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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Alain Bihr, Les rapports sociaux de classes (2012)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre d'Alain Bihr, Les rapports sociaux de classes, Lausanne, Éditions Page deux — Alain Bihr, 2012, 142 pp. Collection: “Empreinte”. [Autorisation conjointe de l’auteur et de l'éditeur, Page deux, accordée le 10 juillet 2015 de diffuser ce livre en accès libre dans Les Classiques des sciences sociales].

[5]

Les rapports sociaux de classes.

Introduction


« L'histoire de toute société jusqu'à nos jours n'a été que l'histoire de luttes de classes. » Depuis qu'Engels et Marx ont introduit en ces termes la première partie du Manifeste du parti communiste (1848), le concept de classes sociales n'a pas cessé de diviser et d'opposer sociologues, économistes, historiens, politistes, etc. Querelles au caractère passionné voire passionnel, dans la mesure où leurs enjeux n'ont jamais été seulement théoriques mais qu'ils ont toujours compris et qu'ils continuent d'ailleurs à comprendre une dimension politique, les thèses des uns et des autres exprimant aussi leurs positions partisanes.

1. La question

Commençons par restituer la question à laquelle ce concept et les théories qui le reprennent et le développent prétendent répondre. Elle part du constat suivant : les sociétés contemporaines se présentent toutes comme des ensembles à la fois segmentés, hiérarchisés et conflictuels.

Ces sociétés présentent des différenciations internes : tous leurs membres ne s'y ressemblent pas, ne présentent pas les mêmes caractéristiques sociales, ne possèdent pas les mêmes attributs sociaux. Plus encore, il se forme à l'intérieur de cette société des groupements d'individus partageant des manières de vivre, de faire, de penser qui leur sont communes et qui les différencient d'autres groupements du même genre.

[6]

Les sociétés contemporaines ne sont pas seulement segmentées, elles sont encore hiérarchisées : elles ne font pas seulement apparaître des groupements différents, mais encore des groupements inégalement dotés :

  • en ressources matérielles : en flux de revenus et en stocks de patrimoine, en espace à occuper et en temps à vivre, etc. ;

  • en ressources sociales et politiques : en multiplicité et diversité des rencontres et des réseaux de socialisation, en pouvoir de se faire entendre et de défendre leurs intérêts et leurs droits, en positions institutionnelles valant des privilèges, etc. ;

  • en ressources symboliques : en diplômes scolaires, en maîtrise des différents savoirs, en capacité de se donner une image cohérente du monde, des autres et de soi, voire en capacité de l'imposer ou de la proposer à d'autres.

Ces différenciations et hiérarchisations internes ne vont pas de soi. D'une part, elles résultent de conflits et des rapports de forces entre les différents groupements auxquels elles donnent naissance ; d'autre part, elles provoquent de tels conflits, ces groupements ou du moins les individus les constituant entrant en rivalité les uns avec les autres pour, selon le cas, conserver ou améliorer leur position relative dans les différentes hiérarchies précédentes. Conflits dont l'enjeu est donc l'appropriation des ressources sociales (la richesse, le pouvoir, la culture) mais aussi la légitimation de l'ordre social : la définition de ce qui est juste et injuste, acceptable ou inadmissible, souhaitable ou non du point de vue précisément de la répartition des ressources sociales entre l'ensemble des membres de la société.

La question générale qui se pose dès lors est la suivante : quelle est la nature et quel est le statut de ces différents groupements auxquels donnent naissance les précédents processus de segmentation, de hiérarchisation et d'opposition conflictuelle ?

[7]

2. Les trois réponses possibles

Relativement au concept de classes sociales, il n'y a somme toute que trois réponses possibles à cette question.

2.1. Les classes sociales sont tout. Dans cette perspective, les processus de segmentation, de hiérarchisation et d'opposition conflictuelle des sociétés contemporaines donnent naissance à des classes sociales, c'est-à-dire à des groupements macrosociologiques qui présentent au moins les trois caractéristiques suivantes.

