RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du livre de Martin Blais, Sacré Moyen âge! Montréal: Éditions Fides, 1997, 224 p. ; Bibliothèque québécoise, 2002, 251 p. Une édition numérique réalisée par Marcelle Bergeron, bénévole, professeure retraitée de l'École polyvalente Dominique-Racine de Chicoutimi. [L'auteur nous a autorisé, le 22 septembre 2004, à diffuser toutes ses publications.]


Martin Blais (1924 - )

La crise étudiante
au Québec en 2012
.”

Chicoutimi, Québec : texte inédit pour Les Classiques des sciences sociales, 29 octobre 2012.

Introduction
1.   Le droit de manifester mis en question
2.   Liberté n’est pas synonyme de droit
3.   Le droit cohabite en harmonie avec la liberté
4.   Trois sens du mot droit
5.   Les restrictions à la liberté de manifester :

- celles de la Charte québécoise
- celles de la Convention relative aux droits de l’enfant
6.   La portée du vote majoritaire d’une association étudiante :

- les divers sens du mot syndicat
- les associations étudiantes n’ont pas d’accréditation
- différence entre un ouvrier syndiqué et un étudiant
7.   Les droits et les libertés authentiques s’exercent simultanément
8.   « Le droit à l’éducation » ?
- les notions d’instruction et d’éducation
- le droit à l’éducation ramené à une liberté

9.   Les études universitaires gratuites ?
- l’injonction du Pacte international
- d’autres injonctions ignorées
- le gouvernement, distributeur en chef

10.   L’éducation, « un bien public » ?
- elle est d’abord un bien personnel
- public à certaines conditions

11.   La société est échange de services :
- les services les plus appréciés
- la place des services rendus par certains diplômés d’université
12.   Le vote à « mains levées »

13.   Ce que la loi 78 ajoutait :
- elle précisait des restrictions déjà demandées par la Charte
- elle exigeait le respect du droit de ceux qui voulaient étudier
- elle prévoyait des sanctions
Conclusion


Introduction

Bonjour cher Monsieur Tremblay,

En pièce jointe, je vous envoie un court texte, vingt pages, sur la crise étudiante. C'est peut-être mon dernier texte. À 88 ans bien sonnés, je n'ai plus de projets à long terme. Et, pour moi, quelques mois, c'est du long terme.

Pendant la crise étudiante, nous avons entendu des gens de tous les horizons: des leaders étudiants, des chez syndicaux, des avocats, des fiscalistes, des politiciens du pouvoir et de l'opposition, des sociologues, des professeurs de droit, etc.

À ma connaissance, nous n'avons pas entendu de philosophes, du moins pas de philosophes spécialistes de ce champ particulier qu'est la philosophie du droit.

Ayant donné pendant dix ans, à la Faculté de philosophie, un cours sur la justice, dont l'objet est le droit, j'ai labouré ce champ. Le cours a donné naissance à un livre de 288 pages, « L'Oeil de Caïn » [1]. Un avocat, Michel

Giroux, est venu faire un doctorat en philosophie ; j'ai été son directeur de thèse, et il a donné le cours de philosophie du droit. De plus, je compte parmi mes correspondants le juge à la retraite Gilles Plante. J'ai soumis mon texte à ces deux spécialistes non seulement du droit, mais de la philosophie du droit.

Enfin, en 1970, lors d'une autre crise étudiante, j'étais professeur à Laval. J'ai vécu la crise. On y parlait non seulement de gratuité mais de salaire. Un étudiant était allé au micro pour dénoncer l'attitude des professeurs qui examinent les copies et tranchent : « Passe, passe pas. »

J'étais allé au micro pour tirer la conclusion : « Donc tu veux que tous passent. » Cet étudiant devançait de quelques décennies Albert Jacquard qui voudrait qu'on cesse de noter les étudiants.

Je laisse au gouvernement le dernier mot. Je ne veux pas jouer au gérant d'estrade. D'ailleurs, il n'appartient pas à la philosophie du droit de trancher la question des droits de scolarité.

[…]

Martin Blais,
un admirateur reconnaissant
29 octobre 2012.




La crise étudiante au Québec
en 2012


Pendant l’année 2012, le Québec aura capté l’attention du monde par ses manifestations étudiantes ; on a avancé le nombre de soixante-dix sept pays et de milliers d’articles. C’est à se demander si les jeux olympiques  auraient été plus efficaces. On a parlé de printemps « érable » – adaptation ingénieuse de printemps « arabe » – et de « printemps québécois ». Quand on vit dans un pays nordique, des étudiants qui manifestent pour obtenir un gel des droits universitaires de scolarité peuvent exhaler des effluves de printemps.

Ce pseudo-printemps était bien québécois d’abord par le pot-pourri des  participants : présence dans les rues de chefs syndicaux, de membres de l’opposition à l’Assemble nationale, de personnes arborant un drapeau qui affichait le sigle PCR et ses emblèmes (le marteau et la faucille), d’artistes et, majoritairement, d’étudiants, accompagnés de leurs autres sympathisants. Il était bien québécois, en second lieu, par l’imprécision du vocabulaire utilisé et par des omissions capitales. Voici quelques-unes des difficultés soulevées par le langage. D’abord concernant le « droit de manifester ».


Le droit de manifester mis en question

On a cent fois entendu proclamer le « droit de manifester ». Pourtant, la Charte des droits et libertés de la personne du Québec n’édicte aucun « droit de manifester ». C’est en vain que vous la scruterez ; vous ne le trouverez pas. L’article 3 mentionne quelques libertés fondamentales : « Toute personne est titulaire des libertés fondamentales telles la liberté de conscience, la liberté d’opinion, la liberté d’expression, la liberté de réunion pacifique et la liberté d’association. » C’est de la « liberté  d’expression » que les manifestants déduisaient leur « droit de manifester ». Pour clarifier leurs idées et leur vocabulaire, Leibniz leur aurait conseillé de construire un syllogisme. Celui qui s’impose ici pourrait se formuler comme suit : « S’exprimer est une liberté reconnue par la Charte du Québec. Or, manifester est une façon de s’exprimer. Donc manifester est une liberté conforme à la Charte du Québec. » Les manifestants devraient donc parler de leur liberté et non de leur droit de manifester.


