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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

La reproduction du capital-Prolégomènes à une théorie générale du capitalisme, tome I (2001)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre d'Alain Bihr, La reproduction du capital-Prolégomènes à une théorie générale du capitalisme, tome I, Lausanne, Éditions Page deux, 2001, 347 pp. Collection: Cahiers libres. [Autorisation conjointe de l’auteur et de l'éditeur, Page deux, accordée le 10 juillet 2015 de diffuser ce livre en accès libre dans Les Classiques des sciences sociales].

[7]

La reproduction du capital.
Prolégomènes à une théorie générale du capitalisme
.
TOME I.

Introduction

1. Les enjeux [8]
2. La problématique [27]
3. La méthode [40]

Le projet dont le présent ouvrage entame la réalisation est ambitieux, puisqu'il s'agit ni plus ni moins, comme l'indique son sous-titre, que de développer une théorie générale du capitalisme : d'élaborer un cadre conceptuel à l'intérieur duquel pourraient se situer toutes les analyses critiques de la réalité sociale contemporaine. Ambitieux, il n'en est pas moins limité : il ne vise à constituer ni une théorie générale de la société [1], ni une théorie générale de l'histoire [2], puisqu'il ne traitera que de la réalité sociale contemporaine, de ce mode bien particulier de production de la vie en société qui est le nôtre et qu'identifie couramment le concept de capitalisme. Dont il s'agira d'ailleurs de montrer qu'il reste pertinent à cet égard [3].

[8]

En quoi la réalisation d'un pareil projet est-elle aujourd'hui nécessaire ? À quelles conditions, sous quelle forme et selon quelle démarche est-elle possible ? Telles sont les deux questions préalables auxquelles cette introduction entend répondre.

1. Les enjeux

Je commencerai par préciser les enjeux d'une pareille théorie générale. Enjeux qui sont de deux ordres, politique et théorique.

1.1. « La Roche Tarpéienne est bien proche du Capitole ! » C'est ce qu'ont eu l'occasion de se répéter, au cours de ces vingt dernières années, ceux qui ont conservé le souvenir de la vague de contestation qui a déferlé sur le monde contemporain durant une décennie, en gros du milieu des années i960 au milieu des années 1970.

a) À l'époque, le fond de l'air était rouge, pour reprendre le titre du célèbre film de Chris Marker. Aucun aspect des sociétés développées, bouleversées par la « modernisation » de l'après-guerre, n'échappait à une critique qui se voulait radicale, remettant en cause les fondements mêmes de la domination capitaliste. Non sans bien des illusions sur la proximité de la « lutte finale » ou sur tel ou tel modèle exotique du « socialisme », les groupes et idéologues « gauchistes » faisaient assaut de radicalisme en se lançant dans la surenchère verbale et l'activisme. Plus sérieusement, en marge d'un mouvement ouvrier englué dans le compromis fordiste, se développaient les luttes de certains secteurs du prolétariat occidental (notamment les ouvriers non qualifiés de l'industrie automobile) remettant en question les termes mêmes de ce compromis, refusant de continuer à « perdre sa vie à la gagner », revendiquant un « contrôle ouvrier » sur le contenu et l'organisation du travail et, plus largement, de la vie sociale. Ces luttes entraient ainsi en résonance avec une pléiade de « nouveaux mouvements sociaux » qui, en contestant l'organisation capitaliste de l'espace urbain, la reproduction des rapports patriarcaux entre hommes et femmes, le pillage-gaspillage des ressources naturelles, etc., étendaient la critique de la domination capitaliste à l'ensemble du « mode de vie » et confortaient l'exigence d'une « autogestion généralisée ». Tandis qu'à l'autre bout de la planète, au Vietnam, en Amérique latine, dans les maquis de l'Angola et du Mozambique, les peuples en armes continuaient à secouer le joug du vieux colonialisme ou de ses modernes avatars ; et que « le printemps de [9] Prague » mais aussi les grèves polonaises de décembre 1970 achevaient de déchirer le voile mensonger du stalinisme, rendant d'autant plus vive et crédible la revendication d'un « socialisme à visage humain ».

Pourtant, en l'espace de quelques années, cet ensemble de mouvements contestataires allaient s'effondrer, témoignant ainsi de leur fragilité sinon de leur légèreté, ouvrant la voie à une reconsolidation de l'ordre existant et à un retour en force de ses légitimations conservatrices voire réactionnaires. La séquence d'événements et de processus qui ont conduit à un tel renversement de situation est assez bien connue pour qu'on ne s'y attarde pas outre mesure. Ce fut d'abord l'entrée en crise du capitalisme occidental, plaçant rapidement le monde salarial et le mouvement ouvrier sur la défensive face à la montée du chômage, au développement de la précarité et aux attaques contre les « avantages acquis ». Ce fut ensuite, à l'entrée des années 1980, suivant en cela les exemples anglais et américain, le ralliement des gouvernements occidentaux au paradigme néo-libéral, indice de la remise en question par la classe dominante du compromis fordiste, paradigme dont les prétendues vertus ont été depuis magnifiées par une meute de nouveaux « chiens de garde » du capital, journalistes, essayistes, universitaires, syndicalistes et hommes politiques. Ce fut surtout l'incapacité foncière du mouvement ouvrier occidental à relever les défis que lui lançaient tout à la fois les transformations du capitalisme occidental depuis la fin de la guerre, son entrée en crise, la rupture du compromis fordiste et l'offensive néo-libérale, semblant ainsi accréditer l'idée de son déclin irrémédiable [4]. Idée que le ralliement quelquefois tapageur des directions social-démocrates au paradigme néo-libéral et, bien plus encore, l'entrée en crise puis l'effondrement précipité du prétendu « socialisme réellement existant » allaient définitivement accréditer.

À tel point que, après la chute du mur de Berlin et l'implosion de l'URSS, certains n'hésitèrent plus à parler de « fin de l'Histoire ». Ayant triomphé en apparence de ses ennemis tant intérieurs (le mouvement ouvrier) qu'extérieurs (le « bloc socialiste »), régnant en maître d'un bout à l'autre de la planète, semblant capable de renverser toutes les barrières dressées sur la voie de son devenir historique-mondial, le capitalisme se présente depuis comme l'horizon indépassable [10] de notre temps, voire de tous les temps, en se parant au passage de toutes les vertus. L'« avenir radieux de l'humanité » qui, naguère, s'appelait encore « communisme », porte désormais la dénomination euphémique d'« économie de marché ».

b) Un euphémisme qui masque pourtant piètrement le caractère proprement catastrophique du cours imprimé par le capitalisme au devenir actuel de l'humanité. Sur le plan écologique tout d'abord, où le productivisme foncier d'une économie tout entière dominée par les exigences d'une accumulation sans bornes du capital continue à se traduire par la raréfaction des ressources minérales, l'appauvrissement de la faune et de la flore, des déséquilibres grandissants au sein des écosystèmes locaux ou globaux. Sans que ces problèmes et encore moins leurs remèdes s'inscrivent dans les priorités ni même quelquefois seulement parmi les préoccupations des autorités politiques, en dépit de la pression exercée par les organisations écologistes et des opinions publiques de plus en plus alertées à ce sujet. Il suffit de rappeler à ce sujet les piètres résultats et retombées des sommets de Rio (1992), de Kyoto (1997) et de La Haye (2000) ! Faut-il s'en étonner de la part des tenants d'une pensée pour qui n'a de valeur que ce qui peut entrer dans l'échange marchand ou qui sert de conditions immédiates à cet échange ?

Cette crise écologique est elle-même en partie occultée par les effets plus immédiatement perceptibles de la crise socio-économique dans laquelle s'est progressivement enfoncé le capitalisme mondial depuis deux décennies maintenant et que sa gestion néo-libérale n'aura fait qu'aggraver continûment. Qu'il s'agisse des pays dits « en voie de développement », pris dans le corset des politiques d'« ajustement structurel » qui se sont traduites, pour des centaines de millions de leurs habitants, par une régression de leur niveau de vie, voire par la plongée dans la misère la plus noire ; ou des pays prétendument « développés » sinistrés par le chômage de masse et la précarité, le bilan de ces années de développement d'un capitalisme sauvage, sous couvert de « globalisation » et de « déréglementation », aura été une polarisation sociale grandissante, une aggravation considérable des inégalités sociales, le plus extrême dépouillement côtoyant l'étalage cynique du luxe le plus ostentatoire [5]. Pour s'en tenir à un seul chiffre, signalons que « le patrimoine [11] des 358 milliardaires en dollars que compte le monde dépasse les revenus cumulés de pays qui, ensemble, représentent 45% de la population mondiale » [6]. Tel est le glorieux bilan que peuvent afficher tous les gestionnaires de ce monde dans lequel, plus que jamais, la richesse et la morgue des uns se paient de la pauvreté, du désespoir et en définitive de la mort des autres.

Mais le « nouvel ordre mondial » et le néo-libéralisme qui en est l'instrument n'auront pas provoqué des ravages seulement sur le plan socio-économique, ils auront tout aussi bien engendré un véritable vide politique. D'une part du fait de l'affaiblissement de la capacité régulatrice des États-nations à coups de déréglementation des marchés, qu'aucun cadre régulateur de substitution ne sera venu compenser, ni au niveau des « ensembles régionaux » en voie de constitution (tel l'Union Européenne) ni a fortiori au niveau mondial (dans le cadre par exemple du G7, du FMI, de la Banque Mondiale ou de l'OMC). D'autre part du fait de l'affaiblissement de ce garde-fou du capital que constituaient encore naguère le mouvement ouvrier au sein des pays centraux et les luttes anti-impérialistes des peuples des pays de la périphérie, autant de forces que l'offensive néo-libérale aura contribué à mettre au pas. Absence de garde-fou qui autorise aujourd'hui les gouvernements des principales puissances capitalistes à persister dans la voie des réformes néo-libérales en dépit de leurs effets sociaux manifestement désastreux. Si bien que l'économie mondiale se trouve privée de tout pilote, abandonnée au déchaînement des forces aveugles des marchés, notamment financiers.

À quoi il convient encore d'ajouter cet autre aspect du vide politique qu'est la crise de la démocratie représentative que le néo-libéralisme aura singulièrement aggravée : en privant l'immense majorité des citoyens de toute emprise sur le devenir économique et social ; en affaiblissant globalement le pouvoir politique et ceux qui l'exercent ; en corrompant l'esprit civique par l'exaltation de l'enrichissement facile et rapide ; en aggravant les inégalités ; en privant de toute substance la citoyenneté de ceux qui se sont trouvés laissés pour compte par la crise.

[12]

Ce vide politique n'est, enfin, qu'un aspect particulier d'un vide plus général, généré par le devenir catastrophique du capitalisme contemporain, celui résultant de l'absence de tout ordre symbolique, de tout ensemble un tant soit peu stable et cohérent de normes, de référentiels, de valeurs. La « crise du sens » qui en résulte est responsable de la difficulté grandissante que rencontrent de nos jours, dans les « sociétés développées » plus encore que dans les « pays en voie de développement », les individus pour créer ou maintenir leur identité, pour communiquer avec autrui, pour s'investir dans les activités collectives en prenant part à la construction du monde, en parvenant à hériter du passé comme à se projeter dans l'avenir.

Or, en face de cette crise, il n'est que trop évident que l'exaltation libérale de l'individualisme constitue une réponse bien courte. Car cette crise enregistre, en un sens, les limites d'un processus de privatisation de la vie sociale qui, poussé à bout, conduit l'individu à se vider de sa propre substance sociale et psychologique. En particulier, l'individualisme est bien incapable de fournir une réponse au sentiment diffus d'insécurité qui va en augmentant au sein des populations des pays industrialisés, du fait des profonds et rapides bouleversements sociaux et mentaux engendrés par la crise (après ceux des décennies de croissance) ; du fait de la menace de précarisation des conditions d'existence et de marginalisation sociale liée à la « segmentation » des sociétés, une « segmentation » que les politiques néo-libérales auront partout aggravée ; du fait, enfin, de la perte de repères liée à la dissolution ou à l'éclatement des communautés d'appartenance ou de référence (la famille, la profession, la classe, la nation, la communauté religieuse). Or c'est à ces données que répondent, avec succès, le développement des idéologies d'extrême droite au Nord, celui des intégrismes religieux au Sud, convertissant cette angoisse impalpable en peurs identifiables à défaut d'être fondées : peur de l'autre, peur de l'étranger, et notamment de l'immigré, peur du changement, tout en nourrissant un besoin de restauration autoritaire et d'affirmation identitaire [7]. En ce sens, aussi bien par ses défauts (ce dont il ne s'est pas occupé) que par ses excès (les effets de ses politiques), [13] le néo-libéralisme aura fait le lit des discours et pratiques d'exclusion, à base nationaliste et xénophobe, dont la réémergence, un peu partout dans le monde, aura accompagné son triomphe apparent comme son ombre portée.

c) Crise écologique, crise socio-économique, crise politique, crise symbolique : telle est la réalité catastrophique du capitalisme contemporain que les discours triomphalistes de ses thuriféraires néo-libéraux ne sauraient faire oublier à un esprit critique un tant soit peu informé. Une réalité qui ne rend que plus nécessaires et plus urgents encore la poursuite et l'approfondissement de la critique du capitalisme. Or c'est précisément une pareille critique qui, pour l'essentiel, aura fait défaut au cours des deux dernières décennies.