- Leurs membres individuels partagent des conditions sociales d'existence identiques, proches ou du moins similaires du point de vue de leur insertion dans la division sociale du travail, de la source, de la nature et du montant de leurs revenus monétaires, de leur niveau de formation générale et professionnelle, etc.

- Leurs membres individuels partagent une culture commune : un ensemble de manières de vivre, d'agir et de penser, un mode et un style de vie propres, des valeurs (intellectuelles, morales, esthétiques) communes, chaque classe formant ainsi en quelque sorte un monde social à part. Ce qui aboutit à la formation de la conscience plus ou moins vive de constituer un groupement particulier, distinct des autres groupements de même nature, ce qu'on appellera une conscience de classe.

- Ce groupement constitue enfin un acteur collectif, capable de s'organiser pour défendre les intérêts communs de ses membres, plus largement pour infléchir la dynamique d'ensemble de la société, à la limite pour exercer le pouvoir politique (assurer la direction de la société par le biais de l'État).

Cette première réponse a été principalement défendue et illustrée par le marxisme : les différents courants de pensée et d'action politique qui se sont référés à l'œuvre de Karl Marx (1818-1883) et de son ami et collaborateur Friedrich Engels (1820-1895). En effet, l'œuvre de [8] Marx se caractérise, entre autres traits, par l'insistance sur la division de la société capitaliste en classes sociales et sur les luttes entre ces classes dont elle fait des phénomènes majeurs, qui commandent toute l'intelligibilité des sociétés contemporaines ainsi que les perspectives de les transformer dans un sens émancipateur, notamment en créant les conditions d'une extinction des classes sociales.

Mais le marxisme n'a pas eu le monopole du concept de classes sociales. D'autres courants de pensée, sur des bases différentes de celles du marxisme et quelquefois opposées à ces dernières, ont également défendu la thèse de la division des sociétés contemporaines en classes sociales au sens précédemment entendu. Cela a été particulièrement le cas au sein de la tradition sociologique française : Maurice Halbwachs (1873-1945), Georges Gurvitch (1894-1965), Raymond Aron (1905-1983), Alain Touraine (né en 1925), Pierre Bourdieu (1930-2002), entre autres, ont consacré de nombreuses analyses aux classes sociales et ont accordé une grande importance à la division de la société en classes dans leurs élaborations théoriques respectives, sur des bases à chaque fois originales.

2.2. Les classes sociales sont quelque chose. Dans cette perspective, les processus de segmentation, de hiérarchisation et d'opposition conflictuelle qui structurent les sociétés contemporaines donnent naissance à différents groupements macrosociologiques, dont les classes sociales ne constituent qu'une forme ou type particuliers parmi d'autres possibles, différents d'eux. Autrement dit, les classes sociales existent bien, mais toute la segmentation, la hiérarchisation et la conflictualité de la société ne se condensent pas en elles. Les classes sociales ne sont pas tout, tout au plus quelque chose.

Exemple typique de cette position : la sociologie de Max Weber (1864-1920). Selon lui, les classes sociales ne seraient qu'un principe parmi d'autres de segmentation [9] et de hiérarchisation de la totalité sociale. Weber opère trois distinctions.

- Les classes qui n'existent, selon lui, que dans l'ordre économique. Ce sont des ensembles d'individus qui partagent une même situation économique (une même situation sur le marché, une même probabilité de pouvoir s'approprier ou non des biens économiques d'un certain type, par le biais d'échanges marchands) et, par conséquent, des intérêts économiques communs. Ces classes ne sont, selon Weber, ni nécessairement des communautés (des groupes dont les membres sont liés par la conscience de leur commune appartenance et de leur commune possession d'un certain nombre de biens matériels ou symboliques), ni, par conséquent, nécessairement des acteurs collectifs, capables de peser sur la dynamique sociale globale. Le fait de partager un commun intérêt économique ne conduit pas nécessairement les membres d'une même classe à agir de pair, de manière concertée et organisée.

