire, pour le salut de l’homme, que certaines choses dépassant sa raison lui fussent communiquées par révélation divine.

À l’égard même des choses que la raison était capable de découvrir au sujet de Dieu, il fallait que l’homme fût instruit par révélation divine, parce que la vérité sur Dieu, découverte par la raison, n’eût été le fait que d’un petit nombre, après de longs efforts et mêlée à beaucoup d’erreurs. Cependant, de la connaissance d’une telle vérité dépend tout le salut de l’homme, puisque ce salut est en Dieu. Il était donc nécessaire, pour que le salut fût procuré aux hommes d’une façon plus convenable, convenientius, et plus certaine, que ceux-ci fussent instruits des choses divines, de divinis, par une révélation divine. Il fut donc nécessaire qu’il y eût, en plus des disciplines philosophiques découvertes par la raison, une doctrine sacrée acquise par révélation (I, q. 1. a. 1).

Quand on lit la Bible avec en mémoire ce que Thomas d’Aquin assigne comme objet de la révélation, on ne pointe plus son index au hasard en disant : parole de Dieu. Le jésuite Joseph Moingt est convaincu que L’Évangile sauvera l’Église [12]. Mais ceux qui s’en tiennent au sens littéral buteront contre certaines prescriptions et chercheront ailleurs la voie du salut. Alors, quelle attitude adopter ? La raison est la règle de moralité,  pour les chrétiens comme pour tous les autres humains. Ce qui, dans l’Évangile, est littéralement contraire à la raison, la volonté s’en détourne (I-II, q. 19, a. 5) aussi longtemps qu’une interprétation n’a pas dévoilé en quel sens, par exemple, on doit haïr sa famille et aimer ses ennemis pour être chrétien.

Le Christ en tout semblable à nous,
hormis le péché ?

Le titre de ce propos est emprunté à saint Paul : « Nous n’avons pas, en Jésus, Fils de Dieu, un grand prêtre impuissant à compatir à nos faiblesses, lui qui a été éprouvé en tout, d’une manière semblable, à l’exception du péché » (Hébreux 4, 15, Bible de Jérusalem). Les moines de Maredsous sont plus clairs : « Il est passé par les mêmes épreuves que nous, hormis le péché. » La Bible publiée chez Bayard et Médiaspaul diffère davantage : « Comme nous, il a été éprouvé en tous points, mais sans jamais se séparer de Dieu. » Étonnant, le traducteur n’a pas vu le mot péché.

Thomas d’Aquin a soulevé ce problème dans le « Traité de l’Incarnation » de la Somme théologique (III, q. 14). Dans les trois traductions ci-dessus, il est question de faiblesses et d’épreuves. Thomas d’Aquin est plus précis. La première question – au sens de « sujet de recherche » – qu’il aborde est ainsi formulée : De defectibus corporis assumptis a Filio Dei. Le seul mot sur lequel un traducteur peut hésiter, c’est defectibus. Les traducteurs que j’ai consultés l’ont rendu par faiblesse, épreuve, infirmité, défaillance, déficience, misère.  Est-il possible de faire mieux, Spiritu sancto favente ?

Defectibus est l’ablatif pluriel de defectus, du verbe deficere, qui a plusieurs sens ; je retiens « dépourvu de, manquer ». Aux six traductions rapportées ci-dessus, j’ajouterais défaut, qui signifie : « Absence de ce qui serait nécessaire ou désirable » ou présence de ce qui est indésirable. On pourrait donc traduire ainsi le nouveau sujet de recherche de Thomas d’Aquin : « Des défauts du corps assumés par le Fils de Dieu. » Il en indique trois : la mort, la faim, la soif (III, q. 14,  a, 1). On pourrait ajouter : la fatigue. « Jésus, fatigué par la marche, se tenait donc assis près du puits » de Jacob (Jean 4, 6). Puis, le sommeil, la miction, la défécation, la sudation, la chair de poule…

Pour que les gens croient qu’il était un vrai homme, Jésus devait assumer des indésirables, qui distinguent les hommes des fantômes. S’il n’avait, par exemple, ni bu ni mangé, personne n’aurait cru qu’il était un vrai homme, car les hommes ne connaissent leur propre nature qu’en tant qu’elle est soumise à ces défauts corporels. Sans eux, le Christ aurait semblé n’avoir pris que les apparences de la nature humaine, comme l’ont prétendu les Manichéens (III, q. 14, a. 1). Mais devait-il prendre tous les défauts corporels des hommes ? demande Thomas d’Aquin  (III, q. 14, a. 4). Non ; seulement ceux qui découlent de la nature universelle des hommes, comme manger et boire, mais non ceux qui sont causés par un comportement particulier ou par une complexion particulière du corps reçue à la naissance [13].

Thomas d’Aquin aborde ensuite les défauts de l’âme : De defectibus animæ a Christo assumptis (III, q. 15). Cette question est divisée en dix articles. Dans le premier, il se demande si le péché a été dans le Christ. Il répond que non seulement le Christ n’a jamais péché, mais qu’il ne ressentait aucune inclination au mal et n’éprouvait aucune difficulté à faire le bien (III, q. 14, a. 4). Saint Paul a beau dire : « C’est le Christ qui vit en moi », il fait un aveu inattendu dans son épître aux Romains (7, 19) : « Je ne fais pas le bien que je veux et commets le mal que je ne veux pas. » Il semble donc que le Christ vivait à l’étroit en Paul.

Si le Christ ne ressentait aucune inclination au mal, pourquoi l’Esprit l’a-t-il conduit dans le désert pour qu’il soit tenté par le démon ? (Marc 4, 1). Dans son Jésus de Nazareth, Joseph Ratzinger, Benoît XVI, écrit que « la mission messianique de Jésus exige qu’il surmonte [sic] les grandes tentations qui ont conduit et qui conduisent encore l’humanité loin de Dieu. Il doit faire lui-même l’expérience [sic] de ces tentations [14]. »  Jésus n’a rien « surmonté » puisqu’il n’éprouvait aucune difficulté à faire le bien (III, q. 14, a. 4) et il n’a pas fait « l’expérience » de la tentation puisqu’il n’était pas enclin au mal. En voyant la belle Bethsabée barboter dans son bain, il n’aurait pas réagi comme David.

Après avoir montré qu’il n’y avait ni péché ni germe de péché dans le Christ (III, q. 15, a. 1 et 2), Thomas d’Aquin se demande s’il y eut ignorance : Utrum in Christo fuerit ignorantia (III, q. 15, a. 3). Le Christ possédait la plénitude de toute science comme il possédait la plénitude de la grâce et de la vertu (III, q. 7, a. 9). La plénitude de la grâce et de la vertu exclut la concupiscence, le germe du péché (III, q. 15, a. 2) ; la plénitude de la science exclut l’ignorance (III, q. 15, a. 3). Il nous ressemble de moins en moins.

Quand on nous dit que le Christ n’a pas connu le péché, il ne faut pas penser qu’il ignorait ce qu’était un péché ; cela veut dire qu’il n’en a pas fait l’expérience (III, q. 15, a. 3, sol. 2). L’objection 3 citait Isaïe 8, 4 : « Avant que l’enfant sache nommer son père et sa mère », etc. Thomas d’Aquin répond qu’il ne faut sûrement pas entendre par là que Jésus ait été un instant homme sans le savoir. Gérald Messadié est en désaccord avec Thomas d’Aquin quand il titre L’Homme qui devint Dieu [15]. À l’état de zigote, Jésus contemplait Dieu.

Thomas d’Aquin s’était déjà demandé si le Christ avait appris quelque chose de l’homme (III, q. 12, a. 3). Luc 2, 46 nous apprend que ses parents le trouvèrent dans le temple au milieu des docteurs, les interrogeant et leur répondant, comportement de quelqu’un qui apprend. Selon Thomas d’Aquin, le Christ n’a rien appris des hommes. Jean 18, 37 nous rapporte cette parole du Christ : « Je suis né, et je suis venu dans le monde pour rendre témoignage à la vérité. » C’est pourquoi, conclut Thomas d’Aquin, il ne convenait pas à sa dignité qu’il fût instruit par un homme. Il interrogeait les docteurs non pour s’instruire, mais pour les instruire, comme faisait Socrate. 

Thomas d’Aquin se demande maintenant si l’âme du Christ était passible, c’est-à-dire sujette aux passions (III, q. 15,  a. 4). Descartes en conviendrait, lui qui a titré Les Passions de l’âme [16].  Une personne qui ouvrirait son Petit Robert au mot passion trouverait les quatre sens suivants : 1. Vieux : « Souffrance » : La passion du Christ. 2. Vieux de nouveau : « Tout état ou phénomène affectif. » 3. Surtout au pluriel : « État affectif et intellectuel assez puissant pour dominer la vie de l’esprit par l’intensité de ses effets, ou par la permanence de son action. » 4. Spécialement : « L’amour, quand il apparaît comme un sentiment puissant et obsédant. »

La notion de passion, selon Aristote, Thomas d’Aquin et leurs disciples, n’est pas incluse dans ces quatre définitions. Selon eux, la passion est un mouvement de la sensibilité – non pas de l'affectivité, car l'affectivité inclut la volonté – que le chien éprouve comme l’être humain, qu’on définit « animal raisonnable ». En découvrant les passions, vous pourrez les vérifier avec votre animal de compagnie : « Les mouvements extérieurs de l’animal révèlent ses passions », selon Thomas d’Aquin (I-II, q. 40, a. 3). Cicéron (~106-~43) ne voyait pas de passions chez les bêtes, même si « elles ont une certaine façon d’agir comparable à la nôtre [17]. » Notons que le mot passion, chez Thomas d’Aquin, recouvre le mouvement de la sensibilité à partir de son minimum d’intensité jusqu’à son maximum. Cependant, parfois, fait-il remarquer, les noms des passions désignent l’excès (II-II, q. 127, a. 1).

En présence d’un bien sensible, l’amour naît, car le bien est une force attractive (I-II, q, 23, a. 4). Il est suivi du désir (effort pour atteindre le bien qui attire) et enfin, joie de la possession. Aux prises avec un mal sensible (la faim, la soif, le bruit, la douleur, etc.), vous éprouvez (votre chien et vous) le contraire de l’amour, c’est-à-dire un sentiment de répulsion, que l’on disait odium en latin, mais dont la traduction française « haine » est trop forte, car le Petit Robert définit la haine comme « un sentiment violent ». Or le moindre degré de répulsion est odium, chez Thomas d’Aquin. L’odium engendre l’aversion, effort pour éloigner le mal, c’est le contraire du désir. Vient enfin la tristesse, si le mal n’a pu être éloigné. On a déjà six passions : amour, désir et joie, haine, aversion, tristesse. Il en reste cinq autres à découvrir. Voici comment on y arrive.

La conquête du bien et la fuite du mal peuvent rencontrer un obstacle. Quand c’est l’acquisition du bien sensible qui le comporte, on espère le vaincre ou on désespère d’y parvenir. L’espoir et le désespoir (ne pas espérer) viennent s’ajouter aux six passions déjà découvertes. Quand c’est le mal sensible à écarter qui comporte un obstacle, on oscille entre la crainte et l’audace selon que l’obstacle semble invincible ou non. Si l’obstacle résiste – la porte ne cède pas sous les coups d’épaule répétés –, c’est la colère. Et l’on arrive à onze passions ou onze mouvements de la sensibilité animale et humaine (I-II, q. 23, a. 4). Le Christ a éprouvé nos passions, mais elles ne portaient jamais sur des choses illicites ni ne perturbaient son jugement.

Thomas d’Aquin se demande ensuite si le Christ a connu la douleur sensible (III, q. 15, a. 5), la tristesse (III, q. 15, a. 6), la crainte (III, q. 15, a. 7), la colère (III, q. 15, a. 9). Il répond affirmativement à toutes ces questions, car le Christ était un vrai homme, il avait un corps comme le nôtre. Quand il travaillait dans l’atelier de son père, on imagine qu’il lui est arrivé de se cogner sur les doigts. Le Christ a connu la tristesse (III, q. 15, a. 6), passion qui naît quand le mal n’a pu être éloigné. Le Christ l’a éprouvée. À Gethsémani, il a dit : « Mon âme est triste à en mourir » (Matthieu 26, 38). Il a éprouvé la crainte (III, q. 15, a. 7).  À Gethsémani encore. Jésus prit avec lui Pierre, Jacques et Jean « et il commença à ressentir effroi et angoisse, pavere et taedere » (Marc 14, 33).

Quand Thomas d’Aquin se demande si le Christ a connu la colère (III, q. 15, a. 9), tous ceux qui ont lu l’Évangile ne doutent pas qu’il va répondre affirmativement. Chasser les vendeurs du Temple à coups de fouet, renverser les tables des changeurs, (Jean 2, 14-16), cela ne se fait pas avec le  sourire aux lèvres. D’autres passages de l’Évangile ne s’expliquent pas sans un peu de colère.

La colère est un effet de la tristesse (III, q. 15, a. 9), et la tristesse est causée par le mal présent. Quand le mal présent vient d’une chose, voici ce qu’en dit Paul Valéry : « Si je fais mine de briser le meuble sur lequel je me suis heurté, ce mouvement est très respectable. Il est d’une très haute antiquité ; il donne vie et volonté à un fauteuil [18]. » Quand le mal présent est causé par une ou des personnes, un mouvement naît dans l’âme qui porte à repousser l’injure faite à soi-même ou à d’autres. D’où il suit que la colère est produite à la fois par la tristesse et le désir de vengeance. Or, comme la tristesse peut se trouver dans le Christ (III, q. 15, a. 6), il s’ensuit que s’y trouve également le désir de vengeance. Mais Thomas d’Aquin distingue le désir raisonnable de vengeance, qu’il reconnaît au Christ, et le désir déraisonnable, qui est une faute que le Christ ne pouvait commettre (III, q. 15, a. 1).

Selon Thomas d’Aquin, la colère est un désir de vengeance, appetitus vindictae (I, q. 20, a. 1, sol. 2). Quand elle est conforme à la raison droite, elle ordonne la vengeance à la justice, ira ordinata vindictam ad justitiam ordinat [19].  Dans son traité De la colère,  Sénèque (~-4-65) justifie sa définition perdue de la colère. Pour parler de colère, dit-il, il faut « toutefois un semblant d’offense et quelque désir de châtiment [20]. »

J’effleure le fait que Jésus lisait dans les pensées et voyait le passé aussi clairement que l’avenir – les cinq maris de la Samaritaine et la prédiction des reniements de Pierre – pour souligner la différence ultime entre Jésus et nous. Thomas d’Aquin l’expose quand il se demande si le Christ a été à la fois viator et comprehensor. Viator, c’est-à-dire voyageur sur la terre ou pèlerin en route vers la patrie, la béatitude (III, q. 15, a. 10). Sénèque aurait été tout à fait d’accord avec l’idée de l’homme voyageur, lui qui affirmait : « Le corps n’est pas un domicile fixe, mais un hôtel, un hôtel de passage [21]. » Dans son traité De la vieillesse, Cicéron exprime comme suit la même idée : « À mesure que je m’approche de la mort, il me semble qu’après une longue navigation je vois la terre et que je vais enfin entrer dans le port [22]. »

Comprehensor, du latin comprehendere ou prendere, « prendre, saisir, posséder ». Thomas d’Aquin se demande donc si le Christ était à la fois en route vers la patrie et en possession des biens de la patrie. On appelle quelqu’un voyageur, viator, sur la terre parce qu’il tend vers la béatitude, répond Thomas d’Aquin. Il est dit comprehensor quand il possède la béatitude. La béatitude parfaite englobe l’âme et le corps. Elle est dans l’âme quand, par son intelligence, elle voit Dieu et jouit de sa présence (I-II, q. 3, a. 8). Elle est dans le corps quand il ressuscite corps spirituel, dans la puissance, la gloire et l’incorruptibilité. (I-II, q. 4, a. 5).