La raison essentielle de cette carence aura été le renversement du rapport de force idéologique précédemment évoqué, dans le cadre duquel se sera déroulée une véritable contre-révolution culturelle, accompagnant les contre-réformes néo-libérales que je viens d'évoquer. En l'espace de quelques années, ce sont les principaux instruments mêmes de la critique du capitalisme qui ont été frappés de discrédit, voire tout simplement d'interdit quelquefois. Des termes comme « capitalisme », « exploitation », « plus-value », « lutte des classes », « classe ouvrière », « prolétariat », etc. sont devenus littéralement incompréhensibles par le grand nombre ou sont même tombés au rang de quasi-obscénités, en étant exclus du champ du discours théorique et politique, au mieux tolérés sous la forme d'euphémismes édulcorants. En lieu et place de la « langue de bois » de certains discours révolutionnaires, le néo-libéralisme est ainsi parvenu à imposer une « novlangue » non moins fallacieuse, dans laquelle les licenciements collectifs sont devenus des « plans sociaux » ; le capitalisme (avec ce que le terme comprend de connotation négative) s'est mué en « économie de marché », dans laquelle ne s'échangent que des équivalents sous les auspices de la liberté et de l'égalité juridique ; et la « communauté internationale » couvre l'affrontement généralisé et impitoyable des capitaux, États, peuples sur la scène mondiale.

Quant à ceux qui, vaille que vaille, auront maintenu intactes leurs convictions critiques, ils se sont la plupart du temps contentés de se replier sur quelques certitudes élémentaires, en attendant des jours meilleurs ; ou de limiter leur travail critique à des tâches précises [14] et limitées, là où au contraire l'élargissement et l'approfondissement de l'emprise capitaliste sur le monde auraient exigé une critique d'ampleur égale à celle de son objet. Du moins auront-ils eu le mérite d'entretenir la flamme de la critique et d'en transmettre l'héritage [8].

Le premier enjeu du projet ici présenté est donc de rétablir la critique radicale de la réalité sociale actuelle dans ses droits et, surtout, de la hisser à la hauteur des exigences du moment : de procéder à une critique du capitalisme contemporain qui soit à la mesure de ce dernier, y compris de ses développements les plus récents.

1.2. Une pareille entreprise ne part heureusement pas de rien. Elle peut même s'appuyer sur un riche héritage, au centre duquel figure l'œuvre incontournable de Marx. Une œuvre aujourd'hui pourtant largement discréditée par la contre-révolution qui vient d'être évoquée, dont elle a constitué une des cibles principales.

a) Fétichisée à l'époque de la contestation triomphante, cette œuvre s'est en effet trouvée placée, au cours de ces vingt-cinq dernières années, sous les feux croisés de ses opposants de toujours et d'anciens marxistes repentis. Des attaques qui ont semblé avoir d'autant plus de portée qu'elles s'en sont pris moins à l'œuvre de Marx même qu'à la caricature qui en avait été produite et présentée par un certain marxisme.

Marx s'est ainsi trouvé accusé, en premier lieu, d'être compromis dans l'entreprise totalitaire de conquête et d'exercice du pouvoir qui aura, en définitive, abouti au prétendu « socialisme réellement existant » et aux crimes de masse qu'il a commis. Sous le prétexte que ce dernier lui a, en partie, emprunté sa justification idéologique et son langage, son œuvre a été soupçonnée d'en receler les prémisses et de lui avoir ouvert la voie. Il a fallu, à cette fin, passer sous silence l'entreprise d'occultation et de falsification de l'œuvre de Marx, sur laquelle reposait son enrôlement au service des bureaucraties et des États prétendus « socialistes » ou « communistes » ; les nombreux passages dans lesquels il a déployé sa critique radicale de l'État et exposé le lien pour lui indissoluble entre révolution communiste et dépérissement [15] de l'État [9] ; ainsi que la longue tradition des auteurs marxistes qui ont puisé dans ces textes des motifs suffisants ainsi que l'outillage conceptuel pour une critique sans appel des régimes dits socialistes, bien avant même que ces derniers ne se soient définitivement formés. Tout cela n'a pas constitué un obstacle pour ceux qui ignoraient ou méconnaissaient ces textes, y compris parmi ceux qui avaient été marxistes : dans cette affaire, leur aveuglement anti-marxiste du jour n'a eu d'égal que leurs œillères marxistes de la veille.

Abusivement assimilée au « socialisme réellement existant » et à ses crimes, l'œuvre de Marx a ainsi encouru le discrédit moral et politique de ce dernier, avant même qu'il ne sombre corps et biens. Et sa faillite historique aura servi à ternir encore un peu plus la réputation de celui qui était censé en avoir été l'inspirateur, en semblant le renvoyer définitivement aux fameuses poubelles de l'histoire. L'œuvre de Marx serait ainsi définitivement enfouie sous les décombres du mur de Berlin, après avoir encouru l'opprobre pour sa complicité supposée avec les crimes commis par Staline, Mao ou Pol Pot.

Approfondissant ce premier motif critique, d'autres auteurs ont, en second lieu, reproché à l'œuvre de Marx d'avoir été pervertie par l'univers capitaliste, d'être restée sous l'emprise idéologique de différents fétichismes dominant cet univers : le progressisme historique, le messianisme révolutionnaire, l'étatisme, l'économisme, la rationalité instrumentale, etc. [10] Tout en faisant la part de ce qui, là encore, revient plutôt aux formules réductrices prêtées à Marx par ses épigones qu'à ce dernier lui-même, on ne saurait dénier toute vérité à cette critique ; sans pour autant oublier que l'on trouve simultanément, dans l'œuvre de Marx, la première tentative systématique d'une critique des fétichismes capitalistes. À commencer par le principal d'entre eux : l'économisme (le fétichisme de la marchandise, de l'argent et du capital, articulé sur celui du travail abstrait et de la croissance des forces productives, du productivisme), objet de la critique marxienne de l'économie politique, critique sur laquelle le présent ouvrage aura [16] l'occasion de revenir en détail. Ce seul fait interdit de considérer son œuvre comme nulle et non avenue, mais doit au contraire inciter à s'appuyer sur elle, à se servir de ses propres avancées critiques pour la débarrasser de ses scories fétichistes.

C'est une pareille attitude dialectique qu'il convient d'adopter face au troisième motif qui a animé la critique faite à Marx : celui d'avoir été démenti par le devenir ultérieur du capitalisme, d'être par conséquent dépassé au vu de la réalité sociale contemporaine. Outre qu'il convient à chaque fois de s'assurer que ces démentis concernent bien les analyses de Marx lui-même et non pas celles qu'on lui a indûment attribuées ou que d'autres ont développées en son nom, il faut se rappeler que ses analyses ont toujours porté sur des tendances et non pas sur des déterminismes : Marx a été avant tout un penseur du possible, y compris dans sa dimension d'utopie [11]. Dans cette mesure même, tout démenti (réel ou apparent, provisoire ou définitif) infligé à son œuvre n'est que relatif : il signifie que d'autres possibles, d'autres tendances, négligées ou inaperçues par Marx, voire inexistantes à son époque et imprévisibles pour lui, se sont développées au sein du capitalisme, conformément au caractère pluriel et contradictoire, en un sens inépuisable, des possibles et du devenir historique qui s'en nourrit. Mais cela n'implique encore nullement que l'héritage théorique que nous a légué Marx soit incapable de rendre compte de ce qui s'est produit d'inédit et d'inattendu depuis la fin du XIXe siècle, et qu'il n'a pas su ou pu prévoir. Autrement dit, les éventuels démentis infligés aux analyses de Marx doivent être l'occasion de développer, d'approfondir, d'enrichir son héritage, et non pas fournir un alibi facile à sa liquidation pure et simple.

b) À quelque chose malheur est cependant quelquefois bon. Si la contre-révolution idéologique que nous subissons depuis près d'un quart de siècle est parvenue, sur la base de piètres arguments souvent, à discréditer l'œuvre de Marx, du moins nous aura-t-elle débarrassé de son interprétation la plus courante qui, depuis un siècle, aura largement [17] contribué à la stériliser en la caricaturant ou en la dénaturant, en la rendant ainsi d'autant plus vulnérable à ses critiques.

Il s'agit de ce que, des décennies durant, on a appelé « le marxisme », dans un abus de langage qui suggérait que la postérité de Marx s'était réduite à cette seule interprétation réductrice de son œuvre. Celle-ci s'est formée très tôt, dans le dernier quart du XIXe siècle, sur la base d'un corpus de citations de Marx et surtout d'Engels extrêmement réduit mais incessamment répété, bien souvent conformément à des présupposés étrangers voire directement contraires à leur démarche intellectuelle et politique : « le marxisme » s'est construit autant sans et contre Marx qu'avec lui. Cette élaboration s'est poursuivie en relation étroite avec la formation et le développement des partis social-démocrates de la IIe Internationale (notamment le parti social-démocrate allemand), puis des partis dits communistes de la IIIe Internationale et leurs différents avatars et épigones, en leur servant principalement d'instrument de conquête et d'exercice du pouvoir d'État, en un mot d'idéologie au sens précisément où l'entendaient Marx et Engels. Ce n'est pas la moindre ironie du siècle écoulé que d'avoir vu l'œuvre projetant une critique radicale des phénomènes idéologiques être enrôlée au service d'une des pires idéologies que ce siècle aura produites.

Ce marxisme de parti et d'appareil, qui a occupé une position hégémonique au sein de la postérité de Marx, au point d'occulter le plus souvent les autres courants s'inscrivant dans cette postérité et de vouloir en monopoliser l'héritage, a profondément dénaturer l'œuvre de Marx. Il a notamment cherché à systématiser cette œuvre, en cherchant à constituer une philosophie de l'histoire, dénommée « matérialisme historique », voire une philosophie tout court, le fameux « matérialisme dialectique » (ou diamat). Alors que l'œuvre de Marx trouve au contraire son point de départ dans la critique de toute philosophie en tant que telle, qu'elle soit matérialiste ou idéaliste [12]. Alors surtout que, loin de constituer une doctrine définitive, cette œuvre se caractérise essentiellement, j'aurai encore l'occasion d'y insister, par sa diversité interne, par son caractère fragmentaire, par ses hésitations et ses changements [18] de cap, en définitive par son inachèvement foncier : comme le dit très justement Étienne Balibar, Marx « n'a, effectivement, jamais eu le temps de construire une doctrine parce que la rectification allait plus vite. Non seulement elle anticipait sur les conclusions, mais sur la critique des conclusions [...]. Trop théoricien, Marx, pour ficeler ses conclusions. Trop révolutionnaire, soit pour se plier aux revers de fortune, soit pour ignorer les catastrophes, continuer comme si de rien n'était. » [13]

C'est essentiellement sous cette forme dogmatique que le marxisme a pu dégénérer en idéologie de parti, d'appareil et en définitive d'État, servant de justification aux pires entreprises politiques. Et c'est également sous cette forme que la « vulgate marxiste », ressassant sempiternellement les mêmes formules, a pu se survivre historiquement, alors qu'elle avait déjà largement manifesté sa stérilité intellectuelle. L'effondrement des partis et des régimes avec lesquels elle avait fini par se confondre lui a cependant donné le coup de grâce.

En réaction contre une pareille dégradation de l'héritage de Marx en idéologie politique, mais aussi quelquefois en rapport étroit avec elle, on a vu, parallèlement, se développer différentes tentatives visant à conférer au marxisme un statut de science (sociale). Ainsi a-t-on assisté à la constitution ou à la tentative de constitution d'une économie marxiste, d'une sociologie marxiste, d'une histoire marxiste, d'une anthropologie marxiste, d'une critique littéraire marxiste, voire d'une psychologie marxiste. Ces tentatives auront certainement permis à l'héritage de Marx de féconder l'ensemble des sciences sociales (on ne compte plus les œuvres et travaux qui, à un titre ou à un autre, qu'ils le reconnaissent ou non, sont redevables à Marx, à sa méthode, à ses concepts, à ses résultats) ; et, réciproquement, de s'enrichir de sa confrontation à des champs de recherche, des problématiques, des élaborations conceptuelles qui lui étaient a priori extérieurs et étrangers. Dans cette mesure même, ces tentatives ont mieux résisté à l'épreuve du temps et il en subsiste aujourd'hui encore des représentants éminents, dans le domaine universitaire notamment.