- Les groupes de statut qui existent dans l'ordre social. Weber soutient l'idée que toute société se définit aussi par la manière dont se distribuent en son sein l'honneur et le déshonneur. De ce fait apparaissent selon lui des groupements d'individus qui partagent une même évaluation positive ou négative de leur dignité. Ce sont donc des groupements d'individus partageant un même honneur, un même prestige lié, selon le cas, à la naissance (exemple : une origine aristocratique), à la profession (exemple : les vedettes du spectacle ou du sport), au niveau d'instruction (exemple : la possession du titre de docteur) ou, au contraire, un même déshonneur, une même indignité, une même stigmatisation (exemple : les hors-la-loi, les drogués, les infirmes).

- Enfin les partis politiques qui existent dans l'ordre politique comme rivaux dans la course au pouvoir, dans l'occupation de l'appareil d'État (à ses différents niveaux) et l'exercice du pouvoir d'État. Ce sont des groupements d'individus qui partagent une même conception [10] du monde et défendent les mêmes propositions politiques, les mêmes orientations gouvernementales, et qui se coalisent de manière à s'assurer les conditions de leur mise en œuvre dans et par l'appareil d'État. Groupements qui, tant par leur organisation hiérarchique interne (leurs appareils, leurs permanents) que par leur liaison étroite avec l'appareil d'État, acquièrent une certaine autonomie à l'égard des groupes sociaux (classes ou groupes de statut) qu'ils représentent.

Selon Weber, classes, groupes de statut et partis politiques ne coïncident pas nécessairement au sein des sociétés contemporaines, sans être pour autant imperméables les uns aux autres. En fait, ces trois types de groupement relèvent de trois échelles différentes de valorisation, de trois hiérarchisations qui se recoupent sans pour autant nécessairement se superposer : l'une dans l'ordre de la richesse, l'autre dans l'ordre du prestige, la troisième dans l'ordre du pouvoir. Si la réponse précédente présupposait la réunion en un même groupement (la classe sociale) des trois caractéristiques de la communauté d'intérêt économique, de la communauté de style de vie et de la communauté de valeurs et d'actions politiques, la thèse weberienne au contraire affirme que ces trois caractéristiques relèvent de trois modes et types de groupement différents.

2.3. Les classes sociales ne sont rien. Dans cette perspective, les processus de segmentation, de hiérarchisation et d'opposition conflictuelle qui structurent les sociétés contemporaines ne donnent naissance à aucun groupement social réel. Ils ne mettent enjeu que des individus, qui peuvent certes partager certaines caractéristiques communes (une même position dans l'ordre de la richesse, du pouvoir ou du prestige) mais sans constituer pour autant des groupements sociaux réels.

En effet, dans cette perspective, nulle discontinuité, nul fossé, nulle barrière infranchissable ne séparent des groupes  relativement  fermés   sur  eux-mêmes.  Au [11] contraire, on insiste sur l'incessante circulation des individus entre les différentes positions sociales, autrement dit sur la mobilité sociale (intra- ou inter-générationnelle).

La hiérarchie sociale se présente comme une sorte d'échelle continue de positions (déterminées par la richesse, le prestige, l'instruction, le pouvoir, etc.) donnant au mieux naissance à des couches ou à des strates sociales. La société se présente dès lors à l'image d'une coupe géologique, comme un empilement de couches ou de strates, comme un dégradé de positions, allant des plus enviables (celles des individus qui ont le plus de fortune, de pouvoir, d'instruction et de prestige) vers les moins enviables (celles des individus les moins bien lotis : les plus pauvres, les plus dépourvus de pouvoir, ceux qui sont relégués dans les situations jugées les plus indignes). Entre ces couches ou strates, il y a de simples différences de degré (du plus et du moins), mais aucune différence de nature, de simples différences quantitatives mais non pas qualitatives.

Quant à la conflictualité sociale, elle se réduit à la concurrence entre les individus pour l'accès aux différentes positions (aux différents échelons) de la hiérarchie sociale. Pas de lutte de classes opposant des groupements réels macrosociologiques mais une intense et constante lutte des places opposant des individus.

