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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du document de Martin Blais, Thomas d’Aquin... subversif ! Québec: un document inédit. Chicoutimi: Les Classiques des sciences sociales, juin 2014, 52 pp. [L'auteur nous a autorisé, le 22 septembre 2004, à diffuser toutes ses publications et réitéré sa permission de diffuser le 7 juin 2014 ce texte dans Les Classiques des sciences sociales.]


Martin Blais (2014)

Professeur de philosophie, retraité de l’Université Laval

Thomas d’Aquin… subversif !

Québec: un document inédit. Chicoutimi : Les Classiques des sciences sociales, juin 2014, 52 pp.

Introduction
Le pouvoir désacralisé
Le doute, point de départ vers la vérité
Le Notre Père exorcisé
Deux en une seule chair ou l’inverse ?
Les fins du mariage
L’homosexualité de naissance
Pourquoi faut-il obéir à sa conscience ?
« La femme, un homme manqué » ?
« Le plaisir sexuel empêche la pensée » ?
La dispute quodlibétique
Le problème de l’existence de Dieu
L’a b c de la Trinité


INTRODUCTION

« La dernière chose qu’on trouve en faisant un ouvrage est de savoir celle qu’il faut mettre la première », écrit Pascal [1]. Il est donc normal que j’aie hésité d’abord sur le choix d’un titre. Admirateur d’Alain et de ses propos, j’ai pensé à Propos thomistes, mais je l’ai écarté parce qu’il n’évoquait pas le côté percutant des idées que j’avais attribuées à Thomas d’Aquin. Alors je me suis dit, pourquoi pas Thomas d’Aquin subversif ? Cette épithète vient du latin subvertere, qui signifie « renverser, enfoncer, détruire ». On renverse des obstacles, on enfonce des portes, on détruit des preuves. J’ai ouvert mon Petit Robert au mot subversif. Deux de ces trois mots – renverser, enfoncer, détruire – font partie de la définition de l’adjectif subversif : « Qui renverse, détruit l’ordre établi, qui est susceptible de menacer les valeurs reçues. » J’ai donc opté pour Thomas d’Aquin…subversif I, parce que ce titre me semblait convenir aux thèmes. J’ai ajouté I au cas où il y aurait une suite.

J’ai hésité ensuite sur l’ordre des thèmes ; j’en avais développé douze. Lequel placer en premier ? Comme il s’agissait de sujets philosophiques et non théologiques, il m’a semblé évident que c’est en dissertant sur le pouvoir et l’obéissance que Thomas d’Aquin est le plus subversif. Pour lui : « J’ai obéi aux ordres » ce n’est pas une excuse ; l’obéissance aveugle ne mérite pas le nom d’obéissance. Même quand il s’agit de l’autorité religieuse : « La conscience oblige plus que le précepte du prélat. »

Mes thèmes ont été choisis dans n’importe quel ouvrage de Thomas d’Aquin : Somme théologique, Somme contre les Gentils, Questions disputées, Commentaire de la Métaphysique, Commentaire de l’Éthique à Nicomaque, etc. Dans les vingt mille pages de cette œuvre, tout n’est pas subversif, il va sans dire, mais, s’il se commet un Thomas d’Aquin… subversif II, il sera facile d’en trouver. Le pape François déplore : « J’ai malheureusement étudié la philosophie dans des manuels de thomisme décadent [2]. » Les thèmes abordés ci-dessous devaient y être omis.

Le pouvoir désacralisé

« Tout pouvoir vient de Dieu », affirme saint Paul dans sa lettre aux Romains (13, 1). Malgré tout le respect qu’il témoigne aux écrits de l’Apôtre des Gentils, Thomas d’Aquin introduit une précision, et la phrase du Tarsien devient : « Tout ce qui est bon dans le pouvoir vient de Dieu. » C’est ainsi que Thomas d’Aquin désacralise le pouvoir.

C’est dans son Commentaire des Sentences de Pierre Lombard qu’il s’explique. Puisque Dieu est la source de tous les biens, mais qu’il n’est pas la source du mal, si, dans les pouvoirs, il se trouve quelque chose de bon et quelque chose de mauvais, tel pouvoir sera dit venir de Dieu quant à ce qu’il contient de bon, mais non quant à ce qu’il contient de mauvais [3].

Or, dans un pouvoir, il y a trois choses à distinguer. La première, c’est le « principe » du pouvoir. Par principe, il entend deux choses : la qualité de la personne qui accède au pouvoir et la manière de prendre le pouvoir. Se demander si le pouvoir de telle personne vient de Dieu quant à son principe revient à se demander d’abord si la personne portée au pouvoir possède les qualités requises, c’est se demander ensuite si elle a accédé au pouvoir de façon légitime.

La deuxième chose que Thomas d’Aquin distingue dans le pouvoir, c’est l’usage ou l’exercice du pouvoir. La personne qui détient le pouvoir peut en faire un mauvais usage ; l’histoire donne à profusion des exemples d’abus de pouvoir.

La troisième chose qu’il distingue, c’est la « forme » du pouvoir. Le pouvoir est une réalité comme la jonquille ou la girafe. Telle forme donne une jonquille, telle forme donne une girafe, telle autre un être humain. Parler de la « forme » du pouvoir, c’est envisager le pouvoir en lui-même, abstraction faite de son principe et de l’usage qui en est fait. De ce point de vue, le pouvoir est bon parce qu’il est un rouage nécessaire de la société.

Face aux pouvoirs, quelle que soit leur importance, il y a des sujets, qui reçoivent des ordres. Thomas d’Aquin a des choses à dire qui déplairont  aux pouvoirs. D’abord, il va délimiter le champ de la soumission, puis il va parler de l’obéissance.

La soumission d’un être humain à un autre être humain se limite au corps, l’âme demeure libre : servitus qua homo homini subiicitur ad corpus pertinet, non ad animam, quæ libera manet [4]. Un être humain est soumis à un autre être humain non pas selon l’esprit, mais selon le corps : est homo alterius servus, non secundum mentem, sed secundum corpus [5].

Affirmer que l’autorité d’un être humain ne s’étend pas à l’âme d’un autre être humain, c’est affirmer que l’intelligence et la volonté, ses deux facultés caractéristiques, échappent à l’autorité humaine. Le supérieur peut exiger de son inférieur qu’il transporte son corps du Canada à l’Afghanistan, mais il ne peut exiger que son inférieur trouve cet ordre intelligent, ni exiger que la volonté de l’inférieur tende vers ce déplacement comme vers un bien : anima libera manet.

Le champ de la soumission couvre donc les opérations qui s’accomplissent extérieurement au moyen du corps. La pensée de Thomas d’Aquin est claire à ce sujet : tenetur homo homini obedire in his quæ exterius per corpus sunt agenda [6].

Le champ de la soumission étant délimité, quel genre d’obéissance le sujet doit-il pratiquer ? Thomas d’Aquin accole cinq qualités aux trois espèces d’obéissance qu’il distingue : 1. l’obéissance indiscreta ; 2. l’obéissance imparfaite, mais suffisante pour le salut : imperfecta sed sufficiens ad salutem ; 3. L’obéissance discreta et perfecta [7].

Discreta et indiscreta sont les deux adjectifs subversifs. Avant d’en chercher une bonne traduction, il est nécessaire d’aller voir de quel verbe ils  dérivent. Discreta est le participe passé féminin du verbe discernere, qui signifie 1. séparer ; 2. distinguer. L’obéissance discreta sépare, distingue. Elle fait deux groupes des ordres reçus : ceux qu’il convient d’exécuter et ceux qu’il ne convient pas d’exécuter. Par contre, l’obéissance in-discreta n’effectue pas de groupes : elle exécute tous les ordres reçus, même ceux qui sont illicites : etiam in illicitis obedit [8]. Thomas d’Aquin lui refuse le nom même d’obéissance : nec obedientia dici debet [9]. À la poubelle l’obéissance aveugle et l’obéissance à la manière d’un cadavre, perinde ac cadaver, comme disait Ignace de Loyola.

Cette notion de l’obéissance n’a pas manqué de soulever l’objection suivante. Pour faire le partage entre les ordres qu’il doit exécuter et ceux qu’il ne doit pas exécuter, l’inférieur ne doit-il pas juger les ordres de son supérieur ? Non, répond Thomas d’Aquin, l’inférieur n’a pas à juger l’ordre de son supérieur, mais l’acte que cet ordre lui enjoint de poser : habet judicare de actu proprio [10].

Voici le commentaire du père Th. Deman, o.p. : « Ou bien il est bon ou bien il est mauvais pour [le sujet] d’agir comme on le lui commande – bon ou mauvais, entendons-le, à l’égard de la loi morale dont sa raison est auprès de lui le mandataire décisif. Dans le premier cas, le sujet se conforme à l’ordre reçu, mais, comme on voit, en toute liberté et au nom de la décision dont il est l’auteur. Dans le second cas, il refuse l’obéissance [11]. »

Thomas d’Aquin ne dispense pas même le bourreau de réfléchir avant d’actionner la potence, la chaise électrique, la guillotine, de crier : Feu ! ou d’administrer l’injection létale. Si la sentence qu’on lui demande d’exécuter résulte d’une erreur qui lui semble manifeste, il ne doit pas obéir, sinon tous les tortionnaires seraient excusables. Si cette philosophie de l’obéissance avait été enseignée, elle aurait épargné bien des crimes contre l’humanité. Rudolf Höss, le commandant d’Auschwitz, déclarait, au procès de Nuremberg, qui se tint du 20 novembre 1945 au 1er octobre 1946 : « La pensée de désobéir à un ordre ne pouvait pas même me venir à l’esprit. Himmler l’avait ordonné, et je n’avais pas à me demander si c’était juste ou injuste. » La philosophie thomiste de l’obéissance ne facilite pas l’exercice du pouvoir ; elle ne facilite pas la soumission, non plus : il serait tellement plus commode d’obéir aveuglément en rejetant toute la responsabilité sur le chef. Mais l’être humain est responsable de ses actes, même dans l’obéissance.

Comment traduire indiscreta, indiscretus au masculin ? Mon Bornecque met en garde : il ne faut pas traduite indiscretus par « indiscret », mais par 1. non séparé ; 2. confondu, indistinct.  L’obéissance indiscreta ne sépare pas les ordres en deux groupes : ceux qu’il convient d’exécuter et ceux qu’il ne convient pas d’exécuter. Quel adjectif français évoquerait cette idée si l’on ne doit pas utiliser indiscrète ? À défaut d’un adjectif, peut-être un adverbe : cette obéissance exécute les ordres « indistinctement ». Maintenant, comment traduire discreta, discretus au masculin ? Comme c’est le contraire d’indiscretus, on pourrait traduire en ajoutant la négation. Cette obéissance n’exécute pas les ordres indistinctement ; elle les divise en deux groupes : ceux qu’il convient d’exécuter et ceux qu’il ne convient pas d’exécuter. Cependant, discriminare dérive de discernere et il offre un adjectif, discriminant, « qui établit une séparation ». On pourrait donc parler d’obéissance discriminante et d’obéissance non discriminante ou indiscriminante, si l’on osait fabriquer un néologisme.

L’extrait suivant de Vatican II contient des affirmations qui ne concordent pas avec l’enseignement de Thomas d’Aquin : « Les évêques, quand ils enseignent en communion avec le Pontife romain, doivent être respectés par tous comme les témoins de la vérité divine et catholique ; et les fidèles doivent accepter l’avis donné par leur évêque au nom de Jésus-Christ en matière de foi et de morale, et y adhérer avec un respect religieux. Mais cette soumission religieuse de la volonté et de l’intelligence, on doit particulièrement l’offrir au magistère authentique du Pontife romain, même quand il ne parle pas ex cathedra [12]. »

Une « soumission religieuse de la volonté et de l’intelligence » ? L’intelligence et la volonté, facultés de l’âme humaine, ne sauraient être enchaînées par le commandement d’un autre homme. À ce sujet, quelques textes de Thomas d’Aquin ont été cités plus haut. En ce qui concerne le mouvement intérieur de la volonté, l’homme ne doit obéissance qu’à Dieu [13].  Quant à l’intelligence, elle ne cède que devant l’évidence, que mon manuel de philosophie des années 1940 définissait ainsi : « L’éclat de la vérité qui ravit l’assentiment de l’esprit. » Quand le géomètre démontre devant ses élèves que la somme des angles intérieurs d’un triangle est égale à 180 degrés, il ne demande pas à leurs intelligences d’obéir. Céder devant l’évidence, ce n’est pas obéir.

Le texte cité de Vatican II contient des exigences en matière de foi et de morale. Pour ce qui concerne la foi, voici ce que dit Jean-Paul II, interprétant I-II, q. 19, a. 5 : « La position de saint Thomas est on ne peut plus nette : il est à tel point favorable au respect inconditionnel de la conscience qu’il soutient que l’acte de foi au Christ serait indigne de l’homme au cas où, par extraordinaire, ce dernier serait en conscience convaincu de mal agir en accomplissant un tel acte [14]. »

En ce qui concerne la morale, voici ce qu’a écrit l’abbé Lorenzo Roy dans La Certitude de la doctrine morale, thèse de doctorat présentée à l’Angelicum : « L’application d’une règle à telle situation unique et singulière n’engage pas l’infaillibilité de l’Église [15]. » L’application d’un précepte universel nous plonge dans le mouvant, dit Thomas d’Aquin [16].  L’action singulière n’est pas réglée sur un principe absolu, mais selon des règles vraies dans la plupart des cas ; des exceptions sont donc toujours possibles [17]. Si l’Église énonçait un précepte de morale en vertu de son infaillibilité, elle ne lui conférerait pas une rigueur géométrique. Quand un évêque se prononce en matière de morale, il ne peut le faire que sur les principes généraux. Il peut prendre position contre l’avortement, mais non contre tel avortement. Dans L’Avortement, une tragédie, le père Marcel-Marie Desmarais, o.p. marque nettement cette distinction quand il écrit : « Voilà qui est clair et net en tant qu’il s’agit de la moralité objective. Pourtant, dans le cas précis que nous examinons, la moralité subjective pourrait facilement, semble-t-il, en arriver vertueusement à une autre conclusion[18]. »

Le doute, point de départ vers la vérité

En commentant un passage de la Métaphysique d’Aristote [19], Thomas d’Aquin relaie le Philosophe et affirme que la personne qui recherche la vérité doit commencer par bien douter, bene dubitare [20]. Or, le doute naît des opinions des prédécesseurs et des contemporains. Voici comment Thomas d’Aquin pratique cette méthode dans la Somme théologique, dans les Questions disputées et dans la Somme contre les Gentils.

La Somme théologique est composée de questions et d’articles. Le mot question vient du latin quæstio, du verbe quærere, « chercher ». Dans la Somme théologique, une question n’est pas une interrogation, mais un sujet de recherche. Chaque sujet de recherche, chaque question, va susciter plusieurs interrogations ; ce seront autant d’articles. En latin, les articles de la Somme sont formulés par une interrogation indirecte. Cette forme d’interrogation est bien connue en français. Par exemple, quand on dit à une personne : « Je serais curieux de savoir votre âge. »

Un article de la Somme théologique est une interrogation, et Thomas d’Aquin emploie l’interrogation indirecte ; dans le cas de l’existence de Dieu, par exemple, il se demande si Dieu existe : Utrum Deus sit. Sous-entendu : Quæritur, « on cherche ». Tous les traducteurs emploient l’interrogation directe : Dieu existe-t-il ?

Après avoir formulé son interrogation, Thomas d’Aquin répond toujours : Il semble que non, videtur quod non. Et il apporte des arguments à l’appui du non.  Dans la Somme, un ouvrage destiné aux débutants, comme il dit dans le Prologue, il en apporte peu : trois, quatre ou cinq –, il en apporte d’ordinaire un à l’appui du oui. Comme la Somme est un ouvrage de théologie, l’argument à l’appui du oui sera, la plupart du temps, tiré de la Bible ou d’un Père de l’Église ; les  arguments à l’appui du non peuvent être empruntés aux mêmes écrits et aux  philosophes.