Liberté n’est pas synonyme de droit

S’il n’y  avait pas de différence entre un droit et une liberté, notre Charte n’en serait pas une de « droits et libertés » mais seulement de droits. À ma connaissance, personne n’a mentionné cette différence, y compris les professeurs de la Faculté de droit de l’Université Laval qui sont venus à la télévision ou ont écrit dans Le Soleil du 23 mai 2012. Ces professeurs avaient pourtant été présentés comme des spécialistes en droits et libertés de la personne.

Quelle est donc la différence entre un droit et une liberté ? Quand on examine les libertés fondamentales énumérées à l’article 3 de la Charte, on conclut qu’il s’agit, dans certains cas, d’une activité incontrôlable : l’opinion, la conscience… Incontrôlable si l’acte reste à l’intérieur. Personne ne connaît mes opinions si je ne les exprime pas par la parole, par l’écrit ou autrement (caricature, mimique…). Si je le fais, je peux avoir des problèmes, car « Toute personne a droit à la sauvegarde de sa dignité, de son honneur et de sa réputation » (art. 4).  La Charte parle encore de liberté quand il s’agit de choses qui n’intéressent pas toute  personne. La religion, par exemple. La Charte en fait un objet de liberté. Par contre, un droit évoque quelque chose dont tout le monde veut bénéficier : la vie, l’intégrité de la personne, la propriété, etc.


Le droit cohabite en harmonie avec la liberté

En 1989, l’Assemblée générale des Nations unies a adopté la Convention relative aux droits de l’enfant. Il n’est pas anormal de s’y référer, car le projet de loi 78 – devenu la loi 12 – a été soumis à la Commission [québécoise] des droits de la personne et des droits de la jeunesse. On constate que, dans cette Convention, les libertés ne sont pas absorbées par les droits. La liberté d’association, par exemple, ne devient pas un droit d’association, mais un « droit à la liberté d’association ». La distinction entre un droit et une liberté est donc maintenue. Voici quelques exemples tirés de cette Convention.

Article 12. 1 : « Les États parties [plus de cinquante pays, dont le Canada] garantissent à l’enfant qui est capable de discernement le droit d’exprimer librement ses opinions sur toute question l’intéressant. » Article 13, 1 : « L’enfant a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté de rechercher, de recevoir et de répandre des informations et des idées de toute espèce, sans considération de frontières, sous une forme orale, écrite, imprimée ou artistique, ou par tout autre moyen du choix de l’enfant. »  Article 14, 1 : « Les États parties respectent le droit de l’enfant à la liberté de pensée, de conscience et de religion. »  Article 15, 1 : « Les États parties reconnaissent les droits de l’enfant à la liberté d’association et à la liberté de réunion pacifique. »

Après avoir mentionné les libertés fondamentales accordées par la Charte et la Convention, il est normal de consulter celles du pays dont le Québec fait encore partie, c’est-à-dire de la Charte canadienne des droits et libertés. « Chacun a les libertés fondamentales suivantes : a) liberté de conscience et de religion ; b) liberté de pensée, de croyance, d’opinion et d’expression, y compris la liberté de la presse et des autres moyens de communication ; c) liberté de réunion pacifique ; d) liberté d’association. »

Si l’on compare à celles de la Convention les libertés fondamentales mentionnées à l’article 3 de la Charte québécoise – liberté de conscience, liberté de religion, liberté d’opinion, liberté d’expression, liberté de réunion pacifique et liberté d’association –, on constate que six sont identiques ; la Convention en ajoute une septième : la liberté de pensée. Et Pascal d’applaudir : « Toute notre dignité consiste en la pensée [2]. » La Charte canadienne ajoute « la liberté de croyance et la liberté de presse et des autres moyens de communication ».

Mais quel est donc le sens du mot droit dans les formules de la Convention, comme dans « droit à la liberté d’expression » ? Pour le préciser, voyons trois sens du mot droit.


Trois sens du mot droit

Les auteurs de l’introduction aux Codes civils écrivent : « Le mot droit peut être pris dans plusieurs sens différents. Il a premièrement un sens subjectif quand il désigne la faculté d’agir appartenant à un individu. C’est dans ce sens qu’on l’entend lorsque l’on affirme, par exemple, “ j’ai le droit de vendre ma maison [3] ” ». Le Petit Robert définit le mot faculté comme une « possibilité » d’agir. Les gens ont sans cesse sur les lèvres l’expression « avoir le droit » ; ils revendiquent même le droit à l’erreur. « Le droit à la liberté d’association » de la Convention devient une possibilité de former des associations.

Dans la même introduction aux Codes civils : « [Le mot droit] désigne, en second lieu, l’ensemble des règles juridiques qui régissent les hommes entre eux dans la société » (ibid.). Tout le monde est familier avec les mots faculté de droit, étudiant en droit, avocats, juges, etc. Et personne n’ignore que, dans une faculté de droit, on étudie des lois ; que les avocats et les juges doivent être des experts en lois. Les sigles LL.B., LL.M. ou LL.D. signifient baccalauréat, maîtrise ou doctorat en lois. Pourquoi ces deux LL avant B, M ou D ? Pour dire docteur en lois, ne devrait-on pas écrire D.LL. ? Oui, si c’était du français, mais c’est du latin : les deux LL expriment le pluriel latin, legum, « de lois », et, en latin, on met parfois le complément déterminatif [le déterminant] avant le déterminé. Pendant les jeux olympiques, un monsieur Sylvain Guimond venait expliquer les difficultés que devaient vaincre les athlètes. Au bout de son nom, le sigle Ph.D. Encore du latin : philosophiae doctor, mais il ne s’agissait pas d’un doctorat obtenu dans une faculté de philosophie. Ph.D. signifie que le détenteur a fait des études doctorales dans une discipline universitaire qui n’est pas nécessairement la philosophie. M. Guimond est docteur en biomécaniqe.