Dans cette perspective, le seul acteur réel de la vie sociale est l'individu, un individu essentiellement individualiste, c'est-à-dire atomisé, séparé des autres individus par la concurrence qui l'oppose à eux, essentiellement pour ne pas dire exclusivement préoccupé par ses intérêts singuliers, et ne pouvant d'ailleurs compter que sur lui (ses propres ressources) pour s'assurer, conserver ou améliorer sa position sociale. En définitive, c'est cet individualisme, caractéristique de la société capitaliste, qui empêche la constitution de classes sociales. Individualisme qui se manifeste notamment par la lutte concurrentielle entre les individus à l'intérieur d'une même [12] « classe » comme par la possibilité qui leur est donnée de changer de position sociale au cours de leur existence.

Cette position a largement inspiré la sociologie états-unienne, en donnant naissance à de multiples études de stratification sociale, découpant la société en strates ou couches, par opposition aux classes. En Europe, elle a été illustrée par un courant sociologique et politique inspiré du libéralisme, depuis Alexis de Tocqueville (1805-1859) et sa célèbre analyse de la société états-unienne, De la démocratie en Amérique, jusqu'à Raymond Boudon (né en 1934) et son individualisme méthodologique.

3. La réponse choisie et ses raisons

Les différentes positions précédentes sont mutuellement incompatibles. Il est inévitable de devoir choisir entre elles. Ce choix demande évidemment à être justifié. Le problème est qu'une pareille justification ne peut, au mieux, qu'être partielle. Car, quelle que soit la position choisie, les raisons de son choix ne peuvent s'argumenter qu'en partie. Ce choix ressortit toujours aussi à des raisons en définitive politiques ou, si l'on préfère, idéologiques. Choisir entre l'une ou l'autre des positions précédentes revient, par exemple, à :

  • valoriser plus ou moins l'autonomie de l'individu par rapport à ses déterminations sociales (origines, position actuelle dans la hiérarchie sociale, relations à ses pairs, etc.) ;

  • accentuer plus ou moins les inégalités sociales, en en faisant selon le cas des barrières plus ou moins infranchissables ou, au contraire, des échelons plus ou moins continus le long desquels on peut descendre ou monter ;

  • valoriser plus ou moins l'action collective et les conflits collectifs comme facteurs de transformation sociale.

[13]

Cependant, cela ne signifie pas qu'il soit inutile, bien au contraire, de tenter de justifier, autant que faire se peut, la position adoptée par des arguments théoriques et des analyses empiriques. Simplement, il faut avoir conscience que les raisons ainsi avancées ne déterminent pas complètement la valeur de la position défendue.

3.1. Du système des inégalités aux classes sociales.

D'une analyse méthodique des inégalités entre catégories socioprofessionnelles au sein de la société française contemporaine (qui n'est prise ici qu'à titre d'exemple), nous tirons la conclusion générale que les processus de segmentation, de hiérarchisation et d'opposition conflictuelle qui caractérisent les sociétés actuelles continuent à y donner naissance à des groupements macrosociologiques présentant toutes les caractéristiques des classes sociales au sens entendu par la première des thèses précédentes [1]. En particulier, nous avons pu mettre en évidence les éléments suivants.

Contrairement à ce qu'affirment bon nombre de discours tant vulgaires que savants, il n'est pas vrai que l'on ait assisté en France, au cours de ces dernières décennies, à une uniformisation des modes et des styles de vie. Au contraire, la société française reste une société segmentée, dans laquelle des groupes sociaux divers continuent à présenter de forts contrastes dans leurs modes et styles de vie respectifs. Pour ne prendre que l'exemple des pratiques de consommation, celles précisément qui sont censées avoir subi le plus nettement l'effet de l'uniformisation de la consommation marchande, toutes les études sociologiques montrent que non seulement les différentes catégories socioprofessionnelles ne consomment pas les mêmes choses (les mêmes biens et services) mais encore qu'ils ne les [14] consomment pas de la même manière. Cela tient bien évidemment aux inégalités de niveau de vie mais aussi à des différences de normes de consommation : à niveau de vie identique, les membres des différentes catégories n'effectuent pas les mêmes choix de consommation, ne privilégient pas les mêmes besoins, ne manifestent pas les mêmes priorités en termes d'aspirations. Autrement dit, leurs pratiques de consommation sont conduites et organisées en fonction d'échelles de valeur différentes.

