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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

La néo-social-démocratie ou le capitalisme autogéré. (1979)
Préface de la 2e édition, décembre 2016


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Alain Bihr et Jean-Marie heinrich, La néo-social-démocratie ou le capitalisme autogéré. Paris: Le Sycomore, 1979, 287 pp. [Merci à Alain Bihr pour avoir révisé le texte numérique afin d'éliminer toutes les erreurs laissées lors de la reconnaissance de caractères du livre.] [Autorisation des auteurs accordée le 26 janvier 2016 de diffuser ce livre en libre accès à tous dans Les Classiques des sciences sociales].

Préface de la 2e édition, 2016.

Alain Bihr et Jean-Marie Heinrich

7 décembre 2016


Conçu et rédigé à la toute fin des années 1970, cet ouvrage s’est alors voulu une analyse de la crise structurelle dans laquelle venaient d’entrer les formations centrales du système capitaliste mondial et, plus particulièrement, la France. Plus exactement, il se proposait d’analyser non seulement les éléments moteurs de cette crise mais encore une issue possible de celle-ci, qualifiée de néo-social-démocrate, en en dénonçant par avance la mystification qu’elle comportait. Dans cette mesure même, son évaluation rétrospective, à quelque quarante années de distance, doit nécessairement se poser une question simple : au vu de ce qui s’est passé au cours de ces quatre décennies, quelle a été la pertinence de cette analyse ?

1. Épreuve cruelle, cette évaluation nous confronte tout d’abord à une série de lacunes aujourd’hui manifestes : d’éléments importants de la crise structurelle qui constituait l’objet de notre analyse ont été omis. A peine pouvons-nous atténuer notre responsabilité en la matière en invoquant le caractère encore embryonnaire ou latent de certains de ces éléments au moment où nous avons développé notre propos.

En un sens, il apparaît que nous avons été nous-mêmes victimes, à un certain point, de la mystification néo-social-démocrate que nous entendions dénoncer. En effet, en prenant au sérieux l’entreprise politique dont elle constituait le paravent idéologique, nous nous sommes laissés berner par elle : à sa suite, nous avons centré notre analyse de l’actuelle crise structurelle du capitalisme sur ce qu’on pourrait nommer la dimension institutionnelle de la crise (le mode de gestion de la société civile par l’État et par conséquent le mode d’organisation de l’État lui-même) et sa possible solution néo-social-démocrate, en ignorant ou en méconnaissant du coup d’autres dimensions aussi et même plus importantes.

a) À commencer par la dimension proprement économique de la crise. Sans doute, celle-ci n’est pas absente de notre analyse. Nous pouvons même nous féliciter d’avoir aperçu et su souligner avec force le caractère mondial et de son étendue et de son enjeu : la nécessité pour le capitalisme de se réorganiser au niveau mondial en dépassant les cadres géopolitiques qui avaient servi de berceau historique et de cadre antérieur à son développement (les États-nations, les divisions-oppositions entre centres, semi-périphéries et périphéries héritées de la période coloniale de même que celles instituées par l’émergence de formations soi-disant socialistes en marge du marché mondial dominé par les formations capitalistes centrales), tout en maintenant la structure homogène-fragmentée-hiérarchisée propre à l’espace capitaliste mondial. Bien que souvent nos formulations aient été approximatives en la matière.

Cependant, en dépit de quelques affirmations contraires, notre ouvrage laisse clairement percer une large sous-estimation de l’ampleur de la crise et par conséquent de son caractère durable. Sans doute est-ce là l’effet de notre croyance naïve en ce que la crise (au sens de l’exacerbation des contradictions internes du capitalisme) était par elle-même porteuse de sa solution (au sens de la résolution de ces mêmes contradictions).

Et, surtout, notre analyse présente un défaut de caractérisation des raisons de la présente crise structurelle dans sa spécificité : l’épuisement du mode fordiste d’accumulation du capital et l’éclatement de son mode de régulation. C’est du moins en ces termes que les travaux de l’École de la régulation [1], dont la publication était contemporaine de notre propre travail, vont nous permettre dans les années suivantes d’analyser l’inversion de la situation socioéconomique qui s’est produite au cours des années 1970, mettant fin à la séquence des « Trente Glorieuses » (Jean Fourastié) qui nous avaient fait connaître le quasi plein-emploi, une croissance soutenue des salaires, l’accession à la « société de consommation », l’institution et l’extension de la protection sociale, une relative "démocratisation" de l’enseignement secondaire, l’ouverture de perspectives d’ascension sociale pour une partie des jeunes générations des classes populaires, etc., pour nous faire basculer dans la montée du chômage et de précarité, l’austérité salariale, le démantèlement rampant de la protection sociale, la perspective du déclassement professionnel et social, etc. [2] De cette inversion de tendance, l’École de la régulation a permis de comprendre les raisons en montrant comment la dynamique du régime fordiste d’accumulation du capital s’était progressivement enrayée sous les effets conjugués du ralentissement des gains de productivité, de la hausse de la composition technique et organique du capital, de la saturation de la norme de consommation fordiste, enfin du développement du travail improductif liée à l’extension des fonctions d’intermédiation commerciale et financière et au gonflement des appareils d’État. Tandis que, parallèlement, l’internationalisation croissante de la circulation du capital, sous sa double forme de capital-marchandise (l’extension et l’intensification du commerce international) et de capital-argent (l’extension et l’intensification des investissements directs étrangers) devait nécessairement conduire à faire éclater le cadre national à l’intérieur duquel ce même régime fordiste était parvenu à se réguler, sur la base d’un "partage" des gains de productivité entre salaires et profits et sous la contrainte de la mise en œuvre de politiques salariales, budgétaires et monétaires adéquates, inspirées des principes keynésiens. Certes, ces éléments d’analyse ne se trouvent pas tous absents de notre ouvrage, loin de là même ; mais fait totalement défaut le cadre général qui seul permet de les compléter et surtout d’en souligner la cohérence que les travaux de l’École de la régulation nous ont précisément fourni ultérieurement.

b) Notre sous-estimation de l’importance de la dimension économique de la crise structurelle du capitalisme entamée au cours des années 1970 de même que notre méconnaissance de la spécificité des contradictions à l’œuvre dans cette crise nous ont aussi rendus totalement aveugles à l’égard de la déferlante des politiques néolibérales qui ont été mises en œuvre à partir du début des années 1980. En effet, après la médiocrité des résultats des tentatives de relance du régime fordiste d’accumulation du capital selon les traditionnelles recettes keynésiennes, c’est du côté de la déréglementation des marchés et de la libéralisation de la circulation internationale du capital sous toutes ses formes que se sont tournés les gouvernements de l’ensembles des États capitalistes centraux à la suite de Thatcher au Royaume-Uni et Reagan aux États-Unis. Ce faisant, ils ont inauguré une nouvelle phase de la lutte des classes, impliquant l’attaque frontale et délibérée du capital contre le salariat précédemment décrite, impliquant le démantèlement, tantôt brutal, tantôt rampant, de tout ce que ce dernier était parvenu à acquérir (en fait, souvent, à conquérir de haute lutte) pendant la période fordiste en matière d’amélioration matérielle et de garantie institutionnelle de ses conditions d’existence, lui faisant ainsi accomplir un « Grand Bond en arrière » [3]. Un processus qui, quelque quarante années plus tard, se poursuit encore. Rien de tout cela n’apparaît dans notre ouvrage, et encore moins l’évocation du nouveau régime de reproduction du capital que ces politiques vont augurer et dont elles vont créer les conditions institutionnelles, infléchissant notablement les traditionnelles contradictions de ce procès de reproduction, en permettant un rapide rétablissement de la profitabilité du capital mais au prix d’une crise chronique de réalisation [4].