Le Christ, même avant sa passion, voyait pleinement Dieu par son intelligence, secundum mentem, et, partant, possédait la béatitude en ce qui est  propre à l’âme. Mais la béatitude lui faisait défaut sous d’autres rapports, parce que son âme était sujette aux passions (III, q. 15, a. 4) et son corps, passible et mortel. Voilà pourquoi il était en même temps possesseur, comprehensor, de la béatitude propre à l’âme, et voyageur, viator, puisqu’il marchait vers ce qui manquait à sa béatitude avant sa résurrection (III, q. 14, a. 10).

Conclusion

« Le Christ semblable à nous, hormis le péché » ? Hormis bien d’autres choses : hormis l’inclination au mal, hormis la difficulté à faire le bien, hormis l’ignorance, hormis les passions qui inclinent vers des choses illicites ou qui perturbent le jugement, hormis les maladies consécutives à des comportements anormaux. Semblable à nous ? Selon les apparences. Pour être compris de ses auditeurs, saint Paul devait leur signaler une différence qui leur était familière, le péché.

Je pense que l’emprunt à saint Paul a été remboursé « intérêt et principal », comme le promettait la Cigale à la Fourmi, dans la fable de La Fontaine.

Les objets de la charité,
selon l'intensité de l'amour

 Après avoir réduit toute la matière morale à l'étude des vertus, toutes les vertus doivent ensuite être réduites à sept, dont trois sont théologales, les quatre autres : la prudence, la justice, la force et la tempérance, vertus « premières » des stoïciens, faites « cardinales » par saint Ambroise (vers 340-397). Dans une Somme ''théologique'', il est normal que Thomas d'Aquin traite d'abord des vertus théologales : de la foi, de l'espérance, puis de la charité (II-II, Prologue). Nous passons immédiatement à la charité.

La charité, une amitié

Thomas d’Aquin se demande d'abord si la vertu théologale de charité est une amitié (II-II, q. 23, a. 1). Il semble que non. En effet, il y a peu de chrétiens qui, en dressant la liste de leurs meilleurs amis, mentionneraient Dieu ou Jésus. La question 23 comprend huit articles ; je m'en tiens au premier.

Thomas d’Aquin commence par rappeler la notion aristotélicienne d’amitié : un amour de bienveillance réciproque. L'amour de bienveillance existe sans conteste du côté de Dieu, qui est offensé quand nous agissons contre notre bien [23]. Cet amour existe également du côté des chrétiens. Dans le Notre Père, ils disent à Dieu ce qu’ils lui souhaitent. L’amour entre Dieu et les humains est ainsi de bienveillance et il est réciproque. Il semble donc évident que la charité est une certaine amitié, quædam amicitia, de l’homme avec Dieu. Cette conclusion de Thomas d’Aquin est confirmée par une déclaration de Jésus à ses disciples : « Je ne vous appelle plus serviteurs, car le serviteur ignore ce que fait son maître ; je vous appelle amis, parce que tout ce que j’ai entendu de mon Père, je vous l’ai fait connaître » (Jean 15, 15).

Cet amour de bienveillance réciproque est fondé super aliqua communicatione (II-II, q. 23, a. 1). Ces trois mots latins comportent deux difficultés. La préposition super est d'ordinaire suivie de l'accusatif ; ici elle est suivie de l'ablatif, et alors elle signifie « au sujet de ». Mais, quelques lignes plus bas, Thomas d'Aquin l'emploie avec l'accusatif : super hanc communicationem fundatus est charitas. L'autre difficulté réside dans le sens à donner à communicatione. Mon dictionnaire latin Bornecque met en garde : Pas « communication ». Communicatio vient du verbe communicare. Nouvelle mise en garde : Pas « communiquer », mais « mettre en commun ».

Toute amitié est fondée sur quelque chose d'identifiable. Ce peut être un sport, un art, une science, un emploi, une langue, une religion, etc. Sur quoi alors est fondée l'amitié que crée la vertu théologale de charité ? Comme la charité est la seule vertu qui demeure après la mort, les amis qu'elle rassemble ici-bas ont en commun de croire au bonheur éternel. « Maintenant, dit saint Paul, nous avons la foi, l'espérance et la charité  (I Cor 13, 13). Mais seule la charité va demeurer » (I Cor 12, 31). La foi se retire quand on voit, l'espérance se retire quand on possède, seule la charité demeure, qui fait aimer Dieu et jouir éternellement de sa présence.

La charité, une vertu infuse

Thomas d'Aquin se demande si la volonté est le sujet de la charité, c'est-à-dire si elle est dans la volonté (II-II, q. 24, a. 1). Il rappelle d'abord l'existence en nous de deux appétits, l'appétit sensitif  et l'appétit intellectif, qu'on appelle volonté (I, q. 22, a. 2). Le premier a pour objet le bien perçu par les sens, le second a pour objet le bien perçu par l'intelligence. Or, la charité n'a pas pour objet le bien sensible, mais le bien divin, que seule l'intelligence peut connaître. La charité n'est donc pas dans l'appétit sensitif. Comme il n'y a que deux appétits, si la charité n'est pas dans l'appétit sensitif, elle est forcément dans l'autre, c'est-à-dire dans l'appétit intellectif ou volonté.

D'après leur origine, les vertus se divisent en vertus acquises et en vertus infuses. Les premières se développent par la répétition des actes appropriés. La charité est une vertu infuse (II-II, q. 24, a. 2). L'adjectif  infus vient du latin infundere, in, « dans », fundere, « verser ». La vertu infuse n'est pas acquise par la répétition d'actes appropriés : elle est déposée en nous,  avec la grâce, pour nous rendre capables d'atteindre notre fin surnaturelle.

L'objet de la charité

L'objet de la charité, ce sont les choses que l'on doit aimer en vertu de la charité. On imagine facilement qu'une vertu infuse n'est pas nécessaire pour aimer le chocolat, la musique ou la lecture, voire le prochain. On peut aimer le prochain sans avoir la charité, vertu théologale infuse, mais alors on l'aime d'un autre amour (II-II, q. 18, a. 2). Ce peut être d'un amour sensible : il est beau ou elle est belle ; ou d'un amour de volonté : il est savant ou elle est savante.

 Concernant l'objet de la charité, Thomas d'Aquin soulève douze questions (II-II, q. 25), qui forment autant d'articles. Quelques exemples. Art. 1 : L'amour de charité s'arrête-t-il à Dieu ou s'étend-il au prochain ?  Art. 3 : Doit-on aimer par la charité les créatures non raisonnables ? Art. 4 : L'homme doit-il s'aimer lui-même d'un amour de charité ? Art. 5 : L'homme doit-il aimer son corps d'un amour de charité ?  Art. 6 : L'amour de charité s'étend-il aux pécheurs ? Art. 8 : Doit-on, en vertu de la charité, aimer ses ennemis ? Art. 11 :  La charité s'étend-elle aux démons  ? À l'article 12, il résume ces articles en énumérant les quatre choses que nous devons aimer d'un amour de charité : Dieu, le prochain, notre corps et nous-mêmes.

Notre corps ? Dans L'Esprit de la philosophie médiévale, Étienne Gilson écrit : « L'une des surprises qui attendent l'historien de la pensée chrétienne est son insistance sur la valeur, la dignité et la perpétuité du corps humain [24]. » Pour Platon (v. 428-v. 348/347),  « c'est l'âme qui est l'homme » (Alcibiade, 129 c). Saint Augustin (354-430), imbu des doctrines des platoniciens, comme dit Thomas d'Aquin (I, q. 84, a. 5), définit l'homme comme « une âme raisonnable qui se sert d'un corps terrestre et mortel [25]. » Pascal prétend que « notre âme est jetée dans le corps [26]. » Platon ajouterait qu'elle est jetée dans le corps « comme dans un sépulcre ou une prison » (Cratyle, 400 c). Avant de préciser sa pensée, Thomas d'Aquin répondrait à ces deux derniers : c'est le corps qui est jeté dans l'âme. Voici ce qu'il affirme précisément. C'est davantage l'âme qui contient le corps que le contraire [que  le corps contienne l'âme]. Magis anima continet corpus, quam e converso (I, q. 76, a. 3).

Pour Thomas d'Aquin, à la suite d'Aristote, l'union de l'âme et du corps est une union substantielle, c'est-à-dire une union qui produit une substance nouvelle.  Par exemple, l'union de l'hydrogène et de l'oxygène produit de l'eau, une substance nouvelle, mais chauffer l'eau n'en change pas la nature. L'union de la chaleur et de l'eau est une union accidentelle. On chantait : « Je n'ai qu'une âme qu'il faut sauver », mais le salut chrétien englobe l'âme et le corps. Jésus est le sauveur des hommes, comme le signifie clairement le sigle IHS, Iesus hominum Salvator. S'il ne l'était que des âmes, le sigle deviendrait IAS, Iesus animarum Salvator.  

L'ordre des objets de la charité

Après avoir considéré les êtres que l'on doit aimer d'un amour de charité (II-II, 25), Thomas d'Aquin se demande s'il y a un ordre à observer (III, q. 26, a. 1). L'ordre suppose deux choses : une pluralité et quelque chose de premier à partir duquel les autres choses vont être disposées, comme l'enseigne Aristote : « Antérieur et postérieur se disent de certaines choses, étant posée l'existence d'un objet premier et d'un principe [27]. » Pour placer les lettres selon l'ordre alphabétique, un enfant doit savoir que la première lettre, c'est le a, que le b  vient avant le c et le z en dernier. C'est pourquoi partout où il y a un principe (un commencement), il y a un ordre. Or, il a été dit (II-II, q. 23, a. 1 et q. 25, a.12) que l'amour de charité tend à Dieu comme au principe de la béatitude, et l'amitié de la charité est fondée sur le partage de cette béatitude. C'est pourquoi les choses que nous aimons d'un amour de charité respectent un certain ordre selon le rapport qu'elles entretiennent avec dieu, principe de cet amour. Après avoir prouvé qu'il y a un ordre à observer dans les objets de la charité, Thomas d'Aquin s'affaire à l'indiquer. Voici quelques-unes des questions qu'il soulève. 

Doit-on aimer Dieu plus que le prochain ?
(II-II, q. 26, a. 2)

Personne ne s'attend que Thomas d'Aquin réponde que le prochain doit être aimé plus que Dieu, mais, lui, il en donne la raison. Nous aimons Dieu comme étant la cause de notre béatitude éternelle, tandis que nous aimons notre prochain comme étant participant avec nous de cette béatitude. Pour la même raison, l'homme doit aimer Dieu plus que lui-même (a. 3).

Par la charité, l'homme doit-il s'aimer lui-même
plus que le prochain ?
(II-II, q. 26, a. 4)

Thomas d'Aquin introduit une distinction entre la nature spirituelle de l'homme et sa nature corporelle. Du point de vue de sa nature spirituelle, l'homme doit s'aimer lui-même plus que le prochain. Cela signifie qu'il ne doit jamais commettre le moindre péché pour en éviter un au prochain.

Aux objecteurs, il  avait opposé ce précepte de Matthieu 22, 39 : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même, sicut teipsum. » Dans Stress sans détresse, Hans Selye conteste : « c'est impossible [28]. »  On le comprend quand il revient sur cette idée et affirme qu'il ne parvenait pas à aimer son prochain « autant » que lui-même [29].  Selye traduit sicut par « autant » alors qu'il faut le rendre par « comme », c'est-à-dire « de la même manière » ; en se prenant comme modèle, dit Thomas d'Aquin (II-II, q. 26, a. 4). Autant que toi-même, ce serait tantum teipsum et non sicut teipsum.

L'homme doit-il aimer son prochain
plus que son propre corps ?
(II-II, q. 26, a. 5)

La troisième objection est ainsi formulée. Chacun expose ce qu'il aime moins pour sauver ce qu'il aime davantage : on expose la main pour protéger la tête qu'un projectile menace. Mais tout homme n'est pas tenu d'exposer son propre corps pour le salut du prochain. C'est un acte qui relève de la perfection de la charité, selon cette parole de Jean 15, 13 : « Il n'y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu'on aime. » Il s'ensuit que l'homme n'est pas tenu d'aimer son prochain plus que son propre corps. 

 Comme il a été dit (a. 3), l'amitié de la charité regroupe tous ceux qui partageront le bonheur éternel avec Dieu. Le motif de notre amour pour le prochain, c'est qu'il nous est associé dans la participation pleine et directe de la béatitude. Ce n'est pas le cas du corps. Sa participation à la béatitude est indirecte : il y participe par redondance, per redundantiam, parce que l'âme y participe directement et son bonheur rejaillit sur le corps. Il s'ensuit donc que, relativement au salut de l'âme du prochain, une personne doit aimer son prochain plus que son propre corps. 

Voici la réponse de Thomas d'Aquin à l'objection apportée ci-dessus. À tout homme incombe le soin de son propre corps, mais ne lui incombe pas le soin du salut du prochain, si ce n'est par hasard, nisi forte a casu. Voilà pourquoi la charité ne fait pas un devoir d'exposer son corps pour le salut du prochain, si ce n'est dans le cas où une personne doit pourvoir au salut du prochain. Le faire hors de ce cas relève de la perfection de la charité.

Devons-nous aimer plus les personnes vertueuses que celles qui nous sont naturellement plus proches ? (II-II, q. 26, a. 7)

Il semble que nous devons aimer davantage les personnes qui nous sont naturellement unies. En effet, ce que l'on ne doit jamais haïr semble devoir être aimé davantage. Or, il y a des circonstances où il faut haïr ses parents. Il est dit dans Luc 14, 26 : « Si quelqu'un vient à moi et ne hait pas son père et sa mère », etc. il ne peut être mon disciple. Mais on ne doit jamais haïr les personnes vertueuses. Elles doivent donc être plus aimées que celles qui nous sont naturellement unies.

En note, la Bible de Jérusalem lénifie le verbe haïr : « Hébraïsme, Jésus ne demande pas la haine, mais le détachement complet et immédiat. » Et elle renvoie à Luc 9, 57-62, où il est question d'abord de celui qui dit à Jésus : « Je te suivrai où que tu ailles. » Jésus lui répond : « Les renards ont des tanières, et les oiseaux du ciel ont des nids. Le Fils de l'homme, lui, n'a pas où reposer la tête. » Luc ne dit pas quelle décision l'individu a prise, mais on la devine facilement. Deux autres individus ont demandé un délai, l'un pour aller enterrer son père, le second pour aller prendre congé des siens. Jésus ne veut pas de délai.

Thomas d'Aquin  explique différemment le texte de Luc. Il ne nous est pas prescrit de haïr nos parents en tant qu'ils sont nos parents, mais, quand ils nous empêchent d'aller à Dieu, ils ne sont plus des parents, mais des ennemis, selon la parole de Michée 7, 6 : « Les ennemis de l'homme, ce sont les personnes de sa propre maison. »

L'homme doit-il, en vertu de la charité,
aimer son fils plus que son  père ?
(II-II, q. 26, a. 9).