Il n'est pas vrai non plus que l'on ait assisté à une réduction uniforme et continue des inégalités entre catégories socioprofessionnelles au sein de la société française contemporaine. Au contraire :

  • il n'y a aucun domaine de l'activité sociale qui ne soit encore actuellement marqué par de profondes inégalités entre catégories sociales, souvent anciennes, quelquefois plus récentes ;

  • ces inégalités forment système en ce sens qu'on ne saurait les expliquer et les comprendre indépendamment les unes des autres tant elles se déterminent, s'engendrent et en définitive se renforcent réciproquement ;

  • de ce fait, il se produit des phénomènes de cumul d'avantages ou, au contraire, de cumul de handicaps : l'avantage sur un plan appelant l'avantage sur d'autres plans tandis que, inversement, le handicap dans un champ suscite des handicaps dans d'autres champs ;

  • enfin, ces inégalités tendent à se reproduire de génération en génération, « l'égalité des chances » dans l'accès aux meilleurs postes étant un pur mythe. Autrement dit, la mobilité sociale est globalement beaucoup plus réduite qu'on ne le croit généralement, en se limitant pour l'essentiel à des « courts trajets » ascendants, descendants ou tout simplement latéraux.

En un mot, la société française reste fortement hiérarchisée en groupes relativement cloisonnés, les possibilités de s'élever le long des différents échelons de cette hiérarchie étant par conséquent limitées.

[15]

La persistance de ces inégalités, tantôt amoindries, tantôt au contraire aggravées, résulte de conflits opposant les différents groupes sociaux pour l'appropriation de l'avoir (de la richesse sociale), du pouvoir et du savoir (des ressources culturelles). Cherchons à préciser.

Tant que, en gros de la fin de la Seconde Guerre mondiale jusqu'au milieu des années 1970, dans un contexte de croissance économique relativement forte et continue, les salariés et notamment les plus « modestes » d'entre eux (ouvriers et employés) ont su s'organiser (syndicalement et politiquement) pour lutter collectivement, non seulement ils ont pu obtenir une amélioration globale de leurs conditions de travail et d'existence mais encore ils ont su imposer une réduction globale des inégalités sociales.

Au contraire, à partir de la fin des années 1970, dans un contexte de crise économique de longue durée, de montée du chômage, de développement des formes d'emploi précaires, la capacité d'organisation et de lutte des salariés s'est affaiblie, leur situation s'est globalement dégradée et les inégalités ont recommencé à s'aggraver.

À chaque fois, l'évolution des inégalités et des hiérarchies consécutives n'est pas seulement le résultat spontané et aveugle de la dynamique économique, pas plus d'ailleurs que de la simple concurrence à laquelle se livrent les individus pour l'accès à un ensemble de biens rares. Elle est encore le résultat volontaire de politiques publiques et privées, sur la base de rapports de forces entre les différents groupes sociaux.

3.2. La référence privilégiée à Marx.


Les concepts de classes, de luttes des classes, etc., ont précisément pour but de rendre compte de la persistance de ces phénomènes de segmentation, de hiérarchisation et de conflictualité au sein des sociétés contemporaines. Pour autant, ces concepts et tous ceux qui les accompagnent inévitablement (conscience de classe, pouvoir politique, État, etc.) ne vont pas de soi. Ce sont des concepts à la fois [16] complexes et problématiques L'objectif de cet ouvrage est de contribuer à les clarifier autant que possible en en fournissant un exposé méthodique et pédagogique.