Certes, nous pourrions faire valoir que, contrairement à certains travaux de l’École de la régulation déjà parus au moment où nous avons conçus et rédigés notre ouvrage [5], la mise en œuvre de politiques néolibérales n’en était encore qu’à ses prémices, en bonne partie indiscernables en tant que telles, et que l’essentiel en était à venir : nous n’avions donc pas eu l’occasion d’en mesurer la portée disruptive par rapport à la dynamique antérieure du procès de reproduction du capital. Mais la raison fondamentale de notre aveuglement à leur égard est sans doute d’une autre nature. Là encore, nous avons sans doute été victimes de la mystification néo-social-démocrate que nous prétentions dénoncer.  Sans doute influencés par l’expérience de la manière dont s’était résolue la précédente crise structurelle du capitalisme, dont l’apogée s’était située dans les années 1930, nous étions convaincus que, une nouvelle fois, la solution de la présente crise viendrait de la gauche : de même que, dans les années 1930-1940, les éléments du compromis entre capital et travail qui allait fournir au capitalisme le cadre institutionnel du régime fordiste d’accumulation et de régulation de la reproduction du capital avaient été défendus (contre les forces réactionnaires) et imposés (aux forces révolutionnaires) par les tendances et organisations social-démocrate du mouvement ouvrier, nous pensions que c’est une nouvelle fois la social-démocratie, rénovée et refondée autour d’un projet de réorganisation "autogestionnaire" de la société civile, qui s’apprêtait à sauver la mise à un capitalisme en crise. D’où notre zèle à dénoncer par avance la manœuvre, en méconnaissant du même coup que, cette fois, l’essentiel de la solution des contradictions du capitalisme était en train de se préparer à droite sous forme des politiques néolibérales. A telle enseigne que le peu que nous avons saisi et signalé du renouveau de la pensée libérale en cours a été présenté comme une simple variante du projet néo-social-démocrate et un adjuvant potentiel à sa réalisation.

c) Il est enfin une dernière dimension de la présente crise structurelle du capitalisme que nous n’avons pas aperçue et dont la méconnaissance a obéré la portée de notre analyse. C’est que, telle qu’elle se noue dans les années 1970, cette crise structurelle s’accompagne d’une autre crise de même ampleur mais de nature contraire: celle du mouvement ouvrier, plus exactement celle du modèle social-démocrate de ce mouvement. Apparu dans les formations centrales dans le dernier quart du XIXe siècle, porteur d’une stratégie faisant de la conquête et de l’exercice du pouvoir d’État (dans sa forme nationale) le moyen obligé de la lutte émancipatrice du travail salarié contre le capital, que ce soit dans une perspective réformiste ou dans une perspective révolutionnaire, ce modèle est devenu prédominant voire exclusif au sein du mouvement ouvrier dans les formations centrales au cours de la première moitié du XXe siècle (au détriment tant du syndicalisme révolutionnaire que du paternalisme d’inspiration chrétienne), notamment à la faveur de la conclusion du compromis fordiste entre travail et capital dont il a été un acteur essentiel. Aussi ce modèle va-t-il se trouver pris en défaut par la mise en œuvre des politiques néolibérales au tournant des années 1980, en ce qu’elles ont impliqué tant la rupture du compromis fordiste dont il avait fait son titre de gloire et dont il était devenu un rouage que, plus fondamentalement encore, la remise en cause de l’État-nation comme cadre institutionnel de la reproduction du capital et, par conséquent, comme cadre permettant de peser sur cette dernière dans le sens des intérêts des travailleurs salariés, soit le fondement même de sa stratégie de transformation sociale. Du même coup, la crise du régime fordiste de reproduction du capital et la mise en œuvre des politiques néolibérales comme réponse capitaliste (bourgeoise) à cette crise ont entraîné une crise profonde de ce modèle social-démocrate du mouvement ouvrier, qui n’aura fait depuis lors que s’approfondir au fil de la démonstration de son incapacité à relever le défi qui lui était ainsi lancé, en ne lui laissant en définitive comme alternative que de tenter de préserver bec et ongles des acquis de plus difficiles à défendre dans le contexte de la "mondialisation" néolibérale ou de se résigner à accompagner les contre-réformes néolibérales en tentant d’en adoucir quelque peu les potions amères [6].

La méconnaissance de cette crise du modèle social-démocrate du mouvement ouvrier s’explique pour partie par les omissions précédentes concernant le régime fordiste de reproduction du capital dont il était un acteur clé et la déferlante des politiques néolibérales qui allaient le prendre de court. Mais elle relève aussi d’illusions sur la capacité révolutionnaire au sein du salariat, plus précisément au sein du prolétariat, procédant de nos propres positions politiques d’alors. Ces illusions sont manifestes dans notre évaluation du cycle de luttes prolétariennes dans les formations centrales à la fin des années 1960 et au début des années 1970. Évaluation unilatérale en ce que, si nous en avons su percevoir en quoi ces luttes étaient porteuses d’une remise en question des formes d’exploitation et de domination capitaliste, hors du travail comme dans le travail, sur lesquelles reposait le compromis fordiste, nous n’avons pas saisi en quoi elles avaient, souvent simultanément, parachevé ce compromis, soit spontanément soit sous l’effet de leur "récupération" et "dévoiement" par les organisations syndicales et politiques pesant de tout leur poids afin qu’elles ne sortent pas du cadre de ce compromis.

Et ces mêmes illusions se retrouvent évidemment, malgré une certaine prudence dans la formulation, dans notre surévaluation de la capacité d’auto-activité du prolétariat, nous conduisant à ne pas exclure la possibilité d’une issue révolutionnaire à la présente crise, jouant des contradictions du dispositif institutionnel néo-social-démocrate pour parvenir à le déborder. C’est d’ailleurs pour favoriser cette issue que nous avions entrepris de dénoncer la mystification inhérente à un dispositif institutionnel destiné, en fait, à neutraliser et intégrer les luttes pour "l’autogestion" dans et hors du travail et à associer une fraction du prolétariat au nouveau bloc hégémonique dont ce dispositif devait constituer l’armature. Autant dire que, sous ce rapport, les années 1980, années de plomb, nous ont infligés quelques amères désillusions.