Ces démarches n'en ont pas moins participé à la dénaturation de l'œuvre de Marx : en cherchant à la constituer en science, elles l'ont soumise à un modèle épistémologique qui lui est profondément étranger, ainsi que je le montrerai dans un moment. Par exemple, en limitant à chaque fois le marxisme au cadre étroit d'une discipline [19] spécialisée et d'un champ de recherches particulier, permettant au mieux l'analyse d'un groupe limité de phénomènes, ces tentatives contredisaient directement l'effort permanent de Marx pour saisir la réalité sociale comme une totalité dynamique, qui plus est en proie à de profondes contradictions ouvrant la voie à son dépassement. En ce sens d'ailleurs, ces tentatives procédaient, la plupart du temps, de découpages au sein de son œuvre dont l'arbitraire n'avait rien à envier à celui du « diamat » auquel elles étaient censées s'opposer.

c) « Marx est mort ! » Combien de fois n'a-t-on pas entendu, depuis 1883, ce cri de guerre ou ce soupir de soulagement ! La liste serait longue des œuvres qui ont prétendu prendre acte de cette mort ou prendre part à cette mise à mort, et qui ont depuis lors sombré dans l'oubli. La répétition même de ce geste, depuis plus d'un siècle maintenant, devrait à elle seule nous rendre cette mort douteuse : n'est-elle pas le signe que quelque chose résiste dans cette œuvre, aussi bien à son enfouissement dans les fosses communes de l'histoire qu'à sa momification au panthéon de la culture académique ? Qu'il s'agisse du rapport polémique et critique qu'elle entretient à son objet, le capitalisme, lui-même encore bien présent ; ou de son rapport de complicité avec la « vieille taupe » de la lutte des opprimés et son possible révolutionnaire. Si bien que, parmi d'autres, cette œuvre n'a cessé de féconder toutes les formes de pensée préoccupées non seulement d'interpréter le monde, mais encore et surtout de le transformer.

Le second enjeu du projet ici présenté sera donc de reprendre cette œuvre, en en faisant le point de départ de cette critique systématique du capitalisme contemporain dont la nécessité et l'urgence nous sont clairement apparues. Reprise que la situation qui lui a été faite, au cours des deux dernières décennies, rend contradictoirement plus difficile et plus aisée que jadis.

Au regard des développements précédents, on aura compris que cette reprise exclut tout fétichisme de cette œuvre. Certes, contre ses falsifications, incompréhensions et réductions, aussi bien par des marxistes que par des anti-marxistes, il s'agit de procéder à sa restitution, en insistant sur sa complexité interne, qui n'est pas celle d'un système mais celle d'un devenir, au cours duquel se sont esquissés de multiples projets et trajets particuliers, certains poursuivis de manière méthodique (au premier rang desquels sa critique de l'économie politique précisément), d'autres à peine entamés (par exemple sa critique [20] de l'État et de la politique), d'autres encore abandonnés en cours de réalisation (par exemple l'essai d'une théorie générale de l'histoire esquissée dans la première partie de L'idéologie allemande), laissant en définitive un héritage riche de ses différences, oppositions et même contradictions internes, de ses possibilités inégalement explorées et exploitées, riche en un sens de son caractère fragmentaire et inachevé. En somme, Marx nous a laissé un chantier (et même plusieurs), ouvert à qui est prêt à se saisir de ses matériaux et matériels pour poursuivre l'ouvrage dans les voies qu'il a lui-même indiquées ; ou à qui est prêt à le piller pour partir explorer d'autres directions encore, pourquoi pas...

Mais cette restitution ne saurait constituer un but en soi, en transformant l'œuvre de Marx en un objet d'étude académique, à la manière de l'œuvre d'un Aristote, d'un Descartes ou d'un Spinoza. En ce sens, si elle a eu incontestablement son sens et son intérêt à l'époque du « diamat » triomphant dans la déformation et la falsification de l'œuvre de Marx, une certaine « marxologie », s'érigeant en gardienne sourcilleuse du Temple marxiste, est aujourd'hui en passe de devenir vaine, en ne contribuant pas moins à momifier cette œuvre que les marxistes de la chaire qu'elle dénonce volontiers.

Pas davantage ne sera-t-il question de chercher à refonder philosophiquement ou épistémologiquement l'œuvre de Marx, en la soumettant à des paradigmes qui lui sont étrangers et qui ne peuvent que la dénaturer. À l'exemple de ce qu'a entrepris, ces dernières années, le marxisme analytique anglo-saxon, procédant à une relecture de Marx à partir des présupposés de l'individualisme méthodologique et dont on peut se demander ce qu'il conserve de marxiste en définitive [14].

Car, dans l'un et l'autre cas, on stérilise cette œuvre en coupant le lien vital qui la relie au mouvement de transformation révolutionnaire du monde contemporain, en dehors duquel elle n'a plus de sens. La restitution de l'œuvre de Marx doit n'être qu'un moment de sa confrontation méthodique aux problèmes que pose l'intelligence critique du capitalisme contemporain et des conditions de son dépassement, en procédant à la critique croisée de ce dernier à partir de l'œuvre de Marx (de ses hypothèses, de ses concepts, de sa méthode) [21] et de cette œuvre elle-même à partir de tout ce qui s'est produit de neuf, d'inédit et d'inattendu depuis un siècle. Seule cette démarche, par nature dialectique, reste fidèle à la méthode selon laquelle Marx lui-même a développé son œuvre [15] ; seule elle permettra d'établir que cette œuvre reste nécessaire à la compréhension critique du monde dans lequel nous vivons, même si elle est devenue insuffisante en n'étant plus capable, à elle seule, de remplir le programme d'une pareille critique, en justifiant par conséquent le recours à des apports qui lui sont extérieurs. Seule elle permettra d'établir ses points forts, incontournables, sur lesquels il est indispensable de continuer de s'appuyer, à côté de ses indéniables points faibles : lacunes et limites, erreurs et illusions, ambiguïtés et contradictions (qui ne sont d'ailleurs pas toujours là où on croit les avoir décelées). Ainsi n'est-il pas question de masquer ce que l'œuvre de Marx contient de passif à côté de son incontestable actif ; pas plus qu'il n'est question de rejeter cet héritage sous prétexte de son passif.

Sous ce rapport, l'enjeu du projet dont le présent ouvrage entame la réalisation est donc de parvenir à dépasser l’œuvre de Marx, au sens dialectique de ce terme, c'est-à-dire de la reprendre à un niveau supérieur, à travers la critique de ses limites et insuffisances et sa confrontation à une réalité sociale autrement plus vaste et plus complexe que celle dont Marx lui-même avait cherché à rendre compte. Et nous verrons alors que cette œuvre fournit elle-même bien souvent, à qui veut et sait s'en servir de manière critique, les matériaux et les matériels nécessaires à son propre dépassement : comme l'a suggéré Antonio Negri dans une formule saisissante, Marx se situe bien souvent déjà lui-même au-delà de Marx [16].

1.3. Développer une critique du capitalisme contemporain, pris dans toute son extension et toute sa compréhension, en l'appuyant dialectiquement sur l'œuvre de Marx implique en fait de donner à cette critique une forme théorique particulière. Différant sensiblement des modèles épistémologiques qui ont habituellement cours dans les sciences sociales, ce type d'élaboration théorique apparaît encore  [22]bien souvent comme illégitime du point de vue de ces modèles, en étant renvoyé du côté de l'idéologie et du discours partisan ou de celui de l'essai social ou politique. Il convient donc de s'expliquer à son sujet.

a) Au cœur de l'œuvre de Marx gît en effet un modèle original d'intelligibilité de la réalité sociale, que la plupart de ses commentateurs n'ont pas su comprendre ou qu'ils ont négligé. Ce modèle procède de Hegel et, à travers lui, de l'ensemble de la tradition philosophique occidentale, mais aussi de la critique à laquelle Marx s'est livré de cet héritage philosophique dans ses œuvres dites de jeunesse. Il implique de comprendre la réalité sociale comme praxis : comme autoproduction de l'humanité dans un rapport contradictoire à ses propres produits et œuvres [17].

Selon cette conception, le rapport de l'être humain (individuel et social) à ses produits et à ses œuvres (en y incluant les rapports sociaux, les institutions, les formes culturelles) est en effet fondamentalement double et contradictoire. D'une part, en produisant un monde humain (dans sa triple dimension matérielle, institutionnelle et symbolique), en objectivant ses puissances dans et par la transformation du monde (naturel et social), l'homme acquiert lui-même une objectivité : il se définit et se réalise, en donnant forme et contenu à son humanité. Dans et par ses produits, ses rapports sociaux, ses œuvres culturelles, l'homme se conquiert comme être humain : il pose son humanité dans la richesse de ses multiples déterminations.

Mais, d'autre part et simultanément, dans et par ses rapports à ses produits et à ses œuvres, l'être humain peut aussi se perdre et s'égarer. Car ses produits et ses œuvres peuvent lui échapper, acquérir une existence séparée et autonome, voire se retourner contre lui et le nier, en le dominant comme autant de fétiches dans lesquels il ne reconnaît plus le résultat de sa propre activité. Autrement dit, si, pour l'être humain, l'activité objectivante est affirmation et réalisation de soi, elle est toujours aussi, potentiellement, risque de négation et de perte de soi, d'aliénation en un mot. C'est ainsi que de son action de transformation de la nature naît un devenir essentiellement [23] aveugle qui l'emporte vers une destinée incertaine : c'est l'histoire. De même, la résultante totale de ses interactions sociales peut se fixer et se figer en une forme extérieure et supérieure qui le domine et l'opprime : c'est l'État. Ou encore ses produits matériels, issus de ses mains et de son cerveau, lui échappent, se mettent à exister (à la fois réellement et illusoirement) par eux-mêmes en devenant marchandises, argent, capital, en le transformant lui-même en chose que l'on achète et que l'on vend, et dont l'existence finit par être subordonnée au mouvement devenu autonome de ses propres produits. Ou, enfin, ce sont les élaborations de sa conscience (de son intelligence, de son imagination, de sa sensibilité) qui engendrent en lui « l'inconscience » (la fausse conscience, la méconnaissance, l'illusion idéologique).

Selon Marx, donc, les rapports de l'être humain à ses produits, à ses actes et à ses œuvres unissent indissolublement bien que contradictoirement réalisation de soi et aliénation de soi. Toute production est promesse de réalisation mais aussi possibilité d'aliénation. D'où un mouvement dialectique qui traverse la réalité sociale dans son ensemble comme chacun de ses éléments : réalisation (à travers une objectivation, une production) - aliénation par séparation et autonomisation du produit à l'égard du producteur - appropriation (ou réappropriation) des puissances humaines par la lutte contre leurs formes aliénées et aliénantes. Ce n'est qu'à travers de tels scissions, déchirements, contradictions et conflits que l'être humain se conquiert et que l'humanité prend forme. Tel est, selon Marx, le sens fondamental du drame humain.

Comprendre la réalité sociale comme praxis, c'est donc placer au centre de son analyse le rapport contradictoire entre l'acte et l'œuvre, le producteur et le produit, le sujet et l'objet, ainsi que le mouvement dialectique qui naît de cette contradiction (objectivation, aliénation, lutte pour se réapproprier les puissances aliénées). Pareil modèle d'intelligibilité implique donc d'entretenir un rapport fondamentalement critique à la réalité sociale. Il rend possible en même temps que légitime la critique de cette réalité elle-même dans ce qu'elle comprend d'oppression, de mutilation, d'aliénation de l'être humain, individuel ou social ; mais aussi de toutes les apparences qui tendent à la masquer et de toutes les représentations qui cherchent à la justifier précisément dans son caractère aliéné et aliénant. Rapport critique qui, de [24] ce fait, est bien souvent la condition même de la connaissance de la réalité sociale.

Ce rapport critique à la réalité sociale ne procède donc pas d'un point de vue extérieur à la réalité, de l'opposition à celle-ci d'un quelconque idéal éthique, politique, religieux ou philosophique transcendant, réductible en définitive à un point de vue arbitraire et discutable. Il part, au contraire, du constat des contradictions immanentes à la réalité sociale même, inhérentes aux rapports des hommes à leurs produits et œuvres, des luttes contre les formes aliénées que revêtent ces derniers, des conflits marquant les rapports des hommes entre eux qui en dérivent. Ce qui implique de ne pas vouloir illusoirement se tenir en dehors et au-dessus de la mêlée sociale, mais d'y plonger pour en saisir les enjeux et y prendre le parti de l'émancipation humaine, en procédant à la critique des différentes formes de l'aliénation humaine et en déterminant les voies et les moyens de la désaliénation : de l'appropriation par les hommes de leurs propres forces naturelles et sociales.

b) Mais comprendre la réalité sociale comme praxis n'exige pas seulement d'entretenir un rapport critique à la réalité sociale. Cela implique encore de donner à ce rapport une forme théorique particulière, celle d'une connaissance à la fois globale, négative et utopienne de cette réalité.

Globale tout d'abord. Car comprendre en quoi la réalité sociale est autoproduction contradictoire de l'être humain, c'est s'efforcer de la saisir dans la totalité de ses éléments constitutifs et dans son mouvement d'ensemble. C'est ne jamais séparer la prise en considération de tel ou tel « objet », découpé et isolé dans le champ de la réalité sociale, pour le faire relever d'un corpus de concepts et d'un ensemble de méthodes ou de techniques d'analyse spécifiques, de la tentative de le restituer comme un moment du mouvement d'ensemble de cette réalité ni de celle visant à concevoir et à définir des perspectives au niveau global ; sans pour autant, inversement, réduire le partiel au global, dissoudre la particularité dans une fausse généralité. C'est donc s'efforcer de saisir le rapport complexe, fait à la fois de complémentarité, de concurrence et de contradiction, en un mot le rapport dialectique, entre la totalité sociale et ses parties : aspects et éléments, niveaux et dimensions, processus partiels, etc.