Le degré d'amour peut s'apprécier de deux manières : par rapport à l'objet aimé, puis par rapport à celui qui aime. Du premier point de vue, le père l'emporte sur le fils, il suscite davantage l'amour, parce que, en tant que principe – géniteur du fils – , il ressemble davantage à Dieu, principe de l'amour.

Du point de vue du sujet qui aime, c'est le contraire : le fils doit être aimé plus que le père, car on aime davantage celui auquel on est plus uni. De ce point de vue, pour quatre raisons, le fils doit être aimé plus que le père. D'abord, parce que les parents aiment dans leurs enfants quelque chose d'eux-mêmes, alors que le père n'est pas quelque chose du fils. Il s'ensuit que l'amour du père pour son fils est semblable à l'amour qu'il a pour lui-même. En second lieu, parce que les parents connaissent mieux leurs enfants que les enfants leurs parents. En troisième lieu, parce que le fils est plus proche du père, puisqu'il existe par lui, que le père ne l'est du fils. Enfin, parce que les parents ont aimé leurs enfants plus longtemps. Le père, en effet, aime son enfant dès qu'il lui a donné l'existence, tandis que le fils ne peut aimer son père qu'après un certain temps. Or, l'amour est d'autant plus fort qu'il est plus ancien, selon L'Ecclésiastique  9, 14 : « N'abandonne pas un vieil ami, car le nouveau venu ne le vaudra pas. » Antoine de Saint-Exupéry le disait à son inimitable manière : « On ne se crée point de vieux camarades. Rien ne vaut le trésor de tant de souvenirs communs, de tant de mauvaises heures vécues ensemble, de tant de brouilles, de réconciliations, de mouvements du coeur. On ne reconstruit pas ces amitiés-là. Il est vain, si l'on plante un chêne, d'espérer s'abriter bientôt sous son feuillage [30]. »

L'homme doit-il aimer sa mère plus que son père ?
(II-II, q. 26, a. 10).

 Au temps de Thomas d'Aquin, la réponse était négative ; l'homme devait aimer son père plus que sa mère. La science ayant fait de grands progrès, les citations  d'Aristote, de la Bible et des Pères de l'Église ne pèsent plus lourd dans ce débat. Écoutons d'abord Jean Rostand (1894-1977).

Dans la préface de Maternité et Biologie, il revendique pour les généticiens et les embryologistes, le « grand honneur » d’avoir « concouru à réhabiliter le sexe féminin ». Dans les soixante premières pages de ce livre, Rostand expose les hypothèses imaginées dans le passé, c’est-à-dire jusqu’au XIXe siècle, pour expliquer la génération et sa division en mâles et en femelles. « Quand s’ouvrira le XIXe siècle, le problème de la génération est toujours aussi obscur ; les positions fondamentales n’ont pas varié [31]. » « On ne devait commencer à y voir un peu clair qu’à la faveur de la théorie cellulaire (1839) : encore ne fut-ce qu’avec quelque retard qu’on tira de cette théorie les leçons qu’elle comportait quant au problème de la génération [32]. »

Rostand va arriver à la conclusion que le rôle de la femme dans la formation de l’enfant est beaucoup plus important et complexe que celui de l’homme ; que la maternité est une fonction plus riche que la paternité. Il me semble donc que les enfants devraient porter le nom de leur mère. Albert Jacquard (1925-2014) abonde dans le même sens que Rostand : « Pour les Grecs, l’homme qui procrée un enfant est semblable au boulanger qui met un pain dans le four ; la mère n’est qu’un réceptacle, utile mais passif ; pour l’essentiel l’enfant vient du père, uniquement du père. Cette explication, qui a longtemps servi à justifier la domination des hommes sur les femmes, a paru confirmée par les premières découvertes de la science moderne. Lorsque, il y a trois siècles, Anton van Leuwenhoek a inventé le microscope, son premier soin a été d’examiner non seulement le contenu de l’eau puisée dans un marécage […], mais aussi le contenu du sperme masculin : il a découvert des êtres curieux, animés de mouvements vifs, que nous appelons maintenant spermatozoïdes, et qu’il qualifia d’“ homoncules ”.  [Diminutif de homo ; petit être vivant à forme humaine.] Il avait cru voir, dans la tête enflée de ces spermatozoïdes, un bébé tout fait ; le rôle de la mère, pendant neuf mois, était simplement de nourrir et faire grandir ce bébé préfabriqué par le père [33]. »

 « La théorie inverse avait été proposée lorsque l’on a découvert dans l’organisme féminin cette cellule particulièrement grosse qu’est l’ovule : il paraît d’ailleurs plus raisonnable d’imaginer qu’un bébé tout préparé y est présent, car elle est 80 000 fois plus volumineuse qu’un spermatozoïde. C’est alors au père qu’est attribué un rôle bien secondaire [34]. »


L'homme doit-il aimer son épouse
plus que son père et sa mère ?
(II-II, q. 26, a. 11).

Le degré de l'amour dépend de la nature du bien qui est son objet et de l'union de l'aimant avec cet objet (II-II, q. 26, a. 9). Du point de vue de la nature du bien, objet de l'amour, le père doit être aimé plus que l'épouse, parce qu'il est aimé comme principe, ce qui constitue un bien supérieur et le rend plus semblable à Dieu. Mais du point de vue de l'union, c'est l'épouse qui doit être aimée davantage parce qu'elle est unie à son époux comme si elle ne constituait qu'une seule chair avec son mari.

Dans la Somme contre les Gentils (3, ch. 123), Thomas d'Aquin  avance qu'entre un homme, vir, et son épouse, uxor, semble régner la plus grande amitié, maxima amicitia. En effet, entre amis, tout est commun, selon Platon (Phèdre, in fine). Or, c'est dans le mariage que la mise en commun atteint son apogée. Les époux sont unis non seulement dans l'acte de l'union charnelle, qui, même chez les bêtes, forme une société agréable, suavem societatem, dit étonnamment Thomas d'Aquin, mais ils partagent, en outre,  toutes les tâches de la vie domestique. Bref, l'épouse est aimée d'un amour plus intense, mais un plus grand respect doit être témoigné aux parents. Certaines familiarités, qui vont de soi avec une épouse, seraient déplacées avec un père ou une mère.

Paul résiste à Pierre,
devant tout le monde


Dans son épître aux Galates (2, 11-14), Paul nous apprend qu'il a résisté en face à Céphas, et devant tout le monde : « Quand Céphas vint à Antioche, avant l'arrivée de certaines gens de l'entourage de Jacques, il prenait ses repas avec les païens [c'est-à-dire avec les incirconcis] ; mais, quand ces gens arrivèrent, on le vit se dérober et se tenir à l'écart, par peur des circoncis. Et les autres Juifs l'imitèrent dans sa dissimulation, au point d'entraîner Barnabé lui-même à dissimuler avec eux. Quand je vis qu'ils ne marchaient pas droit selon la vérité de l'Évangile, je dis à Céphas : « Si, toi, qui es Juif, tu vis comme les païens, et non à la juive, comment peux-tu contraindre les païens à judaïser ? »

En note, la Bible de Jérusalem précise que la conduite de Pierre donnait à entendre que seuls les Juifs convertis pratiquant la Loi étaient de vrais chrétiens et elle tendait à constituer deux communautés étrangères l'une à  l'autre, même dans les repas eucharistiques. Surtout, alors qu'elle aurait dû les afficher, elle dissimulait les vrais sentiments de Pierre.

Thomas d'Aquin commente ce texte de saint Paul dans un article sur la correction fraternelle. Le titre de l'article : Utrum quis teneatur corrigere praelatum suum (II-II, q. 33, a. 4). Ce titre, apparemment banal, a embarrassé certains traducteurs. Ceux, par exemple, qui l'ont traduit  ainsi : Les inférieurs sont-ils tenus de corriger leurs supérieurs ? Sous quel mot ont-ils vu « inférieurs » ? Et ils ont rendu praelatum par « supérieurs ». Le substantif  latin praelatus vient du verbe praeferre, de prae « devant » et ferre « porter ». Le prélat, c'est celui qui a été placé en avant pour diriger. Le mot n'évoque pas la notion de supériorité.  Alors comment traduire Utrum quis teneatur corrigere praelatum suum ? Il s'agit d'une  interrogation indirecte. Sous-entendu, il y a quaeritur, « on cherche ». Traduction : On cherche si quelqu'un, quis, est tenu de corriger son prélat. Dans l'Église catholique romaine, aux prélats revient d'office la prédication, praelatis competit praedicatio ex officio (II-II, q. 187, a. 4, sol. 2). Et comme la prédication constitue la tâche principale des évêques (II-II, q. 185, a. 1, obj. 4), on peut conclure que par praelatus, Thomas d'Aquin signifie « évêque » et non un supérieur quelconque. 

Il semble que personne ne soit tenu de corriger son prélat. Et Thomas d'Aquin apporte trois arguments à l'appui ; je laisse tomber le premier. Le deuxième est ainsi formulé. À la suite des mots « Je lui résistai en face » (Galates 2, 11), la Glose [35] ajoute : « Comme à un égal. » Or, le sujet n'est pas l'égal de son prélat. Il ne doit donc pas le corriger. Voici le troisième argument. Selon saint Grégoire, celui-là seul pourrait corriger la vie des saints [sic], sanctorum vitam corrigere, qui se croirait meilleur qu'eux. » Or, nul ne doit avoir de soi une meilleure opinion que de son prélat. Donc il ne doit pas le corriger. Mais, dans sa Règle, saint Augustin enseigne le contraire : « Vous devez avoir compassion non seulement de vos égaux, mais encore de celui qui se trouve exposé à un danger d'autant plus grand qu'il occupe un poste plus élevé. » La correction fraternelle est une œuvre de miséricorde. Il faut donc l'exercer envers les prélats.

Voici la réponse de Thomas d'Aquin à sa question. La correction fraternelle, qui est un acte de charité, appartient à chacun envers n'importe quelle personne s'il trouve en elle quelque chose à corriger. Cependant, comme l'acte vertueux doit tenir compte des circonstances, il y a une manière particulière de procéder quand les sujets corrigent les prélats, subditi corrigunt praelatos. Ils ne doivent pas les reprendre avec orgueil et dureté, mais avec respect et mansuétude.  

La réponse à la deuxième objection débute par un blâme à saint Paul. Résister en face et devant tout le monde dépasse la mesure de la correction fraternelle, n'eût été, d'une certaine manière, l'égalité de Paul et de Pierre, quant à la défense de la foi. Mais avertir quelqu'un en secret et d'une manière respectueuse est légitime, même sans égalité. C'est pourquoi saint Paul écrit à des sujets d'avertir leur prélat : « Dites à Archippe, (episcopo), remplis ton ministère [36] » (Col 4, 17). Il faut savoir néanmoins qu'en cas de péril pour la foi, les prélats pourraient être repris, même en public, par leurs sujets. C'est pourquoi saint Paul, qui était le sujet de Pierre, le reprend en public à cause du danger imminent de scandale qui menaçait la foi. Mais aussi, comme l'observe la Glose inspirée de saint Augustin : « Pierre, par son exemple, montra aux hommes chargés de gouverner les autres, quand, par hasard, ils se sont écartés du droit chemin, à ne pas dédaigner d'être corrigé par leurs sujets [37]. »

Rappel de la troisième objection. « Selon saint Grégoire, celui-là seul pourrait corriger la vie des saints [sic]qui se croirait meilleur qu'eux. » Or, nul ne doit avoir une meilleure opinion de soi que de son prélat. Donc il ne doit pas le corriger. Thomas d'Aquin répond que se croire sans restriction meilleur que son prélat semblerait venir d'un orgueil présomptueux. Mais s'estimer meilleur que son prélat d'un point de vue seulement est compatible avec l'humilité, parce qu'il n'y a personne en cette vie qui ne souffre de quelque manque, aliquod defectum. De plus, lorsque quelqu'un avertit charitablement son prélat, il ne s'estime pas pour cela supérieur à lui, il vient simplement au secours d'un homme entouré de dangers d'autant plus grands qu'il occupe un poste plus élevé, comme le disait ci-dessus saint Augustin dans sa Règle.

La traduction d'episcopo par « évêque » pose un problème. « Pendant deux siècles, les communautés chrétiennes ont célébré l'eucharistie sans prêtre : il n'y en avait pas », affirme le jésuite Joseph Moingt [38]. Et il ajoute : « ... au IIIe siècle apparaît le rituel de la première ordination épiscopale, qui prévoit un seul prêtre, l'évêque, à la tête de la communauté qui l'a élu, entouré d'un collège de presbytres, c'est-à-dire d'anciens, pour l'aider à gouverner la société, qui ont reçu pour cela une imposition de la main, comme cela se faisait dans les synagogues, qui recevront plus tard le pouvoir de célébrer seuls la messe, quand les communautés se multiplieront, et beaucoup plus tard le pouvoir de remettre les péchés [39]. » Au temps de saint Paul, Archippe pouvait-il être évêque ?

D'abord, qu'est-ce qu'un épiscope ? Ce mot est formé du préfixe epi « sur » et de skopein « veiller ». L'épiscope est-il un évêque ? L'épître à Tite (1,5, note b) contient peut-être la réponse. « Les premières communautés chrétiennes avaient à leur tête un collège de ''presbytres'', anciens ou notables. Les ''épiscopes'', qui ne sont pas encore des évêques, semblent dans certains textes pratiquement identiques aux presbytres. Cependant leur titre [...] désigne plutôt une fonction, un office, tandis que celui de ''presbytre'' connote un état, une dignité. Il se peut que les épiscopes aient été désignés, peut-être à tour de rôle, dans le collège des presbytres, pour remplir certaines charges actives. De toute manière, les presbytres et épiscopes chrétiens ne sont pas seulement chargés d'administration temporelle, mais aussi d'enseignement et de gouvernement. Établis par les Apôtres ou leurs représentants, par imposition des mains, ils ont un pouvoir d'origine divine. En effet, il est dit d'eux, dans les Actes des Apôtres (20, 28) : ''Soyez attentifs à tout le troupeau dont l'Esprit saint vous a établis gardiens'' et charismatiques, c'est-à-dire doués de charismes, dons spirituels extraordinaires, que saint Paul énumère (1 Cor 12, 28). Ces chefs de communautés locales sont les ancêtres de nos ''prêtres'' et ''évêques'', les diacres étant leurs ministres. Le passage de ces épiscopes-presbytres à l'évêque chef unique du collège des prêtres a dû se faire par la transmission à un seul épiscope, dans chaque communauté, des pouvoirs qu'exerçaient auparavant, sur plusieurs communautés, les Apôtres eux-mêmes, puis leurs représentants, tels que Tite et Timothée. »

« Par son exemple, Pierre montra aux hommes chargés de gouverner les autres à ne pas dédaigner d'être repris par leurs sujets  quand, par hasard, ils se sont écartés du droit chemin [40]. » Les exemples entraînent, exempla trahunt, mais celui de Pierre n'a pas attiré de foule. Dans le Catéchisme de l'Église catholique, dont le cardinal Joseph Ratzinger a présidé à la rédaction, l'article 2039 prévient : « Il ne convient pas d’opposer la conscience personnelle et la raison à la loi morale ou au Magistère de l’Église. » Le faire déplaît à ceux qui prétendent détenir toute la vérité et sa formulation définitive, mais c'est tout à fait normal chez des chrétiens à qui on a répété : « Vous êtes l’Église. » Le Magistère de l’Église, chaque chrétien peut dire que c’est son Magistère ; il peut donc lui faire des suggestions. Les exemples de chrétiens qui en ont fait et qui ont provoqué des changements dans l’enseignement ou la pratique de l’Église sont nombreux.  Les échecs aussi.