2. Notre analyse de l’actuelle crise structurelle du capitalisme et de sa possible solution néo-social-démocrate a péché encore d’un second point de vue. Il ne s’agit plus ici de pointer des lacunes ou des omissions dans cette analyse mais de relever le caractère insuffisant, inapproprié ou discutable de certains des éléments constitutifs de la grille d’analyse utilisée.

a) En premier lieu, la notion de « social ». Nous avons introduit cette notion pour rendre compte de deux données incontournables. D’une part, le développement dans le cours du régime fordiste de reproduction du capital d’une série de crises spécifiques (crise écologique, crise de la famille "patriarcale" et d’autres institutions "autoritaires" comme l’école, l’armée, l’asile, la prison, crise de la morale sexuelle "traditionnelle", crise de la ville et de « l’aménagement du territoire », etc.), présentées comme des « crises sociales partielles, mais chroniques au sein des formations capitalistes avancées » (page 40) distinctes à la fois de la crise économique et de la crise politique (crise gouvernementale, crise de régime ou crise de l’État comme gestionnaire central de la reproduction du capital) qui sont venues s’ajouter, en les aggravant, à ces dernières lorsque s’est ouverte la crise structurelle du capitalisme dans les années 1970 pour s’affirmer comme une dimension irréductible de celle-ci. D’autre part, l’émergence et le renforcement dans les années 1960-1970 d’une série de « nouveaux mouvements sociaux » (mouvements écologistes, mouvements des femmes, mouvements des jeunes, nouvelles pratiques urbains, revendications régionalistes, etc.) en tant qu’expression de ces crises, se développant à l’extérieur du mouvement ouvrier classique, ces deux pôles entretenant le plus souvent des relations d’indifférence, de méconnaissance réciproque, de concurrence voire d’hostilité, plus rarement des relations de convergence et d’alliance.

Nous avons certes eu raison de rapporter les « crises sociales », comme à leur cause principielle, au procès de reproduction du capital compris comme procès par lequel ce rapport social qu’est le capital tend à se subordonner la pratique sociale entière en la pliant aux exigences de sa reproduction – idée que nous avons empruntée à Henri Lefebvre [7]. De même il n’y a rien de fondamental à reprocher à la manière dont nous avons diagnostiqué la fondamentale ambiguïté ou ambivalence des « nouveaux mouvements sociaux » au regard de la « crise du social » en montrant que, par leurs revendications et leurs pratiques, ils étaient autant d’acteurs potentiels de solution de cette crise que de facteurs actuels d’aggravation de celle-ci, dès lors du moins qu’ils pouvaient être intégrés dans le cadre du dispositif institutionnel néo-social-démocrate. Tout au plus pourra-t-on nous reprocher d’avoir, à cette occasion comme plus largement, surestimé les chances de réalisation de ce dernier.

Si donc nous avons su tenir fermement les deux bouts de la chaîne permettant de mettre en évidence que, au sein des formations capitalistes développées, le procès de reproduction du capital génère des « crises sociales » spécifiques, nées de la subordination globale de la praxis sociale à ce procès, exigeant des solutions spécifiques, impliquant notamment l’aménagement (tout à la fois ménagement et management) d’une capacité d’autonomie des individus et des groupes dans les limites de ce que tolère cette subordination, il faut bien avouer, par contre, qu’un certain nombre des chaînons intermédiaires de l’analyse sont fragiles. À commencer par la notion de « social » elle-même, grossièrement définie. Si sa définition comme résidu de la subordination/appropriation de la praxis sociale par le procès de reproduction du capital (page 38) est encore claire, nous avons peiné par contre à préciser les contours et le contenu de cet élément résiduel : son opposition à l’économique et au politique (notions tout aussi problématiques) ne sauraient suffire ; quant au recours à la triade communication/participation/réalisation empruntée à Raoul Vaneighem, dont l’intérêt analytique n’est pas ici en cause, il ne débouche finalement que sur un inventaire du social à la Prévert où l’amitié et l’amour jouxtent le travail et l’échange symbolique. Et la seule tentative d’en donner une définition en compréhension comme « la capacité de la société à se produire et à s'organiser » (page 40) débouche finalement sur une impasse en forme de contradiction : si tel est le social, comment peut-il se trouver réduit à un élément résiduel sans que finalement la société tout entière cesse de fonctionner voire d’exister ?

Cette impasse s’explique par le fait que nous ne disposions encore à l’époque que d’une compréhension bien insuffisante du procès de reproduction du capital censé générer ce que nous appelions « le social ». La distinction fondamentale entre le procès immédiat de reproduction du capital et son procès global de reproduction n’était pas établie, pas plus que l’analyse de ce dernier en trois procès distinct : procès immédiat de reproduction, procès de (re)production des conditions sociales générales du procès (dont relève spécifiquement « le social »), procès de reproduction des rapports sociaux de classe, le tout articulé dans et par l’État [8]. De même, l’analyse proposée des formes (l’extension d’une logique d’équivalence généralisée, d’un schéma organisationnel fait de fragmentation/homogénéisation/ hiérarchisation et d’une dialectique d’invariance dans et par le changement) tout comme des médiations (un ensemble de formes : la marchandise, la centralité urbaine, le contrat, le spectacle, l’État, etc. [9]) sous et par lesquelles s’opère la subordination/appropriation de la praxis sociale par le procès de reproduction du capital censée engendrer « le social » reste des plus élémentaire et rudimentaire. A notre décharge, nous ferons simplement valoir qu’une telle analyse de ce procès dans toute sa généralité et sa complexité n’a jamais été produite, du moins à notre connaissance.

b) Notre emploi du concept de nouvelle petite-bourgeoisie pour rendre compte des "couches moyennes salariées" n’est pas moins discutable. L’accroissement numérique (en termes relatifs plus encore qu’en termes absolus) de ces couches et leur poids socio-économique grandissant (dans le développement tant de la « révolution scientifique et technique » dans la production que de la « société de consommation ») et leur montée en puissance sur le plan sociopolitique auront compté parmi les transformations majeures qu’aura connues la France des années 1950-1970. Au même titre d’ailleurs que les autres formations capitalistes développées dans la mesure où ces transformations auront été caractéristiques du régime fordiste de reproduction du capital ; car, si ces "couches moyennes salariées" ont préexisté au fordisme, c’est bien au sein de ce dernier qu’elles vont littéralement exploser et passer au premier plan de la scène sociale, au point qu’elles auront quelquefois été dénommés "nouvelles couches moyennes". C’est que le fordisme les génère tant par ses modes spécifiques de valorisation du capital (le développement de la taylorisation et de la mécanisation des procès de travail) que par ses modes spécifiques de reproduction de la force de travail et, plus largement, de reproduction des conditions sociales générales de la production capitaliste, impliquant un développement considérable des appareils d’État (notamment des appareils scolaire, médico-hospitalier, d’assistance, etc.) – tous phénomènes généralisant et approfondissant la division capitaliste du travail et, avec elle, la séparation et hiérarchisation entre "travail manuel" (fonctions d’exécution) et "travail intellectuel" (fonction de direction, de conception, d’organisation et de contrôle).