[25]

Négative ensuite. Car comprendre la réalité sociale comme praxis, c'est être tout particulièrement attentif à ce que Hegel nommait « le travail du négatif », c'est-à-dire les contradictions et mouvements dialectiques qui traversent la réalité sociale, qui l'empêchent de se figer dans une forme définitive, qui tendent sans cesse à la dissoudre et à la déborder, à la conduire vers sa propre fin. C'est donc saisir la réalité sociale par ses aspects contradictoires et mouvants, incohérents et instables, sans pour autant négliger ce que la réalité sociale contient de « positif » : les stabilités et les régularités qui lui permettent de se maintenir en dépit des contradictions qui la minent et poussent à son dépassement ; bien plus, c'est comprendre en quoi le négatif est susceptible d'engendrer du positif : en quoi les contradictions internes à la totalité sociale se régulent elles-mêmes et concourent à sa reproduction. C'est donc s'efforcer de saisir la dialectique par laquelle la réalité sociale à la fois se donne une identité et s'altère, se stabilise et se déstabilise, se régule et se dérègle, en un mot : se (re) produit et se détruit.

Utopienne enfin. Car comprendre la réalité sociale comme praxis, c'est encore confronter l'exploration de l'actuel et de l'accompli à celle du possible. C'est montrer que la réalité sociale est toujours grosse de virtualités et de potentialités qui germent au sein des contradictions, qui travaillent l'existant en l'empêchant de se clore sur lui-même, en ouvrant en lui des brèches, rendant ainsi possible sa transformation, y compris sa transformation radicale, révolutionnaire. Virtualités et potentialités dont l'actualisation tout à la fois menace le réel et le féconde et qu'inversement celui-ci à la fois produit et réduit, engendre et étouffe. C'est donc affirmer que l'analyse du présent ne peut s'effectuer sans exploration du possible, qui seule permet de lui donner sens (signification et orientation) ; et qu'inversement cette exploration doit s'appuyer sur une analyse rigoureuse de l'existant et de ses contradictions.

Démarche qu'à la suite d'Henri Lefebvre on peut qualifier d'utopienne plutôt que d'utopique. Car, contrairement à l'utopie, d'une part, elle articule dialectiquement le possible et le réel, en procédant à l'analyse de leurs rapports contradictoires, dans les termes que je viens de rappeler. D'autre part, elle explore le champ des possibles tout entier, dans toute sa diversité foisonnante, en n'enfermant pas l'avenir dans une formule unique et définitive.

Ainsi l'enjeu du présent travail est-il aussi, et peut-être d'abord, l'élaboration d'une approche tout à la fois globale, négative et utopienne [26] de la réalité sociale actuelle, profondément marquée par l'emprise du capitalisme sur elle. Une telle approche doit s'efforcer de saisir cette réalité comme une totalité traversée de contradictions et ouverte sur le possible, y compris son propre dépassement. Totalité, contradiction, possibilité constituent ainsi ses trois catégories fondamentales, chacune d'entre elles demandant à être médiatisée par les deux autres, et dialectisée en conséquence.

c) En plaçant au cœur de l'analyse de la réalité sociale la dialectique du sujet et de l'objet, le type d'intelligibilité ici défendu s'écarte résolument de ceux sur lesquels reposent communément les sciences sociales, et qui se caractérisent au contraire par la séparation, la dissociation du sujet et de l'objet. Qu'il s'agisse, comme dans le positivisme, de privilégier l'objet, de « traiter les faits sociaux comme des choses » (selon la formule de Durkheim), en concevant la réalité sociale sur le modèle de la réalité physique, comme un ordre ou un système de lois objectives ; ou qu'il s'agisse, au contraire, sur la base d'une épistémo-logie d'inspiration kantienne, de privilégier le sujet en concevant la réalité sociale comme l'œuvre de la liberté (d'action et d'interprétation) des sujets individuels dans leurs interactions mutuelles. Au lieu de fixer à part et de figer dans leur identité unilatérale et abstraite le sujet et l'objet (la liberté et le déterminisme, l'acteur et le système, le sens et la structure), en engageant ainsi la pensée dans d'indissolubles dilemmes, le concept depraxisles médiatise dialectiquement, en s'ef-forçant de les saisir dans le rapport contradictoire dans et par lequel ils s'engendrent en même temps qu'ils se nient réciproquement.

Pour cette raison précisément, la théorie critique ici envisagée ne se soucie pas de la « neutralité axiologique » (selon l'expression de Max Weber) communément exigée des sciences sociales. Elle n'entend pas s'en tenir à la description et à l'analyse des faits, de ce qui est ou a été, à l'exclusion de tout jugement de valeur, de toute prise de position morale ou politique, en séparant une nouvelle fois l'objectif et le subjectif et en rendant insaisissables leurs rapports dialectiques. Au contraire, elle implique une prise de position et même une prise de parti en faveur de ceux qui luttent contre l'oppression sous toutes ses formes et les aliénations qui lui donnent naissance, en faveur en un mot de l'émancipation humaine.

Le projet qui s'esquisse ainsi d'une approche globale, négative et utopienne du capitalisme contemporain récuse donc les modèles de [27] « scientificité » qui ont actuellement cours dans les sciences sociales. Il se propose de montrer qu'un autre type de connaissance de la réalité sociale est possible, tout aussi rigoureux et bien plus fécond. Il ne s'interdira cependant pas de s'enrichir des résultats et des apports conceptuels de ces sciences, en cherchant cependant, à chaque fois, à les dégager de leurs limites et de leurs présupposés [18].

2. La problématique

Former le projet d'une approche globale, négative et utopienne du capitalisme contemporain, à partir d'une confrontation de l'œuvre de Marx à ce dernier, fait immédiatement surgir quatre groupes de questions incontournables. Chacun possède sa spécificité propre et pourtant ils se renvoient les uns aux autres et forment une unité, définissant ainsi le champ et les contours de la problématique que se propose d'explorer la théorie générale ici projetée.

2.1. Le premier est celui que soulève l'étonnante « survie » du capitalisme depuis un siècle. Comment le capitalisme est-il parvenu à se maintenir et continue-t-il à se maintenir, en dépit des crises et des guerres qu'il a déclenchées à plusieurs reprises, en dépit des forces matérielles et sociales qui, conformément aux analyses de Marx, l'ont poussé vers son éclatement et son dépassement en une forme sociale supérieure ?

Poser cette question, prendre ainsi acte de cette capacité du capitalisme, depuis un siècle et demi au moins, de « persévérer dans l'existence » malgré les contradictions dont il est le siège - mais, peut-être aussi, à cause d'elles -, c'est tourner le dos à la fois au catastrophisme (à l'affirmation de l'effondrement inéluctable du capitalisme, à la croyance en la « crise finale ») et au triomphalisme (à l'affirmation de la victoire certaine des forces révolutionnaires, à la croyance en la « .lutte finale ») qui ont longtemps tenu lieu d'analyse - en fait, de masque à l'absence d'analyse - à un certain marxisme. Si des générations de marxistes (à commencer par Marx lui-même, par moments au moins) ont pu croire à la fin prochaine du capitalisme, force nous [28] est de constater que le mourant ne se porte pas trop mal, et qu'il manifeste même une singulière vitalité, fût-elle destructrice.

La question précédente demande cependant à être formulée en des termes plus appropriés, de sorte à éviter l'organicisme inhérent à la métaphore biologisante de la « survie ». Elle devient alors celle de la reproduction des rapports sociaux constitutifs de la structure du capitalisme, à commencer par ses rapports de production.

Nous rencontrons ici pour la première fois des concepts essentiels sur lesquels j'aurai l'occasion de revenir amplement ; il n'est pourtant pas inutile de les préciser sommairement. Je rappellerai donc que, par le concept de rapports de production, Marx désigne les rapports sociaux que les hommes entretiennent par l'intermédiaire de leurs conditions matérielles d'existence : les rapports des hommes entre eux médiatisés par l'appropriation (la propriété et la possession) de leurs moyens de production et de leurs moyens de subsistance (ou moyens de consommation). Il n'est pas possible, par contre, de définir aussi simplement la reproduction de ces rapports puisque, comme nous le verrons un peu plus loin, cette dernière constituera en un sens l'« objet » central même de la théorie générale ici projetée. Je me contenterai pour l'instant d'indiquer qu'il ne faut pas entendre la reproduction de ces rapports comme leur simple reconduction ou répétition à l'identique, qu'il n'y a pas de reproduction sans production de neuf ni destruction de l'ancien, donc sans réagencement de l'ensemble des rapports sociaux en définitive. Indication lapidaire qui ne prendra tout son sens que par la suite.

Cette première question reprend donc une interrogation essentielle et éminemment complexe des sciences sociales, à laquelle peu d'auteurs se sont cependant directement attaqués [19]. Comment les sociétés [29] se (re) produisent-elles ? Comment maintiennent-elles relativement inchangées, du moins pendant un certain temps, leurs structures fondamentales, par-delà les changements, les conflits, les événements quelquefois dramatiques qui les affectent et les bouleversent, en dépit aussi des contradictions internes qui les minent ? Car, si toute société est historique, si toute société finit en ce sens par disparaître le plus souvent après de profondes transformations, l'expérience historique atteste tout aussi bien de la capacité des structures sociales à se maintenir. D'ailleurs, sans une pareille continuité historique, on ne pourrait pas parler de(s) société(s) ni a fortiori procéder à leur définition, distinction, classement, etc. Ce sont ces questions générales, spécifiées dans le cadre du capitalisme, que je me propose, entre autres, d'élucider dans le cadre de la théorie générale ici projetée.

Comme le suggèrent certaines formulations précédentes, s'interroger sur la capacité des rapports sociaux capitalistes à se reproduire, c'est notamment se demander comment ont pu être maîtrisées leurs contradictions internes, comment elles ont pu être subordonnées aux processus régulateurs de la reproduction, voire servir ces processus, leurs effets de rupture se voyant alors inhibés et virtualisés et les contradictions intégrées dans un sens organisationnel. Et poser la question en ces termes signifie en particulier refuser toute thèse voyant dans la reproduction de ces rapports sociaux soit une sorte de phénomène d'inertie sociale, analogue à l'inertie matérielle (les rapports sociaux se maintiendraient en leur état comme des choses [20]), soit un processus automatique (la totalité sociale reproduirait ses rapports constitutifs sur le mode et le modèle de l'homéostasie des organismes vivants [21]). Dans l'un et l'autre cas, qu'on la pense en termes mécaniques ou en termes organiques, sur la base d'une conception à chaque fois réificatrice des rapports sociaux, leur reproduction est constatée et l'on ne se pose pas la question de ses conditions de possibilité. C'est au contraire cette question qui doit ici passer au premier plan, en partant de l'idée que la reproduction sociale ne va jamais de soi, qu'elle est au contraire fondamentalement problématique, un processus qu'il convient d'autant plus d'expliquer qu'il se heurte à des obstacles, à des limites et à des contradictions.

[30]

Car parler de maîtrise des contradictions internes aux rapports sociaux capitalistes, comme je l'ai fait plus haut, ne signifie pas pour autant que ces contradictions aient été résolues ou dépassées. Même maîtrisées, les contradictions ne disparaissent pas pour autant : elles se déplacent, s'atténuant ici pour renaître ailleurs, s'élargissant elles aussi en se transformant. C'est du moins l'hypothèse dont je partirai pour étudier le processus reproductif. Il faudra donc aussi analyser la manière dont ces contradictions se reproduisent elles aussi, avec les rapports sociaux dont elles sont une dimension irréductible.

C'est dire enfin que je m'intéresserai à la question de savoir si et dans quelle mesure ce processus reproductif peut atteindre une sorte de point de non-retour, à partir duquel la reconduction des rapports de production céderait la place à leur dissolution, à leur décomposition, à leur éclatement ou à l'éclosion et au développement de nouveaux rapports, radicalement différents, moment crucial où s'amorcerait une sorte d'autodestruction ou, au contraire, d'autodépassement du capitalisme, l'un n'empêchant d'ailleurs pas l'autre. Autrement dit, il s'agira d'explorer l'horizon du processus reproductif, de déterminer d'éventuelles brèches ou lignes de fracture en son sein, par lesquelles pourraient se glisser la pensée critique et l'action révolutionnaire, et non pas seulement se contenter de scruter sa fonctionnalité autorégulatrice.

2.2. À la question de la « survie » du capitalisme fait immédiatement pendant celle, opposée et complémentaire, de ses transformations. Car, tout en se maintenant quant à l'essentiel (les rapports sociaux de production, de propriété et de classes), le capitalisme s'est profondément transformé au cours du siècle écoulé. Autant que par sa capacité à se reproduire, il nous aura étonné par sa faculté à produire du neuf, de l'inédit, de l'inattendu, dans tous les secteurs et à tous les niveaux de la praxis sociale. Et l'on soupçonne immédiatement un lien étroit entre ces deux aspects de son devenir séculaire, production et reproduction, invariance et changement, pourtant contraires.