« Avec les Questions disputées, écrit le père M. D. Chenu, o.p., en pleine carrière magistrale de saint Thomas, nous avons affaire au produit accompli de la pensée scolastique (philosophique ou théologique), en même temps qu’à l’œuvre la plus riche de son génie personnel. La question disputée était, en effet, le fruit mûr de l’évolution de la technique intellectuelle de l’École, et, pour le théologien, la pointe la plus osée de l’activité de la raison à l’intérieur d’une foi qui, pour se construire, consentait à “mettre en question” son donné même [21]. »

L’adjectif disputée vient du verbe latin disputare, qui a donné le nom disputatio, que Descartes rendait encore par « dispute » au XVIIe siècle, mais qui doit maintenant se traduire par débat ou discussion, car la dispute n’est plus une activité scolaire, mais une altercation ou une querelle. La disputatio était un exercice redoutable auquel les maîtres ne pouvaient se soustraire. Et il y en avait deux sortes : l’une que l’on disait « ordinaire », l’autre s’alimentait de n’importe quelle question venue de l’auditoire ; on la disait de quolibet. Quidlibet signifie « n’importe quoi ».

Le débat ordinaire portait sur une question choisie par le maître qui en était responsable. La date et l’heure étaient annoncées à l’avance afin que tous les intéressés puissent s’y préparer ; pour certains, la préparation consistait à chercher des colles, car les esprits forts espéraient prendre le maître au piège. Quand un maître tenait une dispute, les cours étaient suspendus dans toute la faculté afin de permettre à tous les intéressés, professeurs ou étudiants, d’y participer. Des prêtres de passage à Paris allaient assister à cette corrida.

La dispute comprenait deux séances. Pendant la première, on recueillait les objections à la question et les arguments en faveur. Dans une seconde séance, le maître tranchait. Cette prise de position du maître, travaillée au besoin par la suite, nous est parvenue dans les Quæstiones disputatæ : deux tomes, qui font, texte latin seulement, 1515 pages de 17 cm par 25 cm. Il est donc normal que, lors d’une question disputée, les objections soient nombreuses ; parfois plus de vingt. Dans la Somme contre les Gentils, livre 4, chapitre 103, Thomas d’Aquin apporte vingt-neuf raisons contre la convenance de l’incarnation, et ce n’est pas une question disputée.

Qu’est devenue la méthode thomiste ? Partie, peut-être, avec « les neiges d’antan » de Villon. Si l’on examine les manuels de philosophie de l’abbé Henri Grenier, prêtre québécois, on ne voit aucune trace de la méthode de Thomas d’Aquin. Je prends comme exemple le volume premier de l’édition latine utilisée dans les collèges classiques : De animæ intellectivæ immortalitate – De l’immortalité de l’âme humaine [22].

Chez Thomas d’Aquin, c’est une recherche, et il l’annonce ainsi : [Quaeritur] utrum anima intellectiva sit incorruptibilis – On cherche si l’âme intellective, l’âme humaine, est incorruptible [23].  [Immortelle ou incorruptible, cela revient au même.] Comme, pour lui, la recherche de la vérité doit partir d’un doute, il va semer le doute dans les esprits en apportant des objections à l’immortalité de l’âme humaine. Il prouve ensuite qu’elle est immortelle, puis il réfute les objections.

L’abbé Henri Grenier affirme d’emblée que l’âme humaine est immortelle, puis il en donne la preuve, tirée de I, q. 75, a. 6. Petite distraction, Grenier donne I, q. 55, a. 6. Il transforme la preuve de Thomas d’Aquin en une enfilade de syllogismes. Il répond à des objections, mais il le fait après avoir prouvé que l’âme humaine est immortelle. Les  objections ne jouent donc pas le rôle qu’elles jouaient chez Thomas d’Aquin. Chez ce dernier, elles avaient pour but de semer le doute avant l’exposé de la vérité ; chez Grenier, la vérité a été démontrée avant les objections.

Enfin, même le style diffère. C’est normal : « Le style est l’homme même », disait Buffon, et Grenier n’est pas Thomas d’Aquin. D’abord, Grenier énonce la thèse (ce n’est pas une recherche) : 

« Thèse. – L’âme intellective est intrinsèquement immortelle.

« Un vivant qui ne peut se corrompre ni directement ni indirectement est intrinsèquement immortel. Or l’âme intellective ne peut se corrompre ni directement ni indirectement. Donc l’âme intellective est intrinsèquement immortelle. [Voilà un premier syllogisme]

« La majeure est évidente. Un vivant qui ne peut se corrompre d’aucune manière est naturellement ou intrinsèquement immortel.

« À la mineure. – a) L’âme intellective ne peut se corrompre directement. [Voici un deuxième syllogisme] Ce qui est essentiellement simple ne peut se corrompre directement. Or l’âme intellective est essentiellement simple. Donc l’âme intellective ne peut se corrompre directement.

« b) L’âme raisonnable ne peut se corrompre par accident. [Voici un troisième syllogisme] Ce qui, pour exister, ne dépend pas d’un corps ne se corrompt pas quand le corps se corrompt. Or l’âme intellective ne dépend pas pour exister du corps qu’elle anime car elle est spirituelle. Donc l’âme intellective ne peut se corrompre par accident. »

Comparons le style de Grenier à celui de Thomas d’Aquin [24]. Avant de lire le texte de Thomas d’Aquin, il faut savoir que les « débutants » en théologie à qui il s’adressait connaissaient bien le latin et la philosophie d’Aristote, Le latin était la langue des universités médiévales. Certaines expressions, mystérieuses pour nous, étaient limpides pour eux. Par exemple : per se, per accidens, in actu, subsistens, etc.

Chez Thomas d’Aquin, l’immortalité de l’âme humaine n’est pas une thèse, comme chez Grenier, mais un sujet de recherche : on cherche si l’âme humaine est incorruptible [ou immortelle]. Après avoir semé le doute en alignant des objections, il démontre l’incorruptibilité de l’âme humaine.

« Je réponds en disant qu’il est nécessaire de dire que l’âme humaine, que nous disons principe intellectif, est incorruptible. [Les littéraires sont agacés par la répétition du verbe dire.] Une chose peut se corrompre [se détruire] de deux manières : par elle-même, per se, ou par la destruction d’une autre chose, per accidens. Or il est impossible qu’une réalité subsistante [qui n’existe pas dans une autre] soit engendrée ou détruite  per accidens, c’est-à-dire par la génération ou la destruction d’une autre chose. En effet, génération et corruption [destruction] conviennent  à une chose de la manière que lui convient l’être, lequel est acquis par la génération et perdu par la destruction. D’où la chose à laquelle l’être convient par soi ne peut être engendrée ou corrompue qu’en raison de sa propre nature. Par contre, ce qui n’est pas subsistant, comme les accidents et les formes matérielles, naît et disparaît en même temps que le composé auquel il appartient. On a vu [25] que l’âme des bêtes n’est pas subsistante par nature, seule l’est l’âme humaine. Celle des bêtes est détruite  avec le corps. Quant à l’âme humaine, [si elle n’est pas détruite lors de sa séparation d’avec le corps] elle ne pourrait se détruire qu’en se détruisant par elle-même. Or c’est tout à fait impossible, non seulement pour elle, mais pour toute réalité subsistante qui est seulement forme. En effet, il est évident que ce qui convient de soi à une chose en est inséparable. Or l’être convient de soi à la forme, qui est acte [et non puissance]. Il s’ensuit que la matière reçoit l’être en acte [avant, elle ne l’avait qu’en puissance, comme le chêne dans le gland] quand elle reçoit la forme. Si elle se détruit, c’est que la forme se sépare d’elle. Mais il est impossible que la forme soit séparée d’elle-même. Une forme subsistante ne peut donc cesser d’exister. »

Pourquoi Grenier n’observait-il pas la méthode de Thomas d’Aquin ? L’index y était probablement pour quelque chose : il ne fallait pas semer le doute dans les esprits. Le premier index des livres interdits aux catholiques romains fut publié par le pape Paul IV en 1559, à la demande de l’Inquisition. Il était constamment mis à jour. Y figuraient des auteurs aussi connus que Montaigne, Rousseau, Descartes, Voltaire, Balzac, André Gide, Kant, Malebranche, Lamennais. Un dernier livre a été mis à l’index sous le pontificat de Jean XXIII, en 1961. Il s’agissait de La Vie de Jésus de l’abbé Jean Steinemann. L’index a été définitivement aboli par Paul VI en 1966.

Quelques mots du « Saint-Père » Paul IV, inventeur de l’index. Durant sa jeunesse, il avait fait un séjour à la cour de Charles-Quint et avait conservé une bien mauvaise opinion des Espagnols. À ses yeux, ils étaient « une masse d’hérétiques, de schismatiques, de gens maudits de Dieu, mi-Juifs, mi-Maures, bref, le rebut de l’humanité [26]. » En son temps, les inquisiteurs appliquaient la torture aux accusés d’hérésie depuis Innocent IV, pape de 1243 à 1254 ; Paul IV prescrivit de l’appliquer également aux témoins pour leur délier la langue. « Si mon propre père devait être le moins du monde convaincu d’hérésie, je n’hésiterais pas un instant à lier de mes propres mains les fagots de son bûcher [27] », disait ce monstre. Il ordonna de parquer dans des ghettos tous les Juifs résidant dans ses États [les États pontificaux] et les astreignit au port du chapeau jaune pour qu’on les distingue bien. Dans son index des livres à proscrire, figuraient des livres entiers de la Bible et plusieurs ouvrages des Pères de l’Église [28].

Dans les années 1950, quinze ans avant l’abolition de l’index, j’étais étudiant à la Faculté de philosophie de l’Université Laval. Un de mes professeurs avait parlé de l’occasionalisme de Malebranche. J’avais une dissertation à produire, et ce sujet m’intéressait. Mais le livre était à l’index ou « en enfer », comme on disait. Je suis donc allé voir le portier de la géhenne, Jean-Charles Bonenfant. Il m’a prêté le livre après m’avoir rappelé que je ne devais le laisser lire à personne d’autre.

Le Notre Père exorcisé

Le 15 octobre 2013, Mgr Bernard Podvin, porte-parole des évêques de France, apportait des précisions concernant la modification, très médiatisée, au  Notre Père. Après le concile Vatican II, disait-il, seuls les textes utilisés pour la messe et les sacrements ont été traduits en français. Il ajoutait que cette traduction post conciliaire méritait elle aussi une révision. La traduction révisée paraîtra le 22 novembre [2013]. Parmi les modifications « remarquables » figure cette demande du Notre Père : « Et ne nous laisse pas entrer en tentation » qui remplace « Ne nous soumets pas à la tentation ». Rien ne change actuellement pour la prière du Notre Père, y compris à la messe. Un changement pourra intervenir dans quelques années quand entrera en vigueur la nouvelle traduction du Missel Romain, encore en chantier.

La modification ci-dessus est un retour à l’explication, par Thomas d’Aquin, du Notre Père, qu’il appelle Oraison dominicale, « prière du Seigneur [29]. » Les obstacles à la béatitude sont au nombre de trois : 1) Le péché, qui nous exclut directement du Royaume. À ce sujet, on dit : «  Remets-nous nos dettes. » 2) La tentation, qui nous empêche d’observer la volonté divine. À ce sujet,  on dit : « Ne nous laisse pas entrer en tentation. » Nous ne demandons pas de ne pas être tentés, mais de ne pas être vaincus par la tentation, ce que signifie  « entrer en tentation », in tentationem induci. 3) Les peines de la vie présente, comme celles qui empêchent d’avoir le suffisant pour vivre. À ce sujet, on dit : « Délivre-nous du mal. » [Certaines personnes se détournent de Dieu à cause des souffrances de la vie, qui leur semblent incompatibles avec un Père tout-puissant et infiniment bon. Quand il fait pleuvoir, il arrose les justes et les injustes, mais parfois il ne fait pas pleuvoir du tout et des enfants meurent de faim.]

La sixième demande, en latin : Et ne nos inducas in tentationem, « ne nous induit pas en tentation » soulève un problème pour ceux qui ont oublié leur grammaire latine. Inducas est une conjugaison d’inducere. On traduit par l’impératif. Or, à l’impératif, ce devrait être induce. C’est à cause de la conjonction ne qu’on a ce subjonctif. De plus, il est utile de décomposer le verbe inducere : il est formé du préfixe in, « dans » et de ducere, « conduire ». Conduire dans, c’est introduire ou induire, comme on dit « induire en erreur ».

Mgr Podvin écrivait : « Parmi les modifications remarquables », etc. Donc il y en aura d’autres. Dans son Jésus de Nazareth, Joseph Ratzinger, Benoît XVI, en signale une autre, non moins remarquable mais moins remarquée : « La nouvelle traduction du Notre Père dit “du mal” sans distinguer entre “le mal” et “le Malin” mais, en fin de compte, les deux sont indissociables [30]. »  Et Ratzinger y va de son explication. « Oui, nous voyons devant nous le dragon dont parle l’Apocalypse » (chap. 12 et 13). Jean dépeint « la bête qui monte de la mer ». Avec Thomas d’Aquin, il n’y a pas de dragon, et la bête venant de la mer pourrait être un tsunami.

Quand nous lisons la dernière demande du Notre Père : « délivre-nous du Mal », la majuscule échappe facilement. Dans Le Milieu divin, Pierre Teilhard de Chardin écrit : « Lutter contre le Mal, réduire au minimum le Mal (même simplement physique) qui nous menace, tel est indubitablement le premier geste de notre Père qui est aux cieux ; sous une autre forme, il nous serait impossible de le concevoir, et encore moins de l’aimer [31]. »  Dans ce texte, il est évident que Mal, même avec sa majuscule, ne signifie pas une personne.

La dernière demande n’est pas dans Luc 2, 2. Son Oraison dominicale se termine ainsi : « Et ne nous soumets pas à la tentation. » Thomas d’Aquin en donne la raison. Si nous ne succombons pas à la tentation, nous n’avons pas à être délivrés du mal ; nous lui avons résisté, il n’est pas entré en nous.

Pour les auteurs du Catéchisme de l’Église catholique, le Mal de « délivrez-nous du Mal est une personne, Satan lui-même [32]. Dans le rituel du baptême de l’Église catholique romaine, au cours de la cérémonie, le célébrant regarde le petit bébé et ordonne : « Sors de cet individu, esprit immonde. » Le Catéchisme de l’Église catholique maintient cette pratique : « Puisque le Baptême signifie la libération du péché et de son instigateur, le diable, on prononce un (ou plusieurs) exorcisme(s) sur le candidat [33]. »

Comment une personne quelque peu critique peut-elle penser que le démon est dans le petit bébé qui vient de naître ? Et qu’il y était avant la naissance ? Dans le ventre de la mère, comme le pensait et le disait Bossuet (1627-1704), d’abord évêque de Condom en 1669, puis de Meaux en 1681. 

Le diable, instigateur du péché ? Selon mon  Petit Robert, un instigateur, c’est une « personne qui incite, qui pousse à faire quelque chose ». Le CEC parle comme si le diable était derrière tous les péchés qui se commettent dans le monde. S’il avait présenté le diable comme un instigateur de péchés, parmi d’autres, on aurait compris qu’il dirigeait peut-être une équipe, mais le CEC le déclare « l’instigateur » du péché.

Or, Thomas d’Aquin s’est demandé précisément si tous les péchés des hommes sont causés par les suggestions du diable [34]. Sa réponse, c’est non, et il cite Origène (~185-~254) : « Même si le diable n’existait pas, les hommes éprouveraient l’attrait de la bonne chère, des plaisirs sexuels et d’autres semblables. » Parmi les autres semblables, on peut citer l’argent, racine de tous les péchés, radix omnium peccatorum (I-II, q. 84, a. 1) et le pouvoir, libido dominandi, la plus désastreuse des trois concupiscences. Aristote avait remarqué que les hommes de son temps désiraient autant le pouvoir que les malades désirent la santé. On pourrait ajouter que, de nos jours, les humains le désirent et s’y cramponnent même les malades.

Dans son Jésus de Nazareth, Ratzinger conserve l’ancienne formulation : « Et ne nous soumets pas à la tentation. » Aux deux lignes de Thomas d’Aquin, il oppose quatre pages d’explications. « La formulation de cette demande semble choquante aux yeux de beaucoup de gens. Dieu ne nous soumet quand même pas à la tentation. Saint Jacques nous dit en effet : “ Dans l’épreuve de la tentation, que personne ne dise : ‘Ma tentation vient de Dieu.’ Dieu en effet ne peut être tenté de faire le mal, et lui-même ne tente personne. Chacun est tenté par sa propre convoitise, qui l’entraîne et le séduit » (Jacques 1, 13). Si c’était Satan qui nous tentait, saint Jacques n’aurait pas laissé passer une si belle occasion de l’affirmer.