Cependant, ce qui avait alors attiré notre attention était plutôt le rôle sociopolitique grandissant de ces "couches", la place de premier ordre qu’une partie d’entre elles, certaines de leurs catégories, leurs organisations ou personnalités représentatives avaient occupé dans le développement du mouvement de contestation avant, pendant et après son acmé de mai-juin 1968 dans le cadre spécifiquement français. Qu’il s’agisse de la constitution du Parti socialiste unifié (PSU, 1960) ou de la Confédération française démocratique du travail (CFDT, 1963), du surgissement du mouvement étudiant et de sa radicalisation à partir du milieu des années 1960, de la floraison des mouvements gauchistes, de la (re)naissance du Parti socialiste (PS) sur les décombres de la moribonde Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO) en 1971, du développement des « nouveaux mouvements sociaux », de l’élaboration dans le fil et le cadre de ces événements, mouvements et organisations d’une gauche se réclamant du « socialisme autogestionnaire » et accouchant finalement du projet néo-social-démocrate, tout cela nous renvoyait en permanence vers ces fameuses "couches moyennes salariées".

Restait à rendre compte de ces dernières et de leur montée en puissance. Salutairement, notre culture marxiste nous a éloigné d’emblée des appellations les plus courantes et moins contrôlées en termes de "classe(s) moyenne(s)" ou de "couches moyennes". Mais elle nous a aussi inféodés à un certain nombre d’analyses [10] qui nous ont amenés à les identifier sous le concept de nouvelle petite-bourgeoisie pour les distinguer de la petite-bourgeoisie traditionnelle des travailleurs indépendants (artisans, petits commerçants et professions libérales).

En fait, ce que cet usage avait de maladroit, d’inapproprié et en définitive d’erroné ne nous échappait pas totalement à l’époque, tant est immédiatement évidente la différence majeure entre l’ancienne petite-bourgeoisie, qui est en fait la petite-bourgeoisie proprement dite, et la soi-disant nouvelle petite-bourgeoisie : alors que la première se forme sur la base de rapports précapitalistes (la production marchande simple), que le développement du capitalisme tend à la fois à détruire et à reproduire sous des formes dégradées et dépendantes, la seconde au contraire est un pur produit du capitalisme qui se développe avec lui. D’où découle toute une série d’autres différences non moins essentielles. La première échappe au rets du salariat, la seconde y est totalement incluse. Alors que la première assoit son existence socio-économique et, éventuellement, son prestige social et son pouvoir politique sur la valorisation d’un patrimoine économique par son travail personnel, la seconde tire sa position relativement privilégiée au sein du salariat de l’acquisition de savoirs généraux ou spécialisées, sanctionnés par des titres scolaires et universitaires. Enfin et peut-être surtout, alors que la première a, dans son ensemble tout à redouter de la dynamique du capitalisme, qui la lamine et menace de la faire disparaître, ce qui la porte vers des positions politico-idéologiques conservatrices voire réactionnaires, la seconde tire son existence et son renforcement de la dynamique même du capitalisme qu’elle peut par conséquent appuyer, même s’il lui faut aussi en parer le danger (de déclassement), ce qui la porte plutôt vers des positions réformistes voire révolutionnaires.

Si, en dépit de nos doutes sur la valeur du concept de nouvelle petite-bourgeoisie, nous nous sommes ralliés à ce concept et en avons fait usage, c’est d’abord faute de temps : l’ouvrage a été rédigé à la va-vite en six mois (ce qui n’échappera sans doute pas au lecteur, au moins pour certains de ses passages) et nous nous sommes proposés d’y revenir ultérieurement. Mais, une fois la chose entreprise, il devait apparaître une seconde raison bien plus importante : c’est que nous faisait alors aussi et surtout défaut le cadre conceptuel à l’intérieur duquel seul peut s’identifier la nature de classe exacte et propre des "couches moyennes salariées". Et, une fois de plus, il s’agit de l’analyse du procès global de reproduction du capital.

En effet, ce procès passe par la production et la reproduction d'un réseau de rapports de domination, allant du simple procès de tra­vail par lequel le capital se valorise jusqu'à l'espace économique et politique transnational, en passant par les structures étatiques, politiques, syndicales, etc., auxquelles donnent naissance la lutte des classes. Au sein de ce réseau, les "couches moyennes salariées" peuvent se définir comme l'ensemble des agents subalternes de la reproduction du capital, ou encore comme l'ensemble des agents dominés de la domination capitaliste.

Ce qui signifie que dans la division sociale du travail générée par la reproduction du capital, elles remplissent des fonctions d'encadrement : ce sont elles qui conçoivent, contrôlent, inculquent, légitiment les diffé­rents rapports de domination par l'intermédiaire desquels se reproduit le capital. Et ce aussi bien dans les appareils d'État et dans la société civile que dans les entreprises. Ce travail d'encadrement implique tout à la fois un savoir et un savoir-faire marqués du sceau du "travail intellectuel" par opposition au "travail manuel" ; une formation théorique préalable (de caractère scolaire et universitaire), autant destinée à légitimer idéologi­quement les fonctions d'encadrement qu'à en assurer la maîtrise par les agents qui les remplissent ; une part relative de maîtrise et d'autonomie dans l’exercice de ses tâches concrètes.

Vouées aux tâches d'encadrement des rapports de domination à travers lesquels le capital se reproduit, les "couches moyennes salariées" constitue donc une classe sociale spécifique, la classe de l'encadrement, qui se distingue donc à la fois, outre de la petite-bourgeoisie :

  • de la classe capitaliste, classe des propriétaires et des gestionnaires du capital social, qui dirige le procès global de re­production du capital et au pouvoir de laquelle les membres de l'encadrement demeurent soumis (propriétaires et cadres supérieurs dirigeant les entreprises privées ou publiques ; haut personnel politique, administratif et militaire) ;

  • du prolétariat qui comprend l'ensemble des agents voués aux fonctions d'exécution dans la division sociale du travail, dont le travail est par conséquent réduit tendanciellement à du travail simple et dont la force de travail est totalement soumise, en tant que marchandise, à la loi de la valeur [11].

c) Nous avons eu raison de diagnostiquer l’aggravation en France, dans les années 1970, d’une crise spécifique liée à l’épuisement historique de l’ancien bloc hégémonique. Formé à la fin du XIXe siècle en regroupant les « classes possédantes » : bourgeoisie, petite-bourgeoisie et paysannerie, soudées par la peur des « partageux » et représentées par un arc de forces politiques dont le Parti radical a longtemps constitué la clef de voûte, ce bloc commence à se fissurer dans les années 1930 et plus encore aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, sous l’effet de la dynamique du fordisme impliquant le laminage de la petite-bourgeoisie et de la paysannerie en même temps que la recherche d’un compromis entre capital et travail salarié. Replâtrée tant bien que mal par le régime gaulliste, cette ancienne alliance hégémonique devient proprement intenable dans les années 1970 dès lors que l’internationalisation et bientôt la transnationalisation du capital, dans le cadre et au-delà même du cadre de la Communauté économique européenne, conduisent une fraction de la bourgeoisie française à ne plus se soucier de ménager les intérêts de ses anciennes alliés, les classes moyennes traditionnelles.