En ce sens, rien n'a été plus stupide qu'une certaine thèse d'origine léniniste parlant de stagnation voire de dégénérescence du capitalisme contemporain. S'il est vrai qu'au sein de ce dernier la reproduction l'emporte globalement sur la production, en ce sens que la seconde reste le plus souvent subordonnée aux exigences de la [31] première, il s'agit pourtant de comprendre que la reproduction ne peut s'effectuer sans une incessante production, innovation, invention : de nouveaux rapports sociaux, de nouvelles techniques et pratiques, de nouvelles institutions et représentations ; et que ce mode de reproduction est même une des caractéristiques fondamentales du capitalisme, ainsi que Marx et Engels l'indiquaient pourtant déjà dans un célèbre passage du Manifeste du parti communiste : « La bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner sans cesse les moyens de production, ce qui veut dire les rapports de production, c'est-à-dire l'ensemble des rapports sociaux. Le maintien sans changement de l'ancien mode de production était, au contraire, pour toutes les classes industrielles antérieures, la condition première de leur existence. Ce bouleversement continuel de la production, ce constant ébranlement de tout le système social, cette agitation et cette insécurité perpétuelles distinguent l'époque bourgeoise de toutes les précédentes. Tous les rapports sociaux, figés et couverts de rouille, avec leur cortège de conceptions antiques et vénérables, se dissolvent ; ceux qui les remplacent vieillissent avant d'avoir pu s'ossifier. Tout ce qui avait solidité et permanence s'en va en fumée, tout ce qui était sacré est profané, et les hommes sont forcés enfin d'envisager leurs conditions d'existence et leurs rapports réciproques avec des yeux désabusés. » [22]

De ces transformations qu'a connues le capitalisme en un siècle, il importe d'évaluer le sens et la portée exacts. Comment se rattachent-elles aux nécessités de la reproduction des rapports capitalistes fondamentaux ? En quoi sont-elles commandées par ces dernières ? En quoi, au contraire, leur échappent-elles et les débordent-elles ?

Ces questions sont d'autant plus cruciales que certaines de ces transformations semblent mal s'accorder ou même contredire quelques-unes de prévisions parmi les plus importantes de Marx ou de ses successeurs. Comment, par exemple, accorder la thèse de la paupérisation (absolue ou même seulement relative) du prolétariat, déduite par Marx des lois de l'accumulation du capital qu'il a formulées, avec l'augmentation incontestable depuis un siècle du « niveau de vie » des ouvriers et des employés, du moins dans les formations capitalistes développées, en dépit de l'infléchissement récent de cette tendance ? Comment accorder, de même, la thèse marxiste de la bi-polarisation [32] tendancielle de la structure de classes du capitalisme avec non seulement le maintien d'anciennes classes moyennes (comme la paysannerie parcellaire et la petite-bourgeoisie) mais encore la croissance numérique des « couches moyennes salariées » et leur importance socio-politique grandissante ? Et nous avons vu plus haut quel parti la critique anti-marxiste avait cherché à tirer de ces démentis, réels ou apparents, infligés à l'œuvre de Marx par les transformations survenues au sein du capitalisme après lui.

Plus grave peut-être encore, bon nombre de ces transformations ont semblé sortir du champ d'investigation traditionnel de la pensée marxiste, comme si celle-ci n'avait rien à dire à son sujet, se trouvait incapable d'en rendre compte dans ses propres termes. Pour nous en tenir à des questions déjà évoquées, en quoi la pensée marxiste peut-elle nous aider à éclairer les enjeux de la crise écologique ou de la crise symbolique qui, toutes deux, affectent profondément l'humanité contemporaine ? En quoi nous permet-elle, de même, de comprendre le devenir contradictoire des rapports de sexe mais aussi des rapports entre classes d'âge au sein des sociétés capitalistes contemporaines ? Quel peut être son apport à la refondation d'une éthique sur la base de la ruine, aujourd'hui patente, de l'individualisme bourgeois classique ? Tels sont quelques-uns, parmi de multiples autres, des défis lancés par les transformations survenues au sein du capitalisme depuis un siècle à ceux qui veulent assumer l'héritage de Marx, et qu'ils se doivent de relever sous peine de laisser cet héritage dépérir.

Je me contenterai pour l'instant d'indiquer le sens général de ces transformations. D'une part, on a assisté à un élargissement de la base spatiale et sociale des rapports capitalistes de production. Ce mouvement s'est effectué à la fois :

- vers « l'extérieur », par intégration aux rapports de production capitalistes des formations capitalistes extérieures à leur berceau historique (l'Europe occidentale), par constitution du capitalisme en un système intégrant, à des degrés divers et selon différentes formes, l'ensemble des formations sociales de la planète, en un mot par devenir-monde du capitalisme ;

- et vers « l'intérieur », par intégration à ces mêmes rapports de production des secteurs de la pratique économique et sociale qui, antérieurs au capitalisme, lui restaient encore en partie extérieurs jusque dans les formations capitalistes connues de Marx et étudiées par lui [33] (l'exemple typique étant ici la production agricole et plus largement le monde rural).

Cependant, cet élargissement n'a pas seulement consisté à intégrer/désintégrer l'immense legs historique des formations précapitalistes, il a là encore produit du neuf et de l'inédit au sein même de la pratique économique et sociale du capitalisme lui-même : que l'on pense seulement, parmi les exemples les plus immédiats, au prodigieux développement de l'univers de la consommation marchande et sa « colonisation de la vie quotidienne » pour reprendre l'image suggestive d'Henri Lefebvre et de Jürgen Habermas ; ou au développement du tourisme et des loisirs de masse ; ou encore au développement d'une véritable industrie culturelle et à l'explosion des moyens de communication de masse, etc.

À cet élargissement de la base spatiale et sociale des rapports capitalistes de production s'est adjoint, d'autre part, comme le suggèrent déjà certaines indications précédentes, un approfondissement de leur emprise sur l'ensemble de la praxis sociale. Aujourd'hui, du moins dans les formations capitalistes développées, tout un chacun perçoit intuitivement que ces rapports tendent à se subordonner, plus ou moins directement, bien qu'inégalement selon les secteurs et les niveaux de la praxis, l'ensemble des rapports sociaux et des pratiques sociales, des plus proches (les rapports familiaux, les relations de voisinage, etc.) aux plus lointains (les rapports économico-politiques mondiaux), des plus immédiats (les pratiques quotidiennes : travailler, habiter, communiquer, etc.) aux plus abstraits (les formes de pensée et de représentation du monde en général). Et, là encore, ce mouvement aura impliqué à la fois la destruction d'anciens rapports sociaux et d'anciennes pratiques sociales, d'anciennes représentations, ou du moins leur profond remaniement ; et la production de nouveaux rapports et de nouvelles pratiques et représentations, de manière, dans l'un et l'autre cas, à approprier la réalité sociale aux rapports capitalistes de production. C'est aujourd'hui la praxis sociale dans son ensemble et en chacun de ses éléments qui porte, dans une certaine mesure, l'empreinte de ces derniers. En un mot, le devenir-monde du capitalisme s'est accompagné d'un devenir-capitalisme du monde : de la production d'un univers social spécifiquement capitaliste, d'une « civilisation » capitaliste, d'un monde approprié aux rapports capitalistes de production.

[34]

Ce double mouvement d'élargissement de la base des rapports capitalistes de production et d'approfondissement de leur emprise, suivant lequel les formations capitalistes se sont transformées, n'est autre en définitive que le processus de constitution de ces rapports en un mode de production spécifique : en une totalité sociale originale, remodelant l'ensemble des rapports sociaux et des pratiques sociales hérités des formations précapitalistes, mais engendrant aussi des rapports sociaux inédits et des pratiques sociales jusqu'alors inconnues, en enserrant le tout dans une organisation capable, jusqu'à un certain point, d'assurer sa propre régulation et reproduction. En définitive, dans la perspective ici esquissée, pour autant que le capitalisme se soit transformé depuis Marx, il n'a fait que réaliser le concept par lequel celui-ci l'avait déjà défini : il est devenu visiblement, sur toute la surface de la planète et dans toute la profondeur de la praxis sociale, ce qu'il était déjà essentiellement au temps de Marx, à savoir un mode de production original, cependant historiquement déterminé comme tout mode de production. Processus qui n'en est pas encore à son terme (à supposer qu'il puisse l'atteindre) et qui n'a pas été sans contradictions ni résistances ; processus infiniment complexe que la théorie générale ici projetée se propose précisément d'analyser et d'exposer dans ses moments essentiels.

Le concept de mode de production, tel que je l'utilise ici, diffère donc sensiblement de celui que l'école althusserienne a vulgarisé au cours des années i960 et 1970 [23]. Il ne désigne pas une totalité donnée, articulant différentes instances distinctes (l'économique, le politique, l'idéologique) en un système clos et autoreproductif ; mais une totalité en devenir, un mouvement de totalisation, située dans le temps historique et dans l'espace mondial, se faisant et se défaisant sans cesse à travers le processus par lequel ses rapports structurels (les rapports sociaux de production) tendent à se subordonner la praxis sociale entière, intégrant et désintégrant à la fois ce qui les tire en arrière (le legs historique) et ce qui les pousse en avant (les potentialités révolutionnaires), engendrant ainsi sans cesse du neuf et de l'inédit. C'est donc une totalité inachevée, contradictoire et ouverte, une totalité [35] dialectique, confirmant la nécessité et l'urgence d'une approche globale, négative et utopienne du capitalisme contemporain.

2.3. Pour être générale, la théorie ici projetée n'en devra pas moins tenter de rendre compte des développements les plus récents du capitalisme. Ces développements s'inscrivent dans le contexte de la crise structurelle qu'il a connue au cours du dernier quart de siècle.

Dans cette crise, on retrouve les caractéristiques déjà manifestées par les crises structurelles antérieures : rupture dans le rythme d'accumulation du capital, dévalorisation brutale d'une partie importante du capital en fonction, accélération de la concentration et de la centralisation du capital, tendance globale à la surproduction de capital et de marchandises et développement concomitant de la surpopulation relative (sous formes du chômage et de la précarité de masse), remise en cause des modes antérieurs et diffusion progressive de nouveaux modes d'exploitation et de domination du capital, aggravation des conditions de travail et de vie d'une grande partie du prolétariat, remodelage de l'appareil d'État, crise d'hégémonie au sein de la bourgeoisie, rivalités grandissantes entre les grandes puissances capitalistes, tentations autoritaires des gouvernements, etc. Mais cette crise présente aussi des caractéristiques originales posant une série de questions qui rentrent intégralement dans le cadre de ma problématique.

En premier lieu, tout le monde perçoit confusément aujourd'hui le caractère mondial de cette crise : le succès de termes comme « internationalisation », « transnationalisation », « mondialisation », « globalisation », etc., en est le symptôme. Mais à quels processus effectifs correspond cette perception ? En quoi consiste exactement le processus de mondialisation actuellement en cours ? Quels en sont les formes et les enjeux ? Quels rapports y a-t-il entre la mondialisation et les rapports capitalistes de production dans la forme actuelle de leur reproduction ? En quoi la phase actuelle du processus de mondialisation, dont nous venons de voir qu'il fait intégralement partie de la dynamique séculaire du capitalisme, se distingue-t-elle des phases précédentes ? Si l'on fait l'hypothèse que l'on assiste aujourd'hui à l'émergence du mondial comme niveau spécifique d'organisation du capitalisme, comment ce niveau s'articule-t-il avec ces autres niveaux d'organisation, à la fois antérieurs (diachroniquement) et inférieurs (synchroniquement), que sont le national, le régional et le local ? Enfin qu'advient-il des contradictions inhérentes aux rapports de [36] production au niveau mondial ? Dans quelle mesure et sous quelles formes s'y reproduisent-elles ?

En second lieu, la crise actuelle se présente aussi comme une crise de différents dispositifs institutionnels de régulation, mis en place à l'issue de la précédente crise structurelle (celle ayant atteint son paroxysme dans le cours des années 1930) au niveau des différents États capitalistes centraux, dans le cadre du compromis fordiste, et destinés précisément à éviter la réédition de ce type de crise. Bien plus, l'offensive néo-libérale précédemment évoquée s'est donné comme objectif le démantèlement au moins partiel de ces dispositifs de régulation, démantèlement qui semble être une des conditions du processus de mondialisation dans sa phase actuelle. Comment comprendre cet ensemble de faits ? Assisterait-on à un retour à des modes purement marchands de régulation de l'accumulation capitaliste sur le plan mondial, dont les insuffisances ont pourtant été attestées par les phases antérieures de cette accumulation ? Quelle place revient encore à l'État dans la phase actuelle du développement du capitalisme ? Comment expliquer l'apparent désengagement de l'État dans sa forme et ses limites nationales, sous l'effet conjugué de la pression du marché mondial et de l'émergence des pouvoirs régionaux, contrastant singulièrement avec son intervention résolue dans le processus global de reproduction sociale au cours de la phase précédente ? Ou ne s'agit-il en définitive que d'une altération des formes étatiques d'intervention et de régulation, les formes nouvelles étant encore imparfaitement constituées et, de ce fait, difficilement repérables ? En quoi pourrait consister une régulation de l'accumulation du capital sur le plan mondial et quels rôles y joueraient les États et les relations interétatiques ?

