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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Martin Blais, L'oeil de Caïn. Essai sur la justice (1994)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Martin Blais, L'oeil de Caïn. Essai sur la justice. Montréal: Éditions Fides, 1994, 289 p. [L'auteur nous a autorisé, le 22 septembre 2004, à diffuser toutes ses publications.]

Introduction

Réunis à Rome, en octobre 1971, les évêques du monde entier devaient examiner deux thèmes, dont celui de « la justice dans le monde ». Dans une version française des conclusions de ce synode, on lisait : « Nous percevons dans le monde un ensemble d'injustices qui constituent l'essentiel des problèmes de notre temps [...] » Plus loin : « Face à la situation du monde actuel, marquée par le grand péché de l'injustice, nous ressentons, d'une part, notre responsabilité et, d'autre part, notre impuissance à l'éliminer. » [1] 

Pour les Québécois d'un certain âge, les propos du synode constituaient un véritable tête-à-queue moral : ils retournaient une morale qui mettait l'accent - un accent grave - sur la sexualité. La pureté était devenue la « sainte vertu ». Plus importante que la charité et la justice. Gabrielle Roy est un témoin privilégié de cette époque quand elle décrit la confession d'Alexandre Chenevert, au seuil de l'éternité. L'abbé Marchand écoute d'une oreille pendante d'épagneul les fautes contre la charité et la justice ; aux fautes contre la pureté, il dresse une oreille de berger allemand. (Les comparaisons empruntées à la race canine ne sont pas de cette grande dame.) 

Cette morale ne sévissait pas que chez nous, au Québec. Un prêtre français bien connu, Marc Oraison, parle, lui aussi, de « la sainte vertu » et d'une « survalorisation de tout ce qui concerne la sexualité génitale », ce qui signifie que les « fautes sexuelles sont alors vécues comme plus effrayantes que les fautes, même délibérées, contre la justice, par exemple ». Enfin, poursuit-il, « le temps n'est pas si lointain où certains moralistes estimaient que l'acte sexuel dans le mariage était un "péché permis" » [2]. Le temps n'est pas loin, c'est vrai, mais, en peu de temps, les choses ont beaucoup changé : le problème numéro un, c'est maintenant l'injustice. 

Pour se convaincre que le problème de l'injustice est le problème numéro un de l'humanité - sa honte aussi -, il n'est pas nécessaire de procéder à une cueillette de textes qui l'affirmeraient aux quatre coins du monde. La conviction naît de l'expérience personnelle : expérience interne et expérience externe. À tort ou à raison, il y a peu de Québécois, et encore moins de Québécoises, qui se trouvent justement traités par la société dont ils sont membres. Les femmes revendiquent leur place aux postes de direction : gouvernement ou industrie ; elles revendiquent, pour un travail équivalent, un salaire égal à celui des hommes ; les plus pieuses aimeraient dire, comme certains d'entre eux : « Ceci est mon corps. » De plus, si l'injustice se voit quand on n'en souffre pas, elle frappe bien davantage quand on l'éprouve en soi. On comprend mieux l'aveugle quand on est aveugle soi-même. 

Mais, quelles que soient les structures que l'on mette en place, la juste répartition de la richesse collective ne sera pas assurée si les gens qui les administrent sont malhonnêtes : comment imaginer une société juste composée d'escrocs ? « La grande illusion moderne, c'est d'admettre la toute-puissance des réformes de structures et de penser qu'on peut changer le dedans par le dehors. C'est le contraire qui est vrai. En tout cas, c'est par le dedans qu'il faut commencer », affirme Guy Brouillet [3]. Pense-t-on vraiment « changer le dedans par le dehors » ? J'en doute : on ne croit même pas nécessaire de changer le dedans ; certains soutiennent même que c'est impossible, comme nous le verrons plus loin. 

Les réflexions qui suivent porteront précisément sur le dedans, c'est-à-dire sur la justice intérieure, sans laquelle les plus belles constructions extérieures ne sont que châteaux de cartes. Certains en parlent comme d'une vertu morale, voire cardinale. Il faudra justifier ces mots étranges, puis leur trouver des équivalents, car le mot vertu est mort ou, du moins, moribond. Il est un de ces mots que l'on doit bannir de son vocabulaire quand on veut être compris ou bien quand on ne veut pas choquer. 

En effet, il y a des mots que l'on doit exclure pour la première raison : ce sont des mots identifiés comme étant « vieillis ou vieux » - les deux adjectifs ne sont pas synonymes. Un mot « vieilli » est encore compréhensible de nos jours, mais il ne s'emploie plus « naturelle-ment » dans la langue parlée courante ; est « vieux » un mot de l'ancienne langue, incompréhensible ou peu compréhensible de nos jours, et jamais employé, sauf par effet de style. Quand Ronsard dit que la Justice porte une balance dans la main « senestre » et un glaive dans la « dextre », il emploie deux épithètes devenues pour nous de « vieux » mots. Si, sans lui tendre la main, on disait à une personne : « Permettez que je vous serre la dextre », il n'est pas sûr qu'elle saurait ce qu'on veut lui serrer. Elle n'exclurait pas la vis... La ligne de démarcation entre un mot « vieilli » et un « vieux » mot est plutôt floue. 