Dès lors, la nécessité d’une formule hégémonique de rechange se fait sentir. Et, dans notre esprit, la réalisation du projet néo-social-démocratique devait la fournir en permettant la conclusion d’une alliance entre la bourgeoisie, l’encadrement et une partie du prolétariat, le second venant ainsi prendre la place de la petite-bourgeoisie comme classe régnante, celle dont les représentants occupent les devants de la scène politique. Or si un tel bloc a effectivement vu le jour au cours des trois dernières décennies, sa formation aura été singulièrement plus complexe et plus tortueuse que ce que nous en avions imaginé : elle aura finalement résulté autant de l’échec partiel que de la réussite partielle du projet initial de la gauche qui accède aux responsabilités gouvernement en mai-juin 1981 [12].

Ce projet était en fait lui-même double. Le projet néo-social-démocrate, tel qu’il s’était progressivement élaboré dans le cours des années 1970 à l’instigation de la « deuxième gauche » (le courant rocardien à l’intérieur du PS, la CFDT recentrée, la tendance prédominante au sein des « nouveaux mouvements sociaux »), était venu s’adjoindre, dans des rapports de complémentarité et de concurrence, à un projet social-démocrate classique soutenu par le PC, le CERES et la vieille garde SFIO, se proposant de remédier à la crise du fordisme par une classique politique keynésienne de relance et un programme de nationalisations industrielles et bancaires.

En fait, au moment où la gauche accède au pouvoir, ce dernier projet est déjà anachronique, ce que ses promoteurs ignorent pour la plupart ou n’osent pas encore avoué pour les quelques-uns d’entre eux qui en ont conscience. C’est qu’il cherche à perpétuer un régime d’accumulation du capital qui est à bout de souffle et qu’il parie sur un mode de régulation de cette même accumulation qui présuppose que la circulation du capital ait lieu essentiellement à l’intérieur de frontières nationales. Alors même que l’internationalisation de cette circulation n’a cessé de s’étendre et de s’intensifier depuis le milieu des années 1960 et que les premières vagues des politique néolibérales de libéralisation et de déréglementation, initiées par les gouvernements Thatcher au Royaume-Uni et Reagan aux États-Unis, viendront l’accélérer brutalement à partir de la fin des années 1970.

De fait, la mise en œuvre par la gauche de son programme économique et social la mène à l’échec en quelques mois. D’une part, sa politique de relance économique par la consommation n’aboutit qu’à une aggravation de l’inflation, ainsi qu’à un alourdissement du déficit du commerce extérieur, dans un contexte d’ouverture et d’interdépendance croissantes des économies européennes ; d’autant plus que simultanément les gouvernements des principaux autres États européens ont engagé des politiques d’austérité salariale. Tandis que, d’autre part, les nationalisations industrielles et bancaires manifestent très rapidement, elles aussi, leurs limites : les monopoles nationaux ainsi (re)constitués ou projetés ne sont manifestement pas (plus) de taille à affronter leurs concurrents étrangers sur le marché mondial ; seules des alliances internationales peuvent désormais leur permettre d’opérer au niveau de ce marché.

Si bien que, à partir du printemps 1983, la gauche gouvernementale, non sans réticences de la part de certains de ses membres (du côté du PC mais aussi à l’intérieur du PS), engage une révision de ses choix initiaux pour se rallier, elle aussi, à une politique néolibérale, en suivant en cela l’exemple de la totalité des gouvernements des États centraux (à la seule exception notable alors du Japon). Politique impliquant le développement du chômage, l’austérité salariale (une croissance des salaires moindre que celle de la productivité moyenne), une déréglementation du marché du travail (le développement des différentes formes de travail précaire), la libéralisation du marché des capitaux, la privatisation des entreprises publiques et d’une partie des services publics, etc., le tout accompagnant la réorganisation des procès de production selon un paradigme postfordiste. En un mot, tout le contraire de ce que son programme prévoyait et de ce qui était, jusqu’alors, plus largement, synonyme d’une politique de gauche. Orientation nouvelle dans laquelle la majorité de gauche s’engage tout d’abord honteusement sans l’avouer (le Premier ministre Pierre Maurois parle d’une « simple pause » dans les réformes et de l’ouverture d’« une parenthèse ») ; puis de manière de plus en plus résolue (après que Pierre Maurois aura été remplacé en juillet 1984 par Laurent Fabius) ; avant de l’adopter définitivement et d’en faire son nouveau credo lors de la campagne pour les élections présidentielles puis législatives du printemps 1988 qui la ramène au pouvoir après sa défaite électorale de 1986. Et, depuis lors, elle n’aura fait que poursuivre d’une manière de plus en plus résolue dans cette voie.

Évidemment, pareille politique était parfaitement conforme aux intérêts et aux exigences de la classe dominante et notamment de ses éléments transnationalisés, en France comme à l’étranger. En échange de cet acte d'allégeance à ses intérêts, la gauche gouvernementale (désormais largement dominée par le PS et celui-ci par la « seconde gauche ») y aura ainsi la confiance durable de la bourgeoisie : elle aura obtenu, de sa part, la reconnaissance de sa capacité et, plus encore, de son droit à « gérer loyalement le capitalisme » selon la célèbre expression de Léon Blum, en pouvant dès lors rivaliser avec la droite sur ce terrain.

Restait à la gauche elle-même à faire accepter cette soumission aux intérêts du capital transnationalisé à sa propre base sociale. En ce qui concerne l’encadrement, ses couches supérieures, tant du côté de sa fraction privée (celle opérant dans les entreprises capitalistes) que de sa fraction publique (celle opérant dans les entreprises et les appareils d’État mais aussi au sein des états-majors des partis à vocation gouvernementale), se seront d’autant plus facilement ralliées au nouveau cours que les politiques néolibérales leur auront assuré de nombreux avantages : en termes de rémunération (moyennant le développement de la partie variable du salaire sous forme de primes, d’intéressement aux bénéfices, de distribution d’actions ou de stock options, etc.), en termes de position dans la hiérarchie des organisations (elles auront été les concepteurs et les réalisateurs des vagues successives de nouveaux modes de management qui ont déferlé dans les services publics aussi bien que dans les entreprises) ainsi qu’en termes de promotion idéologique de leur compétence et de leur ethos managériaux [13]. Y aura aussi contribué le fait que, à partir des années 1980, toutes les couches supérieures de l’encadrement, que leurs membres se destinent au privé et au public, sont de plus en plus majoritairement issues du même moule (les écoles supérieures de commerce pour ceux qui n’ont pas la "chance" de sortir des « grandes écoles », ENA en tête) qui les "formatent" selon le "logiciel" néolibéral. Le ralliement de ces couches supérieures de l’encadrement aux intérêts de la grande bourgeoisie, notamment ceux de ses éléments transnationalisés, a incontestablement constitué le noyau de la nouvelle alliance hégémonique, quelle que soit en définitive la couleur politique des formations qui la mettent en scène et la réalise sur la scène politique et aux différents niveaux du pouvoir d’État.  