La référence incontournable en la matière reste ici l'œuvre de Marx. En effet, que ce soit dans ses ouvrages les plus théoriques (tel Le Capital), dans ses ouvrages d'intervention politique (tel Le Manifeste du parti communiste) ou dans ceux qui analysent les processus et événements politiques majeurs dont il a été le témoin (tels Les luttes de classes en France, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, La Guerre civile en France), Marx a jeté les bases de l'analyse la plus cohérente et la plus riche des rapports de classes. Son apport fondamental réside fondamentalement dans les trois propositions suivantes :

D'abord, la prévalence des rapports de classes sur les classes sociales elles-mêmes. Marx a montré que les classes sociales n'existent pas en dehors des rapports qui les lient de multiples manières. Ce ne sont que dans et par ces rapports qu'elles se constituent, ce sont ces rapports qui leur donnent naissance et en déterminent les traits autant structurels que conjoncturels : ce sont les rapports de classes qui constituent les classes sociales. Ce qu'est une classe sociale, ce qu'elle fait ou est amenée à faire dépend d'abord et essentiellement de ses rapports à toutes les autres classes sociales. En un mot, la structure de classes (l'ensemble des rapports entre les classes) est déterminante à l'égard de l'être (des propriétés) et du faire (des pratiques) des différentes classes. Les classes sociales ne sont en définitive que les produits de ces rapports, elles ne sont que la personnification de ces rapports, ces rapports subjectives (mis en forme subjective, s'exprimant en stratégies, volontés, représentations, conscience, tant au niveau individuel qu'au niveau collectif). C'est pourquoi cet ouvrage s'intitule Les rapports sociaux de classes et non pas Les classes sociales.

Ensuite, les rapports de classes constituent des architectures complexes dont les fondements gisent en définitive dans les rapports sociaux de production qui [17] constituent la base socio-économique du capitalisme. En ce sens, les classes sociales ne sont pas seulement des ensembles d'individus partageant un certain nombre de caractéristiques économiques, sociales, politiques et culturelles communes mais, plus fondamentalement, la personnification d'un certain nombre de fonctions sociales objectives telles qu'elles résultent du régime de la propriété des moyens sociaux de production, de la division sociale du travail et de la répartition de la richesse sociale. Pour autant, comme nous le verrons, si les rapports capitalistes de production constituent bien en ce sens la matrice des rapports de classes, les seconds ne se laissent pas réduire aux premiers.

Enfin, précisément parce qu'ils s'enracinent dans les rapports sociaux de production, les rapports de classes sont, principalement mais non pas exclusivement, des rapports d'exploitation, de domination et d'aliénation. Par conséquent, ces rapports sont aussi, nécessairement, des rapports conflictuels, des rapports de lutte. Car il ne peut y avoir exploitation, domination ou aliénation sans lutte : lutte des oppresseurs pour imposer l'exploitation, la domination ou l'aliénation et, simultanément, lutte des opprimés contre cette même exploitation, domination ou aliénation. Autrement dit, on doit à Marx d'avoir placé les luttes de classes au cœur de l'analyse de la structure et du devenir des sociétés contemporaines.

Quelles que soient la profondeur et l'ampleur de son apport à l'analyse des rapports sociaux de classes, l'œuvre de Marx ne fournit cependant pas de réponses à toutes les questions que cette dernière peut poser, notamment quant aux formes quelquefois surprenantes prises par les rapports de classes et les résultats souvent inattendus des luttes de classes au cours de l'histoire contemporaine. Par ailleurs, pas plus qu'il n'a été le premier à analyser les rapports de classes, il n'a été le dernier à le faire, que ce soit en se référant à lui ou non, dans le cadre du marxisme ou en dehors de ce cadre. Cette immense littérature, pour partie théorique, pour  [18] partie empirique, fournit souvent des éléments féconds permettant de traiter les questions que Marx n'a pas su ou pu traiter, tout simplement parce que certaines ne se posaient pas en son temps ; et je ne me suis pas interdit d'y recourir.