Quand donc on veut être compris, il y a des mots que l'on doit bannir ; quand on ne veut pas choquer, il y en a d'autres que l'on se garde de prononcer. On n'est plus au temps où Boileau se vantait de dire : « J'appelle un chat un chat. » Le mot sourd, par exemple, comme nom ou comme adjectif, n'est ni vieux ni vieilli, mais il heurte la nouvelle sensibilité. Aussi les sourds sont-ils devenus des malentendants ; les aveugles, des non-voyants ; les malades ne sont plus des patients, mais des bénéficiaires ou des usagers. Les vieux sont des personnes du troisième âge. On ne prend pas de drogue : on consomme ; on ne tue pas l'orignal : on le récolte ; les prisonniers récalcitrants ne sont plus « dans le trou » : ils sont en ségrégation administrative ! De même, on ne parle plus de vertu : le mot agace et souvent fait sourire. « Chaque fois que je l'ai entendu, dit Paul Valéry, il était ironiquement dit. » J'en conviens, s'il pensait à son compatriote, Anatole France, pour qui « la vertu, comme le corbeau, niche dans les ruines [4] ». 

Le mot vertu continuera de faire sourire encore longtemps, sans doute ; les professeurs de morale eux-mêmes l'esquivent. Les vertus à acquérir ont fait place aux « habitudes à maîtriser [5] ». Mais la précision du langage y perd trop : le mot habitude n'évoque pas uniquement le domaine moral ; de plus, que signifie maîtriser une habitude ? Si, au moins, on parlait de bonnes habitudes à acquérir. D'autres parlent de la vertu morale comme d'une « habileté [6] ». Étendre ce mot au domaine moral, c'est lui donner un sens qu'il n'a pas en français. De la personne qui se prive du verre de trop, personne ne dira qu'elle est habile : c'est de la volonté qu'elle manifeste. On la dirait habile si elle se dressait sur ses mains avec un « dry martini » sur la nuque et parvenait à le déguster - dans le verre et non sur le plancher... La justice n'est pas une habileté, la sobriété non plus. D'ailleurs, il n'y a pas un seul dictionnaire qui définisse la justice, le courage ou la sobriété comme des habiletés. C'est un signe. 

Les conséquences de ces substitutions de mots sont plus graves qu'on ne pense. En effet, selon Jean Rostand, la tradition est l'un des deux facteurs essentiels du progrès, l'autre étant l'éducation [7]. Une partie de la tradition est orale, mais une partie importante est écrite. Si donc on substitue légèrement un mot à un autre, certains chefs-d'œuvre de sa propre langue deviendront bientôt aussi inaccessibles que les chefs-d'œuvre écrits dans une langue inconnue. C'est pourquoi José Ortega y Gasset en surprend plusieurs en affirmant que « le droit fondamental de l'homme [...] » est « le droit à la continuité » [8], et non le droit à la vie, parce que toute vie deviendrait impossible sans un minimum de continuité. 

Si l'on veut être clair, mais que l'on répugne à utiliser l'expression « vertu morale », la langue française suggère le mot qualité. Cependant, comme c'est une qualité d'être musicien et une aussi d'être juste, une précision s'impose : la vertu morale est une qualité morale. C'est vrai qu'il y a de bonnes et de mauvaises qualités, mais, dans le langage courant, quand on énumère les qualités d'une personne, on s'en tient aux bonnes. En analyse grammaticale, c'est différent : si j'analyse « pourrie », dans « pomme pourrie », je dirai que c'est un adjectif « qualificatif » (une qualité de la pomme, mais une mauvaise). 

La justice dont nous parlerons se situe parmi d'autres justices, dont il faudra la distinguer. L'oeil de Caïn, ce n'est pas le ministre de la Justice. Celui-là, il a le bras long, mais son bandeau est trop clair : il voit au travers... Pour inventorier les usages courants ou scientifiques d'un mot dont on ignore le sens précis, ce devrait être un réflexe de consulter son dictionnaire. Comme j'en ai plusieurs, j'en ai consulté plusieurs. Ma curiosité m'a posé un problème : tous ne donnent pas au mot justice les mêmes significations ni ne les placent dans le même ordre. Il reste que, pour la plupart des gens, le mot justice évoque d'abord un pouvoir et une administration : la justice, c'est un ministère ; ce sont des tribunaux avec des jurés, des avocats et des juges, des amendes et des prisons. Ce n'est pas de cette justice qu'il sera question dans ce livre, mais de la justice vertu morale ou qualité morale des personnes, et non pas « première vertu des institutions sociales », comme dit John Rawls [9]. Rawls parlerait d'un sénat juste, moi je vais parler de sénateurs justes. Il a écrit un ouvrage qui a pour titre Théorie de la justice ; Henry Steinberg a écrit Les dessous du palais, un livre qui nous dévoile tous les secrets de la justice. Eh bien, la justice de Rawls n'est pas celle de Steinberg et celle dont je parle n'est ni celle de Rawls ni celle de Steinberg. 