Quant aux couches moyennes de l’encadrement, la réalisation du nouveau dispositif institutionnel inclus dans le projet néo-social-démocrate (sur laquelle nous reviendrons dans la dernière section de cette préface), aura offert à un certain nombre de ses membres des opportunités de satisfaire leurs ambitions : des prébendes et des sinécures dans la société politique (les appareils d'État) ou dans la société civile (les mouvements associatifs). Ainsi a émergé une nouvelle génération de « notables roses », issus de l'encadrement, occupant postes et strapontins de la base au sommet de ce nouveau dispositif de pouvoir, en particulier dans l’articulation entre des pouvoirs locaux renforcés et des mouvements associatifs promu partenaires de ces pouvoirs dans la gestion de bon nombre d’équipements collectifs et de services public.

Encore aura-t-il fallu mettre au pas le prolétariat et les couches inférieurs de l’encadrement, principales cibles et victimes des politiques néolibérales et, à ce titre, peu disposées à s’intégrer dans le nouveau bloc hégémonique, fût-ce à titre de simples classes soutiens. Et c’est bien à quoi la gauche gouvernementale se sera employée tout au long des deux présidences mitterrandiennes. Tout au long de la décennie 1980, elle aura su entamer l’entreprise de remise en cause des acquis de la période fordiste avec plus de détermination que la droite n’avait osé jusqu’alors en manifester. C’est elle qui, par exemple, a imposé une politique d’austérité salariale synonyme de baisse programmée du niveau de vie (en mettant fin à l’indexation des salaires sur les prix), ce que la droite avait différé des années durant de peur de l’affrontement avec le monde salarial que cela risquait d’entraîner. C’est elle toujours qui aura commencé à réduire l’étendue des droits à la protection sociale (contre la maladie, contre le chômage) et d’en durcir les conditions d’accès. C’est elle encore qui a été capable d'entamer la capacité conflictuelle du prolétariat, déjà sensiblement émoussée lors de son arrivée au pouvoir, en tenant en échec les grèves ouvrières de 1983 et 1984 dans les secteurs en restructuration (charbonnages, sidérurgie, chantiers navals, automobile), mais aussi, tout simplement, par le développement du chômage et de la précarité. Elle s'est ainsi montrée experte dans l'art d'affaiblir durablement le mouvement ouvrier, notamment par l’intégration accrue de ses organisations syndicales dans l'appareil d'État et par leur compromission avec les attaques contre leur propre base. Bien plus, n'est-elle pas allée jusqu'à transformer une partie dudit mouvement en défenseur convaincu de sa politique néolibérale ? Que l'on pense ici à la dérive droitière de la CFDT, passée en quelques années de la lutte pour le « socialisme autogestionnaire » à l'exaltation des vertus de « l'économie de marché », son secrétaire général (Edmond Maire) finissant par qualifier la grève d’« archaïsme ». En définitive, la gauche gouvernementale et ses relais syndicaux auront ainsi favorisé le sauve-qui-peut général au sein du prolétariat, le repli sur les réflexes corporatistes et les pratiques individualistes. Repli propice à l'intériorisation de l'idée que « Il n'y a pas d'autre politique possible » et que « Avec la droite, ce serait encore pire ! », masquant ainsi le fait que la gauche était devenue entre-temps une « deuxième droite » [14].

L’opération aura bénéficié du concours inattendu mais bienvenu de la brusque émergence sur la scène politique française, au milieu des années 1980, du Front national (FN), qui n’aura pas tardé à s’y enraciner profondément et durablement. Celle-ci s’explique elle-même et par la crise de l’ancien bloc hégémonique et par la crise du mouvement ouvrier tel qu’il s’était structuré durant la période fordiste, fruits conjoints de crise structurelle, du remodelage institutionnel et de la mise en œuvre des politiques néolibérales, l’une et l’autre privant de leurs représentants politiques classiques des forces sociales (du côté des anciennes classes moyennes dans le premier cas, du côté du prolétariat dans le second) trouvant dans le FN, son programme nationaliste et son discours xénophobe, (in)sécuritaire et apocalyptique un refuge pour tenter d’échapper à leur impuissance collective, un rempart censé les mettre à l’abri de tous les dangers (réels ou imaginaires) les menaçant, enfin un exutoire à leur ressentiment [15]. En polarisant en bonne partie la vie politique française depuis lors, avec la complicité des médias mais moyennant aussi la naïveté de certains mouvements et organisations luttant contre lui, le FN aura fourni aux forces politiques mettant en œuvre les politiques néolibérales, qu’elles aient été de droite ou de gauche, un allié objectif : moyennant l’agitation du spectre du fascisme et sous prétexte de la défense de la démocratie, il aura permis de rendre acceptables par une partie des couches moyennes de l’encadrement et par une partie du prolétariat les orientations générales de ces politiques, tout en justifiant quelquefois au passage leur durcissement sous prétexte de lui faucher l’herbe sous les pieds.

Par ces différents biais aura été acquis le consentement à de ces politiques de la part du gros du « peuple de gauche ». Consentement actif de la part de la petite minorité que constituent les couches supérieures de l’encadrement. Consentement passif de la part de tout le reste, fait de résignation à l’ordre existant se déclinant sur divers modes : satisfaction d'ambitions médiocres pour les uns,  espoirs déçus et illusions perdues pour les autres, renoncement et découragement pour d’autres encore, dépolitisation enfin pour en nombre croissant, conduisant à l’aggravation de l’abstentionnisme électoral voire à la non inscription sur les listes électorales, dont la gauche peut être à l’occasion elle-même la victime (cf. ce qui s’est passé lors des élections présidentielles et législatives du printemps 2002).

Résignation qui explique l'incapacité d’ouvrir une véritable alternative politique à la gauche de la gauche gouvernementale, et ce en dépit du développement de l’altermondialisme antilibéral (notamment dans et autour de l’association ATTAC et de la Fondation Copernic) qui s’est développé à partir de la fin des années 1990 et de la persistance d’une polarisation d’une petite minorité de la base sociale de la gauche (des couches inférieures de l’encadrement et du prolétariat) par des formations d’extrême gauche. De ce fait, c’est aussi un consentement fragile et précaire qui n'exclut pas la reprise périodique de la conflictualité populaire, comme on l’a vu à différentes reprises : lors des mouvements de grèves des infirmières, des instituteurs, des agents du fisc en 1987-1988 ; lors du grand mouvement de grève de novembre-décembre 1995 contre la "réforme" de l’assurance maladie ; lors des mouvements de grèves et de manifestations du printemps 2003 et de l’automne 2010 contre la "réforme" de l’assurance vieillesse ; lors du récent mouvement (par encore achevé) du printemps 2016 contre la "réforme" du code du travail.