Ratzinger enchaîne avec les tentations de Jésus dans le désert. Il répète que « la tentation vient du diable, mais la mission messianique de Jésus exige qu’il surmonte les grandes tentations qui ont conduit et qui conduisent encore l’humanité loin de Dieu [35]. » Ce que Ratzinger ne dit pas, c’est que Jésus n’éprouvait aucune inclination au mal [36]. S’il avait vu Bethsabée dans son bain, il n’aurait pas réagi comme David. Quand le diable l’a tenté, il n’a éprouvé aucune inclination à faire ce que le diable lui proposait.

Si Ratzinger s’était arrêté là, c’eût été acceptable, mais il se réfère au Livre de Job, qui, selon lui, « peut nous aider à distinguer entre mise à l’épreuve et tentation. Pour mûrir […] l’homme a besoin d’être mis à l’épreuve [37]. »  « Dès lors, nous pouvons interpréter la sixième demande du Notre Père de façon un peu plus concrète. Par elle, nous disons à Dieu : “Je sais que j’ai besoin d’épreuves, afin que ma nature se purifie. Si tu décides de me soumettre à ces épreuves […] n’oublie pas que ma force est limitée” [38]. »

Ratzinger et Thomas d’Aquin ne s’accordent pas à ce sujet. Thomas d’Aquin pense que la vie est assez difficile ; Dieu n’a pas besoin d’ajouter des épreuves. Job avait tout perdu, mais il a retrouvé beaucoup plus qu’il n’avait perdu. Ce n’est pas le cas des enfants qui meurent de faim, des enfants qui meurent du cancer, des enfants abusés, etc. Ce n’est pas le cas des maux de la vie, pœnalitas præsens, dont Thomas d’Aquin dit que nous demandons d’être délivrés dans la septième demande du Notre Père.

Deux dans une seule chair ou l’inverse ?

Le dimanche 7 octobre 2012, l’Église nous faisait lire le récit de la production de la femme selon Genèse 2, 23-24 : « Le Seigneur fit tomber sur l’homme un sommeil mystérieux, et celui-ci s’endormit. Le Seigneur Dieu prit de la chair dans son côté, puis il referma. Avec ce qu’il avait pris à l’homme, il forma une femme et il l’amena vers l’homme. L’homme dit alors : “Cette fois-ci, voilà l’os de mes os et la chair de ma chair ! On l’appellera : femme”. À cause de cela, l’homme quittera son père et sa mère, il s’attachera à sa femme, et tous deux ne feront plus qu’un. »

La traduction de Bayard/Médiaspaul dégage la même conclusion : « Avec la côte prélevée sur l’adam [a minuscule], Yahvé Dieu bâtit une femme et la pousse vers l’adam. L’adam parle : “C’est elle cette fois os de mes os, chair de ma chair. C’est elle la femme qui de l’homme est prise.” Oui, l’homme quitte son père et sa mère pour s’attacher à sa femme. Ils ne sont qu’un [39]. »

Voici maintenant deux traductions qui concluent autrement. D’abord, celle de la Bible de Jérusalem : « En voyant la femme que Yahvé avait façonnée avec l’une de ses côtes, Adam s’écria : “ Pour le coup, c’est l’os de mes os et la chair de ma chair ! Celle-ci sera appelée ‘femme’, car elle est tirée de l’homme, celle-ci ! ” C’est pourquoi l’homme quitte son père et sa mère et s’attache à sa femme, et ils deviennent une seule chair [40]. » Les moines de Maredsous arrivent à la même conclusion : « C’est pourquoi l’homme quitte son père et sa mère pour s’attacher à sa femme, et ils ne font plus qu’une chair. »

Dans son Entretien sur la foi, Joseph Ratzinger prévient ses lecteurs : « Le récit de l’Écriture Sainte sur les origines ne parle pas à la manière historiographique moderne, mais s’exprime au moyen d’images [41]. » Mon homéliste du 7 octobre 2012 ne l’avait pas signalé aux assistants. Les fondamentalistes, les créationnistes et les fixistes ont pensé qu’il s’agissait d’un récit historique ; les évolutionnistes ont trouvé le texte amusant.

La première femme a été faite avec de la chair, caro, du premier homme, selon une traduction, avec une côte, costa, d’après une autre traduction et avec un côté, latus, dit Thomas d’Aquin dans son commentaire de la première lettre de saint Paul aux Corinthiens. À cette dernière croyance, certains rattachaient l’expression « douce ou chère moitié » que les hommes emploient pour désigner leur épouse ou la femme de leur vie.   

Le Catéchisme de l’Église catholique reconnaît que « l’amour des époux exige, par sa nature même, l’unité et l’indissolubilité [42]. » L’amour exige l’unité, c’est-à-dire que l’union soit celle d’une seule femme avec un seul homme. Pour affirmer que l’amour exige l’indissolubilité, le CEC cite Matthieu 19, 6 : « Ils ne sont plus deux, mais une seule chair. » En note e de la Bible de Jérusalem, on lit : « Affirmation catégorique de l’indissolubilité du lien conjugal. » « Catégorique » ? J’ai consulté mon Petit Robert ; il n’est pas théologien, mais il parle un langage que tout le monde comprend et devrait utiliser. Au mot catégorique : « Qui ne permet aucun doute, ne souffre ni discussion ni objection. » L’affirmation que les époux ne sont « qu’une seule chair » n’est évidente pour aucune personne mariée. Comme elle est littéralement fausse, il est normal d’en discuter ; elle exige une interprétation. Un danger guette : « Ce n’est pas dans Montaigne, mais dans moi que je trouve tout ce que j’y vois [43]. » Quand on veut imposer l’indissolubilité, on la voit facilement.

Affirmer que l’amour exige l’indissolubilité, c’est bien beau en principe, mais il arrive fréquemment que le feu de l’amour baisse et finisse par s’éteindre. Or, si c’est l’amour qui exige l’unité et l’indissolubilité, qu’advient-il quand l’amour n’y est plus, quand il a fait place à l’indifférence puis à la violence verbale ou physique ? L’Église accepte la séparation des corps, sans remariage, et déclare la nullité, dans les cas où, selon elle, il n’y avait pas eu de vrai mariage. Ce n’est donc pas une annulation de mariage. L’Église n’annule jamais un mariage. Ce qui est contraire encore une fois à l’enseignement de Thomas d’Aquin : « L’action singulière n’est pas réglée sur un principe absolu, mais sur un principe dont le propre est d’être vrai dans la plupart des cas [44]. » Elle devrait donc admettre des exceptions à l’indissolubilité du mariage.

C’est pourquoi, dans ses Dernières conversations, le cardinal Carlo Maria Martini, s. j., répond, quand l’interviewer lui demande quels sont « les problèmes qu’on ne peut renvoyer à plus tard » : « Avant toute chose, l’attitude de l’Église vis-à-vis des divorcés [45]. » Il souhaite des conciles portant sur un seul sujet et, selon lui, « le rapport de l’Église avec les divorcés » devrait être le sujet du prochain concile [46].

Confrontons les propos ci-dessus avec ceux de Thomas d’Aquin quand il se demande s’il y eut, entre Marie et Joseph, un vrai mariage : Utrum inter Mariam et Joseph fuerit verum matrimonium, étant donné qu’ils ne se seraient pas unis charnellement. Selon lui, « la forme du mariage consiste dans l’union indivisible des esprits, in indivisibili conjunctione animorum, par laquelle chaque époux est tenu de garder une foi inviolable à son conjoint [47]. » Il avait d’abord rappelé que « la forme donne à un être son espèce ». Telle forme donne une sphère, telle autre un érable, telle autre un chien, etc. Quand la forme du mariage – l’union des esprits – disparaît, il n’y a plus de mariage. Comment parler encore d’indissolubilité du mariage ? Avec Thomas d’Aquin, on est à l’opposé du CEC : ce n’est plus une seule chair mais un seul esprit.

Je pense que, pour avoir l’heure juste, c’est aux gens mariés qu’il faut s’adresser. Je n’imagine pas de couple qui dirait n’être qu’une chair ni ne faire qu’un, même si c’est plus noble. Ils diront qu’ils sont deux dans deux chairs.

Ainsi donc, en ce qui concerne la perfection première du mariage [sa forme], il faut dire que l’union entre la Vierge Marie et Joseph fut un mariage tout à fait vrai, omnino verum, car l’un et l’autre ont consenti à l’union conjugale, mais non expressément à l’union charnelle, si ce n’est sous condition : s’il plaisait à Dieu, si Deo placeret. Aussi l’ange appelle-t-il Marie l’épouse de Joseph quand il rassure celui-ci : « Ne crains pas de prendre chez toi Marie, ton épouse, conjugem tuam [48]. » Ce qu’Augustin commente ainsi : « Elle est appelée épouse, conjux, en raison du premier engagement des fiançailles, elle qui n’avait jamais connu – au sens biblique du terme – ni ne devait jamais connaître Joseph [49]. »

Quant à la seconde perfection du mariage, qui s’atteint par l’acte du mariage, per actum matrimonii, si l’on entend par cet acte l’union charnelle qui engendre les enfants, ce mariage n’a pas été consommé. Ce qui fait dire à Ambroise : « Ne sois pas ému si l’Écriture l’appelle souvent épouse, conjux : ce n’est pas pour lui enlever sa virginité, mais pour attester le lien du mariage et la célébration des noces [50]. » Cependant, ce mariage a atteint la seconde perfection, l’éducation de l’enfant : « Tout le bien des noces, nuptiarum bonum, est accompli chez les parents du Christ : l’enfant, la fidélité et le sacrement. L’enfant, nous le reconnaissons dans le Seigneur Jésus ; la fidélité, en ce qu’il n’y eut aucun adultère ; le sacrement en ce qu’il n’y eut aucune séparation. Une seule chose est absente : l’union charnelle, concubitus non fuit [51]. »

Les fins du mariage

Dans la Somme théologique, Thomas d’Aquin assigne, comme fin du mariage, engendrer et à élever des enfants, finis matrimonium est proles generanda et educanda [52]. C’est très augustinien. Voici comment le dominicain Vincent Harvey résume la position d’Augustin à ce sujet : « Pour Augustin (354-430), en effet, à qui la tradition a donné le titre de docteur du mariage chrétien, le plaisir sexuel est à vrai dire une conséquence du péché originel. Il est essentiellement mauvais. C’est pourquoi l’acte conjugal, qui est toujours entaché de cette concupiscence, a besoin d’excuse. D’où les trois biens excusateurs : l’enfant, la fidélité et le sacrement (ou l’indissolubilité). De ces trois biens, seul l’enfant excuse totalement l’acte conjugal. En d’autres termes, pour Augustin, seul l’acte posé dans le but exclusif de la procréation est licite et bon. Dans les autres cas, par exemple lorsque la femme est enceinte ou qu’elle est devenue stérile par l’âge, les rapports sexuels constituent une faute [au moins] vénielle (saltem venialis), puisqu’ils ne procèdent pas du légitime désir de la procréation, mais de la concupiscence et de l’incontinence des époux [53]. » Nous verrons que le vin d’Augustin a été coupé de beaucoup d’eau.

Professeur de philosophie, maintenant à la retraite, j’ai enseigné avec les manuels, tant français que latins, de l’abbé québécois Henri Grenier. Dans le manuel français,  voici comment sont présentées les fins du mariage : « a) La fin première du mariage est la génération et l’éducation des enfants ou, en termes plus simples, la propagation du genre humain. » Puis : « b) Les fins secondaires du mariage sont le secours mutuel des époux et l’apaisement de la concupiscence [54]. » Dans le manuel latin, Grenier précise que les fins « secondaires » sont « subordonnées » à la fin première [55].

Des milliers de jeunes Québécois, qui ont fait l’ancien cours classique, ont appris que telles étaient les fins du mariage chrétien. Ils souriaient en lisant que « l’apaisement de la concupiscence » était une des fins du mariage. On ne les ramenait pas à la gravité requise par le sujet à l’étude en leur apprenant que cette fin était suggérée par saint Paul : « À ceux qui ne sont pas mariés et aux veuves, je dis qu’il leur est bon de demeurer comme moi. Mais, s’ils ne peuvent garder la continence, qu’ils se marient. Il vaut mieux se marier que de brûler [56]. » Les jeunes d’alors ne comptaient pas tellement sur le mariage pour apaiser leur concupiscence. Augustin non plus, à leur âge. Quand on l’eut convaincu de se marier, la femme qu’il demandait ne serait nubile que dans deux années. C’était trop pour son sexe goulu : il prit une maîtresse en attendant [57].

Dans les années 1950, Charles De Koninck – père de douze enfants – disait à ses étudiants – j’en étais alors – qu’il ne fallait pas hiérarchiser les fins du mariage et considérer les fins qualifiées de « secondaires » comme étant moins importantes. Vatican II a donné raison à mon éminent professeur : « Le mariage et l’amour conjugal sont d’eux-mêmes ordonnés à la procréation et à l’éducation. D’ailleurs, les enfants sont le don le plus excellent du mariage et ils contribuent grandement au bien des parents eux-mêmes. » Mais le Concile d’ajouter : « sans sous-estimer pour autant les autres fins du mariage [58]. »

L’expression « sans sous-estimer » m’intriguait car tout traducteur est parfois traître : Traduttore, traditore. Je suis donc allé au latin du texte conciliaire. Le verbe rendu par « sous-estimer », c’est posthabere, qui signifie « placer en second rang, faire passer après » et non « sous-estimer ». En procédant moins allègrement, les traducteurs auraient éliminé la catégorie des fins « secondaires ». À la page 225, Vatican II ajoute : « Le mariage n’est pas institué en vue de la seule procréation. » On peut donc se marier pour d’autres raisons. Et c’est pourquoi l’Église catholique romaine bénit des mariages de personnes âgées, de personnes handicapées, de couples stériles. Sans possibilité d’avoir des enfants, sans concupiscence à apaiser, on peut se marier pour s’offrir des secours réciproques. Le Christ a dit : « Mon joug est doux et mon fardeau léger [59]. » Encore plus léger quand on le porte à deux.

Ces secours réciproques sont innombrables. Ce peut être simplement l’ennui à vaincre : « Le grand ennemi, “ l’ennemi no 1 ”, du monde moderne, c’est l’ennui [60]. » Qui ne connaît des veufs et des veuves qui s’ennuient ? Surtout des veufs. C’est la tendresse qui manquait à l’abbé Pierre ; écoutons-le : « Ce qui, tout au long de ma vie, m’a sûrement coûté le plus, ce fut le volontaire renoncement à la tendresse. […] Le plus douloureux à vivre, ce fut vraiment le vœu de chasteté, qui conduit à renoncer à la tendresse. […] La tendresse d’une femme, celle de chaque jour, je ne l’ai jamais vécue. De cela, j’ai éprouvé une souffrance constante, quotidienne, toute ma vie. Car je ne pense pas que, pour un homme, la tendresse existe sans la présence d’une femme. Ou alors, il faut vraiment que Dieu s’en mêle beaucoup [61]. »  « Que Dieu s’en mêle beaucoup » ou que l’homme soit homosexuel.

La procréation des enfants a été considérée jadis comme la fin première et unique du mariage. Il fut un temps où « le célibat était une chose mauvaise et punissable [62]. » « Le mariage était donc obligatoire. Il n’avait pas pour but le plaisir, son objet principal n’était pas l’union de deux êtres qui se convenaient et qui voulaient s’associer pour le bonheur et pour les peines de la vie [63]. » Platon apporte sa caution : « Le mariage utile à l’État, voilà en fait, dans chaque cas, celui auquel on doit être prétendant, et non pas celui qui nous plaît le plus à nous-mêmes. […] S’il arrive qu’à trente-cinq ans on ne soit pas encore marié, on paiera une amende annuelle [64]. » Dans son traité Des Lois, Cicéron énumère les tâches des censeurs, c’est-à-dire de ces magistrats chargés chez les Romains d’établir le cens [dénombrement des citoyens et évaluation de leur fortune] et qui avaient le droit de contrôler les mœurs des citoyens. L’une de ces responsabilités : « Ils ne permettront pas le célibat [65]. » Les Juifs avaient une prescription semblable : « Il n’y aura pas de stérile chez toi, de l’un et l’autre sexe [66]. » Marie connaissait cette prescription, elle en savait les exigences, et Thomas d’Aquin ne doute pas qu’elle était disposée à les assumer si Dieu le voulait, si Deo placeret [67]. Fiancée à Joseph, elle savait ce qui l’attendait, si l’ange Gabriel n’était pas intervenu.