Pour voir ce que le mot droit désigne en troisième lieu, on peut regarder agir les gens ou tout simplement ouvrir le Petit Robert.  Au mot droit, on lit : « Ce qui est exigible. » Je vais à exigible : « Ce qu’on a le droit d’exiger. » Du Raymond Devos ? Mais non ; dans la définition d’exigible, le mot droit est pris au premier sens : faculté d’agir, tandis que « Ce » c’est la chose que l’on exige : une augmentation de salaire, une diminution de la charge de travail, un gel des droits de scolarité, des vacances plus longues, une rente de retraite plus généreuse, une compensation pour une attaque à la réputation, etc.

Celui qui exige est créancier ; celui qui doit est débiteur. Le créancier exige souvent plus que de raison ; le débiteur veut concéder le moins possible. Quand leurs positions sont irréconciliables, ils peuvent aller devant un juge qui tranchera le litige – le mot juge vient du latin judex, de jus, « droit », et dicere, « dire ». Le juge a pour fonction de dire le droit ; ce qui lui semble le droit. Ce droit est la chose due à autrui en raison de son égalité. Le salaire est dû s’il est égal au travail fourni, et le travail doit être ajusté à la force du travailleur, etc.

Dans les formulations de la Convention : « droit à la liberté », par exemple, le mot droit peut être entendu en deux sens : 1) faculté d’agir, possibilité, pouvoir, permission ; 2) chose due. Si des citoyens sont frustrés de ne pouvoir pratiquer leur religion, de changer de religion on de n’en pratiquer aucune, ils revendiquent le « droit à la liberté de religion », et le mot droit revêt  alors le sens de chose due.


Les restrictions à la liberté de manifester

Avant l’adoption du projet de loi 78, l’article 9.1 de la Charte québécoise apportait des restrictions concernant la manière de manifester. Voici ce que stipule cet article : « Les libertés et droits fondamentaux s’exercent dans le respect des valeurs démocratiques, de l’ordre public et du bien-être général des citoyens du Québec. La loi peut, à cet égard, en fixer la portée et en aménager l’exercice. » La liberté de manifester n’était donc pas une liberté absolue.

La Convention relative aux droits de l’enfant contient elle aussi des restrictions. « L’exercice [du droit à la liberté d’expression] ne peut faire l’objet que des seules restrictions qui sont prescrites par la loi et qui sont nécessaires : a) Au respect des droits ou de la réputation d’autrui ; ou b) À la sauvegarde de la sécurité nationale, de l’ordre public, de la santé ou de la moralité publiques » (art. 12.1).

« La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut être soumise qu’aux seules restrictions qui sont prescrites par la loi et qui sont nécessaires pour préserver la sûreté publique, l’ordre public, la santé et la moralité publiques, ou les libertés et droits fondamentaux d’autrui » (art. 14.3). L’exercice des droits de l’enfant à la liberté d’association et à la liberté de réunion pacifique (art. 15,1) fait l’objet des mêmes restrictions.

Les restrictions de l’article 9.1 de la Charte et celles de la Convention sont bafouées quand des manifestants perturbent la circulation : ils frustrent alors les citoyens de leur droit de circuler librement pour vaquer à leurs occupations. Les manifestants ont prévenu l’objection. Selon eux, il faut bien mettre de la pression quelque part pour faire céder le gouvernement. Ce serait de l’ordre du moindre mal. Cet ordre existe. L’exemple de saint Augustin (354-430) vient à l’esprit. Le désordre public est un mal plus grand que celui de la prostitution. Pour éviter que les passions sèment le désordre, on tolère le moindre mal de la prostitution [4].

Mais peut-on parler de moindre mal quand il s’agit de droits ? Non ; le moindre droit n’est pas un mal mais un bien. Une personne peut sacrifier un moindre droit qu’elle détient pour un droit supérieur. Par exemple, sacrifier sa santé, voire sa vie, pour une grande cause. Les exemples abondent dans l’histoire. Mais personne ne peut sacrifier la santé ou la vie des autres pour sa grande cause personnelle. La Convention stipule que les libertés et les droits de chacun doivent s’exercer dans le respect « des libertés et droits fondamentaux d’autrui ».

Les restrictions de l’article 9.1 de la Charte et celles de la Convention sont de nouveau bafouées quand des manifestants se livrent à des actes de vandalisme : ils violent alors des droits inscrits dans la Charte concernant le respect de la propriété privée. La Charte renforce la prescription précédente de la Convention quand elle affirme, dans son préambule, que « les droits et libertés de la personne humaine sont inséparables des droits et libertés d’autrui ».

Une manifestation doit-elle ressembler à une procession de la Fête-Dieu ? Pas vraiment. Les leaders n’ont pas même allure, les manifestants sont plus âgés si l’on excepte les enfants de choeur, l’encens remplace le poivre de Cayenne, les propos diffèrent : d’un côté, on loue le Saint-Sacrement, de l’autre, on vilipende le premier ministre ; les banderoles ne sont pas interchangeables, la procession dure moins longtemps et il n’y a pas de vandalisme car les casseurs n’utilisent pas ces manifestations pour frapper le capitalisme.


La portée du vote majoritaire
d’une association étudiante


Le deuxième S de l’acronyme ASSÉ – Association pour une solidarité  syndicale étudiante – soulève la question du statut juridique des associations étudiantes – CLASSÉ (c’est l’ASSÉ aux structures élargies à d’autres associations non membres), FEUQ, FECQ, et TaCEQ. Sont-elles des syndicats comme ceux qui sont affiliés à la CSN, à la FTQ ou à la CSQ ? Ces syndiqués-là font des grèves, d’ordinaire légales, parfois illégales, ils font du piquetage, qui peut être légal ou illégal, les patrons les lock-outent parfois et, par des lois spéciales, le gouvernement les contraint de rentrer au travail quand il juge que le bien commun en souffre. 

Le mot syndicat a plusieurs sens. En voici quelques-uns de consignés dans le Petit Robert. Au sens moderne : « Association qui a pour objet la défense d'intérêts communs. » Syndicat financier : groupement constitué par des banques pour assurer le placement de titres lors de leur émission. !Syndicat de propriétaires, qui a pour objet la réalisation de travaux d'utilité générale intéressant plusieurs propriétés. Syndicat d’initiative !: organisme destiné à développer le tourisme dans une localité. Au sens courant : « !Association qui a pour objet la défense d'intérêts professionnels (amélioration des conditions de production, d'exploitation, d'achat, de vente ; relations entre employeurs et salariés ; salaires, conditions de travail), etc. »  Syndicat national de l'édition. Syndicat patronal ; syndicat de producteurs. Ces syndicat ne connaissent ni la grève, ni le piquetage, ni le lock-out, ni les lois spéciales. En ces différents sens du mot syndicat – sens moderne et sens courant –, les associations étudiantes sont des syndicats.