À cet article 2039, on pourrait opposer les principes établis par Thomas d'Aquin dans le De Veritate, q. 17,  a. 3 et 5. À l'article 3, il prouve que la conscience lie par la force du précepte divin, conscientia ligare dicitur vi præcepti divini (a. 3). À l'article 5, il dégage cette étonnante, je dirais presque troublante conclusion : Comparer l'obligation de la conscience à l'obligation provenant du précepte du prélat, cela revient à comparer le lien du précepte divin [celui de la conscience] au lien du précepte du prélat. C'est pourquoi, puisque le précepte divin oblige contre le précepte du prélat, et oblige davantage que le précepte du prélat, le lien de la conscience sera plus fort que le lien du précepte du prélat, et la conscience obligera même si le précepte du prélat exige le contraire.  

Peu de temps avant la publication de l’encyclique Humanæ Vitæ de Paul VI (1968), Joseph Ratzinger avait écrit : « Au-dessus du pape comme expression de l’autorité ecclésiale, il y a encore la conscience de chacun à laquelle il faut obéir avant tout, à la limite, même à l’encontre des demandes des autorités de l’Église [41]. »

Les exemples de chrétiens, ai-je dit ci-dessus, qui ont provoqué des changements dans l’enseignement ou la pratique de l’Église sont nombreux. Les échecs aussi. J'en ai subi deux ; deux interventions, deux échecs. Après la lecture du passage de l'épître aux Éphésiens où saint Paul dit que « le mari est la tête de la femme » (5, 23), j'avais écrit au directeur du Prions en Église pour lui demander de supprimer cette lecture, qui fait rire l'assistance. Il m'a répondu qu'il n'avait  pas ce pouvoir. Le choix des textes se faisait en haut ; lui. il nous les refilait comme une bonne courroie de transmission. La Bible de Jérusalem dit que le mari est « chef » de la femme ; c'est moins choquant que « tête ». N'importe qui peut dire : « Je n'ai pas de chef. » mais qui dirait : « Je n'ai pas de tête » ?

La deuxième fois, j'ai visé plus haut :  je me suis adressé au cardinal archevêque de Québec, qui était alors Marc Ouellet. Par courrier électronique, c'était donc en secret, et respectueusement, comme vous pourrez le constater à l'instant en lisant mon introduction et un paragraphe de ma lettre de 14 pages, qui n'a même pas fait l'objet d'un accusé de réception.

« Québec, le 18 juin 2010
« Monsieur le Cardinal Marc Ouellet
« Archevêque de Québec
« Monsieur le Cardinal,
« La Constitution dogmatique « De Ecclesia » (Lumen Gentium) s’adressant à l’évêque : « Il ne refusera aucunement d’écouter ses sujets, qu’il aimera comme de vrais fils ; et il les exhortera à collaborer activement avec lui » (27). J’ai pensé que cette collaboration pouvait prendre, pour moi, la forme d’une intervention dans le débat sur l’avortement. Je me suis intéressé au problème pour avoir rédigé un long discours, qui a été prononcé à la Chambre des communes du Canada par un député de Québec, lors du débat sur la décriminalisation de l’avortement, puis en consacrant au même problème le chapitre sept d'un de mes livres, Le Chien de Socrate.

« Pour vous, Monsieur le Cardinal, l’avortement est un crime. Il n’est sûrement pas vu ainsi par chacune des 60 000 000, environ, de femmes qui se font avorter chaque année dans le monde. Ce qui est mauvais, dit Thomas d’Aquin, la raison d'une personne peut le considérer comme bon ; ce qui est bon, elle peut le considérer comme mauvais (Ia-IIae, q. 19, a. 5). Il ne suffit pas qu’un prêtre, un évêque, un cardinal ou un pape disent que c’est mauvais pour que la lumière soit faite. La conscience est un jugement de la raison. Pour le rectifier, vous devez vous adresser à la raison et convaincre. Ça reste à faire, et ça resterait à faire même si l’avortement reprenait sa place dans le Code criminel canadien, à côté des combats de coqs, qui l’ont toujours conservée. » Dans ma lettre, j'abordais d'autre sujets.

Bref, non seulement il faut se garder de résister en face à Pierre, surtout en public, mais, pour éviter les déceptions, il vaut mieux ne lui faire aucune suggestion, car il n'est pas d'accord  avec cette affirmation de son successeur, le pape François : « Il est erroné de voir la doctrine de l'Église comme un monolithe qu'il faudrait défendre sans nuance [42]»

Les critères du choix des évêques

Dans la Somme théologique, Thomas d'Aquin se demande s'il faut que l'homme choisi pour l'épiscopat soit nécessairement meilleur que les autres, coeteris meliorem (II-II, q. 185, a. 3). Il semble bien qu'il  doit en être ainsi, et il apporte trois arguments en ce sens.

1. Avant de lui confier la charge pastorale, le Seigneur veut savoir si Pierre l'aime plus que les autres. Or, aimer Dieu davantage, c'est être plus parfait, melior. Il s'ensuit que celui qui aime Dieu davantage est plus parfait. Il semble donc qu'on doive choisir pour l'épiscopat l'homme le plus parfait.

2. Le pape Symmaque (498-514) a écrit : « Celui qui l'emporte par l'élévation de sa charge doit être considéré comme très vil s'il ne l'emporte pas par la science et la sainteté. » Mais celui qui l'emporte par la science et la sainteté est précisément le plus parfait. Donc personne ne doit être choisi pour l'épiscopat à moins qu'il ne soit meilleur que les autres.

3. En tout ordre de choses, le moindre est régi par le plus grand. C'est ainsi que les êtres corporels sont dirigés par les êtres spirituels, et les corps inférieurs par les corps supérieurs, comme le dit saint Augustin [43].  Or, l'évêque est choisi pour gouverner les autres. Il doit donc être meilleur qu'eux.

À ces opinions, Thomas d'Aquin oppose la Décrétale I, 6 : « Il suffit de choisir un bon candidat ; il n'est pas nécessaire que ce soit le meilleur. » [Une décrétale est une lettre d'un pape en réponse à une question d'ordre disciplinaire ou canonique. Parmi les recueils de décrétales, il faut citer celui de Gratien, moine camaldule [44], auteur d'une compilation raisonnée du droit canonique, connue sous le nom de Décret (vers 1140). Grégoire IX (1227-1241) fit rédiger par le dominicain Raymond de Penafort une nouvelle compilation raisonnée du droit canonique en cinq livres et publiée en 1234.] 

Au sujet de l'élévation de quelqu'un à l'épiscopat, il y a des choses à considérer du côté de celui qui est élevé et du côté de celui qui l'élève ou le choisit. Il est requis de celui qui choisit, en faisant élire ou en nommant, qu'il s'assure que le sujet soit capable de dispenser fidèlement les mystères divins, et cette dispensation n'a pour objet que l'utilité de l'Église, conformément à cette parole de saint Paul : « Aspirez à vous enrichir des biens célestes pour l'édification de l'Église » (I Cor 14, 12). Or, on ne confie pas les divins mystères à des hommes comme une récompense, qu'ils  ne doivent attendre que dans l'avenir, in futuro. C'est pourquoi celui qui est chargé de faire élire quelqu'un comme évêque ou de le nommer, n'est pas obligé de placer celui qui est absolument le plus parfait, ce qui serait selon l'ordre de la charité, mais celui qui a le plus d'aptitude pour le gouvernement d'une église, c'est-à-dire qui peut le mieux l'organiser, la défendre et la gouverner pacifiquement. D'où ce reproche que saint Jérôme adresse à certains dans son commentaire du chapitre premier de l'épître de saint Paul à Tite : « Quelques-uns ne cherchent pas, quand il s'agit d'élever dans l'Église ceux qui doivent en être les colonnes, à choisir les hommes les plus capables de servir l'Église, mais ceux pour lesquels ils ont le plus d'affection, ou ceux dont les flatteries les ont gagnés et comme enchaînés, ou bien encore ceux qui ont la recommandation des grands, et enfin, pour ne rien dire de pire, ceux qui n'ont obtenu que par des présents d'être membres du clergé. »

Les cas dénoncés par saint Jérôme entrent dans l'acception des personnes, c'est-à-dire qu'on ne tient pas compte des qualités qui habilitent l'homme choisi à occuper la fonction d'évêque, mais d'une autre condition de sa personne : il est un parent [népotisme], un ami, il est recommandé par un personnage important, il est disposé à payer le prix fort [simonie]. Faire acception des personnes, quand il s'agit du choix des évêques est une faute grave. Aussi, sur ce mot de saint Jacques 2, 1 : « Mes frères, qu'il n'y ait pas acception de personne », la Glose dit-elle : « Si, par cette distance qui existe entre ceux qui siègent et ceux qui se tiennent debout dans l'Église de Dieu, on entend les honneurs ecclésiastiques, on ne doit pas penser que ce soit une faute légère que de faire acception des personnes quand il s'agit de confier le soin de la gloire de Dieu. Qui ne serait indigné de voir élever un homme riche sur un siège d'honneur de l'Église, au détriment du pauvre plus instruit et plus saint ?

Quant à celui qui est choisi pour l'épiscopat, il n'est pas requis qu'il s'estime supérieur aux autres. Ce serait de l'orgueil et de la présomption. Il suffit qu'il ne trouve rien en soi qui le rende indigne de la fonction. Quand le Seigneur a demandé à Pierre s'il l'aimait plus que les autres, celui-ci dans sa réponse ne se plaça pas au-dessus des autres, il répondit simplement qu'il aimait le Christ.

Solution des objections

1. Le Seigneur savait par expérience que Pierre  était apte, de tous les autres points de vue, quantum ad alia, à gouverner l'Église. C'est pourquoi il se contente de l'interroger sur la force de son amour pour montrer que, quand un homme est jugé apte, de tout point de vue, au gouvernement de l'Église, on doit surtout s'enquérir de la grandeur de son amour de Dieu.

2. Le mot du pape Symmaque, invoqué dans la deuxième objection, doit s'entendre du zèle de celui qui est constitué en dignité. Il doit s'appliquer à être tel qu'il domine les autres par la science et la sainteté. C'est pourquoi saint Grégoire dit : « La conduite du prélat doit l'emporter autant sur celle du peuple, que le genre de vie du berger l'emporte sur le genre de vie du troupeau. Mais on ne doit pas lui reprocher de ne pas avoir été parfait avant  son élévation et de le tenir pour méprisable à cause de cela.

3. « Il y a diversité de grâces, de ministères et d'opérations », nous dit saint Paul (I Cor 12, 4). Rien n'empêche donc qu'un individu soit plus apte à diriger alors qu'il n'excelle pas en sainteté. Mais il en est autrement dans l'ordre de la nature, où l'être que la nature a fait supérieur aux autres [par son intelligence, nous l'avons vu] possède par le fait même l'aptitude la plus grande à gouverner les inférieurs.

Comparons la pensée de Thomas d'Aquin (1224/1225-1274)
à ce qui s'est dit et fait avant et après lui
.


D'abord, donnons la parole à saint Paul.

Dans sa première épître à Timothée (3, 1-4), saint Paul tient des propos étonnants : « Celui qui aspire à la charge d'épiscope désire une noble fonction. Aussi faut-il que l'épiscope soit irréprochable, mari d'un seule femme, qu'il soit sobre, pondéré, courtois, hospitalier, apte à l'enseignement, ni buveur ni batailleur, mais bienveillant, ennemi des chicanes, détaché de l'argent, sachant bien gouverner sa propre maison et tenir ses enfants dans la soumission d'une manière parfaitement digne. Car celui qui ne sait pas gouverner sa propre maison, comment pourrait-il prendre soin de l'Église de Dieu ? »

D'abord, qu'est-ce qu'un épiscope ?  Les premières communautés chrétiennes avaient à leur tête un collège de ''presbytres'', anciens ou notables. Il se peut que les épiscopes, qui ne sont pas encore des évêques, aient été désignés, peut-être à tour de rôle, dans le collège des presbytres. Ces chefs de communautés locales sont les ancêtres de nos prêtres et de nos évêques. Le passage de ces épiscopes-presbytres à évêque, chef unique du collège des prêtres, a dû se faire par la transmission à un seul épiscope, dans chaque communauté, des pouvoirs qu'exerçaient auparavant, sur plusieurs communautés, les Apôtres eux-mêmes, puis leurs représentants tels que Tite et Timothée (Épître à Tite 1, 5, note b).

Le rôle de l'empereur Constantin

Par son célèbre édit de Milan en 312, l'empereur Constantin garantissait aux chrétiens une pleine liberté dans l'exercice de leur religion. Il avait compris que l'empire se sabordait à s'acharner contre les chrétiens. Le vent avait tourné ; le virage du paganisme au christianisme lui semblait irréversible. « Le nouvel empereur ne capitulait pas devant le christianisme. Il le libérait pour en utiliser toutes les ressources. Ce qui exigeait qu'il le contrôlât de très près [45]. »

« Pour garantir le bon ordre parmi les chrétiens et leurs évêques, il faut à l'Église une tête. Or, siégeant dans l'antique capitale de l'Empire [la nouvelle est Constantinople] et successeur de Pierre, l'évêque de Rome [il ne porte pas encore le titre de pape] est tout désigné pour cela. On remarque l'influence de l'empereur dans l'évolution de ce qui sera plus tard la ''primauté pontificale'' [46]. »

Constantin se proclamait l'évêque des évêques pour les affaires extérieures. Selon lui, convoquer un concile et le présider en faisait partie. Sous Constantin, le pape Sylvestre (314-335) ne prend aucune initiative ; c'est l'Empereur qui agit et prend les décisions. Par exemple, il soustrait le clergé chrétien à tout service civil. En 321, il décrète que le ''jour du Seigneur'', le dimanche des chrétiens, sera jour férié officiel. En 324, il offre à l'évêque de Rome la vaste maison de Fausta, sa seconde épouse. Ce palais du Latran restera jusqu'en 1304, durant près de mille ans, la résidence des évêques de Rome. Il construit quatre basiliques : la basilique Saint-Jean, une basilique en l'honneur de saint Pierre, une autre en hommage à saint Paul, enfin, comme reliquaire de la vraie croix du Christ, supposément retrouvée par sa mère, sainte Hélène, il fait ériger la basilique de la Sainte-Croix de Jérusalem.

Constantin ne demanda le baptême que sur son lit de mort. Avant de devenir enfant de Dieu, il avait à poser quelques actes d'adulte : faire  assassiner ses deux rivaux, Maxence et Licinius ; faire exécuter le fils de ce dernier, son fils Crispus et son épouse Fausta. Sur son lit de mort, il reçut le baptême des mains d'un évêque hérétique qu'il avait fait condamner au concile de Nicée. Décidément, les voies de Dieu sont insondables.

Comment d'évêque de Rome on devient pape.