3.3. Avertissement.

En définitive, conformément aux orientations de la collection dans laquelle il paraît, cet ouvrage propose aux lecteurs une grille d'analyse marxiste des rapports sociaux de classes, qui n'exclut ni des emprunts à des auteurs et traditions non marxistes, ni des écarts par rapport à une certaine orthodoxie marxiste, sans pour autant tomber dans les méandres et les sables mouvants de l'éclectisme. Ces rapports seront ici présentés en trois temps, correspondant à trois axes d'analyse qui sont autant de dimensions de ces rapports.

Il s'agira tout d'abord de montrer comment les rapports capitalistes de production génèrent un ensemble de positions (de places et de fonctions) sur l'échiquier social, définies objectivement, c'est-à-dire indépendamment des volontés et représentations des individus qui les occupent, en faisant ainsi apparaître différents groupements d'individus partageant précisément une commune situation sociale.

Il s'agira ensuite d'exposer comment, sur la base de ce système de positions objectivées par les rapports de production, du fait du caractère conflictuel de ces derniers, ces groupements entrent en lutte et comment cette lutte les transforme en leur permettant de s'affirmer comme des sujets collectifs, acteurs de la production de la société par elle-même.

Il s'agira enfin de mettre en évidence que les classes sociales parviennent à développer leur subjectivité de classe non seulement dans et par les luttes qu'elles mènent les unes contre les autres, mais aussi par l'intermédiaire d'un véritable travail sur elles-mêmes leur permettant de s'approprier et donc aussi pour partie de transformer leurs déterminations objectives. Les classes [19] sociales seront ainsi successivement appréhendées dans leurs rapports à la totalité sociale, dans leurs rapports conflictuels entre elles et dans les rapports que chacune entretient à elle-même. En progressant ainsi de l'objectif au subjectif, le lecteur découvrira un panorama complet de la structure des rapports de classes et un exposé ordonné des principaux concepts permettant de l'analyser.

À la lecture des lignes précédentes, on aura compris que j'ai pris le parti d'un exposé méthodique et systématique impliquant que les différentes questions soulevées par l'analyse des rapports de classes soient traitées dans un certain ordre. En conséquence, des questions pourront éventuellement surgir à certains moments de l'analyse qui ne recevront de réponses qu'ailleurs et plus loin. Le cas échéant, la table des matières détaillée permettra au lecteur de s'y retrouver.

Ce parti pris mais aussi les limites de l'ouvrage imposées par la collection m'ont conduit à faire l'économie de toute discussion et, a fortiori, de toute polémique avec les positions différentes de celles que j'ai adoptées. Ces mêmes contraintes m'ont de même amené à ne pas accorder la place qu'elle mériterait à l'analyse de la genèse historique de la structure des rapports de classes ainsi qu'à sa constante transformation (déstructuration et restructuration) au fil du temps historique, notamment sous l'effet des luttes de classes. Elles m'ont ainsi interdit d'illustrer autant qu'il serait possible et souhaitable dans une analyse plus développée les schèmes théoriques ici exposés par des exemples empiriques.

A fortiori ne trouvera-t-on pas ici une analyse des évolutions récentes que les rapports sociaux de classes et les différentes classes sociales ont pu connaître dans tel État ou groupes d'États spécifiques - qui devrait faire l'objet d'un ouvrage différent dont celui-ci jette tout au plus les bases. Le lecteur qui nourrira le désir légitime de dépasser ces différentes limites en trouvera, pour partie, l'occasion en confrontant la grille ici développée aux ouvrages [20] de référence donnés par la bibliographie qui émaille l'ouvrage et qui le clôt. Ainsi pourra-t-il aussi mettre à l'épreuve la validité de cette grille et la compléter, rectifier, critiquer et dépasser s'il le juge nécessaire. Mon souhait le plus cher est que la lecture de cet ouvrage lui en donne et les moyens et le désir. Un volume de cette collection des Éditions Page deux pourrait, si nécessaire, être consacré aux débats et critiques que peut susciter cet ouvrage.



[1] Cf. A. Bihr et R. Pfefferkorn, Le système des inégalités, Paris, La Découverte, 2008.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 15 septembre 2015 17:19
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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