Mais, en un sens spécial, depuis 1839, un syndicat est formé uniquement de salariés. On a des syndicats de mineurs, de fonctionnaires, d’enseignants, d’infirmières, etc. Pour former un syndicat en ce sens spécial, les salariés d’un métier, d’une profession ou d’une usine, par exemple, doivent demander et obtenir une accréditation. S’ils l’obtiennent, ils peuvent jouir des privilèges d’un syndicat au sens spécial qui vient d’être mentionné. Ils peuvent faire des grèves légales, faire du piquetage, s’exposer à un lock-out ou se faire rentrer au travail par une loi spéciale. Or, aucune association étudiante n’a obtenu l’accréditation syndicale. Elle ne doit donc pas se comporter comme si elle était un syndicat accrédité. 

Quelle est donc la différence entre un étudiant de la CLASSÉ, de la FEUQ, de la FECQ ou de la TaCEQ et un électricien syndiqué ? L’électricien syndiqué est mis en grève par la majorité des syndiqués présents lors du vote de grève, si le quorum est atteint. Ceux qui étaient opposés à la grève renoncent à leur droit au travail en vue d’avantages éventuels qui doivent compenser les pertes encourues. Les travailleurs mis en grève par la majorité des membres de leur syndicat n’obtiendraient pas d’injonction qui leur permettrait de rentrer au travail. La situation est différente dans le cas des associations étudiantes. Les injonctions accordées par les tribunaux à plusieurs étudiants pour qu’ils aient accès à leurs cours montraient clairement qu’un vote majoritaire des étudiants n’annulait pas, aux yeux des juges concernés, le droit d’accès à leurs cours à ceux qui désiraient les reprendre.


Les droits et les libertés authentiques
s’exercent simultanément


Un droit ou une liberté authentiques ne sont jamais contraires à un droit ou à une liberté authentiques chez autrui : les deux doivent s’exercer simultanément. On entend souvent proclamer un précepte devenu proverbe : « La liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres. » Non : ma liberté de pratiquer ma religion ne s’arrête pas où commence la liberté du juif, du musulman ou de l’anglican de pratiquer la leur. Ces libertés doivent s’exercer simultanément. Ce qui arrête ma liberté de m’exprimer, par exemple, de ne pas verser dans la calomnie, la médisance, les allégations, c’est ma conscience, dans l’immense majorité des cas. La loi peut être invoquée dans certains cas graves : « Toute personne a droit à la sauvegarde de sa dignité, de son honneur et de sa réputation » (Charte, art. 4).

Une objection fort pertinente rappelle que, lors d’une grève dans une entreprise, la majorité empêche ceux qui ont voté contre la grève d’entrer au travail. D’accord, mais ce n’est pas les empêcher d’exercer un droit, car il n’y a pas de droit au travail au sens de « chose due », même si l’article 23 de la Déclaration universelle des droits de l’homme stipule !: « Toute personne a droit au travail, au libre choix de son travail », etc. S’il s’agissait d’un droit au sens de « chose due », il faudrait identifier un débiteur, car à un droit en ce sens correspond un devoir, au sens de dû, chez quelqu’un d’autre, et cet autre peut être amené devant les tribunaux s’il refuse de rendre le dû, d’acquitter sa dette.

Qui donc un chômeur pourrait-il poursuivre en invoquant l’article 23 de la Déclaration universelle des droits de l’homme ? Le gouvernement ? Non ; il favorise indirectement la création d’emplois, mais il n’est pas débiteur d’un emploi envers chaque chômeur. Le gouvernement crée directement des emplois quand il embauche des fonctionnaires. On reproche souvent aux divers paliers de gouvernement d’en embaucher trop et de les traiter trop généreusement. Enfin, on peut renoncer à son droit. C’est ce que les membres d’un syndicat accrédité sont prêts à faire, éventuellement, à l’occasion d’une grève décidée par la majorité, qui anticipe des avantages supérieurs aux pertes encourues. On peut renoncer à son droit au sens strict de chose due en effaçant une dette.


« Le droit à l’éducation » ?

Les manifestants brandissaient, entre autres pancartes, certaines  libellées : « Le droit à l’éducation. » Parfois elles ajoutaient « gratuite ». Le mot éducation ne passe pas comme une lettre à la poste. Avant de poursuivre, « décidons de ce mot », dirait Paul Valéry [5]. Il vient du latin educatio, qui nous renvoie au verbe educare. En parlant des personnes, mon Bornecque – dictionnaire latin – dit qu’il signifie « élever quant à l’esprit et au caractère ». En parlant des animaux et des plantes, il signifie « élever, nourrir ». On élève encore des animaux, mais on cultive les plantes. Au mot educatio : « 1. Éducation (d’un enfant). 2. Élevage des animaux, culture des arbres. » Allons à educator : « 1. Précepteur. 2. Nourricier. »

Les notions d’instruction et d’éducation

En français, personne ne confond l’instruction avec l’éducation ; la distinction est bien nette. L’instruction, dit le Petit Robert, c’est « l’action d'enrichir et de former l'esprit (de la jeunesse) », et il renvoie au mot  enseignement. L’instruction est également le savoir d’une personne instruite. Pour le signifier, on dit alors « avoir de l’instruction » ou, dans le cas contraire, « être sans instruction ». Il va sans dire qu’on peut enrichir son esprit à tout âge, pas seulement pendant sa jeunesse.

Mais, dans un être humain, il n’y a pas que l’esprit : il y a le corps, la volonté, la sensibilité. Pour former un plongeur olympique, il faut lui donner de la théorie, mais il faut surtout le faire plonger. Il en est ainsi de tous les sports et de tous les arts. L’instruction fait alors partie de l’éduction.