Sous Constantin, empereur romain de 306 à 337, l'évêque de Rome ne portait pas encore le titre de ''pape''. Faire de saint Pierre le premier pape est un anachronisme. Inusité en Occident, ''pape'' était le titre courant des évêques d'Orient. Quelques évêques d'Occident l'ont porté avant qu'il ne soit réservé à l'évêque de Rome, Sirice (384-399). À la question : qui fut le premier pape de l'Église catholique romaine ? il faut répondre : Sirice, et non Pierre.

Dans ses Dernières conversations, le cardinal jésuite, Carlo Maria Martini, archevêque de Milan, nous apprend que, quand vint son tour de parler au consistoire qui a précédé le conclave, il avait insisté, entre autres, sur ce point : « Nous allons élire un évêque de Rome et non un pape [47]. » Il rejoignait ainsi un avertissement de saint Bernard à son disciple Eugène III (1145-1153) : « Considère avant tout que la sainte Église romaine, dont par la grâce de Dieu tu es le chef, est la mère des autres Églises, non leur souveraine ; tu n'es donc pas le souverain des autres évêques, mais l'un d'entre eux [48]. » Pour saint Bernard, « le titre d'évêque n'implique pas domination, mais service [49]. »

Saint Bernard vivait à une époque, celle des États pontificaux (755-1870), « où le pouvoir temporel existait et où le pape était avant tout souverain », dit encore le cardinal Martini [50]. Cela donnait, par exemple, un pape, saint Léon IX (1049-1054), à la tête d'une armée. Défait par les Normands, il passe l'hiver en captivité et meurt un mois après sa libération [51]. Cela donnait encore Jules II (1503-1513), surnommé « Le Terrible », qui inaugure le concile du Latran, le 3 mai 1512, par une procession qui ressemble à une parade militaire avec sa cavalerie lourde et ses neuf canons [52]. Cela donnait enfin Urbain VIII (1623-1644), honteusement célèbre pour avoir fait condamner Galilée, mais qui aurait pu l'être pour une autre raison : il avait sa propre fabrique d'armes ; il y fondit les  bronzes antiques du Panthéon pour en faire  des canons. Un jeu de mots courut dans Rome : Quod non fecerunt Barbari, fecerunt Barberini  – « Ce que les Barbares n'ont pas fait, les Barberini l'ont fait. » Urbain VIII était un Baberini [53].

Charlemagne

Sacré empereur par le pape Léon III (795-816), à Rome, le 25 décembre 800, Charlemagne est plus que pape sur ses territoires, car il est convaincu d'être supérieur aux hommes qu'il a connus sur le trône pontifical, et il se comporte en conséquence. C'est lui qui choisit les évêques et les abbés des grandes abbayes, foyers de vie spirituelle et économique. À ses yeux, les évêques et les abbés sont des fonctionnaires de l'Empire. Avant d'entrer en fonction, ils prêtent le serment suivant : « Je vous serai fidèle et obéissant comme homme lige à son seigneur. » Si Charlemagne a besoin d'un évêque pour travailler à sa cour, il le fait venir ; s'il a besoin de la cavalerie d'une abbaye, l'abbé la met à sa disposition. De plus existe le droit d'hospitalité pour l'empereur et sa suite, et pour les fonctionnaires qu'il a autorisés. À ce droit correspond, pour les abbayes, le devoir de loger et de nourrir ces gens, qui ne s'arrêtent pas là pour chanter matines. Charlemagne s'était fait expédier le texte authentique de la Règle de saint Benoît. Il voulait sans doute voir si son interprétation du chapitre 53 sur l'hospitalité pouvait se justifier.

La confusion du spirituel et du temporel est alors totale. Aucune distinction n'est observée entre les deux domaines. Charlemagne préside toutes les grandes assemblées qui se tiennent sur le territoire de l'Empire, y compris les conciles – seize durant son règne. Il légifère sur n'importe quelle question religieuse : repos du dimanche, assiduité aux offices, manière d'administrer le baptême, discipline monastique, etc. Des peines sévères frappent les contrevenants. La plus courante, c'est la peine capitale.

Nicolas Ier le Grand (858-867)

Nicolas Ier avait tenu à préciser la distinction très nette entre pouvoir temporel et pouvoir spirituel. Il déniait à l'État le droit de s'immiscer dans les affaires de l'Église et à l'Église le droit de s'immiscer dans les affaires de l'État. C'était de la laïcité avant le mot. Il condamna la torture et toute guerre qui n'était pas strictement défensive.

La ''pornocratie'' pontificale

Jean Mathieu-Rosay intitule son chapitre XIII : « Le siècle des papes maudits. » Ce ''long'' siècle débute en 882 et se termine en 1046 par la réforme de l'empereur germanique Henri III (1046-1056). En 882, Marin Ier devint pape le 16 décembre ; Grégoire VI fut condamné à l'exil en décembre 1046. Marin Ier était le 109e pape ; Grégoire VI, le 149e. Pendant les années du ''siècle maudit'', près de cinquante papes se sont succédé, simples jouets de puissantes familles : les Théophylactes, de 880 à 962 ; les Crescients, de 962 à 1012 ; les Tusculans, de 1012 à 1046. La durée moyenne du pontificat des papes de cette période a été de trois ans et quelques mois.

La ''pornocratie'', c'est la période de trente années – 904 à 934 – pendant laquelle les papes sont les ''créatures'' de trois femmes ''dévergondées'' [54], que Jean Mathieu-Rosay démasque : Théodora, la femme de Théophylacte, et ses deux filles, Théodora, dite la Jeune, et Marozia [55]. C'est le cardinal Caesare Baronius (1538-1607), dans ses Annales ecclésiastiques, qui a qualifié de ''pornocratie''  la période allant de 904 à 934. La ''pornocratie'' fut inaugurée par Serge III, le protégé de Théodora. Celle-ci et ses deux filles avaient transformé le Latran en bordel. À quinze ans, Marozia avait séduit le pape Serge III. Elle appela Serge, le fils qui naquit de leur union. Vingt-trois ans plus tard, elle en fit un pape, Jean XI (931-935). Les papes qui régnèrent par la volonté de ces dames – Serge III (904-911), Anastase III (911-913), Landon (913-914), Jean X (914-928), Léon VI (928), Étienne VII (928-931) – leur laissèrent les coudées franches, à un point tel que les fidèles disaient : « Nous avons des femmes comme papes. » 

Il n'y a aucun intérêt à rapporter les crimes qui se sont commis pendant cette période. Il nous suffit de savoir que les hommes qui ont occupé la fonction d'évêque de Rome n'ont pas été désignés selon les critères de Thomas d'Aquin. Cependant, l'élection de Marin Ier, le 16 décembre 882, créait un précédent. Une règle en vigueur dans l'Église interdisait qu'un évêque change de diocèse. Or, Marin était évêque quand il fut nommé évêque de Rome, le jour même de l'assassinat de son prédécesseur. Le futur évêque de Rome pouvait être un prêtre, un diacre, voire un simple laïc. Un synode, tenu en 769, avait décidé de barrer aux laïcs la route de la papauté, mais, en dépit de ce règlement, un autre laïc, le dernier, devint pape le 4 mai 1024 sous le nom de Jean XIX.

Voici comment Jean Mathieu-Rosay raconte l'ascension de ce laïc à la papauté. « Benoît VIII mourut le 9 avril 1024. C'est son frère, Albéric II, tout-puissant consul, sénateur et duc de Parme, qui se fit élire, s'arrogeant ainsi le seul titre qui lui manquait encore. Le 4 mai 1024, on lui fit gravir en un jour tous les degrés de la cléricature, depuis l'infime rang de portier jusqu'au souverain pontificat [56]. » Il prit le nom de Jean XIX. Son élection lui avait coûté  une fortune, mais il jugeait l'investissement rentable. Maître absolu de toutes les charges, il lui suffirait de ne les accorder qu'au plus offrant. On eut de la difficulté à le dissuader de vendre au patriarche de Constantinople la primauté de l'Église universelle. Le 26 mars 1027, il couronna empereur germanique Conrad II, qui prit en main les affaires ecclésiastiques, dont le pape ne s'occupait pas du tout. Jean XIX régna de 1024 à 1032.

L'élection du pape par les cardinaux

Le tout-puissant cardinal Hildebrand était dégoûté. En avril 1059, au synode du Latran, il fit voter un décret réservant désormais au collège des cardinaux, créé par Léon IX (1049-1054), l’élection du pape ; le peuple, le clergé et l’empereur d’Allemagne devraient se contenter de l’approuver. C’était un moindre mal, car un cardinal pouvait être un simple laïc et très jeune : certains avaient 13, 14 et 15 ans, plusieurs moins de 20 ans. Lors d’un conclave tenu en 1605, le cardinal jésuite, Robert Bellarmin, s’indigna parce que trois membres du Sacré Collège, qui n’avaient pas 20 ans, obtenaient des votes. 

La précocité dans l'Église

De nos jours, nous parlons souvent de l'enfant roi. L'Église a connu des enfants beaucoup plus prestigieux. Le pape Jean XII (955-963) n'avait que 17 ans quand il devint pape. À l'instar de Caligula, il nomma sénateur son cheval préféré ; il sacra évêque un mignon de 10 ans. Benoît IX avait sans doute plus de 12 ans lorsqu'il devint pape en1032, mais sûrement pas 15. Pour le remercier d'avoir donné sa fille en mariage au fils du pape, Laurent le Magnifique vit son fils Giovanni créé cardinal ; il avait 13 ans. À 7 ans, Louis IX l'avait nommé abbé d'un monastère. À 8 ans, il était archevêque d'Aix. À 37 ans, il était le pape Léon X (1513-1521). « Dieu nous a voulu pape, dit-il, jouissons donc de la papauté. »

Alexandre VI (Rodrigo Borgia) veilla sur ses enfants. César, protonotaire apostolique à 6 ans, était déjà évêque de Pampelune. Élu pape, son père lui donna l'archevêché de Valence, et, pour ses 18 ans, le créa cardinal. Alexandre Farnese avait obtenu d'Alexandre VI de nombreux évêchés et la pourpre cardinalice. Il légitima trois de ses nombreux enfants. Devenu pape, il nomma cardinaux trois de ses neveux âgés de 14 à 18 ans. Il y aurait bien d'autres cas à mentionner.

Le népotisme

Le mot ''népotisme'' vient du latin nepos, « neveu », mais l'abus qu'il désigne ne se limite pas aux neveux ; il s'étend à tous les membres de la famille et aux proches. Historiquement, selon mon Petit Larousse, c'est l'attitude de certains papes qui accordaient des faveurs particulières à leurs parents, notamment à leurs neveux. Voici quelques papes célèbres pour leurs abus.

Clément V (1305-1314), qui avait installé sa cour à Avignon en 1309, avait créé cardinaux cinq de ses plus proches parents et nommé évêques plusieurs membres de sa famille [57]. Sur les vingt-cinq cardinaux que créa Clément VI (1342-1352), vingt et un étaient ses compatriotes et quatre d'entre eux ses parents. Martin V (1417-1431), sourd aux avertissements de ses cardinaux, ne cessa d'enrichir sa famille avec les biens de l'Église [58]. Clément VII (1523-1534) fit toujours passer le souci de sa famille avant celui de l'Église. Dans sa dernière lettre, il recommandait à l'empereur, « au nom de Jésus Christ », de favoriser tout particulièrement ses neveux Hippolyte et Alexandre [59].

Jules III (1550-1555) exige un paragraphe. Il enrichit sa famille, rien de nouveau, mais « il eut le mauvais goût, au grand scandale de la curie, de créer cardinal un garçon de 15 ans, déjà totalement dépravé, et de le faire officiellement adopter par son frère, gardien des singes de Sa Sainteté. Le garçon présentait tellement les traits de Jules III que tout le monde ne vit, dans les privilèges dont il fut comblé, que la confirmation des bruits qui en faisaient un des fils du Saint-Père [60]. »

Paul IV (1555-1559) pratiqua un népotisme « aussi éhonté qu'inattendu ». Ce pape-inquisiteur ne se sentait en sécurité qu'entouré des membres de sa famille. Il créa cardinal trois de ses neveux. C'est ce pape qui prescrivit aux inquisiteurs d'appliquer la torture non seulement aux accusés, mais également aux témoins. C'est lui encore qui ordonna de parquer dans des ghettos tous les Juifs de ses États et qui les obligea à porter le chapeau jaune pour qu'on les distingue bien.

Innocent XII (1691-1700) entend mettre fin au népotisme : « Mes neveux, ce sont les pauvres », aimait-il à répéter. Le népotisme avait fait son apparition au VIIIe siècle avec Adrien Ier (772-795), mais ne s'était vraiment développé qu'à partir de Boniface VIII (1294-1303). Il avait fini par s'imposer comme une institution, et le titre de « Cardinal-neveu » désigna même une fonction officielle (p. 286). Mais le népotisme lui survécut (p. 304-305).

De Nicolas Ier (858-867) à Nicolas II (1059-1061)

Nous avons vu que Nicolas Ier le Grand (858-867) rêvait d'une époque où les pouvoirs temporel et spirituel ne s'immisceraient plus l'un dans l'autre. Le premier des actes qui devaient libérer l'Église fut posé, deux siècles plus tard, par Nicolas II (1059-1061). Voici le décret qui mettait fin à la coutume du choix du pape par l'empereur :

« Nous avons décidé qu'à la mort du Souverain Pontife de l'Église romaine et universelle, les cardinaux-évêques règleront avec le plus grand soin la question de son successeur. Puis, ils feront appel aux cardinaux-clercs, au reste du clergé et au peuple pour obtenir leur consentement à la nouvelle élection. Qu'ils portent de préférence leur choix dans le sein de l'église romaine, s'il s'y trouve un homme capable ; s'il n'y en a pas, qu'ils le prennent dans une autre église. Il ne faut pas se méprendre sur le sens du mot « église » dans l'expression « l'église romaine ». Le mot église vient du grec ekklesia, qui signifie « assemblée ». L'évêque de Cyr disait avoir reçu en partage huit cents églises [61]. L'église romaine, c'est l'assemblée des fidèles de Rome. Le décret ajoute : « étant saufs l'honneur et la révérence dus à Henri, présentement roi et futur empereur, si Dieu le veut [62]. »

« Le décret comportait donc deux éléments ; l'un, définitif et catégorique, créait un droit nouveau, retirait le choix du pape aux laïques, et le confiait à ces dignitaires, les ''cardinaux'', qui, depuis le Xe siècle, avaient pris une place considérable dans l'Église ; l'autre constituait un salut poli envers l'Empereur [63]. »

Non seulement les critiques ne firent pas reculer Nicolas II, mais il  reformula son décret l'année suivante, en août 1060. Cette fois, il n'était plus question de ''révérence'' due à Henri, ni même de consentement du peuple. L'élection pontificale appartenait désormais aux seuls cardinaux [64]. » La position ferme de Nicolas II était conforme au sixième canon du concile du Latran de 1059 : « Qu'aucun clerc ou prêtre ne reçoive en aucune façon une église des mains d'un laïque, soit pour de l'argent, soit gratuitement [65]. »

Le courageux Nicolas II mourut en 1061, après seulement trente mois de règne. Pour lui succéder, le cardinal Hildebrand fit élire, par des cardinaux qu'il dominait, l'évêque de Lucques, qui prit le nom d'Alexandre II (1061-1073). Ce dernier n'était pas un bagarreur. Il sut multiplier les apparentes concessions, mais demeura ferme sur le fond. À ses côtés, l'archidiacre Hildebrand représentait la fidélité aux principes qui libéraient  l'Église. C'est lui qui allait poursuivre le combat.