Même limité et fragile, ce consentement n’en crée pas moins un espace suffisant pour la fondation d'un nouveau bloc hégémonique, reposant sur l’alliance du grand capital transnational avec les couches supérieures de l’encadrement, trouvant relais et appui au sein du gros de l’encadrement et de certaines couches du prolétariat, l’encadrement occupant ainsi globalement la place réservée aux classes moyennes traditionnelles dans l’ancienne formule hégémonique. C’est désormais sur ce bloc que repose l’hégémonie de la classe dominante en France, comme d’ailleurs dans la plupart des États centraux (du moins en Europe).

C’est notamment sur ce bloc (sur les rapports de force entre ces différents éléments constitutifs) que s’appuie l’alternance au pouvoir, depuis une trentaine d’années, de coalitions gouvernementales de droite et de coalitions gouvernementales de gauche. Des coalitions aux  orientations politiques fondamentalement communes, axées sur la gestion néolibérale de l’insertion de l’économie et de la société françaises dans le marché mondial (et tout d’abord dans l’Union européenne), selon les intérêts de la fraction transnationalisée du capital. Des coalitions qui ne diffèrent plus guère entre elles que sur le rythme auquel il convient de procéder aux "réformes" nécessaires à cette fin, ainsi que sur les contreparties dont il convient d’assortir ces réformes pour les rendre moins douloureuses pour les classes populaires.

Cette alternance traduit à la fois la fragilité relative de ce nouveau bloc hégémonique, du fait qu’il ne repose que sur le consentement passif d’une bonne partie de sa base sociale et que la cohésion entre ces différents éléments constitutifs est encore imparfaite. Mais, paradoxalement, cette alternance garantit aussi la force de ce bloc, sa capacité de durer et de se renouveler, puisque elle offre toujours une solution gouvernementale de rechange à l’usure qu’implique inévitablement l’exercice du pouvoir, qui plus est lorsque la politique pratiquée ne peut qu’être impopulaire.

3. Si donc notre ouvrage a péché par d’évidences erreurs d’appréciation, lacunes et insuffisances d’analyse et approximations conceptuelles, il peut néanmoins se targuer d’avoir vu juste sur un point essentiel : la transformation du système des États centraux et de leurs appareillages respectifs. Dès la fin des années 1970, nous avons été en mesure de diagnostiquer que la solution capitaliste de la crise dans laquelle entrait alors le régime fordiste de reproduction du capital passerait par la constitution de systèmes continentaux d’États-nations, invalidant en partie ces derniers, en impliquant qu’ils abandonnent certaines de leurs anciennes prérogatives régaliennes (concernant notamment tout ce qui concerne la gestion du procès de reproduction immédiat du capital : la gestion de l’accumulation et de la circulation du capital) au profit d’instances supranationales voire transnationales tout en se déchargeant simultanément de certaines des tâches de gestion de la formation des conditions sociales générales de la production capitaliste au profit d’instances subalternes, relevant des pouvoirs publics locaux (aux niveaux régional ou métropolitain) ou même d’acteurs privés parties prenantes de la société civile (des entreprises, des associations, etc.) En conséquence, nous avons également correctement prévu la démultiplication des appareils d’État qui allait s’ensuivre, entre des instances supranationales, nationales et infranationales, les secondes tendant à ne plus avoir en charge que la gestion de la reproduction des rapports sociaux de classe, soit l’établissement et le maintien de domination de classe du capital, notamment dans sa dimension d’hégémonie, en maintenant la fragmentation nationale du prolétariat mondial en voie de constitution. Une tâche d’autant plus complexe que ses conditions tendraient de plus en plus à lui échapper au profit des instances supérieures et inférieures au fur et à mesure où la démultiplication de l’appareil d’État se développerait.

La modestie nous interdit d’insister outre mesure pour montrer à quel point, sur ce point, nous avons vu juste. En nous limitant au seul exemple de la France, rappelons simplement la continuité des efforts des gouvernements successifs, gauche et droite confondus par delà leur alternance périodique, pour réaliser le schéma précédent. Ils ont accordé un appui sans faille aux différentes étapes de l’extension et de l’approfondissement de la « construction européenne », depuis l’Acte unique européen instaurant le marché unique en lieu et place du marché commun (1986) jusqu’à l’instauration du Mécanisme européen de stabilité (2012) en passant par le Traité de Maastricht (1992), le Traité d’Amsterdam (1997), le Traité de Nice (2001), l’introduction de l’euro comme monnaie unique au sein de la majeure partie des membres de l’Union européenne (2002), le Traité de Lisbonne (2007) et le Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance de l’Union économique et monétaire (2012), un processus de dessaisissement méthodique des instances nationales en faveur des instances communautaires en matière de régulation économique selon les canons de l’orthodoxie néolibérale (ou, plus exactement, ordolibérale, l’hégémonie allemande aidant). De même, les trois vagues successives de lois-cadres de décentralisation (1982-1983, 2003-2007, 2010-2015), accompagnées chacune de nombreuses lois, réglementations et circulaires d’application, n’ont cessé de renforcer les pouvoirs des instances locales et régionales au détriment du pouvoir central, en conférant aux premières l’essentiel des responsabilités en matière d’aide au dynamisme des entreprises, de développement local, d’aménagement du territoire, de gestion des infrastructures de transport, de formation scolaire et professionnelle, d’action sanitaire et sociale, etc. Pour un État héritier d’une longue tradition de centralisation monarchique, jacobine puis républicaine, il s’est agi d’une véritable révolution politico-administrative.

Mais ce n’est pas seulement le schéma général de réorganisation du dispositif institutionnel que nous avons été en mesure de prévoir mais encore, bien souvent, bon nombre de ses modalités ou de ses implications particulières. Ainsi de la localisation et miniaturisation du « social » (par exemple de tout ce qui est laissé à l’action des organes de la société civile, depuis l’action des associations jusqu’aux expérimentations sociales des secteurs "autogérés") ; de l’aggravation des inégalités de développement régionales, du fait que les régions ont été directement intégrées au marché mondial et en subissent désormais la loi (d’inégal développement), la protection et les corrections apportées par l’instance nationale faisant désormais plus ou moins défaut ; du fait que la transnationalisation peut s’opérer aussi bien au niveau infranational par la constitution par exemple de métropoles voire de régions transfrontalières ; de la déterritorialisation de l’État par séparation entre ses espaces de compétence et de performance ; du principe régulateur du nouveau mode de contrôle étatique : « contrôler le tout sans tout contrôler » ; des modalités de ce nouveau contrôle : le soft control télématique [16] et le self control des agents civils opérant en partenariat avec les responsables politiques, dont tout un chacun peut observer aujourd’hui autour de lui jusqu’à quel point ils se sont immiscés non seulement dans les relations entre administrations et administrés mais encore dans les relations professionnelles et jusque dans les sphères les plus intimes de la vie privée.