Dans la Somme contre les Gentils, Thomas d’Aquin élargit la vue très augustinienne de la fin du mariage, rapportée ci-dessus [68]. Il reconnaît d’autres avantages à l’union conjugale. Entre un mari et son épouse semble régner la plus grande amitié, maxima amicitia. En effet, ils s’unissent non seulement dans l’acte de la copulation charnelle, in actu carnalis copulæ, qui, même chez les bêtes, produit une société agréable, suavem societatem, mais encore dans le partage de toute la vie domestique.

On ne s’étonne pas de voir les gens vivre en couple quand on connaît l’importance de l’amitié dans la vie. Voici ce qu’en pensait Aristote : « L’amitié est absolument indispensable à la vie ; sans amis, nul ne voudrait vivre, même en étant comblé de tous les autres biens [69]. » Le Phèdre de Platon se termine ainsi : « … entre amis tout est commun. » Or, c’est dans le mariage ou dans la vie en couple que la communauté est le plus large : même lit, même table, mêmes joies, mêmes peines, mêmes problèmes ; l’ennui n’a pas sa place. 

Une précision s’impose, car certains sont d’accord avec Jean de La Bruyère (1645-1696) pour qui « l’amour et l’amitié s’excluent l’un l’autre [70]. » L’amitié aristotélico-thomiste n’exclut pas l’amour ; elle en est une des deux espèces, que distinguait encore Descartes (1596-1650) : amour de concupiscence et amour de bienveillance [71].  L’amitié est un amour de bienveillance, c’est-à-dire un amour benevolens, qui veut du bien à l’être aimé. L’amour n’est pas exclu, mais il est sous contrôle : il ne viole pas. La Bruyère a raison quand la passion triomphe, quand le plaisir personnel passe avant l’intérêt de l’autre. On aime le vin d’un amour de concupiscence.

L’homosexualité de naissance

La première fois qu’on entend parler d’homosexualité, on peut penser que le préfixe homo signifie « homme » au sens de mâle, mais non, il vient du grec omoios, « semblable ». Le mot peut donc s’appliquer aussi bien aux femmes qu’aux hommes. L’homosexualité incline vers une personne du même sexe : une femme vers une femme, un homme vers un homme. Pour dissiper cette équivoque, on emploie « lesbienne » pour désigner une femme homosexuelle. Cette épithète dérive de Lesbos, île de la mer Égée, fréquentée par les touristes lesbiennes, paraît-il.

Comme le texte de Thomas d’Aquin que j’exhume est tiré de son Commentaire de l’Éthique à Nicomaque d’Aristote, il est nécessaire de le situer dans son contexte, l’endroit où Aristote parle de la classification des plaisirs. La voici dans la traduction de René Antoine Gauthier, o.p., et Jean Yves Jolif, o.p. :

A « Certaines choses sont plaisantes par nature ; on peut les diviser en deux classes : a) les unes sont plaisantes d’une façon générale ; b) les autres le sont pour telle ou telle race d’êtes vivants, telle ou telle espèce d’hommes

B. D’autres choses ne sont pas plaisantes naturellement, mais elles le deviennent,

a) que ce soit à la suite d’un défaut de croissance,
b) ou par la force de l’habitude,
c) ou que ce soit encore par une dépravation de la nature

Nous pouvons maintenant considérer les dispositions morales qui correspondent à ces dernières espèces [B, a, b, c] de choses plaisantes.

(B, c) J’appelle dispositions bestiales, par exemple, cette virago dont on raconte qu’elle ouvre le ventre des femmes enceintes pour dévorer les fœtus ; ou certaines peuplades sauvages de la région du Pont qui se plaisent, dit-on, à manger, celles-ci de la viande crue et celles-là de la viande humaine, tandis qu’en d’autres tribus on se fournit les uns aux autres des enfants pour le festin […]. Tout cela, ce sont des habitudes bestiales.

(B, a) D’autres dispositions contre nature sont provoquées par des maladies ou, chez certains, par la folie […].

(B, b) En d’autres cas, il s’agit de dispositions morbides ou de dispositions qui sont le fruit de l’habitude : par exemple, s’arracher les cheveux, se ronger les ongles, voire manger du charbon et de la terre ; à quoi nous ajouterons, faire l’amour avec des mâles ; ces pratiques sont tantôt fruit de la nature [c’est moi qui souligne] et tantôt fruit de l’habitude (ainsi chez ceux dont on a abusé dès la  plus tendre enfance) [72]. » Aristote admet donc que les pratiques énumérées en B, b, dont « faire l’amour avec des mâles », sont parfois le fruit de la nature.

« Faire l’amour avec des mâles » ? Ici, Gauhier et Jolif ne collent pas au texte grec. Aristote énumère des choses plaisantes ; il en arrive « aux plaisirs sexuels avec les mâles ». Le texte grec que voici ne contient aucun verbe : ê tôn aphrôdisiôn tois arresin ; deux noms communs et trois articles. Jules Tricot oublie complètement le texte grec quand il traduit ces deux noms grecs par « homosexualité [73] ». Jean Voilquin les traduit par « les habitudes homosexuelles [74] ».  Ce n’est guère mieux, car les mots homosexualité et homosexuel n’existaient pas en grec, ni en latin, comme nous verrons à l’instant.

Dans son Commentaire de l’Éthique à Nicomaque, Thomas d’Aquin utilise la traduction de son confrère Guillaume de Moerbeke (1215?-1286), qui a été évêque de Corinthe. Comme il n’y a pas d’articles en latin, il reste deux noms à traduire ; Guillaume va les rendre par deux noms : venerea masculis. Venerea, de Vénus « plaisirs vénériens ou sexuels » ; masculis, « avec des mâles » [humains]. Pour éprouver ces plaisirs, le moyen, selon Thomas d’Aquin, c’est d’user du coït masculin : uti coitu masculorum [75].

Thomas d’Aquin est d’accord avec Aristote pour dire que, chez certains, la recherche de ce plaisir provient de la nature d’une complexion corporelle, ex natura corporalis complexionis, qu’ils ont reçue dès le début, a principio. Chez d’autres, par contre, [elle] découle de l’habitude, parce que, par exemple, ils se sont habitués à de telles pratiques depuis leur enfance, a pueritia [76]. Jean Voilquin qualifie ces pratiques de « dépravées », mais cette épithète n’est pas dans le texte d’Aristote.

Thomas d’Aquin fait à maintes reprises la distinction entre nature de l’espèce et nature particulière ou de l’individu [77], et il a reconnu [78] que l’union des sexes est une inclination fondamentale chez les humains, car elle assure la survie de l’espèce. Le vice contre nature, dont il distingue quatre modalités [79], est donc contraire à la nature de l’espèce, mais il peut être conforme à la nature de certains individus. Seule la science est en mesure de trancher cette question. S’il arrivait qu’elle tranchât un jour en faveur des homosexuels, le respect de la morale pour la nature n’essuierait aucune rebuffade : le devoir de propager l’espèce n’est pas imposé à chaque individu en particulier.

La troisième sorte de vice contre nature consiste dans l’union non pas du sexe masculin avec le sexe féminin, mais dans l’union du sexe masculin avec le sexe masculin, masculi ad masculum, ou du sexe féminin avec le sexe féminin, feminæ ad feminam [80]. On peut se demander comment il imaginait l’union du sexe féminin avec le sexe féminin. Quoi qu’il en soit, le sexe féminin est maintenant entré sur scène ; on peut dorénavant parler d’homosexualité, vocable fabriqué en 1891, selon mon Petit Robert.

Selon le Catéchisme de l’Église catholique, « l’homosexualité désigne les relations des hommes ou des femmes qui éprouvent une attirance sexuelle, exclusive ou prédominante, envers des personnes du même sexe. Elle revêt des formes très variables à travers les siècles et les cultures. Sa genèse psychique reste largement inexpliquée. S’appuyant sur la Sainte Écriture, qui les présente comme des dépravations graves, la Tradition a toujours déclaré que “ les actes d’homosexualité sont intrinsèquement désordonnés ”. Ils sont contraires à la loi naturelle. Ils ferment l’acte sexuel au don de la vie. Ils ne procèdent pas d’une complémentarité affective et sexuelle véritable. Ils ne sauraient recevoir d’approbation en aucun cas [81]. »

Ces affirmations suscitent quelques commentaires. La psychologie peut identifier l’homosexualité non naturelle, mais elle est incapable d’identifier l’homosexualité qu’Aristote et Thomas d’Aquin qualifient de naturelle. Ce dernier parle d’une homosexualité de naissance, a principio, à cause de la complexion naturelle du corps, ex natura corporalis complexionis. La biologie pourrait identifier un jour des gênes qui expliqueraient le phénomène. La Sainte Écriture n’est pas un traité de biologie ni un traité d’astronomie – l’affaire Galilée l’a imposé de façon péremptoire.

Pour que l’homosexualité « ferme l’acte sexuel au don de la vie », il faudrait que les homosexuels soient en mesure de le poser. Deux hommes ne le peuvent pas ni deux femmes, car l’acte sexuel qui donne la vie, c’est le coït, union d’un mâle et d’une femelle. Le CEC ajoute : « Les actes d’homosexualité sont contraires à la loi naturelle. » En prenant appui sur Thomas d’Aquin, on peut nuancer : l’homosexualité est contraire à l’inclination naturelle de l’espèce, mais il n’est pas prouvé qu’elle soit contraire à l’inclination naturelle d’une « quantité non négligeable » d’individus. L’abbé Pierre s’indigne : « Cette formule m’a fait sauter au plafond : à partir de quel nombre des hommes deviennent-ils quantité non négligeable [82] ? »

La première référence à la Sainte Écriture que donne le CEC pour condamner la sodomie [sodomie n’est pas synonyme d’homosexualité : elle en est un acte, que les lesbiennes ne peuvent poser], c’est Genèse 19, 1-29. Lot héberge deux étrangers pour la nuit. Les Sodomites l’apprennent et ils encerclent la maison, depuis les jeunes jusqu’aux vieux, tout le peuple sans exception. Ils appellent Lot et lui disent : « Où sont les hommes qui sont venus chez toi cette nuit ? Fais-les sortir, nous allons les violer. » La réponse de Lot laisse pantois : « Je vous en supplie, mes frères, ne commettez pas le mal. Écoutez, j’ai deux filles qui n’ont pas connu d’hommes, je les fais sortir et faites-leur ce que vous voulez. Mais ne touchez pas à ces hommes : ils sont sous la protection de mon toit. » Le CEC aurait pu nous épargner ce texte. « Ne commettez pas le mal » en sodomisant les deux hommes qui sont sous mon toit, mais « faites ce que vous voulez avec mes deux filles vierges ». Pantois, en effet, on a le souffle coupé.

Il y a d’autres actes homosexuels dont on peut douter qu’ils soient intrinsèquement mauvais. Deux personnes hétérosexuelles mariées n’entretiennent pas leur amour que par le coït : ce n’est pas tout ou rien, écrit le cardinal Léon-Joseph Suenens : « La traduction physique de l’amour est nécessaire aux époux, même s’ils sont obligés de s’abstenir de l’acte final [83]. » L’amour s’alimente de mille petits gestes : sourires, paroles aimables, compliments, cadeaux, baisers, caresses, étreintes… Deux personnes homosexuelles – hommes ou femmes – vivant ensemble peuvent poser ces gestes. Dans sa lettre aux Romains (1, 26), saint Paul dénonce « les femmes qui ont échangé les rapports naturels pour des rapports contre nature; pareillement les hommes, délaissant l’usage naturel de la femme, ont brûlé de désir les uns pour les autres, perpétrant l’infamie d’homme à homme. » Il ne s’agit évidemment pas là de petits gestes amoureux. Aux Corinthiens (1, 6, 9-10) : « Ni impudiques, ni idolâtres, ni adultères, ni dépravés, [etc.] n’entreront dans le Royaume de Dieu. » Les dépravés, ce sont les hommes et les femmes nommés dans Romains 1, 26. Dans sa première lettre à Timothée (1, 10), la Bible de Jérusalem dit qu’il nomme les « homosexuels » ; celle de Bayard dit les « sodomites », ce qui est préférable, car le mot homosexuel n’existait pas en grec.

Le CEC poursuit : « Un nombre non négligeable  d’hommes et de femmes présentent des tendances homosexuelles foncières. Ils [en grammaire, le masculin l’emporte encore sur le féminin ; de moins en moins dans la réalité] ne choisissent pas leur condition homosexuelle, elle constitue pour la plupart d’entre eux une épreuve. Ils doivent être accueillis avec respect, compassion et délicatesse. On évitera à leur égard toute marque de discrimination injuste. »

Si les auteurs du CEC avaient tenu compte de la position de Thomas d’Aquin, ils auraient été justifiés de parler d’une homosexualité découlant de la nature de la complexion corporelle de certaines personnes, ex natura corporalis complexionis, comme il a été dit ci-dessus. Leur condition est une « épreuve » dans un monde qui ignore qu’on naîtrait homosexuel comme on naît prédestiné à l’obésité, à cause de gènes, dont le principal aurait été découvert en 2013. Le CEC veut qu’on les traite « avec respect, compassion et délicatesse ». Avec respect et délicatesse, comme on doit traiter tout le monde ; compassion ? Non, car la compassion est « un sentiment qui porte à plaindre et partager les maux d’autrui ». Les homosexuels veulent être compris et non plaints. Le CEC ajoute : « On évitera à leur égard toute marque de discrimination injuste. » Bref, on s’en tiendra à la discrimination juste !

Enfin : « Les personnes homosexuelles sont appelées à la chasteté. […]  … elles peuvent et doivent se rapprocher graduellement et résolument de la perfection chrétienne [84]. » Tout le monde doit pratiquer la chasteté, c’est-à-dire maîtriser son inclination aux plaisirs sexuels, mais chacun doit le faire selon son état. Cependant, pour les auteurs du CEC, il semble n’y avoir qu’une morale, la morale catholique romaine hétérosexuelle. On veut donc l’imposer aux homosexuels. Depuis saint Paul, la psychologie et la biologie ont fait des  progrès. Au lieu de répéter de siècle en siècle les mêmes interdictions, il faudrait peut-être repenser certaines positions et cesser d’affirmer que « les actes d’homosexualité ne sauraient recevoir d’approbation en aucun cas [85]. »

Pourquoi faut-il obéir à sa conscience ?

De nombreuses expressions du langage populaire nous incitent à penser que la conscience est une faculté comme l’intelligence, la volonté, l’imagination, la mémoire. Comment ne pas le penser quand on entend des expressions où la conscience figure parmi des facultés : volonté forte, conscience large, imagination fertile, mémoire d’éléphant ? On a quelque chose sur la conscience comme on a une poussière dans l’œil ; on met la main sur sa conscience comme on la met sur son ventre ; la conscience a une voix, comme en ont une les humains. Comment prouver qu’elle n’est pas une faculté mais un acte ?

Le Petit Robert donne de la conscience la définition suivante : « Faculté ou fait de porter des jugements de valeur morale sur ses actes. » Le « fait de porter », c’est un acte. La conscience y est donc considérée comme une faculté et comme un acte. Le père H.-D. Noble, o.p., joue également sur ces deux sens dans un ouvrage intitulé La Conscience morale : « La conscience morale est le jugement [acte] d’appréciation qu’à chaque instant notre raison porte sur nos actes réfléchis [86]. » À la page suivante : « Ce jugement […] est l’acte propre de ma conscience [puissance ou faculté maintenant] morale. »

Pour Thomas d’Aquin, il est manifeste qu’à proprement parler la conscience n’est pas une faculté mais un acte. L’évidence découle d’abord de l’étymologie du mot latin conscientia, formé du préfixe cum, « avec », et de scientia, « connaissance » ; cum et scientia, c’est scientia cum, sous-entendu alio, « quelque chose » [87]. Le mot évoque donc une connaissance non pas isolée mais en rapport avec quelque chose d’autre, une connaissance appliquée. D’après l’étymologie du mot, il semble bien que la conscience n’est pas une faculté mais un acte. Cependant, l’étymologie d’un mot est une chose, sa signification en est une autre, et c’est elle qui importe. Iode vient d’un mot grec qui signifie « violet », mais l’iode n’est pas une couleur ; muscle vient du latin musculus, « petit rat », mais un muscle n’est pas un petit mammifère rongeur.

Pour Thomas d’Aquin, l’évidence que la conscience est un acte découle en second lieu des fonctions que le langage commun lui attribue : testificari, attester, instigare, pousser,  ligare, lier, obliger,  accusare, accuser, remordere, causer du remords, reprehendere, blâmer. Ces fonctions résultent toutes de l’application de quelque connaissance à ce que nous faisons ou avons fait. Quand la victime reconnaît son agresseur, c’est la connaissance qu’elle en a qu’elle applique à l’individu qui est devant elle, et il en est ainsi des autres fonctions.