Le cardinal Hildebrand viole son propre décret

En 1073, le cardinal Hildebrand viole le décret qu'il avait fait adopter au synode du Latran en 1059 réservant au collège des cardinaux l’élection du pape. Voici comment Jean Mathieu-Rosay décrit la scène [66]. Le 22 avril 1073, dans la basilique du Latran, quand les funérailles d’Alexandre II se terminaient, des cris retentirent à divers endroits de l’assistance : « Hildebrand, pape ! » Après un moment de silence, les mêmes voix s’élevèrent entraînant cette fois toute la foule avec elles. Le cardinal Hugo de Silva Candida monta en chaire, attendit que le calme revint, puis, par un discours dithyrambique en faveur d’Hildebrand, affirma que Dieu avait parlé par la voix du peuple : Hildebrand serait le nouveau pape. Tous se rendirent alors à Saint-Pierre-aux-Liens, où le décret d’élection – préparé à l’avance – fut lu au peuple et ratifié dans l’enthousiasme. Le coup soigneusement monté par le parti d’Hildebrand, sous l’inspiration de Béatrice de Toscane, l’une de ses trois conseillères, avait parfaitement réussi. Le jour même, écrit Jean Mahieu-Rosay, Hildebrand devenait Grégoire VII. Daniel-Rops étendra sur deux mois cette montée au sommet (p. 158).

À la différence de Jean Mathieu-Rosnay, qui écrivait en 1991, Daniel Rops ne parle pas, en 1951, d'une scène qui aurait eu lieu dans la basilique du Latran, le 22 avril 1073 ; il la situe lors de la mise au tombeau, le lendemain. La foule cria si violemment : « Hildebrand, évêque ! Hildebrand, pape ! » que les cardinaux, à qui incombait, depuis 1059, le soin de nommer le successeur de Pierre, se hâtèrent de confirmer cette élection populaire. « Élection populaire » ! Il n'est pas nécessaire d'être un mécréant pour sourire. Hildebrand n'était encore que diacre. Le 22 mai, il se fit ordonner prêtre, et le 29 juin, en la fête des apôtres Pierre et Paul, il fut consacré évêque de Rome [67].

Grégoire VII (1073-1085), réformateur

Quand Grégoire VII accéda au pouvoir suprême, il avait beaucoup à faire pour mériter son titre de réformateur. Des problèmes de taille l'attendaient : les investitures, la simonie, le nicolaïsme, le népotisme. Dans une lettre à son ami et confident, Hugues de Cluny, il décrit la désolation qui s’offre à ses yeux : « Si [...] je porte mes regards vers l'occident, vers le midi ou vers le nord, c'est à peine si je trouve quelques évêques dont l'élection et la vie soient régulières. »

En 1075, Grégoire VII promulgua un nouveau décret : « Qu'aucun ecclésiastique ne reçoive en aucune façon une église des mains d'un laïc, soit gratuitement, soit à titre onéreux, sous peine d'excommunication pour celui qui la donne et pour celui qui la reçoit [68]. » Ce décret reprenait les idées du sixième canon du concile du Latran de 1059, rapporté ci-dessus, en y ajoutant la menace d'excommunication.

« Le décret de 1075, condamnant toute investiture laïque engageait l'Église sur une voie nouvelle, écrit Daniel-Rops, et dans le plus sérieux conflit politique qu'elle eût jamais connu. La question qui se posait était, en effet, politique. Les détenteurs du pouvoir ne se considéraient-ils pas comme dépouillés ? Pour eux, renoncer à investir des évêques, des abbés, des curés, n'était-ce pas abandonner des droits que, dans les mœurs du temps, ils tenaient pour légitimes ? Pour certains, c'eût été la ruine ; pour d'autres, comme l'empereur germanique, c'eût été la dislocation de leurs États.

« Les décisions de 1075 étaient catégoriques sur le plan des principes, et Grégoire VII devait les répéter en 1078 et en 1080, en les précisant davantage. Mais, en pratique, il ne mit d'abord aucun acharnement à les faire appliquer. Dans les royaumes comme l'Angleterre  –  celle de son cher Guillaume le Conquérant  –  ou comme l'Espagne, la simonie y était à peu près inexistante, il ne promulgua pas le décret ; et même en France [...] il se montra accommodant [69]. »

Pour des raisons qui tenaient aux institutions et aux hommes, il en alla tout autrement en Allemagne. Dans l'Empire, les grands féodaux cléricaux constituaient un élément fondamental du régime ; les évêques, véritables administrateurs, étaient les auxiliaires du pouvoir contre la féodalité laïque. Renoncer à l'investiture, c'eût été, pour l'empereur, mettre en question le droit de nommer ses meilleurs fonctionnaires  [...] et les moyens financiers de son gouvernement. Rappelons ce qui a été dit ci-dessus, au temps de Charlemagne : « À ses yeux, les évêques et les abbés sont des fonctionnaires de l'Empire. Avant d'entrer en fonction, ils prêtent le serment suivant : ''Je vous serai fidèle et obéissant comme homme lige à son seigneur. ''Si Charlemagne a besoin d'un évêque pour travailler à sa cour, il le fait venir ; s'il a besoin de la cavalerie, d'une abbaye, l'abbé la met à sa disposition. » On a dit : « Pour des raisons qui tenaient aux institutions et aux hommes. » Voilà pour les institutions. Le premier homme auquel se buta Grégoire VII, ce fut Henri IV (1056-1107), nullement disposé à faire de telles concessions. Ses ancêtres avaient nommé les papes, et, maintenant, on lui parlait de simonie et de fornication de prêtres. Pour lui, ce n'était pas sérieux.

Grégoire VII et Henri IV croisent le fer

Au début de janvier 1076, Grégoire ordonne à Henri IV de venir à Rome pour se disculper, s'il le peut, d'avoir trempé dans l'attentat de la nuit de Noël 1075. Le pape célébrait alors la messe de minuit à Sainte-Marie-Majeure. Soudain, le préfet Censius, à la tête d'une bande d'hommes en armes, fait irruption dans la basilique, saisit le pape, l'arrache de l'autel où il tente de se cramponner et l'enferme dans une des tours de la ville.

Henri IV réagit à l'ordre du pape en réunissant, à Worms, le 24 janvier 1076, un synode impérial. « Les évêques allemands accusèrent Grégoire de vouloir spolier le roi de ses possessions d'Italie et d'entretenir avec la jeune comtesse Mathilde des relations coupables. Le pape était prié de démissionner. Réunis à Pavie et à Plaisance, nombre d'évêques d'Italie du Nord souscrivirent à la déclaration de Worms [70]. »

Le 26 février 1076, en la basilique du Latran, Grégoire VII excommuniait Henri IV et un bon nombre d'évêques allemands et d'évêques italiens. Tous les sujets du roi Henri étaient déliés de leur devoir de fidélité envers lui. Grégoire laissait une année au roi pour se faire relever de son excommunication. Passé ce délai, il serait déposé et remplacé. Terrorisé par la malédiction divine, paraît-il, le peuple d'Allemagne se rangea du côté du pape. Les princes qui contestaient Henri, profitèrent de la situation pour  exiger de lui qu'il se soumette au pape.

Henri IV, pénitent pieds nus, à Canossa

De plus en plus isolé, disposant de quelques semaines seulement avant l'échéance du 2 février, date de sa déposition, s'il ne s'était pas réconcilié avec Grégoire VII, Henri imagina un moyen inouï. En tant que prêtre, le pape ne pouvait pas évincer un pénitent. Il se présenterait donc en pénitent portant cilice, et pieds nus.

En novembre, le plus terrible hiver s'abattit sur l'Europe. Transis de froid, Henri IV, son épouse et un bébé de quelques mois franchirent les Alpes par le col du Mont-Cenis. Les fêtes de Noël terminées, Grégoire et la comtesse Mathilde, une de ses amies, quittèrent Rome. Par sa présence en Italie, Henri sema la panique chez les partisans du Pape. La seule issue possible, selon Mathilde, c'était Canossa, la plus sûre de ses nombreuses forteresses. Grégoire et Mathilde s'y réfugièrent.

Le 25 janvier 1077, Henri se présenta à la porte de Canossa vêtu de bure, selon Daniel-Rops, portant un cilice, selon Mathieu-Rosay, et pieds nus, selon les deux. Devinant la manœuvre, Grégoire refusa de le recevoir. Trois jours durant, matin, midi et soir, Henri revint frapper à la porte. Du haut des remparts, l'abbé de Cluny, son parrain, la princesse Adélaïde, la belle-mère du roi, et Mathilde, sa cousine, observaient le pénitent. Son obstination finit par les bouleverser.

Déjà, ils avaient obtenu du pape qu'on laissât entrer la reine et le bébé. Hugues rappela au pape ses devoirs sacerdotaux ; Mathilde lui reprocha sa dureté et insinua qu'elle ne le comprenait plus. La mort dans l'âme, Grégoire finit par céder. Il reçut Henri, lui donna l'absolution et le baiser de paix. Le pénitent humilié quitta Canossa en vainqueur.

La revanche du pénitent

Les princes allemands, stupéfaits d'une réconciliation qui gênait leurs intrigues, refusèrent de reconnaître pour roi le pénitent absout. Ils se réunirent le 13 mars et, malgré les légats pontificaux, prononcèrent la déchéance du roi Henri IV et son remplacement par son beau-frère. Une furieuse guerre civile éclata, doublée de la rébellion religieuse du roi Henri contre le Pape, qu'il considérait comme l'allié de ses ennemis. Déposé de nouveau en mars 1080, le roi riposta en faisant déclarer, par le concile de Brixen, la déchéance de Grégoire VII et proclamer à sa place l'archevêque de Ravenne, qui prit le nom de Clément III. Après de longues luttes, Henri entra dans Rome, intronisa son pape, qui, tout naturellement, le sacra empereur le 31 mars 1084. Situation loufoque : l'empereur et l'antipape occupaient Saint-Pierre et le Latran, Grégoire VII, le château Saint-Ange.

Robert Guiscard, comprenant qu'il avait tout à perdre si Henri IV triomphait, avança en force et l'empereur prit la fuite. Mais le remède était pire que le mal. Après leur victoire, les soldats qui composaient l'armée de Guiscard se mirent à violer, piller, profaner et tuer. Dirigés par les partisans de l'Empereur, les Romains se soulevèrent, mais Guiscard noya cette insurrection dans le sang : des milliers d'innocents furent massacrés ; d'autres, surtout des femmes et des enfants, certains, de familles sénatoriales, furent vendus comme esclaves. On rapporta qu'un marabout avait conduit la prière islamique dans Saint-Pierre. Vraisemblable, car l'armée de Guiscard comptait beaucoup de musulmans.

La fin de Grégoire VII

Grégoire VII était foudroyé. Toujours convaincu de la vérité des principes qu'il avait énoncés et défendus avec acharnement, il voyait bien les ruines que leur application avait accumulées. Ne pouvant plus rester à Rome, il se laissa emmener dans les terres du Normand, à Salerne. Il s'y éteignit, le 25 mai 1085, abandonné de tous. Au dernier moment, il tenta encore de se justifier en murmurant : « J'ai aimé la justice et haï l'iniquité. C'est pour cela que je meurs en exil ! » Cinq siècles plus tard, Paul V canonisa celui que Pierre Damien (1007-1072) avait qualifié de « Saint-Satan ».

Il lui semblait que son action n'avait mené qu'à un échec. Dans une lettre à ses fidèles amies, les comtesses Béatrix et Mathilde, il déplorait avoir recouvré la santé et leur confiait qu'il assistait au naufrage de l'Église sans pouvoir la sauver par aucun moyen. Pourtant, elle est toujours vivante au XXIe siècle, cette Église, mais en danger de mort selon certains : Peut-on encore sauver l'Église ? se demande Hans Küng [71].  Six siècles avant lui, dans son Traité de la ruine de l'Église, le chanoine Nicolas de Clamanges (vers 1363-1437) décrivait une Église en pitoyable état.

Le livre du chanoine débute par des remarques générales. Avant d'accepter une charge pastorale, on ne s'interroge, écrit-il, que sur les revenus qu'elle rapportera : s'occuper des âmes, donner le bon exemple, dispenser le pain de la parole de Dieu, ce ne sont pas des soucis. C'est l'argent, non les bonnes mœurs et la science des choses divines, qui permet à une personne de gravir jusqu'au sommet les échelons de la hiérarchie : la papauté s'achète comme toutes les autres fonctions. Les fidèles sont au courant des vices de leurs  pasteurs. Il s'ensuit qu'il n'y a rien de plus méprisé que la prêtrise, conclut ce chanoine. On est au XVe siècle.

Il décrit ensuite les vices dont sont pourris les gens en autorité dans l'Église, en descendant un à un les échelons, de la tête jusqu'au bout des pieds : la tête, c'est la papauté, le bout des pieds, c'est-à-dire les orteils, ce sont les moniales. Nicolas voit beaucoup de choses à dénoncer, mais la honte paralyse sa plume. Il va se restreindre, car parler des moniales, ce n'est pas tenir des propos sur des troupeaux de vierges consacrées à Dieu ; c'est parler de putains et de lupanars, et de tous les vices qui se développent dans ces maisons.

Les moines n'étaient pas tous d'une piété exemplaire. L'une des causes des scandales qu'ils étalaient devant les yeux des fidèles, c'est le fait que les abbés, contrairement aux exigences de la Règle de saint Benoît, n'étaient pas toujours des moines. Une abbaye pouvait avoir à sa tête un évêque, qui avait acheté son titre, ou même un laïc. Quand le roi faisait cadeau d'une abbaye à l'un de ses amis, cet ami devenait ipso facto abbé du monastère, c'est-à-dire trésorier... L'abbé laïc y déployait sa famille, femme et enfants, ses chevaliers, ses palefreniers, ses chiens, ses oiseaux de chasse, etc. Ces gens n'étaient pas là pour chanter matines et se flageller. Beaucoup de moines succombaient à la tentation de les imiter. Il arrivait même que certains se marient et demeurent au monastère avec leur femme et leurs enfants [72].  On dit qu'en Italie les moines de Farfa entretenaient des concubines. L'abbaye de Farfa était l'un des bastions des Sarrasins [musulmans], qui avaient chassé les moines et faisaient des razzias dans la campagne romaine.

Quand les moines de l'abbaye de Saint-Gildas-de-Ruys, en Bretagne, à l'unanimité, choisirent Abélard comme abbé, la situation était identique. Abélard nous l'apprend dans sa Lettre à un ami. Il a trouvé des moines débauchés, voleurs et, au besoin, assassins. Le seigneur  du pays avait réduit l'abbaye à une extrême pauvreté. « Les moines, dit Abélard, m'obsédaient par leurs besoins journaliers, car la communauté ne possédait rien que je pusse leur distribuer. Chacun prenait sur son propre patrimoine pour se soutenir lui et sa concubine, ses fils et ses filles. » Pour ne pas être empoisonné, Abélard surveillait avec tant de soin sa nourriture et sa boisson qu'un moine imagina de mettre le poison dans son calice plutôt que dans sa soupe. Les moines payaient même des tueurs pour le liquider sur la route ou dans les sentiers [73].