On parle aussi d’éducation morale. Toutes les vertus morales s’acquièrent par la répétition des actes appropriés. Il faut en poser beaucoup et longtemps pour parvenir à le faire facilement et avec plaisir. Il ne suffit pas de savoir ce qu’est la justice : il faut la pratiquer. Un élève peut obtenir 100 % pour un travail sur la justice rédigé avec un iPad volé. Le mot éducation peut enfin signifier la connaissance et la pratique des usages de la société. On parle alors de politesse, de savoir-vivre.  Avoir de l'éducation, c’est le contraire d’être « un ours mal léché ». Dans son Petit traité des grandes vertus, André Comte-Sponville place la politesse en tête des dix-huit vertus qu’il présente [6].

En français, la distinction semble bien nette, certains diraient cartésienne, entre instruction et éducation, surtout au dernier sens indiqué ci-dessus. En anglais, le mot évoque davantage l’instruction. Adult education signifie « enseignement postscolaire ».

– « Le droit à l’éducation » ramené à une liberté

Les manifestants étaient dans la rue pour « faire reculer le gouvernement », qui avait dégelé les droits de scolarité. Le mot éducation était donc employé au sens d’instruction, de scolarité, d’études supérieures, puisqu’il s’agissait des études universitaires. Que leur aurait appris la loi québécoise ?

La Loi sur l’instruction publique du Québec, dans sa section I, concède à l’enfant « un droit au service de l’éducation préscolaire et aux services d’enseignement primaire et secondaire ». Dans la section II, elle lui impose  une obligation scolaire « du premier jour de l’année du calendrier scolaire suivant celle où il a atteint l’âge de 6 ans jusqu’au dernier jour du calendrier scolaire de l’année scolaire au cours de laquelle il a atteint l’âge de 16 ans, ou au terme de laquelle il obtient un diplôme décerné par le ministre ». De 6 à 16 ans, s’instruire est pour eux un devoir légal. Or, un devoir n’est pas toujours agréable à remplir. En effet, la fréquentation scolaire s’avère pénible pour nombre d’enfants. Le décrochage, qui sévit à l’état de quasi-fléau, en est la preuve.

Quand ils ont 16 ans révolus, les jeunes du Québec peuvent pousser un soupir de soulagement : « Enfin, libres !! » Ceux qui décident de poursuivre leurs études le font librement : aucun d’eux ne doit dire qu’il a le droit de poursuivre ses études, car il est libre de le faire ou de ne pas le faire. C’est une question de volonté et d’aptitudes, car la scolarité est gratuite au collège. En empruntant le langage de la Convention, un jeune de 16 ans révolus pourrait parler du « droit à la liberté de poursuivre ses études ».Un droit à la liberté, c’est différent d’un droit au sens de « chose due », comme il a été montré.

Après le collège, l’université. Certaines pancartes présentaient les études universitaires comme un droit. Non ; elles ne sont pas un droit, car on n’a pas à se qualifier pour jouir d’un droit. Nous avons une Charte des droits et libertés de la personne. Dès qu’on est une personne, on est titulaire de ces droits et libertés. Ce n’est pas le cas des études universitaires : il ne suffit pas d’être une personne pour y être admis. Il n’y a donc pas de droit aux études universitaires. Cependant, si une personne qui satisfait aux conditions requises pour être admise dans un programme universitaire, s’en voit refuser l’accès, elle est frustrée dans son droit au sens de chose due et elle peut poursuivre en justice les responsables du refus.

Le prétendu « droit à l’éducation » est donc, rigoureusement parlant, une liberté d’entreprendre des études universitaires quand on en a la volonté, la capacité intellectuelle, la préparation requise et l’argent nécessaire ; l’argent peut venir du gouvernement, sous forme de bourse ou de prêt ; il peut venir de parents à l’aise, de bienfaiteurs, du travail rémunéré de l’étudiant. L’argent ne devrait jamais constituer un obstacle insurmontable. Cependant, il faudrait peut-être cesser de considérer comme un investissement les sommes que le gouvernement engage dans l’éducation et comme une dette la contribution de l’étudiant.  Dans les deux cas, c’est de l’investissement rentable. 


Les études universitaires gratuites ?

- L’injonction du Pacte international

Si l’on ajoute la gratuité, un autre problème se pose. Pour l’exiger, certains invoquent le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, dont voici l’article 13, c : « L’enseignement supérieur doit être rendu accessible à tous en pleine égalité, en fonction des capacités de chacun, par tous les moyens appropriés et notamment par l’instauration progressive de la gratuité. »

Quand on lit que « l’enseignement supérieur doit être rendu accessible à tous en pleine égalité », on ne prévoit pas la restriction qui suit : « en fonction des capacités de chacun ». Bref, il s’agit de rendre l’enseignement supérieur accessible à tous ceux qui en ont les capacités intellectuelles. Pour les plus pauvres, la gratuité serait un moyen. Je le répète, aucun jeune qui veut faire des études supérieures et qui a les capacités intellectuelles requises ne devrait en être empêché à cause de sa situation financière.

- Des injonctions ignorées

Les pays qui diffèrent « l’instauration progressive de la gratuité », comme dit le Pacte, ne  sont pas traînés devant les tribunaux, ni ceux qui ne tiennent pas compte d’autres articles des documents internationaux. Par exemple, de l’article 26, 3 de la Charte internationale des droits de l’homme : « Les parents ont par priorité le droit de choisir le genre d’éducation à donner à leurs enfants. » L’article 13, 3 du Pacte concède le même droit prioritaire des parents : « Les États parties au présent Pacte – plus de cinquante pays, dont le Canada – s’engagent à respecter la liberté des parents et, le cas échéant, des tuteurs légaux, de choisir pour leurs enfants des établissements autres que ceux des pouvoirs publics, mais conformes aux normes minimales qui peuvent être prescrites ou approuvées par l’État en matière d’éducation, et de faire assurer l’éducation religieuse et morale de leurs enfants conformément à leurs propres convictions. »

La Charte des droits et libertés de la personne du Québec appliquait en ces termes les prescriptions de la Charte internationale et du Pacte : « Les parents et les personnes qui en tiennent lieu ont le droit d’exiger que, dans les établissements d’enseignement publics, leurs enfants reçoivent un enseignement religieux ou moral conforme à leurs convictions, dans le cadre des programmes prévus par la loi » (article 41). Quand il a supprimé l’enseignement confessionnel, sans consulter les parents, le gouvernement du Québec a remplacé cet article 41 de la Charte par l’article 13 de la loi 95 : « Les parents ou les personnes qui en tiennent lieu ont le droit d’assurer l’éducation religieuse et morale de leurs enfants conformément à leurs convictions, dans le respect des droits de leurs enfants et de l’intérêt de ceux-ci. » Un lecteur peu attentif ne remarquera pas que, dans cet article 13 de la loi 95, a été supprimé « le droit d’exiger que, dans les établissements publics ».