Le Catéchisme de l’Église catholique, dont Joseph Ratzinger a présidé à la rédaction, affirme à tort : « Il ne convient pas d’opposer la conscience personnelle et la raison à la loi morale ou au Magistère de l’Église [88]. » Si, il convient de le faire, je ne dis pas toujours, ni souvent mais parfois. Il faut bien reconnaître que la liberté de conscience n’a pas été un thème privilégié de la prédication. Le pape Grégoire XVI a même condamné la liberté de conscience, dans son encyclique Mirari vos, en 1832. Il la considérait comme « un mal pestilentiel, véritable délire [89]. »

Dans Entrez dans l’espérance, Jean-Paul II se réfère au texte de Thomas d’Aquin concernant la foi au Christ : « La position de saint Thomas est on ne peut plus nette : il est à tel point favorable au respect inconditionnel de la conscience qu’il soutient que l’acte de foi au Christ serait indigne de l’homme au cas où, par extraordinaire, ce dernier serait en conscience convaincu de mal agir en accomplissant un tel acte. L’homme est toujours tenu d’écouter et de suivre un appel, même erroné, de sa conscience qui lui paraît évident. Il ne faut toutefois pas en conclure qu’il peut persévérer impunément dans l’erreur, sans chercher à atteindre la vérité [90]. » La position de Thomas d’Aquin à laquelle il se réfère se trouve dans la Somme théologique, I-II, q. 19, a. 5. Un texte capital de la morale thomiste.

Le texte de Jean-Paul II soulève quelques difficultés. D’abord, dans le cas de « l’acte de foi au Christ », on ne peut pas parler d’évidence : personne n’a l’évidence qu’il doit rejeter la foi au Christ ni l’évidence qu’il doit l’accepter. On adhère à un objet de foi non pas parce qu’il est vu, mais parce qu’il plaît : non quia visum sed quia placet. C’est la volonté qui fait adhérer l’intelligence à une vérité de foi [91].

De plus, l’expression « par extraordinaire » semble ignorer plus d’un milliard de musulmans qui croient que Dieu n’a pas de fils. À maintes reprises, le Coran insiste : sourate IV, verset 171, sourate VI, verset 101, sourate X, verset 69, sourate XVIII, verset 3, sourate XIX, verset 35, sourate XXIII, verset 91 [92].  Pour eux, leur attitude n’est pas une erreur, et ils peuvent la maintenir « impunément ». Comment pourraient-ils « chercher à atteindre la vérité » quand ils sont convaincus, autant que Jean-Paul II, de la détenir ?

Pourquoi faut-il  obéir à sa conscience ? Parce que la conscience morale est le jugement qu’à chaque instant notre raison porte sur nos actes réfléchis, comme il a été dit plus haut. Or, la raison fait de l’être humain une espèce déterminée. On le définit animal raisonnable, animal doué de raison. Il s’ensuit qu’il agit en être humain quand ses actes sont conformes à la raison. « Pour l’être raisonnable, la même action qui est conforme à la nature, est aussi conforme à la raison [93]. »

Un être se comporte bien quand il le fait conformément à sa nature. Il est normal que le fer rouille, que le prunier donne des prunes, que la vache donne du lait, etc. Il est moins facile pour un être humain d’agir conformément à sa nature, car son jugement peut être perturbé par l’ignorance, par les passions, par les coutumes. « Je ne savais pas », excuse souvent entendue. La passion fait perdre la raison et commettre des crimes. La coutume : Descartes raconte avoir vu, dans ses voyages, « plusieurs choses qui, bien qu’elles nous semblent fort extravagantes et ridicules, ne laissent pas d’être communément reçues et approuvées par d’autres grands peuples [94]. »  « Il n’y a rien qu’on ne rende naturel », dit Pascal en exagérant un peu [95]. Mais il n’exagère pas quand il dit, en parlant de l’homme, « ce souverain juge du monde » : « Ne vous étonnez pas s’il ne raisonne pas bien à présent : une mouche bourdonne à ses oreilles [96]. »

« La femme, un homme manqué » ?

Dans La Tyrannie du plaisir, Jean-Claude Guillebaud écrit : « Pour Aristote, la femme est un homme manqué [97]. » L’adjectif manqué est d’expérience quasi quotidienne. Le Petit Robert en fait prendre conscience : « Qui n’est pas réussi », qui est raté. N’importe qui peut donner des exemples tirés de sa propre vie. Mais la femme, un homme manqué ? Ce n’est pas évident. Suivons le conseil d’Alain : « Être cultivé c’est, en chaque ordre, remonter à la source et boire dans le creux de sa main [98]. »

La phrase litigieuse se trouve dans le traité De la Génération des animaux d’Aristote. Voici le texte établi et traduit par Pierre Louis : « Car de même que de parents mutilés naissent des produits qui tantôt sont mutilés, tantôt ne le sont pas, de même ce qui sort d’une femelle tantôt est une femelle, tantôt n’en est pas une mais un mâle. En effet, la femelle est comme un mâle mutilé [99]. » Il faut remarquer d’abord qu’Aristote ne parle pas de la femme mais de la femelle, thêlu, et du mâle, arren. De plus, Aristote dit que la femelle peut être considérée « comme », ôsper, un mâle mutilé. À la naissance, d’accord, mais des différences apparaissent qui détournent l’attention de la prétendue mutilation.

Le père M.-D. Chenu, o.p., nous apprend que « saint Thomas ne connaît efficacement ni ne pratique l’original grec, quoique certaines allusions supposent des rencontres occasionnelles avec le grec [100]. » Son traducteur principal est un confrère, Guillaume de Moerbeke, o.p., ancien évêque de Corinthe, qui connaît bien le grec. Oublions le texte grec et ses diverses traductions et arrêtons-nous à la traduction latine que Thomas d’Aquin avait sous les yeux : Femina est mas occasionatus [101]. Le titre de cette question : De la production de la femme, de productione mulieris. Mulier, c’est la femelle humaine comme vir est le mâle humain. Thomas d’Aquin parle donc ici de la production de la femme. Et, puisqu’il lit la Genèse comme si elle était un livre historique [102], la production de la femme, c’est, pour lui, la production d’Ève.

Dans la phrase latine litigieuse, le « comme » grec, ôsper, a été escamoté ; l’auteur de la traduction latine affirme sans nuance : Femina est mas occasionatus. Les trois premiers mots sont faciles à traduire : La femelle est un mâle… Occasionatus est plus difficile à rendre en français. Le Lexicon latinitatis medii ævi de A. Blaise attribue les sens suivants au mot occasionatus : « 1) causé occasionnellement ; 2) imparfait, manqué. » Les traducteurs ont le choix, mais il est certain qu’occasionatus ne signifie pas « mutilé ».

L’explication que Thomas d’Aquin donne de cette petite phrase facilitera probablement le travail des traducteurs. Thomas d’Aquin considère la femelle humaine de deux points de vue différents : 1) en regard de la nature particulière du mâle humain qui engendre ; 2) du point de vue de la nature universelle. Du premier point de vue, femina est mas occasionatus ; mais, du second point de vue, femina non est mas occasionatus.

Du point de vue de la nature particulière du mâle humain qui engendre, la première affirmation est vraie : femina est mas occasionatus. L’explication est bien simple – l’ovule n’a été découvert qu’au XIXe siècle. Au temps de Thomas d’Aquin, et pendant six siècles par la suite, on pense que la semence du mâle tend à produire un être semblable à soi, sibi simile, parfait selon le sexe masculin, perfectum secundum masculinum sexum.

Certains ont traduit : « parfait comme le sexe masculin ». Non ; Thomas d’Aquin dit secundum et non sicut. Être parfait secundum masculinum sexum, c’est être parfait conformément au sexe masculin ; en prenant le sexe masculin comme modèle.

À ses yeux de mâle, quand un mâle engendre une femelle, quelque chose n’a pas fonctionné, quelque chose a fait défaut, car il était censé, selon les connaissances biologiques de l’époque, produire un être semblable à soi, sibi simile. On peut alors parler de la femelle comme un mâle manqué, à la condition de donner à manqué le sens qu’il a quand l’archer manque la cible. Le mâle a manqué sa cible.

Dans le cas de la semence animale, comme dans le cas de n’importe quelle autre semence, trois raisons peuvent expliquer la déception du semeur : la mauvaise qualité de la semence, la mauvaise qualité de la terre, ou une cause extérieure. Parmi les causes extérieures susceptibles de compromettre le rendement d’une semence végétale, on compte la sécheresse, une surabondance de pluie, le gel, un ouragan, etc. Dans le cas de la semence animale, Thomas d’Aquin reprend l’explication d’Aristote : les vents du sud, qui sont humides [103]. Aristote demandait aux bergers de vérifier son hypothèse. On a le droit de rire : en science, chaque siècle se moque du précédent, a fortiori chaque millénaire. Il ne faut quand même pas rire à gorge déployée, car il y a des gens qui disent comment placer le lit dans la chambre à coucher.

Thomas d’Aquin vient de considérer la phrase litigieuse : Femina est mas occasionatus, du point de vue de la nature particulière du mâle qui engendre. De ce point de vue, il est d’accord avec l’énoncé. Mais il va le considérer maintenant d’un autre point de vue, celui de la nature universelle, et il va arriver à la conclusion contraire : Sed per comparationem ad naturam universalem, femina non est aliquid occasionatum. Pourquoi ? Parce que la femelle est voulue par la nature pour assurer la propagation de l’espèce. Or, l’intention de la nature universelle vient de Dieu, auteur de la nature universelle. C’est pourquoi, en instituant la nature, il a produit non seulement le mâle mais également la femelle [104], et il la veut parfaite en son genre [105].

« Le plaisir sexuel empêche la pensée » ?

Jean-Claude Guillebaud écrit : « Dans l’Éthique à Nicomaque (7, 12), Aristote souligne que la jouissance sexuelle empêche la pensée [106]. » Un lecteur qui sait que la théologienne allemande Uta-Ranke Heinemann rapporte le même passage d’Aristote, dans les mêmes termes, peut conclure que ce doit être exact [107].

Avant de poursuivre, allons voir la traduction du texte d’Aristote par Jules Tricot, que citent les deux auteurs : « … dans le cas du plaisir sexuel, où nul n’est capable de penser quoi que ce soit en l’éprouvant [108]. » Les deux citations ne mentionnent pas la précision « en l’éprouvant », c’est-à-dire pendant l’orgasme, cette « courte apoplexie », comme disait Démocrite (~460-~370) [109].

En note 5, de la page 364, Tricot prévient ses lecteurs : « Aristote va maintenant exposer, puis critiquer les différentes opinions sur le plaisir. Il y reviendra avec plus d’abondance dans le livre X. » Le paragraphe débute ainsi : « Certains disent ». Il semble donc évident qu’Aristote rapporte les opinions d’autres philosophes. La citation de Guillebaud et de Ranke-Heinemann est tirée du paragraphe suivant, où Aristote rapporte six opinions de ceux pour qui le plaisir n’est pas du tout un bien. C’est la quatrième, que voici : « De plus, les plaisirs sont un obstacle à la prudence, et cela d’autant plus que la jouissance ressentie est plus intense, comme dans le cas du plaisir sexuel, où nul n’est capable de penser quoi que ce soit en l’éprouvant. »

Thomas d’Aquin explique ce texte dans son Commentaire de l’Éthique à [ou de] Nicomaque [110].  Son Commentaire débute ainsi : Dicit ergo primo… Dicit ce n’est pas dico, c’est il [Aristote] dit, dicit, et non je dis, dico. Aristote dit donc que les plaisirs propres à l’activité que l’on exerce ne nuisent ni à la prudence ni à toute autre activité. Par exemple, le plaisir qu’il éprouve à faire de la géométrie non seulement ne nuit pas au géomètre mais il l’assiste. Ce sont les plaisirs étrangers à l’activité que l’on exerce, s’ils sont véhéments, qui peuvent nuire. Le plaisir de l’orgasme suspendrait l’activité de penser. C’est un exemple qu’apporte Aristote. Dans son commentaire du texte d’Aristote, Thomas d’Aquin ne fait aucune allusion au plaisir sexuel parce qu’il est donné simplement comme un exemple. Pascal donne un autre exemple. Après avoir dit : « Toute la dignité de l’homme consiste en la pensée », il poursuit : « Il ne faut pas le bruit d’un canon pour empêcher ses pensées : il ne faut pas le bruit d’une girouette ou d’une poulie. Ne vous étonnez pas s’il ne raisonne pas bien à présent ; une mouche bourdonne à ses oreilles [111]. »

Thomas d’Aquin exorcise les relations sexuelles quand il se demande si un acte vénérien peut être sans péché – Utrum aliquis actus venereus possit esse sine peccato [112]. Le père J.-D. Folghera, o.p. traduit mollement : « Tout acte voluptueux est-il un péché ? » alors que Thomas d’Aquin se demande si un acte vénérien peut être sans péché, et il soulève cette question pour réfuter ceux qui affirmaient que tout acte vénérien était un péché. Voici sa réponse.

Il y a péché dans les actes humains quand on enfreint l’ordre établi par la raison, règle de moralité. Il n’y a donc pas de faute à user des choses, comme il convient, en vue de la fin qui est la leur. Or, de même qu’est vraiment bon ce qui conserve la nature corporelle de l’individu, de même est un bien excellent, bonum excellens, ce qui conserve l’espèce humaine. Or, de même qu’à la vie de l’individu est ordonné l’usage des aliments, de même, à la conservation de l’espèce humaine est ordonné l’usage des choses vénériennes, usus venereorum. D’où ce passage d’Augustin dans son traité Du bien conjugal : « Ce que l’aliment est pour la santé de l’individu, ad salutem hominis, le coït ou l’union des sexes l’est pour la survie de l’espèce humaine [113]. »

Le mot coït est couramment employé par Thomas d’Aquin, mais c’est concubitus qu’emploie ici Augustin. Ce mot vient du latin cum, « avec », et de cubitare, « être couché ». En l’occurrence, comme toujours, il faut distinguer l’étymologie d’un mot et sa signification. Étymologiquement, concubitus signifie « être couché avec », mais il en faut davantage pour propager l’espèce. De même donc que l’usage des aliments est exempt de péché s’il est réglé sur la raison en vue de la santé du corps, de même l’usage des choses vénériennes, usus venereorum, est sans péché s’il est conforme aux exigences de la raison en vue de la survie de l’espèce humaine, par exemple, ou pour d’autres raisons, comme nous verrons à l’instant.

Le juste milieu de la vertu n’est pas affaire de quantité de plaisir mais de conformité à la raison : un petit plaisir peut être contraire à la raison ; un grand, y être conforme. Thomas d’Aquin écrit cette phrase rarement citée : « Il n’est pas contraire à la vertu que l’usage de la raison soit parfois suspendu en faisant quelque chose de conforme à la raison », comme l’est le coït en vue de la propagation de l’espèce [ou pour d’autres raisons, par exemple, dans le cas de stérilité, mentionné par Thomas d’Aquin] [114]. Les plaisirs vénériens sont les plus grands et les plus désirés du point de vue de l’appétit sensible [115].

Il revient sur cette idée quand il se demande si la fornication est le péché le plus grave [116]. De nouveau, nous allons rencontrer une idée qu’on s’était bien gardé de nous dévoiler. Thomas d’Aquin dit que la libido qui aggrave le péché, c’est celle qui consiste dans l’inclination de la volonté, tandis que la libido de l’appétit sensitif diminue le péché, parce que plus est forte la passion qui fait agir, moins le péché est grave. Or, c’est dans la fornication que la libido de l’appétit sensitif est le plus forte, maxima

La dispute quodlibétique

Dans « Le doute, point de départ vers la vérité », on a vu qu’en pédagogie médiévale les maîtres organisaient deux sortes de dispute : l’une que l’on disait « ordinaire », le débat portait alors sur une question choisie par le maître qui en était responsable ; l’autre s’alimentait de n’importe quelle question venue de l’auditoire ; on la disait « générale » ou de quolibet. Quidlibet signifie « n’importe quoi ».