Pour pertinente et relativement complète qu’elle ait été, notre analyse du dispositif institutionnel inscrit au cœur du projet néo-social-démocrate n’en présente pas moins aussi quelques lacunes et faiblesses. La principale, pour nous limiter à elle, tient au fait que nous ayons négligé et, sans doute, sous-estimé les contradictions auxquelles se trouve soumise la constitution en cours des systèmes continentaux d’États-nations, qu’illustrent par exemple les difficultés rencontrées par la « construction européenne » et le cours quelque peu chaotique qu’elle a prise ces dernières années. Au cœur de ces contradictions gisent finalement la persistance et la résistance du fait national sous différentes formes, par delà son affaiblissement et son déclin [17]. D’une part, les luttes pour l’hégémonie entre les différents États-nations au sein de chacun de ces systèmes exacerbent nécessairement ce qui reste d’intérêts nationaux, y compris et surtout dans ce qu’ils ont de plus les plus étroits en ravivant quelquefois de vieux conflits et leurs séquelles. D’autre part, le processus de transnationalisation du capital, moteur et aiguillon de la constitution de tels système, ne va pas sans laissés-pour-compte : des classes, fractions de classes, couches et catégories sociales qui ne peuvent inscrire leur avenir dans ce processus, qui ont au contraire tout à en craindre, qui cherchent à maintenir ou à ressusciter le cadre protecteur de l’État-nation en constituant la base sociale et électorale de formations nationalistes ou souverainistes, de droite mais aussi de gauche : le Brexit vient d’en donner un exemple, en en attendant peut-être d’autres. Autrement dit, paradoxalement, la transnationalisation stimule aussi par réaction les nationalismes. Et ce d’autant plus, enfin, que ce même processus génère, nous l’avons vu, des inégalités régionales de développement qui conduisent certaines régions à vouloir, au contraire, s’émanciper au plus vite de ce qu’il reste des États-nations, provoquant des tensions au sein de certains d’entre eux : qu’on pense à la Catalogne en Espagne, à la Flandre en Belgique, à l’Écosse au Royaume-Uni. Bref, si la constitution de systèmes continentaux d’États-nations est l’horizon inéluctable de la transnationalisation du capital, la voie qui y mène n’a rien du fleuve tranquille que nous imaginions un peu naïvement.

Alain Bihr et Jean-Marie Heinrich

7 décembre 2016.



[1] Y ont contribué, de manières diverses, Michel Aglietta, Bernard Billaudot, Robert Boyer, Benjamin Coriat, Alain Lipietz, etc. Pour une présentation synthétique de leurs thèses communes, cf. Robert Boyer, L’École de la régulation. Une analyse critique, La Découverte, Paris, 1986.

[2] Cf. Du "Grand Soir" à "l’alternative". Le mouvement ouvrier européen en crise, Éditions Ouvrières (Éditions de l’Atelier),  Paris, 1991.

[3] Cf. Halimi Serge, Le Grand Bond en arrière. Comment l’ordre libéral s’est imposé au monde, Paris, Fayard, 2004.

[4] Cf. Michel Husson, « La hausse tendancielle du taux de profit », janvier 2010,  http://hussonet.free.fr/tprof9.pdf ; « Le débat sur le taux de profit », Inprecor, n°562-563, juin-juillet 2010 ; « Le partage de la valeur ajoutée en Europe », Revue de l’IRES, n°64, 2010 ; « Comment échapper à la baisse (tendancielle) du taux de profit ? », note hussonet n°70, février 2014, http://hussonet.free.fr/ ; « Arithmétique du taux de profit », note hussonet n°66, 19 décembre 2013 (mise à jour du 13 août 2014) http://hussonet.free.fr/.

[5] Pensons en particulier à Michel Aglietta, Régulation et crises du capitalisme, Calmann-Levy, Paris, 1976 et Alain Lipietz, Crise et inflation, pourquoi ?, Maspero, Paris, 1979.

[6] Telles sont les thèses qui ont été défendues dans Du "Grand Soir" à "l’alternative", op.cit.

[7] Cf. La survie du capitalisme, Anthropos, Paris, 1973 ; et De l’État, quatre tomes, U.G.E., coll. 10/18, 1976-1978 ;

[8] Sur ces différents points, cf. La reproduction du capital, deux tomes, Page 2, Lausanne, 2001.

[9] Là encore, il s’agissait d’éléments empruntés à Henri Lefebvre.

[10] Christian Baudelot, Roger Establet et Jacques Malemort, La petite-bourgeoise en France, Maspero, Paris, 1974 ; Nicos Poulantzas, "La petite-bourgeoisie traditionnelle et la nouvelle petite-bourgeoisie" in Les classes sociales dans le capitalisme aujourd'hui, Le Seuil, Paris, 1974 ; Jean-Pierre Garnier et Denis Goldschmidt, Le socialisme à visage urbain , Rupture, Paris, 1978 et La comédie urbaine, Maspero, Paris, 1978.

[11] Toutes ces thèses ont été développées dans Entre bourgeoisie et prolétariat : l’encadrement capitaliste, L’Harmattan, Paris, 1989 ; et dans Les rapports sociaux de classe, Page 2, Lausanne, 2012.

[12] Cf. La farce tranquille. Normalisation à la française, Spartacus, Paris, 1986 ; et « Mai-juin 1968 en France : l’épicentre d’une crise d’hégémonie », mis en ligne sur le site A l’Encontre http://www.alencontre.org/ début mai 2008, traduction en portugais dans Mediações, vol.12 n°2, 2007 et vol.13, n°1-2 2008, Universidade Estatual de Londrina.

[13] C’est la thèse forte développée par Gérard Duménil et Dominique Lévy dans La grande bifurcation, La Découverte, Paris, 2014.

[14] Cf. Jean-Pierre Garnier et Louis Janover, La deuxième droite, Albin Michel, Paris, 1986 ; 2e édition, Agone, Marseille, 2013.

[15] Cf. Le spectre de l’extrême droite. Les Français dans le miroir du Front national, Éditions de l’Atelier, Paris, 1998.

[16] Emprunté au rapport Nora-Minc abondamment commenté dans l’ouvrage, paru en 1978, la notion de télématique, contraction de télécommunication et informatique, désigne la construction et l’utilisation de réseaux mettant en communication des ordinateurs. Le réseau mondial de l’ensemble de tels réseaux, privés ou publics, constitue tout simplement l’Internet.

[17] Cf. Le crépuscule des États-nations, Page 2, Lausanne, 2000.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 12 décembre 2016 18:39
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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