Dans certains pays, l’université est gratuite. C’est l’objectif que visent les étudiants : cette année, le gel des droits de scolarité ; l’an prochain, la gratuité. Mais, dans aucune université où se vit la gratuité, il n’y a de droit aux études universitaires. Pour y être admis, il faut partout se qualifier. De plus, aucun pays n’a les moyens d’offrir à ses citoyens tout ce qu’il y a de meilleurs dans les autres pays : même les plus riches doivent faire des choix.

- Le gouvernement, distributeur en chef

Il appartient au gouvernement de distribuer, entre autres, les sommes qu’il a recueillies en taxes et en impôts. Il fait toujours des mécontents : on les entend rouspéter après chaque dépôt de budget. Si le gouvernement demandait, à tous ceux qui lui réclament de l’argent, de mettre par écrit le montant qui les satisferait, la somme de toutes les réclamations serait colossale, et l’équilibre budgétaire renvoyé aux calendes grecques.

Dans L’actualité du 15 mai 2012, l’économiste Pierre Fortin affirmait que le Québec est devenu une sorte de « paradis fiscal des familles ». « Il se démarque des autres provinces canadiennes par son soutien financier plus important aux familles, son régime de congés parentaux plus généreux et son programme de garderies à sept dollars [par jour]. Pour financer ces programmes, le Québec a dépensé, en 2009, quatre milliards de dollars de plus que la moyenne des autres provinces » (op. cit., p. 45).

 Les manifestants ne demandent pas que le gouvernement coupe dans ces quatre milliards, mais dans les profits exorbitants des banques et des pétrolières ; qu’il augmente les impôts des riches. Mais, s’il allait y prélever quelques milliards, choisirait-il les étudiants universitaires comme bénéficiaires ? Pourquoi pas les routes, les ponts, les viaducs ? Pourquoi pas le transport en commun ? Pourquoi pas l’environnement ? Pourquoi pas les urgences des hôpitaux ? Pourquoi pas les médicaments ? Pourquoi pas la pauvreté ? (245 000 enfants québécois ne mangeraient pas à leur faim.) Pourquoi pas les aînés ? Tout le monde ne considère pas les étudiants de nos  universités comme les plus misérables de nos misérables.

Un chef de parti disait que, du point de vue des impôts, la gratuité des études universitaires était rentable. On pourrait dire qu’il en est ainsi des millionnaires. Au Québec, un millionnaire honnête verse plus à l’impôt que dix contribuables qui gagnent cent mille dollars chacun. Mais qui donc ferait prévaloir le point de vue de la présidence du Conseil du trésor sur un  partage plus équitable de la richesse ? Pourtant, « les riches créent de l’emploi » !! Déjà en son temps, La Fontaine (1621-1694) témoignait de cette  mentalité encore bien vivante : L’État n’a que faire « de gens qui ne dépensent rien !! Je ne sais d’homme nécessaire que celui dont le luxe épand beaucoup de bien. Nous en usons, Dieu sait !! Notre plaisir occupe l’artisan, le vendeur, celui qui fait la jupe et celle qui la porte [7] ».


L’éducation, un bien public ?

Certains ont insisté : « L’éducation est un bien public. Elle devrait donc être gratuite, même à l’université. » Pour d’autres, elle était un « bien commun », plus divin, divinius, que le bien particulier, affirme Thomas d’Aquin [8]. Au troisième sens du terme, dans mon Bornecque, divinus signifie « excellent ». Pour rappeler aux égoïstes l’importance du bien commun, l’empereur Marc Aurèle (121-180) employait cette jolie métaphore !: « Ce qui n’est pas utile à l’essaim n’est pas utile à l’abeille non plus [9]. »

Que le gouvernement du Québec considère déjà l’éducation comme un bien public, on en a un signe dans le fait que le budget du ministère de l’Éducation est le plus important après celui de la santé, et que l’éducation est gratuite jusqu’à l’université. Les études universitaires devraient-elles être gratuites elles aussi ?

Les études universitaires sont d’abord un bien personnel, le bien de celui qui les fait. Il a été prouvé que beaucoup de diplômés d’université occupent des emplois plus rémunérateurs que les diplômés du secondaire ou du collégial. Ceux qui militent pour la gratuité y voyaient un argument : la gratuité qu’ils revendiquent va être compensée par les impôts qu’ils vont payer plus tard. Oui, mais à condition qu’ils terminent leurs études et qu’elles débouchent sur un emploi rémunérateur. Nombre de diplômés d’université ont des revenus inférieurs à ceux d’autres citoyens.

Les décrocheurs, plus nombreux au Québec que dans les autres provinces du Canada, ne rembourseront pas en impôts le coût de leurs études, et leurs études n’enrichiront pas le bien commun ou si peu. Ne l’enrichiront pas non plus les diplômés qui n’exerceront pas leur profession avec compétence. Par exemple, le diplômé des sciences de l’éducation n’enrichira le bien commun que s’il est un bon enseignant. Il en est ainsi du médecin et de tout autre diplômé. Inutile de dire que ne l’enrichiront pas ceux qui font leurs études universitaires au Québec, puis vont exercer leur profession à l’extérieur.


La société est échange de services

Enfin, une société est échange de services. Pour un service qu’il rend, chaque citoyen bénéficie d’une centaine de services parmi le millier disponible. C’est pourquoi, au lieu d’un prétendu « droit au travail », on devrait parler plutôt du « devoir de travailler », c’est-à-dire du devoir qui incombe à chacun de se préparer en vue de rendre un service de qualité.