En troisième lieu, la crise actuelle fait apparaître un curieux phénomène. Comme je l'ai relevé plus haut, au cours du siècle écoulé, la dynamique du capitalisme s'est confondue avec un double mouvement d'élargissement et d'approfondissement de l'emprise des rapports capitalistes de production. Or le cours de la crise actuelle se confond avec un mouvement apparemment contraire de rétrécissement de cette emprise, tant en extension qu'en compréhension. Ainsi la phase actuelle de mondialisation des rapports capitalistes de production s'accompagne-t-elle de la marginalisation de régions entières de la planète, progressivement délaissées par le capital ou nettement sous-exploitées par lui : le continent africain (notamment sa partie [37] subsaharienne) en offre un éclatant et dramatique exemple. Tandis que, jusqu'au sein des métropoles capitalistes des pays dits développés, le développement du chômage et de la précarité exclut du rapport salarial une part grandissante de la population, en la vouant à la marginalité socio-économique. Tout semble donc se passer comme si la phase actuelle de reproduction des rapports capitalistes de production exigeait une inversion du processus séculaire d'élargissement et d'approfondissement de l'emprise de ces rapports sur la praxis sociale. S'agit-il là d'une simple apparence ? Si oui, à quoi tient-elle ? S'agit-il au contraire d'un mouvement réel ? Et dans ce cas, comment l'expliquer ? Serait-ce l'indice que le devenir-monde du capitalisme et le devenir-capitalisme du monde se heurtent à des limites absolues, voire que le point de non-retour, précédemment évoqué, a été atteint dans la dynamique historique du capitalisme, qui l'engagerait sur la voie de son dépérissement ou de son dépassement ?

En dernier lieu, qu'en est-il de la prétendue « sortie de crise » dans laquelle nous serions entrés depuis deux ou trois ans ? Quelle en est la réalité ? Ne s'agit que d'une nouvelle illusion, venant après bien d'autres, dont le seul fondement serait une courte reprise telle qu'en ont toujours connu les phases dépressives de l'accumulation capitaliste, à l'exemple de celle qui s'est déjà produite à la fin des années 1980, débouchant rapidement sur une nouvelle aggravation de la crise au début de la décennie suivante ? Ou, au contraire, s'agit-il d'une authentique sortie de crise, le capitalisme étant parvenu une nouvelle fois à surmonter ses contradictions internes, à élaborer par conséquent un nouveau régime stable (régulé) d'accumulation ? Et dans ce cas, quels en sont les caractéristiques essentielles ? Et comment est-il parvenu à les élaborer ?

2.4. L'expérience du siècle écoulée, comme celle des dernières années conduisent enfin à s'interroger sur le mouvement révolutionnaire, sur son bilan comme sur ses perspectives.

De ce mouvement, il faut tout d'abord constater l'échec global. Nulle part, en effet, il n'a su et pu dépasser, de manière durable, le capitalisme en donnant naissance à d'autres rapports de production et à un autre mode de production ; nulle part le prolétariat n'a su et pu s'émanciper de la domination du capital et fonder « la libre association des producteurs libres » par laquelle Marx définissait le communisme. Et pourtant, à plusieurs reprises, il est parti à « l'assaut du [38] ciel ». Comment expliquer ses échecs répétés, dont la répétition même semble indiquer qu'ils ne sont pas dus à des causes fortuites ou à des facteurs seulement conjoncturels ?

Pour autant, son action historique n'a pas été stérile. Sous la dénomination générique de socialisme, il a même donné naissance à une riche variété de formes politiques et sociales, depuis les régimes social-démocrates d'Europe du Nord jusqu'au prétendu « socialisme réellement existant » d'Europe de l'Est et d'Asie, dont le bilan reste à établir et entre d'ailleurs intégralement dans la présente problématique. Il faudra en particulier s'interroger sur les rapports, sans doute complexes, qui ont uni et opposé à la fois la dynamique de reproduction des rapports de production, notamment dans leur dimension de mondialisation, de devenir-monde du capital, à ces différentes formes de régime.

Cet échec global du mouvement révolutionnaire, en dépit de ses succès partiels et momentanés, ne peut manquer de susciter le doute. Doute quant à ses possibilités d'abord : le capitalisme n'est-il pas en mesure de neutraliser ou de détourner, de « récupérer » en somme les forces matérielles, sociales, intellectuelles qui tentent de le subvertir et de le dépasser ? N'est-il pas en mesure de maîtriser les contradictions qui naissent de son développement : non seulement d'en atténuer et d'en différer les effets, mais encore de les intégrer en en faisant un usage régulateur au service de sa propre reproduction ? De manière plus radicale, le doute n'épargne pas davantage la nécessité même d'une rupture révolutionnaire : l'idée de révolution conserve-t-elle aujourd'hui encore un sens ? Le capitalisme n'a-t-il pas déjà réalisé par lui-même quelques-uns des objectifs que Marx assignait au socialisme et au communisme ? D'ailleurs le prolétariat des formations capitalistes développées est-il encore au moins potentiellement révolutionnaire ? Y a-t-il même seulement encore un prolétariat, et plus largement des classes sociales ?

Que de pareilles questions aient généralement ouvert la voie à l'abandon de toute perspective critique et préparé le terrain au ralliement à l'ordre établi ne doit pas nous empêcher de les prendre en compte et de tenter d'y répondre en d'autres termes (si possible) que ceux d'un reniement global des exigences et des espérances d'émancipation. Ces questions conduisent en fait à un réexamen et une redéfinition des différents aspects et moments du mouvement révolutionnaire. Et d'abord de son sujet : le prolétariat. Comment définir ou [39] redéfinir aujourd'hui, dans le capitalisme se transformant en mode de production, en réalité à la fois mondiale et globale, le prolétariat, compris comme classe non seulement en soi mais encore pour soi, donc comme sujet potentiellement révolutionnaire ? Quelle en est la composition socio-économique ? En quoi s'est-elle trouvée modifiée au cours des dernières décennies ? Plus largement, dans quelle mesure les transformations survenues au sein du capitalisme ont-elles modifié les rapports entre les classes et les conditions générales de la lutte des classes ? En quoi ces transformations favorisent-elles ou au contraire entravent-elles la formation d'un sujet révolutionnaire : d'une force sociale capable de faire progresser l'humanité sur la voie de son émancipation matérielle, politique et intellectuelle ?

La double expérience de la « survie » et des transformations du capitalisme oblige de même à réexaminer et à redéfinir le projet révolutionnaire, c'est-à-dire le contenu même de la notion de communisme. Que signifient aujourd'hui, à la lumière de l'expérience passée du mouvement révolutionnaire mais aussi des transformations survenues au sein du capitalisme, les notions de « dictature du prolétariat », d'accomplissement de la démocratie et de « dépérissement de l'État » par lesquelles Marx a défini les tâches politiques de la révolution communiste ? Sous quelles formes concevoir aujourd'hui, à l'âge de l'automation, des réseaux télématiques mais aussi de la mondialisation des marchés et de la production, une société fondée sur la « libre association » des producteurs ? Dans quelle mesure la dynamique du capitalisme a-t-elle rapproché ou, au contraire, éloigné les différentes fins (de l'économique, du politique, de la division du travail et de la société en classes, des idéologies, de l'historicité aveugle) par lesquelles Marx a défini (négativement) le communisme ? Et l'image utopique d'une humanité réconciliée avec elle-même et avec la nature, par laquelle il le définissait positivement, conserve-t-elle encore aujourd'hui une signification et une valeur programmatiques ?

Le réexamen des perspectives du mouvement révolutionnaire passe enfin par la redéfinition de son trajet. Quelles possibilités stratégiques s'ouvrent aujourd'hui à lui ? Quelles sont les contradictions de l'ordre existant sur lesquelles il lui faut parier ? Quelles formes d'organisation et de luttes sont appropriées à ses tâches actuelles ? En particulier, sous quelles formes, par quelles médiations (stratégiques, organisationnelles, culturelles) permettre au prolétariat mondial de s'affirmer comme une force unifiée dont les différentes parties parviendraient [40] à coordonner leurs actions et à (re) devenir une force sociale au moins capable d'infléchir la dynamique capitaliste ? Comment faire que ce qui n'est encore qu'un ensemble de mouvements divisés, séparés aussi bien par la fragmentation persistante de l'espace géopolitique que par les inégalités de développement héritées de l'histoire, devienne un mouvement d'ensemble concourant à la réalisation d'un même but ? Ou faut-il au contraire renoncer à cette vision « centralisatrice » de la lutte de classe au profit d'une conception pariant sur des convergences rendues possibles par le développement de multiples réseaux, de liaisons systémiques lâches entre différents foyers de lutte ?

3. La méthode

La théorie générale du capitalisme ici projetée se propose donc d'examiner l'ensemble de ces questions et de tenter de leur apporter des réponses, tandis qu'inversement ces questions dessinent le programme de cette théorie et en soulignent la nécessité. Reste à indiquer comment, selon quelle démarche remplir un pareil programme dont la réalisation débordera de loin, on le devine, le seul présent ouvrage.

3.1. Les précédents exposés des enjeux et de la problématique suggèrent que cette théorie générale doit se centrer sur une analyse du procès de reproduction des rapports capitalistes de production. En conséquence, mon hypothèse directrice sera qu'une pareille théorie doit prendre pour objet central en même tant que comme fil conducteur le concept de reproduction du capital, en désignant par là le processus par lequel se trouvent produites l'ensemble des conditions (matérielles, institutionnelles, culturelles) de la reproduction du capital comme rapport social, en lui subordonnant la praxis entière, dans toute son étendue spatiale et toute son épaisseur sociale. Processus fait à la fois d'invariance et de changement, dont il s'agira aussi de montrer comment il reproduit, tantôt en les atténuant, tantôt en les aggravant, toujours en les transformant, les contradictions internes au capital, tout en en produisant de nouvelles. Processus dont il s'agira enfin de déterminer les limites, l'éventuel point de non-retour ainsi que les conditions de son dépassement.

Cette hypothèse repose sur un double présupposé, que l'ensemble des développements à venir auront pour fonction de valider. En premier [41] lieu, elle considère le capital comme le rapport social central de la praxis sociale contemporaine, comme le noyau générateur de cette praxis, en tant qu'il détermine, plus ou moins directement, l'ensemble de ses rapports et pratiques constitutifs de la réalité sociale contemporaine. Ce qui impliquera de revenir en détail sur le concept de capital pour en déployer toute la richesse et la complexité internes, loin des réductions fétichistes (économistes) qui en ont singulièrement rétréci, obscurci et en définitive interdit la compréhension. En second lieu, l'hypothèse précédente fait de la reproduction de ce rapport le procès qui lie la partie (le capital comme rapport de production) au tout (le capitalisme comme mode de production). On aura compris que, par reproduction du capital, j'entends du coup un processus autrement plus vaste et plus complexe que celui que la pensée marxiste désigne habituellement par lui, à savoir le seul procès d'ensemble de la production capitaliste, en tant qu'il assure ses conditions immédiates de reproduction (simple ou élargie) ; et a fortiori que le seul établissement des fameux schémas de reproduction du capital social exposés dans la dernière section du Livre II du Capital. Je montrerai en effet que le capital ne peut se reproduire comme rapport de production sans se subordonner progressivement l'ensemble des conditions sociales d'existence, bien au-delà de la sphère (économique) qu'il informe immédiatement, qu'il ne peut se reproduire sans s'approprier en fait la totalité des aspects et éléments de la praxis sociale à travers une série de médiations dont la détermination et l'articulation constitueront une des tâches majeures de la théorie ici projetée.

3.2. Cette théorie sera donc, par hypothèse, une théorie de la reproduction du capital. En entamant sa réalisation, le présent ouvrage se contentera cependant d'élaborer le concept même de reproduction du capital, en en dégageant les moments essentiels. Et cette élaboration va directement nous ramener vers Marx, plus précisément vers sa critique de l'économie politique.

Pour éclatée qu'elle soit, l'œuvre de Marx n'en présente pas moins un fil conducteur, un fil rouge, qu'il n'a cessé de tisser par-delà les péripéties historiques et les difficultés existentielles au milieu desquelles il s'est débattu, au cours d'une quarantaine d'années d'activité théorique et politique. Des manuscrits rédigés à Paris en 1844, portant en titre « Économie politique et philosophie » et publiés de manière [42] posthume sous le titre de Manuscrits de 1844, aux notes marginales sur Wagner qui date de 1881-1882 [24], en passant par l'opus magnum qu'est Le Capital et ses travaux préparatoires, dont émergent les célèbres Manuscrits de 1857-1858, plus connus sous le nom de Grundrisse, ainsi que la partie centrale des Manuscrits de 1861-1863, publiée sous le titre de Théories sur la plus-value, l'œuvre de Marx s'est en effet progressivement centrée autour du projet d'une critique de l'économie politique. À l'image du restant de l'œuvre, cependant, cette critique restera elle-même inachevée et, à la mort de Marx, seule une petite partie de ses recherches et élaborations sur ce terrain aura été publiée : outre quelques textes précurseurs tels que la Misère de la philosophie (1847) ou Travail salarié et capital (1849), Marx ne fera paraître de son vivant que la Contribution à la critique de l'économie politique en 1859 et le premier livre du Capital en 1867, portant lui-même le sous-titre de « Critique de l'économie politique » [25].

Cette critique marxienne de l'économie politique a fait l'objet de bien des mécompréhensions et malentendus. Les raisons en sont multiples. Elles tiennent, tout d'abord, à l'emprise idéologique persistante des processus dont Marx avait pourtant fait l'objet même de sa critique, notamment au fétichisme marchand, monétaire et capitaliste. En dernière instance, c'est bien ce fétichisme (couplé avec le scientisme, un autre fétichisme au demeurant) qui a conduit la plupart de ses lecteurs et commentateurs, y compris parmi ses soi-disant disciples, à voir dans la critique marxienne de l'économie politique une œuvre d'économiste et à chercher à constituer à partir d'elle une économie marxiste, en commettant ainsi un contresens fondamental et dramatique qui a lourdement pesé sur le destin de ce qu'on a appelé le marxisme.