Saint Pierre Damien (1037-1072) nous a laissé des traités et des lettres où abondent les descriptions de prélats et de clercs débauchés. Non contents de se marier publiquement, les clercs du XIe siècle s'adonnaient aux péchés contre nature qui entraînèrent la destruction de Sodome et de Gomorrhe. Pierre Damien va s'attaquer férocement à la sodomie, répandue chez les moines, selon lui. C'est pour stigmatiser et combattre ce fléau qu'il compose son Livre de Gomorrhe. Même en notre XXe siècle, qui en a vu bien d'autres, Augustin Fliche se sent incapable de suivre Pierre Damien dans la description qu'il brosse de la sodomie, dévoilant les détails les plus crus [74].

Gamaliel avait sans doute raison. Aux membres du sanhédrin, qui reprochaient aux Apôtres d'avoir rempli Jérusalem de leur doctrine, il recommandait d'être prudents dans leurs décisions à l'égard de ces gens-là, car « si leur entreprise vient des hommes, elle se détruira d'elle-même. Mais si, vraiment, elle vient de Dieu, vous n'arriverez pas à la détruire » (Actes 5, 35-39, traduction Bayard et Médiaspaul). Quand Grégoire VII écrivait à ses comtesses Béatrix et Mathilde : « J'assiste au naufrage de l'Église sans pouvoir la sauver par aucun moyen », il oubliait la parole du Christ : « Les portes de l'enfer ne prévaudront pas. » Le Christ aurait pu ajouter : « Mais la barque va être rudement secouée. »

Le Saint-Esprit se fait difficilement entendre aux conclaves
et ses choix sont contestés

Depuis 1059, ce sont les cardinaux qui élisent le pape. Mais il ne faut pas penser que ces princes de l'Église n'entendent que la voix du Saint-Esprit pendant leurs délibérations. Quelques exemples d'élection de pape vont nous convaincre du contraire. D'abord, l'élection de Victor III (1086-1087)

L'élection du successeur légitime de Grégoire VII prit plus d'un an. Avant de mourir, le pape avait désigné quatre candidats. Le premier en lice était Didier, l'abbé de Mont-Cassin. Mais celui-ci ne voulait pas de la tiare. Après l'avoir supplié à genoux, mais en vain, les cardinaux s'emportèrent, et Didier eut peur. Le 24 mai 1086, il céda à la violence, se laissa revêtir des ornements pontificaux et, au bord du désespoir, prit le nom de Victor III.

À l'instigation du parti de l'empereur, le peuple se révolta contre les cardinaux et, quatre jours seulement après son élection, Victor III devait fuir. Par mer, il gagna Terracina, située sur la côte, à un peu plus de cent kilomètres au sud de Rome. Il s'y dépouilla de tous les insignes pontificaux, enfourcha un âne et alla se réfugier dans sa chère abbaye du mont Cassin. Il fallut près d'un an pour l'en faire sortir. Seule la perspective de voir la tiare sur la tête de son ennemi, Hugues de Lyon, la lui fit accepter. On l'intronisa le 9 mai 1087, deux ans moins quelques jours après la mort de Grégoire VII.

Victor réussit à demeurer huit jours à Rome, puis il retourna au mont Cassin, d'où il convoqua un concile, qui se réunit à Bénévent. De nouveau, on y condamna l'investiture par les laïcs, on y reconfirma l'excommunication de Clément III, mais on n'évoqua pas les mesures portées contre Henri IV par Grégoire VII, car Didier voulait adoucir les relations avec l'Empereur. Ce pontife, dont l'élection avait pris deux ans, mourut le 17 septembre 1087, moins de cinq mois après son sacre.

Urbain II (1088-1099), ancien abbé de Cluny, se prononça, sans hésiter, en faveur des principes de Grégoire VII. Clément III, l'antipape nommé par Henri IV, siégeait toujours au Latran, et la majorité des cardinaux le reconnaissaient. Élu en mars, Urbain ne réussit à venir à Rome qu'en novembre, protégé par les troupes normandes, et il s'installa sur une petite île du Tibre, où il vécut quelques mois comme un mendiant.

Urbain se rendit compte que l'aide apportée aux papes par les Normands, qui occupaient l'Italie du Sud et la Sicile, avait été payée de privilèges qui limitaient trop l'influence du pape dans ces territoires. Le 5 juillet 1098, il les leur retira d'un seul coup. Le conflit qui s'ensuivit allait durer huit cents ans ; il n'y serait mit fin que sous Pie IX (1846-1878). Urbain II mourut le 19 juillet 1099.

Pascal II fut élu le 13 août 1099. En septembre 1100, l'antipape Clément III mourait, et ses trois successeurs, privés du soutien du roi, qui désirait la paix avec le Pape, furent réduits à l'impuissance, mais, sur la question des investitures, chacun restait sur ses positions. Le Pape tenta d'affaiblir Henri IV en accordant son soutien à Henri V, révolté contre son père. Il se rendit bientôt compte que, sur la question des investitures, Henri V tenait la même position que son père, décédé en août 1106. Mais, comme il ne voulait pas renoncer à la couronne impériale, il accepta, le 29 février 1111, de signer  avec le Pape une convention secrète : le « Concordat de Sutri ». Le Pape s'engageait à sacrer Henri V empereur à condition que celui-ci, au moment de recevoir la couronne, annonce officiellement qu'il renonçait à nommer les évêques tandis que les évêques allemands renonçaient à tous les biens qu'ils tenaient de l'Empire.

Le 12 février suivant, dans la basilique Saint-Pierre, avait lieu la cérémonie du couronnement. Pascal II lut le Concordat de Sutri. Ce fut un coup de tonnerre – les bombes n'étaient pas inventées. Jamais les évêques allemands n'accepteraient de renoncer aux biens qu'ils tenaient du roi. Pour certains, c'eût été la ruine. Le tumulte mit fin à la cérémonie. Furieux d'avoir signé un concordat aussi désastreux, le roi fit arrêter le Pape et les cardinaux. Après soixante et un jour d'incarcération, Pascal céda. Il concéda au roi le droit de nommer les évêques et accepta de le couronner empereur. La cérémonie eut lieu le 13 avril.

Pascal II avait perdu la face. La pression des partisans de la politique ferme de Grégoire VII l'obligea, en 1112, à revenir sur ses concessions et à prononcer la peine du ban [En note : exclusion, déposition] contre l'empereur Henri V, qui ne s'en soucia guère. Ses partisans, à Rome, provoquèrent des troubles qui obligèrent Pascal à quitter Rome et à se réfugier au Bénévent en 1117. Quand il revint à Rome, l'année suivante, on se battait encore autour de Saint-Pierre. Il alla se mettre à l'abri derrière les murailles du château Saint-Ange et y mourut le 18 janvier 1118.

Le 24 janvier 1118, les cardinaux s'étaient rassemblés en secret, par crainte des interventions de l'empereur d'Allemagne, pour élire un successeur à Pascal II. Le choix porta sur Jean de Gaëte, un moine âgé, formé à Mont-Cassin. Il était cardinal, mais seulement diacre. Le bon vieillard tenta en vain de faire annuler la décision des cardinaux. Son plaidoyer fut interrompu par l'entrée de Frangipani, un noble Romain du parti de l'Empereur, à la tête de ses gens en armes, qui se jetèrent sur l'élu, à coups de poing et de pieds, le ligotèrent et l'amenèrent dans une tour des Frangipani.

Le lendemain, le peuple romain réussit à le libérer. Il accepta son élection et prit le nom de Gélase II. Averti par Frangipani, l'empereur Henri V entra à Rome. Gélase lui échappa en allant se réfugier à Gaëte. C'est là que, le 10 mars 1118, il fut ordonné prêtre et sacré évêque. L'Empereur refusa de le reconnaître et il fit nommer un antipape, Grégoire VIII, qui gagna la faveur des Romains.

 Quand l'Empereur fut reparti vers le Nord, Gélase se présenta à Rome vêtu comme un pèlerin. L'accueil qu'on lui réserva ne l'encouragea guère. Quelques jours plus tard, il fut de nouveau assailli par les gens de Frangipani, mais il réussit à leur échapper. Peu de temps après, des femmes qui travaillaient dans les champs trouvèrent le malheureux pape caché dans le blé, abandonné de tous et à demi mort de faim. En bonnes Samaritaines, elles le recueillirent, lui firent reprendre assez de force pour qu'il ait le courage de poursuivre sa fuite vers le Nord. En passant par Pise, où il consacra la nouvelle cathédrale, Gênes, Lyon, Vienne, où il présida un synode, il arriva enfin à Cluny épuisé. Il tint à mourir revêtu de son froc de moine et allongé sur le sol nu. C'est ainsi que se termina, le 29 janvier 1119, le pontificat le plus douloureux peut-être de toute l'histoire [75].

Le pape Calixte II (1119-1124) décida de mettre fin à la querelle des investitures. Trois cardinaux-légats envoyés à la diète de Würzburg en 1121exercèrent une telle pression sur les Princes-électeurs que, le 23 septembre, à Worms, un concordat fut signé. L'Empereur renonçait à nommer les évêques, mais se réservait le droit d'assister à leur élection, confiée aux métropolites. On lui reconnaissait aussi le droit de remettre aux prélats le sceptre, symbole de l'autorité temporelle qu'ils tenaient de l'empereur. C'était un bon compromis, mais la solution définitive ne viendrait qu'au XIXe siècle.

Calixte mourut le 13 décembre 1124. La papauté, que Grégoire VII avait voulu dégager de la tutelle impériale, allait redevenir le jouet des rivalités familiales. L'ère des papes doublés d'antipapes n'était pas près de se terminer. Ce n'est qu'au XXe siècle que les cardinaux pourront élire un évêque de Rome sans craindre l'intervention du pouvoir civil, c'est-à-dire quand la papauté sera dépouillée de ses États pontificaux.

Le jour même de la mort de Lucius II (1144-1145), atteint mortellement par une pierre lors de bagarres dans les rues, les cardinaux se réunirent dans une cave secrète de la Via Appia et choisirent pour lui succéder l'abbé du monastère cistercien des Trois Fontaines, qui prit le nom d'Eugène III (1145-1153). Il était un disciple de saint Bernard.

À la mort de Grégoire IX (1227-1241), le 22 août 1241, la division des cardinaux laissait prévoir des discussions interminables. Pour les accélérer, le sénateur Orsini enferma les dix cardinaux encore présents dans le palais le plus délabré de Rome, le Septizonium. Privés de domestiques et de médecins, des cardinaux tombèrent malades, et l'un d'eux mourut. Après deux mois, ils n'avaient pas encore élu de pape. Orsini les menaça alors d'aller exhumer le cadavre de Grégoire IX et de lui faire présider le conclave. Ce fut la panique, et les cardinaux s'entendirent aussitôt sur celui qui devint Célestin IV (1241). C'était un vieillard. Il eut tout juste la force, avant de mourir le 10 novembre, d'excommunier l'impitoyable Orsini.

Presque deux années sans pape. Les cardinaux avaient pris la fuite, de peur d'être enfermés de nouveau pour l'élection d'un successeur à Célestin IV, qui avait été élu le 25 octobre 1241 et était décédé le 10 novembre 1241. Un des pontificats les plus courts, 17 jours. Le plus court dura un jour. Les cardinaux se réunirent à Anagni, dix-huit mois après la mort de Célestin IV, et ils choisirent son successeur, Innocent IV, le 25 juin 1243.

Presque trois années sans pape (1268-1271). Clément IV mourut à Viterbe, le 29 novembre 1268, sans avoir résidé à Rome. Le conclave qui lui donna un successeur dura 34 mois. Au début, les gens de Viterbe s'en amusaient, mais, au bout de deux ans, ne trouvant plus rien de drôle, ils enfermèrent les cardinaux, murèrent portes et fenêtres, découvrirent la toiture et réduisirent le menu au pain et à l'eau. Les cardinaux tenaient bon. Ils obtinrent même la levée de leur blocus. Le 1er septembre 1271, leur choix porta sur un homme qui pérégrinait en Terre sainte. Il fallut le rejoindre pour lui annoncer la grande nouvelle. Six mois passèrent pour qu'il revienne à Viterbe, qu'on l'ordonne prêtre et qu'on le sacre évêque. Il fut couronné pape sous le nom de Grégoire X (1271-1276).

Deux années sans pape. Nicolas IV était décédé le 4 avril 1292. Les douze cardinaux recevaient des suggestions de quatre groupes : les Orsini, les Colonna, les Spirituels, qui voulaient un homme de Dieu, et Charles II d'Anjou, désireux d'un pape qui l'aiderait à reconquérir la Sicile. Après deux ans de discussions, le roi de Naples se fâcha. L'un des cardinaux se permit une boutade : « Prenons donc Pietro Angelari. » C'était un ermite octogénaire, qui vivait dans sa crasse au fond d'une grotte. Le 5 juillet 1294, il était élu pape et sacré évêque de Rome le 24 août, sous le nom de Célestin V. Six mois plus tard, il démissionnait. Il a été le premier pape à démissionner volontairement.

Benoît XI, un ancien supérieur général des Dominicains, homme pieux et de mœurs irréprochables, décéderait le 7 juillet 1304, une année seulement après son élection. Il fallut onze mois pour lui trouver un successeur. L'opposition entre le parti français et le parti italien était irréductible. Quelqu'un informa secrètement Philippe le Bel, roi de France, que le nom de l'archevêque de Bordeaux avait été proposé. Le roi convoqua l'archevêque, qui lui proposa de lui laisser pendant cinq ans tout le décime [76]. Il s'acheta ainsi l'appui du roi et il devenait Clément V (1305-1314). Faible de caractère comme de corps, il fut toujours un pantin dans les mains du roi. Trois semaines après son élection, Philippe le Bel lui faisait nommer dix cardinaux : un Anglais et neuf Français. Il s'assurait ainsi la nomination du prochain pape. Clément V fut le complice du roi dans la condamnation honteuse des Templiers. Nombre de ces religieux, dont le pape avait en personne ordonné la torture, périrent sur le bûcher. Avant de mourir dans les flammes, Jacques de Molay, le grand maître des Templiers, avait prononcé cette malédiction à l'adresse de ses meurtriers : « Pape Clément ! Roi Philippe ! Avant un an, je vous cite à paraître au tribunal de Dieu pour y recevoir votre juste châtiment. » En 1309, Clément V avait installé la papauté à Avignon. Elle devait y rester jusqu'en 1378, se déshonorant par son népotisme et l'étalage de son luxe.

Le conclave qui devait choisir le successeur de Clément V était composé de vingt-trois cardinaux : six Italiens et dix-sept Français. À la fin de 1314, le neveu de Clément V envoya des gens armés dans la salle des débats, et les cardinaux Italiens furent forcés de quitter. Le conclave ne put reprendre que deux ans plus tard. Mais il fallut que Philippe V (1317-1322) enferme les cardinaux dans le couvent des Dominicains pour qu'ils prêtent l'oreille au Saint-Esprit. Le 7 août, ils élirent celui qui fut couronné le 25 septembre sous le nom de Jean XXII (1316-1334).