Comme les questions venaient de l’assistance, les plus disparates étaient posées aux maîtres qui prenaient le risque de tels débats, car cet exercice n’était pas compris dans la charge normale d’un maître. Ce genre de débat se tenait deux fois par année : vers Noël et vers Pâques. Thomas d’Aquin est un de ceux qui ont le plus pratiqué cette activité périlleuse. Il en a tenu douze, qui ont abordé 125 questions (sujets de recherche) et 262 interrogations ou articles. Ses déterminations magistrales, publiées sous le titre Quæstiones quodlibetales [117], font 269 pages de 25 cm x 17 cm, texte latin seulement.

Pierre Baillargeon nous présente, dans Le Scandale est nécessaire, le professeur de philosophie de son neveu donnant le ton de ses cours magistraux : « J’espère que nul élève ici présent ne se croit plus intelligent que Thomas d’Aquin, à qui le Christ a dit en personne : “Tu as bien parlé de moi” ?  […] Par conséquent, au cours de l’année, vous ne poserez pas de questions. Comme cela, nous ne perdrons pas de temps et, en vous en tenant au manuel, vous ne risquez pas de vous tromper [118]. » Interdire les questions au nom de Thomas d’Aquin, ce serait comme interdire le plaisir au nom de Rabelais.

Sur le genre de questions posées lors d’un débat quodlibétique, donnons la parole au père M.-D. Chenu, o.p. : « Les questions les plus variées, les plus disparates, depuis les plus hautes spéculations métaphysiques jusqu’aux menus problèmes de la vie quotidienne, publique ou privée, étaient abordés, et cela sur l’initiative de l’un quelconque des assistants. […] N’importe qui peut soulever n’importe quel problème. […] Les questions ou les objections peuvent venir de tous côtés, hostiles ou curieuses, ou malignes, peu importe. On peut interroger [le maître] de bonne foi, pour connaître son opinion, mais on peut essayer de le mettre en contradiction avec lui-même, ou l’obliger à se prononcer sur des sujets brûlants qu’il préférerait ne pas aborder. Parfois ce sera un étranger curieux, ou un esprit inquiet ; parfois ce sera un rival jaloux ou un maître curieux qui tentera de le mettre en fâcheuse posture [119]. »  Des exemples ? En voici.

Comme on est alors dans les années 1250, temps des croisades, il est normal que ces expéditions aient suggéré quelques questions. En voici une. Un assistant demande si un homme, vir, peut se faire croisé, accipere crucem, s’il craint que son épouse, qui ne peut le suivre, verse dans l’incontinence. Thomas d’Aquin répond : « Ce qui est de nécessité ne doit pas être délaissé pour des activités qui relèvent de la volonté propre. Or, il est de nécessité que le mari s’occupe de son épouse, tandis que partir en croisade relève de la volonté propre. Par conséquent, si son épouse ne peut le suivre en raison d’un empêchement légitime ou qu’il craint pour son incontinence, il n’est pas à conseiller qu’il prenne la croix et quitte son épouse. Il en va autrement si son épouse se propose d’observer volontairement la continence ou si elle peut et veut le suivre [120].

Une autre question au sujet des croisades. Un assistant demande si le croisé qui meurt en allant outre-mer est dans un meilleur état que celui qui meurt en revenant. Réponse de Thomas d’Aquin. Plus on meurt avec de grands mérites, mieux on meurt. Et les mérites demeurent dans l’homme, non seulement ceux qu’il est en train d’obtenir, mais également ceux qu’il a déjà accumulés, comme s’ils étaient déposés auprès de Dieu. Or, il est clair que, toutes choses étant égales, celui qui meurt en revenant d’outre-mer meurt avec plus de mérites que celui qui meurt en s’y rendant. En effet, il a le mérite de s’être mis en route et d’avoir poursuivi malgré de grandes épreuves, peut-être. Ainsi, toutes choses étant égales, celui qui meurt en revenant fait une meilleure mort [121].

Peut-on en même temps, naturellement ou miraculeusement, être vierge et père ? Thomas d’Aquin apporte d’abord deux arguments à l’effet que cela puisse se produire miraculeusement, car le père et la mère sont ensemble principes de la génération. Or, une femme a été en même temps, miraculeusement, vierge et mère. Pour la même raison quelqu’un peut donc être vierge et père.

 Je laisse tomber le deuxième argument qui met en scène un incube qui vole la semence d’un homme, lors d’une pollution nocturne, et va la déposer dans le sein d’une femme. [Un incube est un démon masculin censé abuser d’une femme pendant son sommeil.]

Thomas d’Aquin répond que l’homme, tout en préservant sa virginité, pourrait être naturellement père en raison d’une pollution nocturne qui, d’une manière ou d’une autre, aurait atteint la matrice de la femme. On raconte, dit Thomas d’Aquin, que cela s’est produit. Pour préserver l’innocence de sa fille adolescente, un père la gardait dans son lit. Pendant son sommeil, le père eut une pollution, la semence descendit jusqu’à la matrice de la fille, et elle conçut.

Mais il ne conviendrait pas qu’un homme devienne miraculeusement père comme une vierge est devenue miraculeusement mère, par l’opération du Saint-Esprit. L‘homme ne peut, ni naturellement ni miraculeusement, être père sans émission de semence, car si le corps de l’entant était miraculeusement formé d’une autre manière, l’homme ne pourrait être appelé père [122]. [C’est pourquoi Joseph n’est pas le père biologique de Jésus.]

La vérité est-elle plus forte que le vin, le roi et la femme ? Il semble que le vin soit le plus fort, parce que c’est lui qui change le plus l’homme. De même le roi, car il pousse l’homme à ce qui est le plus difficile, à savoir s’exposer au danger de mort. De même la femme, car elle domine même les rois.

Si nous considérons ces quatre choses en elles-mêmes : le vin, le roi, la femme et la vérité, elles ne peuvent être comparées, parce qu’elles n’appartiennent pas au même genre. Cependant, si elles sont considérées par rapport à un certain effet, elles se rejoignent en une chose, et ainsi elles peuvent être comparées.

L’effet dans lequel elles se rejoignent, vers lequel elles convergent, et qu’elles peuvent causer, c’est le changement du cœur de l’homme. Il faut donc voir laquelle de ces choses change davantage le cœur de l’homme. [En latin, cœur se dit cor, et le mot a plusieurs significations : d’abord, partie du corps, puis siège des sentiments, siège du courage et siège de l’intelligence.]

Une chose corporelle et une chose se rapportant à l’âme peuvent changer le cœur de l’homme [en l’un ou l’autre des sens indiqués ci-dessus]. Cela est double : sensible et intelligible, et l’intelligible est lui-même double : pratique et spéculatif. Or, parmi les choses qui peuvent naturellement changer le cœur de l’homme, selon la disposition du corps, le vin l’emporte, qui fait beaucoup parler par ivresse. Parmi les choses qui peuvent changer l’appétit sensible, le plaisir l’emporte, principalement le plaisir sexuel, et ainsi la femme est la plus forte. De même, dans le domaine pratique et les choses humaines, qui peuvent faire cela [changer le cœur de l’homme], c’est le roi qui détient le plus grand pouvoir. Dans le domaine spéculatif, ce qui est le plus élevé et le plus fort, c’est la vérité.

Or, les puissances corporelles doivent être soumises aux puissances de l’âme, les puissances animales aux puissances intellectuelles, et, parmi les puissances intellectuelles, les puissances pratiques sont soumises aux puissances spéculatives. C’est pourquoi, absolument parlant, la vérité, [objet de l’intelligence spéculative] est plus digne, plus excellente et plus forte [123].

Une personne peut-elle pécher en jeûnant et veillant trop ? [En veillant pour prier] Après avoir cité Bernard qui avouait avoir péché en exagérant dans les jeûnes et les veilles, Thomas d’Aquin se réfère au Philosophe qui dit qu’il faut juger différemment de la fin et des moyens de l’atteindre. La fin doit être poursuivie sans mesure : le médecin veut que le malade recouvre la meilleure santé possible. Mais les moyens doivent être utilisés avec mesure. Un médicament trop fort pourrait tuer le malade.

Thomas d’Aquin applique ensuite ces principes à la vie spirituelle. L’amour de Dieu y joue le rôle de fin, tandis que les jeûnes, les veilles et les autres exercices corporels [haire, cilice, etc.] ne sont pas recherchés comme des fins. Ils ont utilisés dans la mesure où ils semblent nécessaires ou utiles pour atteindre la fin.

Mais quelqu’un pèche s’il s’affaiblit tellement, par ces pratiques, qu’il ne peut vaquer à ses occupations : par exemple prêcher, s’il est prédicateur, enseigner, s’il est docteur, chanter, s’il est chantre, etc. Et Thomas d’Aquin d’ajouter que pécherait également l’homme qui, à cause d’une trop grande abstinence, se rendrait impuissant à rendre son dû à son épouse [124]. [Ce dû est le devoir conjugal.]

Le père M.-D. Chenu, o.p. nous a dit que, lors d’une dispute quodlibétique, « les questions les plus variées, les plus disparates, depuis les plus hautes spéculations métaphysiques jusqu’aux menus problèmes de la vie quotidienne » étaient soulevées. Les quelques exemples ci-dessus pourraient suffire, mais je vais en ajouter sans développer. L’impuissance sexuelle empêche-t-elle le mariage ? Oui, répond Thomas d’Aquin [125].  Est-ce que le Christ est mort sur la croix [126] ? Est-ce le propre de Dieu d’être partout [127] ? Est-ce que le monde est éternel [128] ? La personne qui possède du superflu et n’en donne pas au pauvre qui le lui en demande pèche-t-elle [129] ? Dieu pourrait-il pécher s’il le voulait [130] ?

Le problème de l’existence de Dieu

L’éminent théologien suisse, Hans Küng, s’est posé la question de l’existence de Dieu et il a donné la réponse des temps modernes : Dieu existe-t-il ?: réponse à la question de Dieu dans les temps modernes [131]. C’est bien neuf cent vingt-deux pages. J’ai lu l’ouvrage ; c’est un savant qui parle de savants à des savants. Mais comme l’existence ou la non-existence de Dieu n’importe pas qu’aux savants, pour la conduite de leur vie [132], il doit bien exister une route plus courte pour y arriver.

Thomas d’Aquin soulève cette question  au début de la Somme théologique [133]. Il se demande si Dieu existe, et, conformément à sa méthode, il répond : Il semble que non, videtur quod non. Car, pour lui, toute recherche de la vérité doit partir d’un doute. Pour semer le doute dans les esprits, il rapporte des objections à l’existence de Dieu.

Voici la première. Si l’un des contraires était infini, il détruirait l’autre. Par exemple, si la chaleur était infinie, il n’y aurait pas de place pour le froid. Or, Dieu est considéré comme le bien infini. Son existence ne laisserait donc aucune place pour le mal dans le monde. Pourtant, il y a du mal dans le monde ; c’est évident : guerres, maladies, famines, tremblements de terre, inondations, peines d’amour, ignorance, etc.  Force est de conclure que Dieu n’existe pas, dit l’objecteur.

Cet argument avait été formulé par Boèce (480-525) dans La Consolation de la Philosophie : « Ce qui est la plus grande cause peut-être de ma douleur, c’est que, malgré l’existence d’un pilote plein de bonté, le mal puisse exister dans le monde, ou passe impuni ; tu vois sans doute combien ce seul fait est digne d’étonnement. Mais voici qui est plus grave ; tandis que la perversité commande et prospère, la vertu n’est pas seulement privée de récompenses, elle est même jetée aux pieds des scélérats qui l’écrasent ; elle subit à leur place le châtiment du crime. Que cela puisse arriver dans le royaume d’un Dieu qui sait tout, qui peut tout, et qui ne veut que le bien, c’est ce dont personne ne peut assez s’étonner et se plaindre [134]. »

Après le tsunami qui a dévasté l’Asie du Sud-Est, le 26 décembre 2004, l’archevêque anglican de Canterbury, Rowan Williams, écrivait : « Of course this makes us doubt God’s existence. » Mgr Williams confirme l’objection de Thomas d’Aquin : c’est le mal dans le monde qui fait douter de l’existence de Dieu. Pourtant, Thomas d’Aquin enseigne que Dieu aurait pu créer un monde meilleur [135]. Pourquoi a-t-il créé celui dans lequel nous peinons ?

Ce Dieu tout-puissant et infiniment bon « fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et tomber la pluie sur les justes et les injustes » (Matthieu 5, 45). L’incroyant nous demande pourquoi il laisse des enfants mourir de faim. C’est cette pensée qui obsédait Albert Camus : « Je refuserai jusqu'à la mort d’aimer cette création où des enfants sont torturés [136]. »

L’existence de Dieu est démontrée par ses effets, c’est-à-dire par la nature dont il est l’auteur [137]. Dans ses Lettres philosophiques [138], Voltaire (1694-1778), théiste notoire, affirme que la nature entière nous crie qu’il y a un Dieu. De lui, on a une autre phrase qu’il répétait souvent, paraît-il, mais qu’on ne trouve nulle part dans ses écrits : « L’univers m’embarrasse, et je ne puis songer que cette horloge marche et n’ait point d’horloger. »

Voltaire définit le théiste dans son Dictionnaire philosophique : « Le théiste est un homme fermement persuadé de l’existence d’un Être suprême aussi bon que puissant, qui a formé tous les être étendus, végétants, sentants, et réfléchissants ; qui perpétue leur espèce, qui punit sans cruauté les crimes, et récompense avec bonté les actions vertueuses. […] [Le théiste n’embrasse aucune des sectes qui toutes se contredisent. […] Faire le bien, voilà son culte ; être soumis à Dieu, voilà sa doctrine [139]. »

Le simple bon sens, celui surtout qui vit dans la nature et non dans le béton et les produits de la technique, sait qu’une grenouille est plus compliquée qu’une navette spatiale ; que l’œil humain est sans comparaison avec la caméra la plus performante ; que l’ordinateur le plus puissant est un jouet d’enfant à côté du cerveau humain. Et le gros bon sens, convaincu que le hasard ne fait rien de si merveilleux, saute à la conclusion : Dieu existe. Lors d’une interview à la télévision, Jean Rostand affirmait qu’une  grenouille n’est pas l’effet du hasard. Aristote (~-384-~-322) l’avait devancé : « Ce n’est pas le hasard, mais la finalité qui règne dans la nature [140]. » Le célèbre entomologiste, Jean-Henri Fabre (1823-1915), disait qu’il voyait Dieu dans les insectes.

Le hasard ? Tout le monde connaît l’expression « rencontrer quelqu’un par hasard ». Il faut que ce soit rare : ce n’est pas par hasard que l’on rencontre un ami au marché, tous les vendredis. C’est par hasard que l’on trouve une boîte pleine d’argent en creusant une fosse pour enterrer son chien. Ce n’est pas par hasard que le pommier produit des pommes, le cerisier des cerises, que la lionne engendre des lionceaux, que l’eau coule vers le bas, etc. Si c’était par hasard, il serait impossible de planifier sa vie.

Plus la science progresse, plus les merveilles de la nature s’étalent sous nos yeux. Victor Hugo (1802-1885) en était convaincu : « La science, ce sont des fouilles faites dans Dieu. » Pierre Teilhard de Chardin partage cette position : « Peut-être […] finirons-nous par nous apercevoir que la grande œuvre obscurément poursuivie par la science n’est rien d’autre que la découverte de Dieu [141]. » Et il ajoute que l’athéisme moderne, l’athéisme savant, le pressent et en est exaspéré. 

Vous allez objecter que beaucoup de scientifiques ne croient pas en Dieu. En effet. « À la fin du XIXe siècle, une enquête menée auprès des deux cent soixante-sept savants les plus fameux du monde montra à quel point la foi et l’incrédulité étaient répandues parmi eux dans des proportions presque équivalentes. Et même avec un léger avantage pour l’athéisme [142]. » Combien, parmi ces savants, étudiaient la nature ? « Qui t’a dit qu’il y a un dieu ? » demande le théologal Logomachos au bon vieillard Dondindac. Et ce dernier de répondre : « La nature entière [143]. » La nature, mais non les arts, les techniques, la logique ou la morale qui introduisent de l’ordre dans différents domaines de l’activité humaine.