Sans doute y a-t-il dans la critique marxienne de l'économie politique une volonté de parachever cette dernière comme science positive du procès global de la production capitaliste. Ainsi Marx affirme-t-il dans la préface à la première édition allemande du premier livre du Capital que « le but final de cet ouvrage est de dévoiler la loi économique du mouvement de la société » [26]. Et, de fait, Marx aura considérablement [43] fait progresser la connaissance de l'économie capitaliste, en la débarrassant des confusions dans lesquelles elle se débattait avant lui, chez les grands classiques (Smith, Ricardo, Malthus), notamment celles concernant le concept de valeur, en effectuant clairement la distinction entre travail concret et travail abstrait. Il aura ainsi su, le premier, formuler les lois générales de développement de la production capitaliste : loi de la valeur, loi d'accumulation, loi d'équilibre des échanges intersectionnels, loi de formation d'un taux de profit moyen, etc., qu'il rattache à la puissance homogénéisante de la valeur et de sa logique d'équivalence.

Mais ce moment positif reste chez lui directement subordonné à la critique de l'économie politique, à la fois comme monde réifié et comme représentation fétichiste. Contre les économistes qui, victimes des mirages du « monde enchanté » des rapports marchands, célèbrent les vertus de l'économie capitaliste, en en naturalisant et en éternisant les rapports constitutifs, Marx met en évidence :

- le processus historique d'expropriation des producteurs qui, sur la base de la destruction et de la dissolution de toutes les formes antérieures de propriété et de production, a permis la formation du capital comme rapport social de production, donc le caractère historiquement déterminé de ce dernier ;

- l'exploitation et la domination du travail sous sa forme salariée par le capital, la non-équivalence que masque le rapport d'échange contractualisé qu'est le salariat, secret de la mystérieuse capacité du capital à produire et accumuler de la plus-value ;

- la manière dont la confusion (non seulement mentale mais sociale, pratique autant qu'idéologique) des rapports de production avec leurs supports matériels (la marchandise, la monnaie, les moyens de production, etc.) conduit à fétichiser ces derniers et à transformer le procès social de production en un monde enchanté, un monde à l'envers dans lequel les choses gouvernent les hommes ;

- les contradictions qui minent ce mode de production et ses autorégulations spontanées, contradictions entre sa forme (marchande et monétaire) et son contenu (le développement quantitatif et qualitatif des forces productives), qui en font un mode fondamentalement instable, au cours nécessairement heurté et chaotique, interrompu par des crises, en définitive un mode transitoire, voué à être dépassé ;

- la manière dont, précisément, s'accumulent en son sein les conditions non seulement de son propre dépassement, mais du dépassement [44] de toute « économie » : les conditions de l'abolition du règne de la nécessité et de la rareté et, partant, de l'abolition de la « lutte pour la vie », les conditions de l'accès à l'abondance et à la liberté (définie notamment par la fin du travail). Possibilités dont la pleine actualisation supposait, selon Marx, une révolution et l'avènement d'un nouveau mode de production, le communisme.

Autant de thèmes sur lesquels j'aurai largement l'occasion de revenir dans le cours de cet ouvrage. Leur escamotage non seulement a dénaturé l'œuvre de Marx, en en réduisant la dimension critique, mais encore l'a rendue largement inopérante, y compris souvent dans sa dimension de connaissance positive du mode de production. Tant il est vrai que, privé de cette dimension, l'héritage de Marx devient stérile.

La mécompréhension dont a souffert la critique marxienne de l'économie politique s'explique, en second lieu, par sa méthode d'exposition, si contraire aux modèles épistémologiques dominants qu'elle ne pouvait pas ne pas être déroutante. Cette méthode, qui s'élève de l'abstrait au concret, se justifie pourtant pleinement par son objet même. En effet, ce que Marx se propose de saisir, c'est le mode de production capitaliste dans sa totalité. Or cette totalité n'est pas immédiatement accessible en tant que telle : elle ne peut pas faire l'objet d'une intuition, qu'elle soit sensible ou intellectuelle, elle ne peut que se (re) construire par la pensée. Se pose alors la question essentielle et du point de départ et de la méthode pour accéder au tout, sur laquelle Marx a beaucoup hésité et réfléchi. Le parti qu'il a fini par prendre, dès les Grundrisse et qui ne cesse de s'affirmer jusqu'au Capital, c'est de commencer par l'analyse du rapport social à la fois le plus simple et le plus abstrait, la valeur, précisément parce que la prédominance de ce rapport social caractérise le mode de production capitaliste en propre, en partant dans les Grundrisse de la catégorie de l'argent et dans Le Capital de celle de la marchandise. Ce faisant, Marx fait nécessairement abstraction, dans un premier temps, de toutes les conditions (historiques, sociales, techniques, juridiques, politiques, éthiques, religieuses, etc.) qui ont rendu possible et qui continuent à rendre possible cette prédominance de la valeur en tant que rapport social ; avant de les restituer méthodiquement, chacune à sa place, place commandée par les exigences mêmes de l'analyse, en montrant comment ces conditions sont produites par le mouvement même d'autonomisation de la valeur et / ou par la transformation d'éléments [45] préalables que ce mouvement trouve comme résultats du développement historique antérieur. Restitution que Marx n'a cependant pas pu ou su conduire jusqu'à son terme [27].

Cette méthode, qui opère par réduction (mise entre parenthèses provisoire) et par restitution (de ce qui a été précédemment réduit), est la seule qui permette de saisir rigoureusement une totalité sociale selon la logique même de sa constitution : « C'est seulement par cette démarche qu'il est possible de ne pas toujours parler de tout à propos de tous les rapports. » [28] Si elle présente le défaut de commencer par des analyses abstraites donc difficiles, ce dont Marx avait conscience [29], elle n'en a pas moins sa nécessité : « C'est là un désavantage contre lequel je ne peux rien si ce n'est toutefois prévenir et prémunir les lecteurs soucieux de vérité. » [30] Faute de l'avoir comprise, des générations de commentateurs, y compris marxistes, ont allègrement démembré la critique marxienne de l'économie politique, à l'instar d'un Althusser recommandant de sauter la lecture du premier chapitre du Livre I du Capital et réduisant celui-ci à ce seul Livre [31] ; ou en escamotant l'ensemble du Livre II, réputé ne traiter que de questions « techniques » n'intéressant que les économistes et les capitalistes. Ce travail d'équarrissage aura privé ceux qui en auront suivi les recommandations ou subi les effets de l'intelligence de l'unité et du mouvement de la critique marxienne, en n'en laissant subsister que des moments épars (pour l'essentiel l'analyse de la formation de la plus-value, les développements concernant la loi générale de l'accumulation capitaliste et l'accumulation primitive, l'établissement de la loi tendancielle [46] de baisse du taux de profit moyen), aux liens lâches entre eux, rendus de ce fait quelquefois incompréhensibles.

La dispersion des travaux de Marx en des dizaines de manuscrits, étalés sur près de vingt-cinq années, et l'état final d'inachèvement de sa tentative de critique de l'économie politique auront sans doute favorisé ces découpages arbitraires et contribué, eux aussi, en troisième lieu, à la mécompréhension de sa tentative. En particulier, ils n'auront pas permis, la plupart du temps, de la saisir simultanément dans son unité et dans sa diversité. Car, si la direction critique reste bien la même, les inflexions des concepts sont notables, allant souvent bien au-delà de la simple nuance, au fil des tentatives successives et incessantes de rédaction auxquelles Marx s'est livré. Loin d'être seulement l'indice de ses difficultés réelles à maîtriser l'ensemble de son propos, il faut y voir autant d'essais, différents mais cohérents entre eux, pour explorer un champ qu'il découvrait en même temps qu'il le mettait en forme conceptuellement. Ce qui exclut de privilégier l'un ou l'autre moment fort de la démarche marxienne, en considérant par exemple - comme on l'a fait très longtemps - tous les manuscrits antérieurs au Capital comme le simple brouillon de ce dernier, alors qu'ils présentent souvent une originalité forte ; ou, au contraire, en voyant dans les Grundrisse l'authentique veine critique que serait venu étouffer le formalisme ultérieur du Capital, selon l'interprétation audacieuse mais discutable qu'en a proposé Toni Negri [32]. Je montrerai au contraire qu'il y a bien une unité profonde de la critique marxienne de l'économie politique, mais que celle-ci ne peut se concevoir qu'en respectant sa diversité, qu'en intégrant les différentes dimensions de cette réalité complexe que constituent le capital et son procès de reproduction, qu'à travers ses multiples esquisses, brouillons, versions primitives et rédactions définitives Marx s'est précisément efforcé de saisir.

3.3. Ainsi, plus d'un siècle après la mort de Marx, sa critique de l'économie politique reste en un sens à (re) découvrir, en la dégageant de la gangue des commentaires qui l'ont, pour la plupart, étouffée et défigurée. Car sa vigueur et son actualité ne peuvent manquer de s'imposer à qui sait se l'approprier dans son sens, sa méthode, son unité et sa diversité propres. Le présent ouvrage, qui propose une telle relecture, en constituera, je l'espère, une illustration.

[47]

Conformément à mon projet, ma relecture se centrera sur la thématique et la problématique de la reproduction du capital. Cette thématique et cette problématique s'inscrivent directement dans la perspective de la critique marxienne : « Notre conception diffère fondamentalement de celle des économistes qui, enferrés dans le système capitaliste, voient certes comment on produit dans le rapport capitaliste, mais non comment ce rapport lui-même est produit et crée en même temps les conditions matérielles de sa dissolution, supprimant du même coup sa justification historique, en tant que forme nécessaire du développement économique et de la production de la richesse sociale. » [33] Essentiellement préoccupé de démontrer que le mode capitaliste de production n'est pas la forme absolue et définitive de production sociale, Marx s'attache précisément à déterminer les conditions et les formes sous lesquelles le rapport capitaliste de production, le capital comme rapport de production, est lui-même produit et par conséquent aussi reproduit, tout en accumulant les conditions de sa propre destruction. Telle est l'originalité foncière de sa critique de l'économie politique : montrer que le résultat essentiel de la production capitaliste, ce ne sont ni les marchandises ni l'argent, ni même la plus-value (le profit, l'intérêt, la rente), mais le capital lui-même comme rapport de production. En ce sens, elle est la première analyse méthodiquement menée du procès de production d'un rapport social ; et elle demeure un modèle du genre.

Dans cette mesure même, la thématique et la problématique de la reproduction du capital y affleurent à différents moments. Dès l'« Introduction à la critique de l'économie politique » par laquelle Marx inaugure la rédaction des Grundrisse, elle est implicitement présente dans la mise en évidence de l'aspect systémique des rapports entre production, circulation, distribution et consommation, préfigurant ainsi l'idée que le mouvement du capital est un procès dont les résultats reproduisent sans cesse les conditions et les présupposés, créant ainsi la possibilité de sa propre répétition périodique. Par la suite, elle passe à plusieurs reprises au premier plan de l'analyse. Par exemple au sein de la section du Capital consacrée à l'analyse du procès d'accumulation (Livre I, section VII), qui permet à Marx d'introduire la différence entre reproduction simple et reproduction élargie. Ou encore dans le « chapitre » inédit du Livre I du Capital, dont la [48] dernière partie est significativement intitulée : « La production capitaliste est production et reproduction du rapport de production spécifiquement capitaliste. » [34] La problématique de la reproduction est de même omniprésente dans le livre II du Capital, pas seulement d'ailleurs dans sa section III déjà mentionnée, consacrée à « la reproduction et la circulation du capital social ». De même se retrouve-t-elle à l'arrière-plan des différentes analyses que Marx consacre aux crises de la production capitaliste et à leur issue, destinées à mettre en évidence le cours nécessairement chaotique du processus reproductif et ses limites essentielles.

Et pourtant, à aucun moment de son analyse, le concept de reproduction du capital ne fait l'objet de la part de Marx d'une élaboration méthodique. Aussi n'est-il pas toujours exempt de confusion dans l'usage qu'il en fait : Marx ne distingue pas toujours clairement la reproduction du capital comme rapport social de production de la reproduction de ses éléments constitutifs, les moyens de production et la force de travail. En un sens, on peut même dire que ce concept est le grand absent de la critique marxienne. Cette absence surprend notamment au sein du Livre III du Capital, au moment où Marx passe à l'analyse du procès d'ensemble de la production capitaliste, unité des procès de production et de circulation. On s'attendrait à trouver dans ce Livre, où Marx traite de la production capitaliste comme un tout qui s'assure les conditions de sa propre reproduction, une élaboration méthodique de ce concept qui puisse à la fois reprendre, prolonger et synthétiser les éléments qui s'en trouvent exposés dans les deux Livres précédents. Ce qui précisément n'est pas le cas.