Pie II (1458-1464) fut un des papes qui provoquèrent cette déclaration du cardinal allemand Nicolas de Cuse (1401-1464), après une visite à la cour pontificale : « Tout, absolument tout ce qui se passe ici dans cette Cour me dégoûte. Tout  y est pourri ! [77]. »  Trois siècles plus tôt, saint Bernard (1091-1153) avait prévenu son disciple devenu Eugène III (1145-1153) : « Je sais dans quel milieu tu vis : ce ne sont autour de toi que gens impies, amis du désordre. Tu es environné de loups, non de brebis, et, malgré tout, tu es leur pasteur [78].  »

La « Pragmatique Sanction de Bourges ». Le roi de France, Charles VII (1422-1461), rassemble à Bourges une assemblée composée de quatre archevêques, de vingt-cinq évêques, de nombreux abbés, de députés, de membres des universités et des chapitres. Le pape Eugène IV y compte quelques représentants. Dans son préambule, la Pragmatique Sanction dénonce les abus de la papauté. Dans son premier article, elle affirme la suprématie des conciles généraux sur le Saint-Siège et limite les pouvoirs du pape. Elle rétablit la libre élection des évêques et des abbés par les chapitres et les monastères, et le roi jouit de la liberté de recommander ses candidats. Elle supprime les nominations par le Saint-Siège et son droit de réserve. Elle fixe un âge minimal pour devenir cardinal et réduit le pouvoir du pape de lever des impôts.

Le successeur de Charles VII, Louis XI (1461-1483), abolit la Pragmatique Sanction en 1461, pour ménager Pie II. Il la rétablit en 1464 pour protester contre les excès de la politique pontificale, puis l'abolit de nouveau en 1467. En 1478, la Pragmatique Sanction est rétablie par le concile gallican d'Orléans. Finalement, François Ier (1515-1547) et le pape Léon X (1513-1521) signent en 1516 le Concordat de Bologne par lequel le roi est reconnu comme le véritable maitre de l'Église de France. Quelques exemples montreront qu'il en fut bien ainsi.

Sans le veto de la France, c'est-à-dire de Louis XIV (1643-1715)  Benedetto Odescalchi serait déjà sorti pape du conclave précédent. Louis XIV ne voulait pas d'une personnalité aussi énergique et indépendante. Il accepta cette fois le risque de l'affronter et, pour sortir le conclave d'une impasse de deux mois, retira son opposition. Le 21 décembre 1676, Benedetto devint Innocent XI (1676-1689). Louis XIV mit de nouveau son veto lors de l'élection d'Alexandre VIII (1689-1691).

Au début du pontificat de Pie VII (1800-1823), monseigneur  Consalvi, son précieux collaborateur, signa à Paris un concordat avec Bonaparte, qui était convaincu de l'utilité de la religion pour soutenir son régime. Il avait dit un jour : « On ne gouverne pas des hommes qui ne croient pas en Dieu, on les fusille [79]. » Nouveau Charlemagne, il se réservait l'administration de tous les biens de l'Église et toutes les décisions en matière de discipline ecclésiastique, y compris le droit de nommer les évêques.

Le 2 février 1808, Napoléon lançait ses troupes sur Rome et enlevait à l'État pontifical cinq provinces, qu'il annexait à la République italienne. Le 17 mars, il supprimait l'État du pape en l'incorporant à son Empire. Le 10 juin 1809, le drapeau tricolore remplaçait le drapeau du pape au sommet du château Saint-Ange. Le même jour, Pie VII excommuniait « tous les brigands qui avait fait main basse sur le patrimoine de Pierre ».

Napoléon écrivit au pape pour lui rappeler son devoir de reconnaissance ; ne l'avait-il pas libéré des soucis temporels, qui l'empêchait de se consacrer entièrement aux soins des âmes ? L'argument était irréfutable. Il est consternant qu'on ait dû attendre Napoléon pour qu'il soit formulé avec cette franchise. Il est encore plus consternant que la papauté ne l'ait pas compris et qu'il fallut attendre encore plus d'un siècle pour qu'elle s'y rallie lors des Accords du Latran en 1929.

Pie IX (1846-1879) « est persuadé que sa suprématie spirituelle exige son autonomie temporelle. Aussi n'arrivera-t-il jamais à admettre que la suppression de l'État de l'Église [...] ait délivré la papauté d'une ambiguïté qui l'accablait depuis un millénaire et lui ait enfin permis d'être vraiment elle-même. Le 1er novembre, il excommunie en bloc tous ceux qui ont collaboré à la prise de Rome et lui, le premier pape vraiment libéré, « se proclame théâtralement ''prisonnier du Vatican'' [80]. »

Léon XIII décédait le 20 juillet 1903 ; il avait 93 ans. Le cardinal Rampolla, secrétaire d'État, arriva en tête lors des deux premiers scrutins du conclave qui s'ouvrit le 1er août 1903. Au cours du troisième tour, l'évêque de Cracovie informa les cardinaux que l'empereur d'Autriche, François-Joseph, opposait son veto à l'élection de Rampolla. Sans hésiter, les cardinaux abandonnèrent Rampolla, et, le 4 août 1903, Giusseppe Sarto devenait le pape Pie X. Ce fut le dernier veto. Les papes suivants furent élus sans la moindre intervention des pouvoirs temporels : Benoît XV (1914-1922). Pie XI (1922-1939), Pie XII (1939-1958), Jean XXIII (1958-1963), Paul VI (1963-1978), Jean-Paul Ier (1978), Jean-Paul II (1978-2005), Benoît XVI (2005-2013), François (2013...). On remarque que tous sont élus l'année même du décès de leur prédécesseur.

Les Accords du Latran

Depuis la fin de l'aventure millénaire et désastreuse du pouvoir temporel, l'Église avait des papes qui s'occupaient exclusivement d'elle, et la papauté, devenue pauvre à l'époque, était sans intérêt pour les puissances temporelles. Pie XI (1922-1939) restera célèbre pour avoir signé, le 11 février 1929, après deux ans et demi de négociations, les Accords du Latran. La papauté reconnaissait le Royaume d'Italie avec Rome comme capitale, et se contentait d'une enclave, qu'on appelle l'État de la cité du Vatican. C'est le plus petit État du monde. Il assurait une base temporelle à la souveraineté spirituelle du pape.

Conclusion


Rappelons brièvement les exigences de Thomas d'Aquin concernant le choix des évêques. La distance entre ce qu'il exigeait et ce qui s'est fait avant et après lui apparaîtra infranchissable. Le choix de celui ou de ceux qui  élèvent à l'épiscopat doit porter sur un sujet capable de dispenser fidèlement les mystères divins, et cette dispensation n'a pour objet que l'utilité de l'Église. Au concile de Saint-Basle de Verzy, en 991, l'évêque d'Orléans prend la parole. Il parle d'abord de Jean XII, « plongé dans le bourbier des débauches », puis de Boniface VII, « tout rouge du sang de ses prédécesseurs ». Il conclut en ces termes : « Est-ce à de tels monstres, gonflés d'ignominie, vides de science divine et humaine, que les innombrables prêtres de Dieu, répandus par tout l'univers, distingués par leur savoir et par leurs vertus, seront légalement soumis ? En conséquence, patientons au sujet des souverains pontifes autant que nous le pourrons et, en attendant, cherchons l'aliment de la parole divine partout où il nous  est possible de le trouver [81].  » L'évêque d'Orléans aurait rencontré d'autres monstres après le Xe siècle.

Les rois tenaient à désigner eux-mêmes les évêques parce que le régime féodal avait fait de l'Évêché une seigneurie. Le poste drainait d'importants revenus dans les coffres du titulaire. Il y avait plusieurs candidats à la succession d'un évêque décédé, et il arriva que des évêchés soient vendus publiquement aux enchères. Quand le roi avait placé « son homme » à la tête d'un évêché, il pouvait en obtenir ce qu'il désirait à la seule condition de lui laisser assez de revenus pour vivre grassement. De plus, la seigneurie ''épiscopale'' comportait un immense avantage quand l'évêque n'avait pas d'héritiers. Le roi redevenait propriétaire de la seigneurie et la vendait à un autre. Ni la piété des candidats ni leurs connaissances théologiques n'entraient en ligne de compte.

D'où ce reproche de saint Jérôme dans son commentaire du chapitre premier de l'épître de saint Paul à Tite : « Quelques-uns ne cherchent pas, quand il s'agit d'élever dans l'Église ceux qui doivent en être les colonnes, les hommes les plus capables de la servir, mais ceux pour lesquels ils ont le plus d'affection, ou ceux dont les flatteries les ont gagnés et comme enchaînés, ou bien encore ceux qui ont la recommandation des grands, et enfin, pour ne rien dire de pire, qui n'ont obtenu que par des présents d'entrer dans le clergé. »

Ces cas concernent l'acception des personnes, c'est-à-dire qu'on ne tient pas compte des qualités qui habilitent l'homme choisi à occuper la fonction d'évêque, mais d'une autre condition de sa personne : il est un parent [népotisme], un ami, il est recommandé par un personnage important, il est disposé à payer le prix fort [simonie].

Quant à celui qui est choisi pour l'épiscopat, il n'est pas requis qu'il s'estime supérieur aux autres. Ce serait de l'orgueil : il suffit qu'il ne trouve rien en soi qui le rende indigne de la fonction. Quand le Seigneur a demandé à Pierre s'il l'aimait plus que les autres, celui-ci, dans sa réponse, ne se plaça pas au-dessus des autres, il répondit simplement qu'il aimait le Christ. Nous avons rencontré quelques cas où l'homme choisi refusait le pontificat.

Fin



[1] Op. cit., Paris, Les éditions du Relié, 2012, 461 pages.

[2] Op. cit., Traduction nouvelle par le chanoine Alfred Weber, Jean 2, 3-5, p. 55.

[3] Prologue de l'opuscule Contre les erreurs des Grecs.

[4] Être chrétien, Paris, Seuil, Essais, Points 284, 1978, p. 533.

[5] Les Vertus religieuses, Paris, A. Tralin, Éditeur, 1925, p. 87.

[6] Les seize documents conciliaires, Fides, Montréal & Paris, 1967, p. 110.

[7] Questions disputées. Des vertus en général, q. unique, a. 1.

[8] Les seize documents conciliaires, p. 209.

[9] Le Milieu divin, Paris, Seuil, 1957, p. 97.

[10] Quaestiones quodlibetales, Marietti, Turin, Rome, p. 108-109.

[11] Op. cit., p. 94.

[12] Op. cit., Paris, Salvator, 2013.

[13] Commentaire de l'Éthique à Nicomaque, VII, leçon 5, 1374.

[14] Op. cit., Paris, Flammarion, 2007, p. 185.

[15] Op. cit., Paris, R. Laffont, 1988.

[16] Op. cit., Paris, Vrin, 1955.

[17] Tusculanes, Paris, Les Belles-Lettres, 1960, livre IV, XIV.

[18] Oeuvres, Paris, Gallimard, La Pléiade, tome I. p. 345.

[19] Thomas d'Aquin, Sentences, III, d. 15, q. 2, a. 2 et sol 3.

[20] Op. cit., Paris, Les Belles-Lettres, 1951, p. 5.

[21] Lettres à Lucilius, Paris, Classiques Garnier, tome III, lettre CXX.

[22] Op. cit., Paris, Garnier-Flammarion, 1967, XIX.

[23] Somme contre les Gentils, 3, ch. 122.

[24] Op. cit., Paris, Vrin, 1945, p. 175.

[25] Oeuvres de saint Augustin, Paris, Desclée de Brouwer et Cie, tome I, 1936, p. 99.

[26] Pensées, Paris, Nelson, 1949, section III, 233.

[27] La Métaphysique, Paris, Vrin, 1970, tome I, livre 5, 11, p. 280.

[28] Op. cit., Montréal, La Presse,1974, p. 30.

[29] Op. cit., p. 130.

[30] Antoine de Saint-Exupéry, Terre des hommes, Paris, Gallimard, 1939, p. 40.

[31] Op. cit., Paris, Gallimard, Idées 111, 1966, p. 64.

[32] Ibid., p. 66.

[33] Moi et les autres, Paris, Seuil, Inédit Virgule, V 17, 1983, p. 14-15.

[34] Ibid., p. 17.

[35] Annotation très concise que contiennent certains manuscrits, entre les lignes ou en marge, visant à expliquer un mot ou un passage jugé obscur.

[36] Texte tiré de la Somme théologique de saint Thomas d'Aquin, traduite en français et annotée par F. Lachat, tome huitième, Paris, Vivès, 1857, p. 97.

[37] Lettre XIX à saint Jérôme, ch. 2, in fine.

[38] L'Évangile sauvera l'Église, Paris, Salvator, 2013, p. 273.

[39] Ibid., p. 274.

[40] Saint Augustin, lettre XIX à saint Jérôme, ch. 2, in fine.

[41] Hans Küng, Mon combat pour la liberté, Ottawa, Novalis, 2006, p. 525.

[42] L'Église que j'espère, Flammarion/Études, 2013, p. 132.

[43] De la Trinité, III, 4.

[44] De l'ordre fondé par saint Romuald en 1012 à Camoldoli,  d'où camaldule.

[45] Jean Mathieu-Rosay, La véritable histoire des papes, Paris, Grancher, 1991, p. 40. Quand je citerai de nouveau cet ouvrage, je n'écrirai que Mathieu-Rosay et la page.

[46] Ibid.

[47] Op. cit., Montréal, Novalis, 2013, p. 62.

[48] La Considération, Montréal, Valiquette, p. 168.

[49] Ibid., p. 81.

[50] Dernières conversations, p. 61.

[51] Mathieu-Rosay, p. 131.

[52] Ibid., p. 239.

[53] Ibid., p. 276.

[54] Daniel-Rops, L'Église de la cathédrale et de la croisade, Paris, Librairie Arthème Fayard, 1952, p. 223. Quand je citerai de nouveau cet ouvrage, j'écrirai seulement Daniel-Rops et la page. Daniel-Rops, c'est Henri Petiot (1901-1965).

[55] Mathieu-Rosay, p. 113.

[56] Mathieu-Rosay, p. 127.

[57] Mathieu-Rosay, p. 190.

[58] Ibid., p. 213.

[59] Ibid., p. 250.

[60] Ibid., p. 254.

[61] Marie-Pierre Bussières, À l'écoute des Pères de l'Église. Médiaspaul, 2010, p. 193.

[62] Daniel-Rops, p. 223.

[63] Ibid., p. 61.

[64] Ibid., p. 224.

[65] Ibid.

[66] Mathieu-Rosay, p. 137.

[67] Daniel-Rops, p. 158.

[68] Daniel-Rops, p. 224 et 225.

[69] Daniel-Rops, p. 226.

[70] Mathieu-Rosay, p. 140.

[71] Op. cit., Paris, Seuil, 2012, 243 pages.

[72] Histoire de l'Église, fondée par Augustin Cliche et Victor Martin, Paris, Bloud & Gay, tome 7, p. 317-318.

[73] Op. cit., Héloïse et Abélard : lettres, Paris, Union générale d'éditions, 1964, le monde en 10/18, 188-189, p. 77.

[74] Augustin Fliche, La Réforme grégorienne, Paris, Louvain, 1924, tome I, p. 191.

[75] Mathieu-Rosay, p. 148.

[76] Impôt prélevé en France par le pape.

[77] Mathieu-Rosay, p. 224.

[78] La Considération, Montréal, Valiquette, p. 145.

[79] Mathieu-Rosay, p. 300.

[80] Mathieu-Rosay, p. 306-307.

[81] Augustin Fliche, La Réforme grégorienne, Paris, Louvain, 1924, tome I, p. 13.



Retour au texte de l'auteur: Martin Blais, philosophe, retraité de l'Université Laval. Dernière mise à jour de cette page le mercredi 16 septembre 2015 7:25
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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