Albert Jacquard (1925-2013) nous livre  un témoignage semblable. Dans Le Monde s’est-il créé tout seul ? [144], Patrice Van Eersel interview six savants, dont Albert Jacquard. Vers la fin de l’interview, il parle ainsi à Jacquard : « Vous avez écrit un texte disant peu ou prou : “ Je ne crois pas en Dieu, mais,  le jour de ma mort, je trouverais décevant qu’il ne soit pas là ”. » Jacquard de répondre : « Ah oui ! Je l’ai dit dans mes conversations avec l’abbé Pierre [145]. »  À la page suivante, l’interviewer poursuit : « Certains affirment, “rationnellement savoir” qu’il n’y a rien [après la mort]. Michel Onfray dans son Traité d’athéologie, par exemple. » Cinglant, Jacquard répond : « C’est du niveau d’un garçon qui fait sa première communion, ce n’est pas raisonnable. […] Dans mon explication du monde, l’introduction de Dieu n’est pas une nécessité logique. Cela ne veut pas dire qu’il n’existe pas [146]. »

La raison ou « le bon sens, chose du monde la mieux partagée[147] »,  découvre Dieu à partir des merveilles de la nature. Le premier verset du psaume 19 est bien connu : « Les cieux racontent la gloire de Dieu. » Mais, pendant que les cieux racontent, certains ont l’esprit occupé à autre chose et ils n’entendent rien de ce que dit le conteur. Bien connu des lecteurs du Nouveau Testament le passage  où saint Paul nous fait remarquer que tous les sentiers de la nature sont battus par le pied de Dieu : « Depuis la création du monde, l’intelligence peut découvrir Dieu dans ses œuvres » (Romains I, 20). Guère moins connu le chapitre 13 du livre de la Sagesse où sont réprimandés ceux qui « en considérant les œuvres n’ont pas reconnu l’artisan ». On en donne la raison : éblouis par les merveilles de la nature, ils les ont prises elles-mêmes pour des dieux. Le soleil, par exemple.

Le psalmiste disait tantôt que « les cieux racontent la gloire de Dieu ». Au temps du psalmiste, on ne possédait pas le microscope électronique, pas même nos humbles besicles. C’est pourquoi, s’il revenait, il attirerait sans doute l’attention sur un monde inconnu de son temps, le monde de l’infiniment petit. La cellule, par exemple, ce « grain de vie », comme l’appelle Pierre Teilhard de Chardin, est d’une incroyable complexité.

Pascal place d’abord l’homme devant la nature entière [148]. La terre va lui sembler un point dans le vaste univers, et lui se sentira « égaré dans un canton détourné de la terre ». Dans le « petit cachot où il se trouve logé », il se demandera : « Qu’est-ce qu’un homme dans l’infini ? » Puis il change de point de vue « pour lui présenter un autre prodige aussi étonnant, qu’il recherche dans ce qu’il connaît les choses les plus délicates. Qu’un ciron  [Vx. Animal minuscule (acarien du fromage, très petit arachnide) qui servait d’exemple pour l’extrême petitesse] lui offre dans la petitesse de son corps des parties incomparablement plus petites, des jambes avec des jointures, des veines dans ces jambes, du sang dans ces veines, des humeurs dans ce sang, des gouttes dans ces humeurs, des vapeurs dans ces gouttes ; que, divisant ces dernières choses, il épuise ses forces en ces conceptions, et que le dernier objet où il peut arriver soit maintenant celui de notre discours ; il pensera peut-être que c’est là l’extrême petitesse de la nature. Je veux bien lui faire voir là-dedans un abîme nouveau. Je lui veux peindre non seulement l’univers visible, mais l’immensité qu’on peut concevoir de la nature, dans l’enceinte de ce raccourci d’atome. Qu’il y voie une infinité d’univers, dont chacun a son firmament, ses planètes, sa terre, en la même proportion que dans le monde visible ; dans cette terre, des animaux, et enfin des cirons, dans lesquels il retrouvera ce que les premiers ont donné ; et trouvant encore dans les autres la même chose, sans fin et sans repos, qu’il se perde dans ces merveilles, aussi étonnantes dans leur petitesse que les autres par leur étendue ; car qui n’admirera que notre corps, qui tantôt n’était pas perceptible dans l’univers, imperceptible lui-même dans le sein du tout, soit à présent un colosse, un monde, ou plutôt un tout, à l’égard du néant où l’on ne peut arriver. » Par cette vision des choses, on a dit que Pascal devançait de trois siècles nos savants actuels.

Le pape Pie XII tenait des propos identiques à ceux de Teilhard de Chardin rapportés ci-dessus, en 1951, dans un discours à l’Académie pontificale des sciences : « Plus la vraie science progresse, disait-il, plus elle découvre Dieu, comme s’il attendait aux aguets derrière chaque porte qu’ouvre la science. » Au lieu de parler de la « vraie » science, expression qui évoque une « fausse » science, Thomas d’Aquin introduirait une distinction entre les sciences de la nature, dans lesquelles la raison découvre et admire l’ordre qui y règne, mais ne le fait pas, et les autres sciences et arts, dans lesquels la raison fait l’ordre [149]. C’est la différence entre étudier une grenouille et fabriquer un moteur. La grenouille est une voie susceptible de conduire à Dieu ; la fabrication d’un moteur dirige les regards vers le génie de l’inventeur.

Écoutons le biologiste Jean Rostand,  un savant qui cherchait l’ordre au lieu de le créer : « Il va de soi que, sur un point aussi grave que celui de la survie, je ne prétends pas en savoir plus qu’un autre ; et j’accorde volontiers que ce qui me paraît inconcevable à la lumière du peu que je crois savoir pourrait cesser de me le paraître à la lumière de tout ce que j’ignore [150]. » « Sur un point si grave », il n’en sait pas plus qu’un autre et ne cherche pas à en savoir davantage : il retourne à ses grenouilles. Sur elles, il en sait plus que personne et il cherche chaque jour à en savoir davantage. On n’imagine pourtant pas Jean Rostand affirmer que, « sur un point si grave » que les grenouilles, l’ignorance doit être combattue jour et nuit. Et c’est le mystère profond : « Nul ne vient à moi si mon Père ne l’attire. » Il a dit, cependant, qu’une grenouille n’est pas un effet du hasard ; c’est déjà beaucoup, mais il cherche une explication entre le hasard et Dieu.

Mais comment Thomas d’Aquin démontre-t-il l’existence de Dieu ? On peut arriver à Dieu par cinq voies : Deum esse quinque viis probari potest [151]. Je m’en tiendrai à la première, qui est la plus facile à suivre, la plus manifeste, manifestior, dit Thomas d’Aquin. Elle fait appel au mouvement que n’importe qui peut constater en soi et dans le monde : des êtres naissent, croissent, vieillissent et meurent ; des vieillards blanchissent, d’autres deviennent chauves, les feuilles rougissent ou jaunissent à l’automne ; les oiseaux s’enfuient à tire-d’aile ; le vent souffle, l’eau coule, les nuages naviguent dans le ciel ; bref, tout bouge en nous et autour de nous. Or, tout ce qui est mû [et non qui se meut] est mû par quelque chose d’autre : omne quod movetur, ab alio movetur. Le bois ne devient pas chaud tout seul : il le devient sous l’influence d’un foyer de chaleur – feu, soleil, friction. Comme on ne peut pas remonter à l’infini, il faut admettre l’existence d’un premier moteur, primum movens, qui n’est mû par aucun autre, quod a nullo movetur, un moteur immobile. Et c’est ce premier moteur, non mû, que l’on désigne du nom de Dieu, dit Thomas d’Aquin. Aristote était arrivé à la même conclusion. « Ce qui est mobile et moteur n’est qu’un terme intermédiaire, on doit supposer un extrême qui soit moteur sans être mobile, être éternel, substance et acte pur [152]. » 

Arès avoir cheminé dans cette voie, qui peut admettre avoir l’évidence de l’existence de Dieu ? Laissons donc aux savants les livres des savants et contemplons la nature. Elle nous crie, comme disait ci-dessus Voltaire, qu’il y a un Dieu. L’examen d’une rose, voire d’un insecte, nous y conduit mieux qu’un syllogisme. Le raisonnement accessible à la plupart des humains s’appuie sur l’ordre que nous découvrons dans la nature.

Visiter les peuples donnerait le résultat contraire. Partout, on ne parle que de corruption, de violence et l’écart entre les riches et les pauvres, dénoncé par Aristote il y a 2350 ans, ne cesse de s’élargir. Certains se demandent comment un Père tout-puissant et infiniment bon peut tolérer ce spectacle.

L’a b c de la Trinité

« Quand j’étais jeune, écrit le jésuite François Varillon, on me disait que le mystère est ce que l’on ne peut pas comprendre [153]. » C’est ce que nous apprenait le petit Catéchisme : « Un mystère est une vérité que nous ne pouvons pas comprendre [154]. »  Et Varillon d’évoquer « saint Augustin qui n’a jamais défini le mystère comme ce que l’on ne peut pas comprendre mais toujours comme ce que l’on n’a jamais fini de comprendre ».

La formule de saint Anselme de Cantorbéry (1033/1034-1109), Fides quærens intellectum, « la foi qui cherche à comprendre », suggère au moins d’essayer. C’est ce que nous allons tenter au sujet de la Trinité.

Pour un juif ou un musulman, la doctrine chrétienne d’un Dieu en trois « personnes » est inacceptable. À maintes reprises, le Coran insiste sur le fait que Dieu est unique ; il ne faut pas parler de Trinité ni de fils à son sujet. « Ne dites point ‘Trois’, car Dieu est unique. Il est trop glorieux pour avoir un enfant » (sourate IV, verset 171). « Créateur du ciel et de la terre, comment aurait-il un enfant quand il n’a pas de compagne ? » (sourate VI, verset 101). « Ils [les chrétiens] disent : Allah s’est donné un enfant » (sourate X, verset 69). « Un livre destiné à avertir ceux qui disent : Dieu a un fils » (sourate XVIII, verset 3). « Il ne se peut pas qu’Allah ait un fils » (sourate XIX, verset 35). « Dieu n’a pas de fils, et il n’y a pas d’autre Dieu avec lui » (sourate XXIII, verset 91) [155].

Le traité de la Trinité de la Somme théologique comprend dix-sept questions et soixante-quatorze articles. À l’article premier de la question 27, Thomas d’Aquin prouve que Dieu se connaît. J’imagine que les juifs pensent que Jahvé se connaît et que les musulmans ne doutent pas qu’Allah se connaît. À l’article trois de la même question, il va prouver qu’il y a amour en Dieu. Bref, Dieu se connaît et il s’aime. L’unanimité règne entre les  juifs, les musulmans et les chrétiens. Selon Aristote, on a la moitié du chemin de parcouru : « En tout, chose [bien] commencée est faite à moitié. La moindre faute commise au début retentit dans toute la suite [156]. »

Voici un autre point sur lequel l’entente est possible. Augustin (354-430) et Thomas d’Aquin (1224/1225-1274) affirment que les œuvres de la Trinité sont indivises, indivisa sunt opera Trinitatis [157]. Il s’ensuit que l’œuvre attribuée, par les chrétiens, à l’une des personnes, est produite par les trois. Par exemple, les chrétiens disent que le Fils de Dieu s’est incarné. Mais, parce que l’opération de la Trinité est indivise, Thomas d’Aquin dira que les trois personnes firent que la nature humaine soit unie à la seule personne du Fils : Tres enim personæ fecerunt ut humana natura uniretur uni personæ Filii [158]. Allons à la première question du Traité de l’incarnation: Utrum conveniens fuerit Deum incarnari, « s’il convenait que Dieu s’incarnât[159] » ; Dieu et non le Fils de Dieu. Mais, comme l’opération de la Trinité est indivise, quand le Fils s’incarne, Dieu s’incarne.

Autre exemple. Dans leur credo, les catholiques romains disent que le Fils de Dieu s’est fait homme, et qu’il a été « conçu du Saint-Esprit », non de Joseph. Mais Thomas d’Aquin affirme que la conception du corps du Christ a été l’œuvre de toute la Trinité : conceptionem corporis Christi tota Trinitas est operata [160].

Autre surprise quand Thomas d’Aquin se demande si le Christ a été la cause de sa résurrection : Utrum Christus fuerit causa suæ resurrectionis [161]. Il semble que non car, selon saint Paul, c’est Dieu qui a ressuscité le Christ Jésus d’entre les morts (Romains 8, 11). Thomas d’Aquin avait prouvé [162] que la mort n’avait pas séparé la divinité de l’âme du Christ ni de sa chair. Il s’ensuit que, du point de vue de sa divinité, le Christ s’est ressuscité lui-même, mais, du point de vue de son humanité, il a été ressuscité par Dieu.

Thomas d’Aquin nous étonne de nouveau quand il commente cette parole du Deutéronome (19, 15) : « Un seul témoin ne peut suffire pour convaincre un homme de quelque faute ou délit que ce soit : c’est au dire de deux ou trois témoins que la cause sera établie. » Le nombre de témoins déterminé par la loi représentait l’infaillible vérité des personnes divines, qui sont comptées parfois au nombre de deux, l’Esprit saint étant leur lien, parfois au nombre de trois [163].

Le Saint-Esprit semble de nouveau en retrait dans le credo catholique romain : « Jésus Christ est monté aux cieux et est assis à la droite de Dieu le Père tout-puissant. » Où donc est blotti le Saint-Esprit ? Qui ne connaît pas la doctrine de la Trinité compte facilement deux dieux : un Dieu assis à côté d’un Dieu.

Les choses se compliquent avec la génération en Dieu [164]. L’emploi qui va être fait du mot Verbe nécessite quelques précisions. Thomas d’Aquin les fournit quand il se demande si le mot Verbe est le nom propre du Fils [165]. En Dieu, le nom de Verbe, pris au sens propre, est un nom personnel. Pour en faire l’évidence, il faut noter qu’en nous le mot verbe, pris au sens propre, peut signifier trois choses. Au sens le plus commun, on appelle verbe la parole proférée par la voix. Cette parole elle-même procède d’un verbe intérieur, verbum cordis, [le concept], et elle en procède d’une double manière, selon les deux éléments contenus dans le verbe extérieur [la parole] : l’émission vocale et sa signification. Car, d’une part, le terme vocal signifie un concept de l’esprit ; d’autre part, il procède d’une imagination [quand on a un concept à exprimer, il faut imaginer un mot, qui varie d’une langue à l’autre].

Le son vocal dépourvu de signification ne peut être appelé verbe. Si la parole extérieure reçoit ce nom, c’est qu’elle exprime un concept intérieur de l’esprit. Verbe signifie donc a) premièrement et principalement le concept intérieur de l’esprit ; b) en second lieu, la parole qui exprime ce concept intérieur ; c) en troisième lieu, l’image formatrice de cette parole. En Dieu, on parle de Verbe au sens propre, c’est-à-dire au sens de concept de l’esprit et il est un nom personnel [comme Pierre, Jacques, Jean], le nom propre du Fils [166]. Ces précisions apportées, la preuve qu’il y a génération en Dieu est plus facile.

 Thomas d’Aquin va donc prouver que la procession [le fait de procéder] du Verbe en Dieu est une génération au sens propre, c’est-à-dire au sens où nous le disons des vivants. Nous parlons alors de naissance, et la naissance exige la ressemblance selon l’espèce, comme cela se produit quand un être humain engendre un être humain ou qu’un cheval engendre un cheval. Or, la procession du verbe en Dieu présente les caractéristiques d’une génération au sens propre. Le Verbe, en effet, procède  d’une activité intellectuelle, qui est une opération vitale. De plus, il présente la ressemblance de ce principe car le concept dans l’intelligence est la similitude de la chose connue, et il est de même nature car, en Dieu, intelliger et être sont identiques, comme il a été prouvé ci-dessus (I, q. 14, a. 4). Voilà pourquoi la procession du Verbe en Dieu prend le nom de génération, et le Verbe qui procède de cette génération prend le nom de Fils, [et ce Fils a un Père].

Cet article 4 de la q. 14, évoque la simplicité de Dieu. Après avoir démontré l’existence de Dieu, Thomas d’Aquin traite de la simplicité de Dieu [167]. Simple signifie « qui n’est pas composé », qui est formé d’un seul élément. Thomas d’Aquin va prouver qu’il n’y a aucune composition en Dieu : pas de composition d’essence et d’existence, de matière et de forme, de substance et d’accidents. Tout ce qui est en Dieu est Dieu même. Dieu n’est pas vivant : il est la vie, et il en est ainsi de tout ce que l’on dit de Dieu ; tout ce que l’on en dit est identique à son essence. La connaissance qu’un humain a de soi est imparfaite et varie constamment. Il n’en est pas ainsi de la connaissance que Dieu a de lui-même : elle est parfaite, de toute éternité, et identique à son essence : « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le verbe tait Dieu » (Jean I, 1).

À l’article 4, Thomas d’Aquin va prouver que la procession de l’amour n’est pas une génération. Pour en faire l’évidence, il montre comment fonctionnent l’intelligence et la volonté. L’intelligence inscrit en elle la ressemblance des choses qu’elle connaît. La volonté n’agit pas de cette manière : elle tend aveuglément au bien que lui présente l’intelligence. Si l’intelligence lui présente le mal comme un bien, elle y tend ; si l’intelligence lui présente le bien comme un mal, elle s’en détourne [168]. Dans l’acte de l’intelligence divine, il y a similitude entre le générateur et l’engendré, c’est pourquoi on parle de génération, et l’engendré est appelé Fils. Comme il n’y a pas de telle similitude dans le cas de la volonté, on ne peut pas parler de génération ni de fils. On parle d’esprit, spiritus, mot qui désigne une impulsion vitale, comme quand l’amour incite à faire ou à ne pas faire quelque chose [169]. Le nom spiritus signifie « souffle » ; il vient du verbe spirare, dont le premier sens est « exhaler un souffle ». On parle couramment du souffle de l’Esprit saint. C’est un souffle et non une tornade.

Nous avons là, il me semble, l’a b c de la Trinité, et l’unanimité est facile à réaliser. La suite est plus difficile, ce serait l’a b c d e f de la Trinité. Voyons par curiosité. À la question 28, Thomas d’Aquin soulève le problème des relations en Dieu. La relation est alors l’une des dix catégories d’Aristote, que voici : substance, quantité, qualité, relation, lieu, temps, position, possession, action, passion [170].

Ce petit livre n’a pas emballé saint Augustin ; c’est le moins qu’on puisse dire : « De quoi me servit-il, vers ma vingtième année, où me tomba entre les mains l’ouvrage d’Aristote qu’on appelle les Dix catégories, de l’avoir lu et compris tout seul ? […] Ce livre me semblait traiter assez clairement des substances, de l’homme, par exemple, et de ce qu’il y a en elles […] De quoi me servaient ces notions ? Elles étaient malfaisantes ; car pendant que tout ce qui existait était compris en tous points dans ces dix catégories, je m’efforçais de vous concevoir, vous aussi, mon Dieu [171]. »  Thomas d’Aquin aurait suggéré à Augustin de chercher Dieu non pas dans les Dix catégories d’Aristote, un livre de logique, mais plutôt dans La Métaphysique.

La question 28 comprend quatre articles. Dans le premier, Thomas d’Aquin prouve qu’il y a des relations réelles en Dieu ; dans le deuxième, qu’en Dieu la relation s’identifie à l’essence [simplicité de Dieu] ; dans le troisième, que les relations sont réellement distinctes les unes des autres ; dans le quatrième, qu’il y a seulement quatre relations réelles en Dieu : la paternité, la filiation, la spiration et la procession.

Enfin, il soulève le problème des personnes en Dieu [172].  Il se demande d’abord si l’on peut appliquer à Dieu le nom de personne, même si on ne le trouve ni dans l’Ancien Testament ni dans le Nouveau [173]. Le mot personne signifie ce qu’il y a de plus parfait dans toute la nature, à savoir l’être subsistant raisonnable. [subsistant, qui n’existe pas dans un autre] Or, tout ce qui signifie une perfection doit être attribué à Dieu, car son essence contient en elle-même toute perfection. On peut donc lui attribuer le nom de personne, mais pas de la même manière qu’aux créatures : d’une manière plus excellente, comme il en est de l’attribution à Dieu des autres noms que nous donnons aux créatures.

Trois personnes humaines, c’est, par exemple, Jésus, Marie et Joseph. Le mot personne n’a pas le même sens quand il s’agit des personnes divines. Écoutons saint Augustin à ce sujet : « Nous disons une essence et trois personnes, imitant plusieurs auteurs latins, qui n’ont pas trouvé de meilleurs termes pour exprimer leur pensée. Mais, ici, le langage humain devient impuissant. Aussi disons-nous trois personnes, moins pour exprimer quelque chose que pour ne pas rester muets [174]. »

À la question 29, article 4, il prouve que le nom de personne appliqué à Dieu signifie une relation. À la question 30, article 1, il se demande s’il faut distinguer plusieurs personnes en Dieu. S’il y a en Dieu plusieurs relations, il s’ensuit qu’il y a plusieurs personnes. À l’article 2, il se demande s’il y a plus que trois personnes en Dieu. On pourrait penser qu’il y en a quatre puisqu’il a reconnu quatre relations en Dieu [175]. À la question 30, article 2, il va prouver que seules la paternité, la filiation et la spiration sont des personnes, soit le Père, le Fils et l’Esprit saint. Les trois personnes divines sont donc, en Dieu, trois relations subsistantes réellement distinctes les uns des autres.

Il est donc évident que Jésus, le Verbe de Dieu, n’est pas assis à la droite du Père, au ciel : il est en Lui au ciel comme il l’a été jusque sur la croix, et de toute éternité. Dieu n’a donc pas besoin de compagne, comme pensait Mahomet, pour avoir un fils. Enfin, le mot personne n’a pas le même sens dans « personnes divines » que dans « personnes humaines ».



[1] Pascal, Pensées, Paris, Nelson, 1949, p. 53, 19.

[2] L’Église que j’espère, Flammarion/Études, 2013, p. 133.

[3] Op. cit., livre IV, II, d. 44, q. 1, a. 2).

[4] II-II, q. 104, a. 6, sol. 1.

[5] II-II, q. 104, a. 5 ; q. 122, a. 4, sol. 3.

[6] II-II, q. 104, a. 5.

[7] Sentences, IV, II, d. 44, q. 2, a. 3.

[8] II-II, q. 104, a. 5, sol. 3.

[9] Sentences, IV, II, d. 44, q. 2, a. 3, sol. 4.

[10] Ibid., sol. 3.

[11] La Prudence, Éditions de la Revue des Jeunes, Paris, Tournai, Rome, 1949, p. 322-323.

[12] Les seize documents conciliaires, Montréal, Fides, 1947, p. 47-48.

[13] II-II, q. 104, a. 5.

[14] Jean-Paul II, Entrez dans l’espérance, Plon/Mame, 1994, p. 279-280.

[15] Op. cit., Québec, 1958, p. 113.

[16] I-II, q. 100, a. 8, sol. 3.

[17] II-II, q. 49, a. 1.

[18] Op. cit., Montréal, Éditions du Jour, 1973, p. 54.

[19] Traduction Jules Tricot, Paris, Vrin, 1970, p. 119-121.

[20] Op. cit., III, leçon 1, 339-345.

[21] Introduction à l’étude de saint Thomas d’Aquin, Paris, Vrin, Montréal, Institut d’études médiévales, 1954, p. 241.

[22] Cursus philosophiae, Québec, 1947, I, p. 465.

[23] I, q. 75, a. 6.

[24] I, q. 75, a. 6.

[25] I, q. 75, a. 3.

[26] Jean Mathieu-Rosay, La véritable histoire des papes, Paris, Jacques Grancher, 1991, p. 246.

[27] Ibid.

[28] Ibid., p. 257.

[29] II-II, q. 83, a. 9.

[30] Op. cit., Flammarion, 2007, p. 189.

[31] Op. cit., Paris, Seuil, 1957, p. 86.

[32] Op. cit., # 2851.

[33] Op. cit., # 1257.

[34] I-II, q. 70, a. 4.

[35] Op. cit., p. 185.

[36] III, q. 14, a. 4.

[37] Jésus de Nazareth, p. 184-185.

[38] Ibid. p. 187.

[39] La Bible, Paris, Bayard , Montréal, Médiaspaul, 2, 22-25.

[40] Genèse 2, 23-24.

[41] Op. cit., Paris, Fayard, 1985, p. 94.

[42] Op. cit., # 1644.

[43] Pascal, Pensées, Paris, Nelson, 1949, p. 66, 64.

[44] II-II, q. 49,  a. 1.

[45] Op. cit., Montréal, Novalis, 2013, p. 57.

[46] Ibid., p. 64.

[47] III, q. 29, a. 2.

[48] Matthieu 1, 20.

[49] De Nuptiis et Concupiscentia, 1, chap. 11-12.

[50] Commentaire de Luc, 2, chap. 1, v. 26-27.

[51] De Nuptiis et Concupiscentia,, 1, chap. 11-12.

[52] III, q. 29, a. 2.

[53] Vincent  Harvey, o.p.. L’Homme d’espérance, Montréal, Fides, 1973, p. 202.

[54] Cours de philosophie, Québec, 1942, tome II, # 485.

[55] Cursus philosophiae, volumen 3, # 1049.

[56] 1 Cor 7, 8-9.

[57] Les Confessions, VI, XIV.

[58] Les seize documents conciliaires, Montréal & Paris, Fides, p. 224.

[59] Matthieu 11, 30.

[60] Pierre Teilhard de Chardin, L’Avenir de l’homme, Paris, Seuil, 1959, p. 184.

[61] Abb Pierre, Testament, Paris, Bayard Éditions, 1994, p. 67-69.

[62] Fustel de Coulanges, La Cité antique, Paris, Hachette, p. 51.

[63] Ibid., p. 52.

[64] Platon, Les Lois, VI, 772-774.

[65] Cicéron, Des Lois, III, chap. III.

[66] Deutéronome 7, 14.

[67] III, q. 28, a. 4, sol. 1.

[68] Somme contre les Gentils, 3, chap. 123.

[69] Aristote, Éthique à Nicomaque, Paris, Garnier, 1961, VIII, chap. 1, 1.

[70] Les Caractères, Paris, Classiques français, 1993, p. 118, 7.

[71] Descartes, Les Passions de l’âme, Paris, Vrin, 1955, p. 123.

[72] Éthique à Nicomaque, traduction René Antoine Gauthier, o.p., et Jean-Yves Jolif, o.p.,Louvain, Paris, 1958, tome 1, p. 197-198.

[73] Éthique à Nicomaque, Paris, Vrin, 1997, p. 342.

[74] Éthique à Nicomaque, Classiques Garnier, 1961, p. 313.

[75] Commentaire de l’Éthique à Nicomaque, VII, leçon 5, # 1374.

[76] Ibid.

[77] I-II, q. 51, a. 1 ; q. 34,a. 2 ; q. 58, a. 1 ; q. 85, a. 6 ; II-II, q. 65, a. 1, sol. 1, etc.

[78] I-II, q. 94, a. 2.

[79] II-II, q. 154, a. 11.

[80] Ibid.

[81] Op. cit., # 2357.

[82] Abbé Pierre, Testament, Paris, Bayard Éditions, 1994, p. 22.

[83] Amour et Maîtrise de soi, Desclée de Brouwer, 1960, p. 92-93.

[84] CEC, # 2359.

[85] CEC, # 2357.

[86] Op. cit., Paris, Lethielleux, 1923, p. 11-12.

[87] I, q. 79, a. 13.

[88] Op. cit., 2039.

[89] Roger Poudrier, Miséricorde, Montréal, Médiaspaul, 2005, p. 25, note 31.

[90] Op. cit., Plon, Mame, 1994, p. 279-280.

[91] II-II, q. 2, a. 1, sol. 3.

[92] Le Coran Garnier-Flammarion, GF 237, 1970.

[93] Marc Aurèle, Pensées pour moi-même, Paris, Classiques Garnier, 1951, VII, XL.

[94] Discours de la méthode, Montréal, Variétés, 1946, p. 21.

[95] Pensées, Paris, Nelson, 1949, p. 89, 94.

[96] Ibid., p. 199, 366.

[97] Op. cit., Paris, Seuil, 1998, p. 184.

[98] Propos sur l’éducation, Paris, PUF, 1954, p. 98.

[99] Op. cit., Paris, « Les Belles Lettres », 1961, II, chap. 3, p. 62.

[100] Introduction à l’étude de saint Thomas d’Aquin, Montréal, Paris, 1954, p. 185.

[101] I, q. 92, a. 1, obj. 1.

[102] I, q. 102, a. 1.

[103] Pierre Louis, De la génération des animaux, IV, chap. 2.

[104] I, q. 92, a. 1, sol. 1.

[105] I, q. 4, a. 1.

[106] La Tyrannie du plaisir, Paris, Seuil, Points 588, 1998, p. 178.

[107] Des eunuques pour le royaume des cieux, Paris, Laffont, 1990.p. 217.

[108] Éthique à Nicomaque, Paris, Vrin, 1997, p. 365-366.

[109] Les Penseurs grecs avant Socrate, Paris, Garnier-Flammarion, Gf 31, 1964, p. 171, 32.

[110] Op. cit., VII, leçon 12, # 1495.

[111] Pascal, Pensées, Paris, Nelson, 1949, p. 199, 365, 366.

[112] II-II, q. 153, a. 2.

[113] Op. cit., chap. 16.

[114] Somme contre les Gentils, 3, chap. 122.

[115] II-II, q. 153, a. 4.

[116] II-II, q. 154, a. 3.

[117] Op.cit., Marietti, Turin, Rome, 1959.

[118] Op. cit., Montréal, Les Éditions du Jour, 1962, p. 55.

[119] Introduction à l’étude de saint Thomas d’Aquin, Paris, Vrin, Montréal, Institut d’études médiévales, 1954, p. 77-78.

[120] Quodlibet 4, q. 7, a. 2.

[121] Quodlibet 5, q. 7, a. 2.

[122] Quodlibet 7, q. 10, a. unique.

[123] Quodlibet 12, q. 14, a. 1.

[124] Quodlibet 5, q. 9, a. 2.

[125] Quodlibet 11, q. 9, a. 2.

[126] Quodlibet 1, q. 2, a. 2.

[127] Quodlibet 12, q. 11.

[128] Quodlibet 12, q. 6, a. 1.

[129] Quodlibet 11, q. 6, a. 1.

[130] Quodlibet 5, q. 2, a. 2.

[131] Op. cit., Paris, Seuil, 1981, 922 pages.

[132] I, q. 1, a. 1.

[133] I, q. 2, a. 3.

[134] Op. cit., IV, prose 1, 3-5.

[135] I, q. 25, a. 6.

[136] La Peste, Livre de Poche, 132, p. 174.

[137] I, q. 2, a. 2.

[138] Op. cit., Paris, GF 15, 1964, p. 165.

[139] Op. cit., Paris, GF 28, 1964, p. 361.

[140] Aristote, Les Parties des animaux, I, chap. 5.

[141] Cahiers Pierre Teilhard de Chardin, 3, p. 91.

[142] Vittorio Messori, Hypothèses sur Jésus, Paris, Mame, 1978, p. 19.

[143] Voltaire, Dictionnaire philosophique, GF 26, p. 165.

[144] Op. cit., Albin Michel, Livre de Poche, 31748, 2008.

[145] Op. cit., p. 123.

[146] Op. cit., p. 124.

[147] Descartes, Discours de la méthode, Montréal, Variétés, 1946, p. 13.

[148] Pascal, Pensées, Paris, Nelson, 1949, p. 68, 72.

[149] Commentaire de l’Éthique à Nicomaque, I. leçon 1, # 2.

[150] Jean Rostand, Ce que je crois, p. 61.

[151] I, q. 2, a. 3.

[152] Aristote, La Métaphysique, traduction Jules Tricot, Paris, Vrin, tome II, 1970, p. 675.

[153] Joie de croire, Joie de vivre, Le Centurion, 1981, p. 20.

[154] Op. cit., # 28.

[155] Le Coran, Paris, Garnier-Flammarion, 1970, Gf 237.

[156] La Politique, Denoël/Gonthier, Médiations 14, p. 184.

[157] III, q. 3, a. 4, obj. 1.

[158] III, q. 3, a. 4.

[159] III, q. 1.

[160] III, q. 32, a. 1.

[161] III, q. 53, a. 4.

[162] III, q. 50, a. 2 et 3.

[163] I-II, q. 105, a. 2, sol. 8.

[164] I, q. 27, a. 2.

[165] I, q. 34, a. 1.

[166] I, q. 34, a. 2.

[167] I, q. 3.

[168] I-II, q. 19, a. 5.

[169] I, q. 27, a. 4.

[170] Aristote, Organon, I, Catégories, Paris, Vrin, 1946, p, 5-6.

[171] Les Confessions, IV, chap. 16.

[172] I, q. 29 à 43, 65 articles.

[173] I, q. 29, a. 3.

[174] Saint Augustin, De la Trinité, V, 9.

[175] I, q. 28, a. 4.



Retour au texte de l'auteur: Martin Blais, philosophe, retraité de l'Université Laval. Dernière mise à jour de cette page le lundi 18 août 2014 11:41
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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