Il faudra s'interroger sur cette absence. Marx considérait-il que la reproduction du capital allait de soi, qu'elle était en quelque sorte automatiquement assurée par les mécanismes d'autorégulation de la production capitaliste, tant du moins que ceux-ci n'entraient pas en crise ? Considérait-il au contraire que l'établissement du caractère inéluctable des crises et la perspective qu'elles ouvraient d'un dépassement du capitalisme comme mode de production rendaient en quelque sorte inutile l'élaboration d'une théorie de la reproduction du capital en tant que telle ? Sans doute l'un et l'autre à la fois, comme nous le verrons. En quoi il restait prisonnier de son temps... et des illusions du mouvement révolutionnaire de son époque, qu'il [49] avait contribué à faire naître d'ailleurs. Le capitalisme encore juvénile dont Marx faisait l'expérience n'avait pas encore montré son étonnante capacité à « survivre », à se rétablir par-delà et même à travers ses contradictions et ses crises ; et les espoirs de son prochain dépassement révolutionnaire n'avaient pas encore eu l'occasion de se dissiper, ou du moins de se refroidir.

La juvénilité du capitalisme auquel Marx avait affaire présentait d'ailleurs un autre handicap sur la voie de l'élaboration de ce concept. Certaines des conditions de la reproduction du capitalisme lui étaient encore directement données, résultats d'un devenir historique dont le capital comme rapport de production était issu, qu'il lui suffisait de se subordonner sans avoir encore besoin de les transformer en se les appropriant, en un mot de les (re)produire. Pour reprendre une terminologie élaborée par Marx afin de rendre compte du bouleversement par le capital du procès de production mais dont je montrerai qu'elle peut s'étendre bien au-delà de ce dernier, le capital en était encore à un régime de domination formelle de ses conditions de reproduction, et n'avait pas encore atteint son régime de domination réelle. Or seul le passage à ce dernier, qui n'interviendra, inégalement selon les secteurs et les formations sociales, qu'au cours du XXe siècle, rendra immédiatement perceptibles l'ampleur et la profondeur du procès de reproduction du capital, en rendant du même coup incontournables la problématique de la reproduction et l'élaboration de son concept. C'est là du moins une hypothèse sur laquelle j'aurai l'occasion de revenir, pour l'étoffer, au terme de cette étude.

Ma reprise de la critique marxienne de l'économie politique, à partir du concept de reproduction du capital, se propose donc d'en fournir une lecture originale en même temps que critique. Elle montrera notamment pourquoi cette critique devait nécessairement se diversifier, parler en quelque sorte à plusieurs voix, se développer sur un mode polyphonique. Ce qui permettra de dépasser quelques-unes des difficultés récurrentes de compréhension de certains développements particuliers (par exemple l'analyse du fétichisme ou les fameux schémas de reproduction du Livre II du Capital) et d'établir la stérilité de nombre de querelles d'interprétation que l'œuvre marxienne a fait naître (par exemple son analyse des crises du procès capitaliste de production).

Prendre pour fil conducteur le concept de reproduction du capital renouvellera, en second lieu, la compréhension de l'architecture [50] interne de la critique de l'économie politique, tout en indiquant comment la compléter là où Marx l'a laissée en plan. Car il apparaîtra que ses lacunes sont précisément liées à l'absence d'élaboration du concept de reproduction, qui confirmera ainsi sa centralité au sein même du champ élaboré par la critique marxienne.

Enfin, reprendre cette critique en la centrant ainsi sur la problématique de la reproduction me permettra d'en saisir les limites exactes, en même temps que d'indiquer comment les dépasser, tout en restant fidèle à la méthode même suivie par Marx. Car, chemin faisant, nous verrons que la reproduction du capital comme rapport social implique des médiations que le capital lui-même ne peut engendrer dans et par son propre mouvement. Ce qui me permettra in fine d'indiquer comment poursuivre, au-delà des limites de sa critique de l'économie politique stricto sensu, la tentative que Marx, le premier, a entamée dans le cadre de cette critique : l'exposé méthodique de l'ensemble des conditions de la prédominance de ce rapport social réifié qu'est la valeur, plus exactement de cette « valeur en procès » qu'est le capital.

Une dernière remarque avant de plonger dans la vaste matière de la critique marxienne de l'économie politique. On s'étonnera peut-être en suivant le commentaire que j'en propose du peu de références qui y seront faites aux autres lectures qui en ont été menées, dont certaines sont pourtant fort stimulantes [35]. Trois raisons essentielles ont justifié ce choix. D'une part, le souci de ne pas alourdir davantage encore un texte déjà long et dense. D'autant plus que, d'autre part, aucun de ces commentaires ne s'est à proprement parler centré sur la thématique et la problématique de la reproduction du capital chez Marx, du moins dans le sens large que je lui donne ; en ce sens, ma démarche est pionnière. Enfin, et dans cette mesure même, il m'a semblé nécessaire d'en revenir directement au texte marxien lui-même, pour en explorer toute la richesse mais aussi en exposer les lacunes et les limites.



[1] À la manière de Max Weber, Économie et Société (1922), traduction partielle, Plon, 1971 ; ou de Robert Fossaert dans La société, Le Seuil, 6 volumes, 1977-1983 ; Le monde au XXIe siècle, Fayard, 1991 ; L'avenir du socialisme, Stock, 1996.

[2] À la manière de Tony Andréani dans De la société à l'histoire, Méridiens-Klincksieck, 2 tomes, 1989.

[3] Dans cette mesure, ma tentative se situe au même niveau de généralité que celle poursuivie par Jacques Bidet dans Que faire du Capital ? (1985), PUF, 2000, Théorie de la modernité, PUF, 1990 et Théorie générale, Théorie du droit, de l'économie et de la politique, PUF, 1999. Elle s'en sépare cependant tant par ses fondements que par son architecture générale.

[4] Cf. à ce sujet Du « Grand Soir » à « l'alternative », Éditions Ouvrières (Éditions de l'Atelier), 1991.

[5] Sur le cas français, cf. Alain Bihr et Roland Pfefferkorn, Déchiffrer les inégalités, Syros, 1995 ; 2e édition mise à jour, 1998 ; et Hommes/femmes : l'introuvable égalité, Editions de l'Atelier, 1996.

[6] ONU, Rapport mondial sur le développement humain 1996, édition française, Economica, 1996, page 2.

[7] Cf. à ce sujet Le Spectre de l'extrême droite. Les Français dans le miroir du Front national, Éditions de l'Atelier, 1998 ; et L'actualité d'un archaïsme. La pensée d'extrême droite et la crise de la modernité, Editions Page deux, Lausanne, 1998 ; 2eé-dition augmentée, 1999.

[8] Est-il nécessaire de préciser que j'inclus dans cette catégorie mes propres travaux antérieurs, auxquels j'ai renvoyé dans quelques-unes des notes précédentes ?

[9] On n'en trouvera un commentaire synthétique dans Maximilien Rubel, « Marx penseur de l'anarchisme » in Marx critique du marxisme, Payot, Payot, 1974 ; et Henri Lefebvre, De l'État, tome 2, UGE, collection 10/18, 1976, chapitres VI et VII.

[10] Ce motif critique a été développé par des auteurs aussi différents que Cornélius Castoriadis, François Lyotard, Jean Baudrillard, Karl Popper, entre autres. Toute la critique « post-moderniste » développe également un pareil motif.

[11] Cf. à ce sujet Ernst Bloch, Über Karl Marx, Surkamp Verlag, Francfort, 1968 ; et Karl Marx und die Menschlichkeit, Rowohlt, Francfort, 1969 ; Henri Lefebvre, Une pensée devenue monde. Faut-il abandonner Marx ?, Fayard, 1980 ; et plus récemment Michel Vadée, Marx penseur du possible, Méridiens-Klincksieck, 1993 ; ainsi que Henri Maler, Congédier l'utopie ? L'utopie selon Karl Marx, L'Harmattan, 1994 ; et Convoiter l'impossible : l'utopie avec Marx, malgré Marx, Albin Michel, 1995.

[12] Cf. Henri Lefebvre, Marx, PUF, collection « Philosophes », 1964 ; et Métaphilosophie, Editions de Minuit, 1965 (réédition Syllepse, 2000) ; et plus récemment Étienne Balibar, La philosophie de Marx, La Découverte, collection « Repères », 1993.

[13] Op. cit., page 114.

[14] Cf. à ce sujet « Le marxisme analytique anglo-saxon », Actuel Marx, n° 7, PUF, 1990 ; et Daniel Bensaïd, Marx intempestif, Fayard, 1995, chapitres 2 et 5.

[15] L'essai de Lukacs intitulé « Qu'est-ce que le marxisme orthodoxe ? », paru dans Histoire et conscience de classe (traduction Editions de Minuit, 1960), a dit le fin mot à ce sujet, à savoir qu'en matière de « marxisme », l'orthodoxie n'est jamais dans le dogme, mais toujours et uniquement dans la méthode.

[16] Antonio Negri, Marx au-delà de Marx, traduction Christian Bourgois, 1979.

[17] Cette compréhension de l'œuvre de Marx est commune à la plupart des « marxistes » qui, tels Ernst Bloch, Georg Lukacs, Henri Lefebvre, Max Horkheimer, Theodor Adorno notamment, se sont efforcés de restituer cette œuvre dans son rapport critique à la tradition philosophique occidentale.

[18] Pour une critique plus circonstanciée des sciences sociales, cf. « Essai sur le concept de théorie sociale », L'homme et la société, n° 45-46, octobre-décembre 1977, n° 51-54, janvier-décembre 1979 ; et « De la positivité sociale à la critique des valeurs », L'homme et la société, n° 84, 1987/2.

[19] Les approches fonctionnalistes (Parsons, Merton) ou post-fonctionnalistes (Touraine) présupposent la capacité de la totalité sociale à se reproduire, sans l'expliquer. Parmi les rares auteurs à s'être directement confrontés au problème, il convient de citer : dans une perspective marxiste classique, Louis Althusser, Sur la reproduction, PUF, collection Actuel Marx, 1995 ; ou Henri Lefebvre, La survie de capitalisme. La re-production des rapports de production, Editions Anthropos, 1973 ; dans une perspective à la fois post- et anti-marxiste, Cornélius Castoriadis, L'institution imaginaire de la société, Le Seuil, 1975 ; dans une perspective individualiste (au sens de l'individualisme méthodologique), Raymond Boudon, La logique du social ; introduction à l'analyse sociologique, Hachette, 1979 ; dans une perspective systémiste, Yves Barel, La reproduction sociale. Systèmes vivants, invariance et changement, Éditions Anthropos, 1973.

[20] Perspective dans laquelle se place implicitement toute sociologie d'inspiration positiviste, par exemple le fonctionnalisme.

[21] Perspective explicitement adoptée par les approches systémistes.

[22] Karl Marx et Friedrich Engels, Manifeste du parti communiste, Œuvres choisies en deux volumes, Editions du Progrès, Moscou, s.d., tome I, page 25.

[23] Cf. Althusser (sld), Lire Le Capital, Maspero, 1965. Sur la difficulté d'élaborer une analyse de la reproduction des rapports de production dans ce cadre, cf. Sur la reproduction, op. cit. Pour une critique de l'usage althusserien du concept de mode de production, cf. Henri Lefebvre, La survie du capitalisme, op. cit., pages 82-94.

[24] Publiées en annexe du Capital, I, 3, pages 241-253. Les références des traductions des œuvres de Marx que j'ai utilisées figurent dans la bibliographie.

[25] Pour une présentation des travaux entrant dans le cadre de la critique marxienne de l'économie politique, cf. annexes 1 et 2.

[26] Le Capital, I, 1, page 19.

[27] Les deux passages essentiels dans lesquels Marx expose et justifie sa méthode se situent dans l’Introduction..., pages 164-165 et dans la préface à la seconde édition allemande du premier livre du Capital, I, 1, pages 26 à 29.

[28] Lettre de Marx à Engels du 2 avril 1858, lettres sur « le Capital », page 95. Cf. aussi Henri Lefebvre, le langage et le société, Gallimard, 1966, pages 175-204 ; et préface à la deuxième édition de logique formelle, logique dialectique, Anthropos, 1969, pages V-LIII.

[29] « Dans toutes les sciences, le commencement est ardu. le premier chapitre, principalement la partie qui contient l'analyse de la marchandise, sera donc d'une intelligence un peu difficile », écrit-il par exemple dans la préface à la première édition allemande du premier livre du Capital^., 1, page 17).

[30] Lettre de Marx à Maurice La Châtre du 18 mars 1872, le Capital I, 1, page 44.

[31] Cf. lire le Capital op. cit.

[32] Cf. Marx au-delà de Marx, op. cit.

[34] Id., page 257.

[35] Je pense en particulier à celles d'Henrik Grossmann, Marx, l'économie politique classique et le problème de la dynamique, traduction Champ Libre, 1975 ; de Roman Rosdolsky, La genèse du Capital chez Karl Marx, traduction partielle Maspero, 1977 (une traduction intégrale est annoncée aux Editions de la Passion) ; d'Ernest Mandel, La formation de la pensée économique de Karl Marx, Maspero, 1967 ; Antonio Negri, Marx au-delà de Marx, op. cit. ; Jacques Bidet, Que faire du Capital ?, op. cit. ; Stravros Tombazos, Le temps dans l'analyse économique. Les catégories du temps dans Le Capital, Editions Sociétés des Saisons, 1994.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 15 septembre 2015 19:04
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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