Or, les services les plus appréciés ne sont pas tous rendus par des diplômés d’université. Si l’on demandait aux gens de hiérarchiser les services dont ils bénéficient dans la société, certains diplômés d’université viendraient loin dans la liste : après les responsables de l’alimentation, après les travailleurs de la construction – charpentiers, maçons, menuisiers, électriciens, plombiers, peintres, etc. –, après les mécaniciens, les pompiers, les policiers, les éboueurs… On peut ainsi comprendre qu’aux yeux d’un gouvernement qui a de nombreux besoins à satisfaire, la gratuité des études universitaires soit discutable et discutée.


Le vote à « mains levées »

Le mot démocratie a été constamment utilisé pendant les manifestations. Mais il existe de nombreuses formes de démocratie, entre autres, celle où l’on cherche à faire voter le plus de personnes possible et celle où les organisateurs du vote veulent faire valider démocratiquement une décision déjà prise. Dans ce dernier cas, le vote à « mains levées » est recommandé. Cette manière de procéder était déjà dénoncée par Platon [10], car le jugement que l’on porte ne doit pas être influencé par le public. Or, il l’est forcément lors d’un vote à « mains levées ».

Au sujet du vote étudiant, l’éditorialiste en chef du journal Le Soleil,  écrivait : « Les étudiants qui boycottent les cours se réclament d’un droit de grève qui forcerait la minorité à se plier à la décision majoritaire. Mais ils n’acceptent pas en contrepartie les règles strictes régissant les syndicats lors de la prise d’un vote de débrayage. »


Ce que la loi 78 ajoutait

L’appellation « loi 78 » étant plus connue que « loi 12 », je la maintiens. Comme il a été dit ci-dessus, avant l’adoption de la loi 78, l’article 9.1 de la Charte québécoise apportait des restrictions concernant la manière de manifester : « Les libertés et droits fondamentaux s’exercent dans le respect des valeurs démocratiques, de l’ordre public et du bien-être général des citoyens du Québec. La loi peut, à cet égard, en fixer la portée et en aménager l’exercice. » Est-ce que les manifestants diraient sincèrement que le « bien-être général des citoyens et l’ordre public » sont respectés quand ils perturbent la circulation, font de la casse et prolongent le concert des casseroles jusqu’à 3 heures de la nuit ? 

La Convention relative aux droits de l’enfant ajoutait, elle aussi, ses restrictions à celles de l’article 9.1 de la Charte : « L’exercice [du « droit à la liberté d’expression »] ne peut faire l’objet que des seules restrictions qui sont prescrites par la loi et qui sont nécessaires : a) Au respect des droits ou de la réputation d’autrui ; ou b) À la sauvegarde de la sécurité nationale, de l’ordre public, de la santé ou de la moralité publiques » (article 13, 2, a, b).  La Convention poursuit : « La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut être soumise qu’aux seules restrictions qui sont prescrites par la loi et qui sont nécessaires pour préserver la sûreté publique, l’ordre public, la santé et la moralité publiques, ou les libertés et droits fondamentaux d’autrui » (article 14, 3). L’exercice des droits de l’enfant à la liberté d’association et à la liberté de réunion pacifique fait l’objet des mêmes restrictions (article 15, 2).

Qu’est-ce que la loi 78 ajoutait ? Les articles 13 et 14 ne font que rappeler le droit de tout étudiant de recevoir l’enseignement dans l’établissement qu’il fréquente. En conséquence, une association d’étudiants ou une fédération d’associations doivent prendre les moyens appropriés pour que les étudiants qu’elles représentent ne contreviennent pas aux articles 13 et 14. Rien de neuf là-dedans. La loi 78 ne mérite pas encore le qualificatif syndical de loi « matraque ».

L’article 16 apporte du nouveau : Les organisateurs d’une « manifestation de 50 personnes ou plus qui se tiendra dans un lieu accessible au public doit, au moins huit heures avant le début de celle-ci, fournir par écrit au corps de police desservant le territoire où la manifestation aura lieu les renseignements suivants : 1. la date, l’heure, la durée, le lieu ainsi que, le cas échéant, l’itinéraire de la manifestation ; 2. les moyens de transport utilisés à cette fin. » 

Pour que la liberté de circuler soit respectée, la police doit connaître  l’itinéraire des manifestants, c’est-à-dire les rues qu’ils vont emprunter, afin d’en détourner la circulation. Si le corps de police concerné juge que le lieu ou l’itinéraire comporte des risques graves pour la sécurité publique, il peut, avant la tenue de la manifestation, exiger des changements. L’article 17 demande aux organisateurs d’une manifestation de prendre les moyens appropriés pour que ces exigences de l’article 16 soient respectées.

La liberté de manifester est-elle « brimée » par la loi 78, comme disent les opposants, ou « aménagée », selon l’article 9.1 de la Charte ? Brimer, c’est « soumettre à des vexations, des tracasseries, des contraintes ». Aménager, c’est « disposer et préparer méthodiquement en vue d’un usage déterminé ». Les manifestants et leurs supporteurs ont clamé, c’était normal,  que l’article 16 de la loi 78 « brime » la liberté de manifester ; le législateur a rétorqué, on s’y attendait, que cet article 16 est nécessaire pour que la liberté de circuler soit respectée. Or, la Convention demande que les libertés et les droits soient exercés dans « le respect des droits et des libertés d’autrui ». Aux tribunaux de trancher.

Certains ont ajouté que l’article 16 de la loi 78 rend illégale toute manifestation « spontanée ». Ils avaient raison. Cependant, une manifestation même « spontanée » doit respecter les libertés et les droits d’autrui, comme dit la Convention. C’est pourquoi la loi demande que la police soit mise au courant, au moins huit heures à l’avance, de l’itinéraire pour que la liberté de circuler soit respecté et que les actes de vandalisme soient, si possible, évités.  À Paris, les organisateurs d’une manifestation doivent « avertir la police de leurs intentions au moins 3 jours à l’avance  [coup de matraque à la spontanéité] afin d’obtenir un permis de manifester. Le fait d’organiser une manifestation non déclarée ou interdite est passible de six mois d’emprisonnement et de 7500 euros d’amende pour l’organisateur, dès lors qu’il est identifié. »

Les sanctions

L’article 18 de la loi 78 comporte des sanctions contre ses éventuels transgresseurs. Il en est ainsi de toute loi. Mais il n’est pas nécessaire de lire entre les lignes pour voir que les sanctions prévues dans cet article 18 et les suivants visent d’abord à protéger le droit à l’enseignement des étudiants qui désirent reprendre leurs cours, le devoir des professeurs de les dispenser, la liberté de circulation, le respect de la propriété.