La définition la plus célèbre de la justice en tant que vertu morale remonte à Ulpien, jurisconsulte romain, mort en 228. Selon lui, elle est « une volonté ferme et perpétuelle de rendre à chacun son droit [10] ». Nous reviendrons sur cette définition. Pour le moment, notons qu'elle fait du droit l'objet de la justice : la justice rend à chacun son droit. La justice prise en un autre sens aurait un autre objet. Revenons à John Rawls pour le constater. Il détermine, lui aussi, l'objet de la justice, mais la justice dont il traite n'est pas la vertu morale, comme je l'ai déjà dit. Ne vous étonnez donc pas s'il affirme que « l'objet premier de la justice, c'est la structure de base de la société ou, plus exactement, la façon dont les institutions sociales les plus importantes répartissent les droits et les devoirs fondamentaux et déterminent la répartition des avantages tirés de la coopération sociale [11] ». Ne vous étonnez pas parce qu'il ne parle pas de la même justice que moi. 

La justice, en tant que qualité morale, a des exigences pratiques : elle n'est pas un pur objet de spéculation. On n'étudie pas la justice pour la réciter, mais pour la vivre. Les propos sur la justice doivent donc conduire à la pratique de la justice. Mais la justice constitue un genre par rapport à des espèces à déterminer et à définir. Revendicateurs éternels et féroces dans une société qui brandit une charte « des droits et libertés », mais qui n'en a pas des devoirs et des contraintes, la justice sociale ou distributive nous est familière. Pour la plupart des gens, elle est LA justice. Nous ferons connaissance avec une justice qui a perdu son nom, justice que chacun devrait pratiquer envers la société elle-même. Il y a enfin cette espèce de justice qui règle les échanges entre les membres de la société et qu'on est fondé d'appeler toujours « justice commutative ». Ces considérations feront l'objet de la première partie de notre cheminement : la partie théorique, dont la seconde partie détaillera les applications pratiques. 

Nous nous attarderons donc longuement sur les exigences de chacune des trois espèces de justice, en commençant par la plus méconnue, celle qui s'exerce envers la société. Avant de partager le bien commun, il faut le réaliser. On oublie cette vérité de La Palice. Le partage le plus scrupuleusement juste ne suffit pas à éliminer la misère : partagés entre cinq mille hommes sans compter les femmes et les enfants, précise l'Évangile cinq pains et deux poissons n'auraient permis à personne d'apaiser sa faim. Il aurait fallu pétrir et pêcher. 

Ulpien nous a dit que la vertu morale de justice a pour objet le droit. Mais quel droit ? Il faudra bien le préciser si l'on veut savoir de quoi l'on parle. Le mot droit a de nombreuses significations. Dans le Petit Robert, c'est la profusion. On trouve d'abord une sorte de dénominateur commun à tous les sens du mot droit : « Ce qui est conforme à une règle », sans précision cependant sur la règle dont il s'agit. Puis, deux grandes divisions. La première subdivisée en quatre ; la deuxième subdivisée d'abord en trois par les lettres A, B et C, puis, A et B subdivisés de nouveau en deux, pour un total de neuf sens différents du mot droit. 

On soupire après le messie annoncé par Paul Valéry : « Il vient toujours un moment où l'essentiel d'une doctrine qui a paru très abstruse est expliqué en trois mots par un homme d'esprit [12]. » Et l'on comprend la réflexion du père Delos : « Comment entendre le droit, ou même savoir de quel droit l'on parle [13] ? » De quel droit parle-t-on quand on dit que la justice a pour objet le droit ? Mais aussi de quel droit ne parle-t-on pas ? Les choses devraient se préciser dans les pages qui vont suivre.


[1] La justice dans le monde, pp. 10 et 13.

[2] Marc ORAISON, Le mystère humain de la sexualité, pp. 46-47.

[3] Guy BROUILLET, La passion de l'égalité, p. 172.

[4] Anatole FRANCE, La rôtisserie de la reine Pédauque, p. 157.

[5] Arrimages, no 7 et 8, p. 59.

[6] Guy BROUILLET, La passion de l'égalité, p. 210.

[7] Jean ROSTAND, L'Homme, p. 119.

[8] José ORTEGA Y GASSET, La révolte des masses, p. 39.

[9] John RAWLS, Théorie de la justice, p. 29.

[10] Les cinquante livres du Digeste, p. 43.

[11] John RAWLS, Op. cit., p. 33.

[12] Paul VALÉRY, Oeuvres, I, p. 385.

[13] J. Th. DELOS, o.p., La justice, p. 227.


Retour au texte de l'auteur: Martin Blais, philosophe, retraité de l'Université Laval. Dernière mise à jour de cette page le mardi 12 septembre 2006 14:24
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur au Cégep de Chicoutimi.
 



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