Il me semble donc excessif de parler d’une loi « matraque ». Comparée à certaines lois « spéciales » promulguées pour faire rentrer au travail des grévistes, la loi 78 n’a pas les dents bien longues. La sévérité des sanctions laissait indifférents les boycotteurs étudiants qui n’avaient pas l’intention de violer la loi.

 Dans L’actualité du 1er septembre 2012, l’auteure d’un long article sur Mme Pauline Marois parlait d’une « loi spéciale musclée pour imposer le retour en classe » (p. 44). C’est faux. La loi 78 n’imposait à personne le retour en classe. Aucune des sanctions ne visait un étudiant qui refuserait de rentrer en classe.


Conclusion

Après s’être frotté « les yeux de l’esprit, qui sont les mots », selon Paul Valéry [11], le « droit de manifester » est devenu une liberté de manifester. La différence entre un droit et une liberté est apparue à l’examen des libertés fondamentales énumérées à l’article 3 de la Charte. On voit qu’il s’agit, dans certains cas, d’une activité incontrôlable, comme l’opinion. Incontrôlable si l’acte d’opiner reste à l’intérieur. Mais, si une opinion est exprimée, elle peut provoquer des ripostes : la liberté d’opinion n’inclut pas l’impunité.

Pour des jeunes qui revendiquent le gel des droits de scolarité, le prétendu « droit à l’éducation » est devenu, une liberté d’entreprendre des études universitaires pour qui en a la volonté, la capacité intellectuelle, la préparation requise et l’argent nécessaire – l’argent peut venir du gouvernement, sous forme de bourse ou de prêt, de parents à l’aise… Mais l’argent ne devrait jamais constituer un obstacle insurmontable. 

Quant à la gratuité, il va sans dire qu’elle n’est pas un droit. Qu’elle soit avantageuse pour les étudiants, seuls le contestent ceux qui pensent que ce qui ne coûte rien est moins apprécié. Quoi qu’il en soit, il appartient au gouvernement de décider. Il peut le faire du point de vue électoral – il l’a déjà fait ; il peut le faire du point de vue de la présidence du Conseil du trésor ; il peut le faire en considérant les autres besoins à satisfaire, dont la pauvreté à réduire. 

Les associations étudiantes ne sont pas des syndicats au sens spécial du terme, c’est-à-dire formés uniquement de salariés. Les salariés qui obtiennent une accréditation disposent de certains moyens de pression.  L’électricien syndiqué est mis en grève par la majorité des syndiqués présents lors du vote de grève. Les travailleurs mis en grève par la majorité des membres de leur syndicat n’obtiendraient pas d’injonction qui leur permettrait de rentrer au travail. La situation est différente dans le cas des associations étudiantes. Les injonctions accordées par les tribunaux à plusieurs étudiants pour qu’ils aient accès à leurs cours montraient clairement qu’un vote majoritaire des étudiants n’annulait pas la liberté d’accès à leurs cours à ceux qui le désiraient.

Avant l’adoption de la loi 78, l’article 9.1 de la Charte québécoise apportait des restrictions concernant la manière de manifester. La Convention relative aux droits de l’enfant en contient elle aussi. L’article 16 de la loi 78 apporte des – je ne dis pas les – précisions exigées par l’article 9.1 de la Charte. Les sanctions prévues dans l’article 18 et les suivants de la loi 78 visent à protéger le droit à l’enseignement des étudiants qui veulent suivre leurs cours et à rendre possible aux professeurs le devoir de les dispenser. La loi 78 n’exige pas des boycotteurs qu’ils retournent en classe, et les sanctions qu’elle prévoit ne semblent excessives qu’aux yeux de ceux qui ont l’intention de la violer.

Enfin, en politique, on a souvent entendu des chefs de parti faire des promesses qu’ils n’ont pas tenues une fois au pouvoir. Le choix reste quand même facile entre une promesse de gel des droits de scolarité et la décision de les augmenter. Cependant, les tenants du gel devront répondre, l’an prochain, à une demande plus lourde pour le budget : la gratuité. Puis, si les exigences sont les mêmes que dans les années 1970, ce sera le salaire, revendiqué en tant que travailleurs intellectuels. Serait-ce le fond du tonneau des Danaïdes ? Non ; Albert Jacquard voudrait qu’on cesse de noter les étudiants [12]. Mais, pour suivre chaque étudiant et s’assurer qu’il travaille bien, il réduirait la taille des classes à quinze ou vingt !! Le nombre de professeurs alors requis pose un couvercle de plomb sur le tonneau.



[1] L’oeil de Caïn: essai sur la justice. Montréal: Fides, 1994, 285 p.

[2] Pascal, Pensées, Paris, Nelson, 1949, section VI, 347.

[3] Op. cit., Wilson & Lafleur Ltée, Montréal, 1992, p. 11.

[4] De l’ordre, II, chap. 4.

[5] Paul Valéry, Œuvres, Paris, Gallimard, La Pléiade, I, p. 1041.

[6] Op. cit., PUF, Points, 550, 1995, p. 17.

[7] Fables, Hachette, livre VIII, XIX, « L’avantage de la science ».

[8] Somme contre les Gentils, 3, chap. 17.

[9] Pensées pour moi-même, Paris, Garnier, 1951, livre VI, LIV.

[10] Platon, Les Lois, 2, 659 a, b, c.

[11] Paul Valéry, Œuvres, Paris, Gallimard, La Pléiade, I, p. 1040.

[12] Albert Jacquard, Axel Khan, L’Avenir n’est pas écrit, Paris, Bayard Éditions, 2001, p. 245-248.



Retour au texte de l'auteur: Martin Blais, philosophe, retraité de l'Université Laval. Dernière mise à jour de cette page le samedi 3 novembre 2012 16:48
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref