RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article d'Alain Bihr, “La fragmentation du prolétariat.” In: L’HOMME ET LA SOCIÉTÉ, no 98, 1990. Numéro intitulé : “Crise du monde ouvrier et nouveaux mouvements sociaux”, pp. 5-20. Paris: L’Harmattan. [Autorisation accordée par l'auteur le 9 août 2015 de diffuser cet article en accès libre dans Les Classiques des sciences sociales.]

[5]

Alain BIHR

La fragmentation du prolétariat.”

Un article publié dans la revue L’HOMME ET LA SOCIÉTÉ, revue internationale de recherches et de synthèses sociologiques, no 98, 1990, pp. 5-20. Numéro intitulé : “Crise du mouvement ouvrier et nouveaux mouvements sociaux.”


Abstract
Introduction [5]
Le prolétariat dans tous ses états [5]
Le nouvel ordre productif [8]

L’usine diffuse [9]
L’usine fluide [10]
L’usine flexible [13]

Le mouvement ouvrier sapé [15]


Abstract

Alain Bihr, The Fragmentation of the Proletariat

Clear status distinctions hâve emerged within the proletariats of the western countries : workers in the full sense of the term, temporary or occasional workers, and the chronically unemployed. These distinctions are proper to the new productive order, that of the diffused, fluid and flexible factory which has profoundly transformed the technical and political composition of the proletariat. It is this recomposition of the labor force which has weakened the working-class movement.

[5]

Introduction

Aucune classe sociale n'a jamais constitué et ne constituera jamais un bloc social homogène ; le processus même de division de la société en classes distinctes et rivales tend à subdiviser celles-ci en fractions, couches, catégories aux intérêts divergents ou opposés, sinon contradictoires. Le prolétariat ne fait nullement exception à cette loi générale, et jamais il ne s'est présenté avec l'unité, l'homogénéité et la cohésion que les images d'Épinal véhiculées par le mouvement ouvrier lui ont trop rapidement et trop généreusement attribuées.

Cependant, pendant la période fordiste, sous l'effet de la dynamique de ce dernier et de la « stratégie d'intégration » suivie par le prolétariat lui-même, les tendances à l'homogénéisation de la classe ont prédominé (malgré des hétérogénéités et des inégalités persistantes), tandis qu'on assiste au contraire, depuis le début de la crise et plus particulièrement depuis la fin des années 70, à une fragmentation croissante du prolétariat occidental qui tend à le paralyser en tant que force sociale.

Le prolétariat dans tous ses états

Dans le spectre actuel des figures prolétariennes, spectre que la crise a considérablement élargi, trois grands ensembles se dessinent au sein des formations occidentales.

À l'un des pôles de ce spectre se trouvent ceux que l'on pourrait nommer les prolétaires stables et garantis. Il s'agit des ouvriers et des employés qui, soit pour des raisons juridiques (cas de la majorité de ceux qui sont salariés au sein de l'appareil d'État), soit pour des raisons économiques (cas des salariés des entreprises ou des secteurs qui ont pu échapper à la crise ou qui l'ont surmontée), n'ont pas ou peu été menacés par la remise en cause du rapport salarial fordiste. Ce sont donc des prolétaires auxquels sont plus ou moins garantis un emploi, la croissance ou du moins le maintien à niveau du salaire réel, une négociation collective des conditions de travail, une protection et une expression syndicales,  des  possibilités plus ou moins étendues de [6] « carrière » et de promotion sociale dans l'entreprise à travers la formation continue, etc.

À noter cependant que, au fur et à mesure que la crise se prolonge et s'approfondit, non seulement ce noyau de travailleurs stables tend à se rétrécir tandis que leurs « garanties » tendent à se restreindre, mais encore que le rapport salarial fordiste se trouve infléchi voire remis en cause au moins partiellement pour eux aussi (par exemple dans le sens d'une plus grande flexibilité du contrat de travail, ainsi que nous le verrons plus loin).

À l'autre pôle du spectre se trouvent les prolétaires exclus du travail, voire du marché du travail tout court. Il s'agit des ouvriers et des employés que la crise jette durablement ou même définitivement sur le pavé (c'est le cas notamment des travailleurs âgés ou des travailleurs peu qualifiés des secteurs en déclin) ou auxquels elle interdit tout simplement de pénétrer dans la vie active (c'est le cas notamment des jeunes prolétaires sans expérience ni qualification professionnelles). Les uns et les autres sont donc voués au chômage de longue durée, donc à l'assistanat, entrecoupé de divers stages (dits d'insertion ou de reconversion), avec au bout du compte, pour un nombre croissant d'entre eux, la plongée dans la pauvreté et la misère (ce sont eux qui grossissent les rangs des « nouveaux pauvres » abandonnés au bon soin des organisations caritatives).

Enfin, entre ces deux pôles surgit aujourd'hui un ensemble nouveau, produit spécifique de la crise actuelle (même si certains éléments lui ont préexisté) : la masse flottante des travailleurs précarisés. En fait, au sein de cette masse, en allant des moins au plus précaires, il convient de distinguer différentes catégories :

Les prolétaires des entreprises opérant en sous-traitance et en régie, généralement dans des petites et moyennes entreprises (PME), travaillant au rythme des commandes des entreprises donneuses d'ordre, donc plus sensibles aux fluctuations économiques (à noter toutefois que la sous-traitance ou la régie ne sont pas toujours synonymes de précarité). Depuis l'ouverture de la crise, la sous-traitance s'est développée, en particulier dans certaines branches industrielles (le textile-habillement, la construction mécanique, la transformation des plastiques).
À cette catégorie, on peut adjoindre les travailleurs à domicile, impliqués dans une forme apparemment archaïque de soumission du travail au capital, à laquelle la crise a cependant conféré une nouvelle jeunesse dans certaines branches.

Les travailleurs à temps partiel, que le temps partiel soit choisi ou imposé, par définition mal intégrés au collectif de travail de leur entreprise, et ne bénéficiant souvent pas des avantages sociaux réservés aux travailleurs à plein temps. C'est là une de ces formes de travail « atypique » qui ne cessent de se développer depuis le début de la crise, en particulier au cours de ces dernières années.

Les travailleurs temporaires, qu'il s'agisse de travailleurs [7] intérimaires ou de travailleurs placés sous contrat à durée déterminée (CDD), qui n'ont donc aucune garantie d'emploi permanent (on peut leur annexer les vacataires et auxiliaires des administrations et des services publics, que la crise a plutôt fait diminuer). Quasi inconnues avant la crise, ces formes de travail précaire n'ont cessé de se développer depuis le début de celle-ci. Si leur nombre reste encore modeste en termes de stock, il est deux à trois fois plus important en termes de flux. Il s'agit donc d'une catégorie de travailleurs particulièrement mobiles, passant souvent de l'activité au chômage et vice versa.

Les stagiaires, essentiellement des jeunes mais aussi de plus en plus des travailleurs âgés, « bénéficiant » des multiples formules de stage (d'insertion, de qualification, d'adaptation, de reconversion, etc.) que les gouvernements occidentaux multiplient, moins pour lutter contre le chômage que pour le masquer ou en prévenir les risques sociaux et politiques.

— Enfin, au comble de la précarité, les travailleurs de « l'économie souterraine » qui tentent d'échapper au chômage en travaillant « au noir » (en étant d'ailleurs fréquemment placés en situation de sous-traitance par rapport à l'économie officielle), ou en se livrant à la petite production marchande (essentiellement dans le secteur des services rendus aux particuliers).

Ces différentes catégories de travailleurs subissent en commun une précarité d'emploi et donc de revenu ; une déréglementation plus ou moins poussée de leurs conditions juridiques d'emploi et de travail (par rapport aux normes légales ou conventionnelles) ; des acquis et des droits sociaux en régression ; souvent l'absence de tout avantage conventionnel ; la plupart du temps l'absence de toute protection et expression syndicales ; enfin une tendance à l'individualisation extrême du rapport salarial.

Ce processus d'éclatement du prolétariat est d'autant plus grave que les trois ensembles précédents tendent à se couper les uns des autres et à se replier sur eux, sous l'effet de toute une série de mécanismes économiques, juridiques, sociaux et idéologiques.

Ainsi, chez les travailleurs stables et garantis, on assiste au développement de réactions corporatistes à l'égard des travailleurs précaires et des chômeurs de longue durée, procédant de la volonté de préserver catégoriellement les positions acquises au détriment de l'unité de la classe.

Par ailleurs, si, pour les jeunes diplômés, le travail précaire (essentiellement intérimaire) n'est souvent que transitoire et préparatoire à une insertion durable dans le travail, d'autres catégories de travailleurs (femmes, hommes adultes, jeunes dépourvus de formation) tendent au contraire à s'enfermer dans un cycle ininterrompu travail précaire/chômage ou inactivité/travail précaire, voire à sortir de la précarité par le bas : en plongeant dans le chômage de longue durée.

[8]

L'expérience montre enfin que, passée une certaine durée, le chômage provoque de véritables phénomènes d'exclusion et d'auto-exclusion à l'égard du marché du travail, ne serait-ce que du fait de la dévalorisation d'une qualification professionnelle déjà faible au départ. Les chômeurs de longue durée sont ainsi progressivement enfermés dans un véritable ghetto social et institutionnel.

Signalons de plus que toutes les études effectuées sur le développement du chômage et la précarité montrent que ceux-ci tendent à réactiver et renforcer les anciennes divisions et inégalités de statut au sein du prolétariat : ils frappent davantage les travailleurs non qualifiés que les travailleurs qualifiés, les femmes que les hommes, les travailleurs jeunes ou âgés que les travailleurs d'âge mûr, les étrangers que les nationaux.

Et il est évident qu'à travers ce phénomène de fragmentation généralisée des statuts (des conditions d'insertion dans le rapport salarial), ce sont l'identité sociale du prolétariat et son unité politique en tant que classe qui se trouvent mises en question. Dans ces conditions, le prolétariat existe-t-il encore en tant que force sociale unifiée et autonome ? La question peut au moins être posée.

Pour y répondre, il faut dépasser le simple constat précédent de la fragmentation du prolétariat et scruter le processus qui l'engendre : les transformations du rapport salarial en cours depuis le début de la crise, que ce soit au sein du procès de production ou au sein du procès de consommation, et dont l'enjeu est, pour le capital, de rétablir des conditions de valorisation satisfaisantes et, plus largement, les conditions d'un nouveau modèle stable et durable de développement [1].

Le nouvel ordre productif

L'analyse de la crise du fordisme nous a montré que celle-ci tient pour une part importante à l'épuisement des formes fordistes d'exploitation et de domination de la force de travail, qui ont atteint, semble-t-il, leurs limites techniques, économiques et sociales entre 1965 et 1975. Par conséquent, toute issue capitaliste à la crise du fordisme suppose un dépassement de l'usine fordienne par l'instauration de nouvelles formes d'exploitation et de domination du travail, c'est-à-dire tout à la fois de nouveaux moyens de travail (une nouvelle technologie), de nouvelles formes d'organisation du procès de travail (s'affranchissant des limites de l'organisation taylorienne et fordienne), de nouvelles formes de contrat de travail, de nouveaux modes de mobilisation [9] (d'implication et d'intégration) de la force de travail dans l'entreprise et, par conséquent, de nouvelles formes de « discipline de travail », etc. Et c'est bien ce à quoi s'emploie le capital depuis le début de la crise. D'abord timide et tâtonnante, la recherche de nouvelles voies pour exploiter et dominer la force de travail en rompant plus ou moins avec les formes antérieures s'est progressivement affirmée au cours des années 80. Et elle dessine aujourd'hui, au moins dans ses grandes lignes, un « nouvel ordre productif » que le capital tente d'imposer à travers ses « restructurations », non sans difficultés (limites, résistances, conflits) et de manière à la fois inégale et différenciée selon les pays, les secteurs, les branches, les entreprises, voire les différents segments d'un même procès de travail. Ce « nouvel ordre productif » est celui qui règne au sein de l'usine diffuse, de l'usine fluide et de l'usine flexible, le tout sur fond d'un chômage structurel important.

L'usine diffuse [2].

Il s'agit de mettre fin au type de centralité de la grande industrie que le fordisme avait institué. Pour deux raisons essentielles. La première est d'ordre technico-économique : comme nous l'avons vu, passé un certain seuil, loin d'assurer les économies d'échelle escomptées, la concentration productive engendre des surcoûts en termes de gaspillage (d'espace-temps, d'énergie, de moyens de travail, de main-d'œuvre, etc.). La seconde, d'ordre socio-politique, est plus importante : en le massifiant, c'est-à-dire en le concentrant et en l'homogénéisant, les énormes unités productives engendrées par la production de masse fordiste ont doté le prolétariat industriel d'une capacité objective et subjective de lutte qui lui a permis, pendant quelques années, de bloquer ou du moins de sérieusement entraver le processus de son exploitation ; à la limite, certaines concentrations productives étaient redevenues « ingouvernables » par le capital : que l'on pense aux usines Fiat de Turin.

Pour cette double raison, il s'agit aujourd'hui pour le capital de développer un nouveau type de centralité de la grande industrie rompant avec celui instauré par le fordisme. Au lieu de concentrer en un même lieu le maximum de fonctions productives et gestionnaires comme le faisait l'usine fordienne, le capital tend aujourd'hui au contraire à diffuser production et pouvoir à travers tout l'espace social. La centralité de la grande industrie n'est pas abolie pour autant, simplement elle se transforme. Car l'usine diffuse suppose toujours une unité centrale qui coordonne, planifie, organise la production de tout un réseau d'unités périphériques, qui peuvent atteindre le nombre de plusieurs centaines, voire de plusieurs milliers. Elle dirige et contrôle le tout (la totalité du réseau) sans avoir à tout diriger et contrôler ; à la concentration pyramidale du pouvoir se substitue le pouvoir résultant de la gestion fluide et flexible d'un réseau.

[10]

Cette diffusion revêt de multiples formes qui reviennent toutes à « externaliser » une partie des fonctions productives ou gestionnaires jusqu'alors incluses dans le champ organisationnel de la grande industrie. Au niveau le plus simple, ce sont la déconcentration voire la délocalisation des grandes unités productives, la décentralisation de leur gestion (dont le contrôle par l'entreprise-mère est rendu possible grâce au développement des réseaux télématiques), le développement de la filiation, tous mouvements qui ont connu un bel essor au cours de ces dernières années, sous couvert du slogan « small is beautifull », et qui ne sont nullement contradictoires avec une centralisation financière accrue du capital.

Se rattachent également à ce mouvement de diffusion le recours accru à la sous-traitance et au travail en régie : on conserve le « cœur » du procès de travail et de gestion, et on fait sous-traiter tout le reste (production spécialisée ou exceptionnelle, gardiennage et nettoyage, maintenance spécialisée, etc.) [3] ; mais aussi bien évidemment le recours aux « formes marginales » de travail : travail à domicile, travail « au noir ». Enfin « l'externalisation » d'une partie du personnel se réalise par l'appel à la main-d'œuvre temporaire (intérim et CDD).

L'usine fluide.

Il s'agit de se rapprocher de l'idéal fordien de la « production fluante » : de la production en continu, sans temps morts ni arrêts, idéal que les modes spécifiquement fordistes de production ne réalisaient que très imparfaitement en multipliant, d'une part, les temps morts entre les différentes séries d'opérations parcellaires et, d'autre part, les « en cours » : pièces en attente, stocks, pièces défectueuses à retoucher, etc. Autrement dit, derrière cet idéal de fluidité du procès de travail se profile la recherche par le capital de nouveaux gains d'intensité et de productivité du travail.

C'est là une des raisons majeures du mouvement actuel d'automatisation du procès de travail dans ces industries. En effet, l'introduction des nouveaux équipements robotiques n'y consiste pas simplement à évincer des modes opératoires effectués manuellement pour leur substituer, entièrement ou non, une activité réglée de manière électronique ; à cette « automatisation d'intégration » qui consiste en une gestion informatisée des flux productif s au niveau de l'atelier, dans le but d'optimiser la combinaison dans l'espace et le temps des matériaux, des énergies, des équipements, des hommes, de l'information, etc., en réduisant au minimum les temps, morts dans l'enchaînement des opérations productives. En permettant d'obtenir un meilleur « taux d'engagement » des machines et des hommes (rapport entre le temps effectivement productif et le temps de travail), l'atelier flexible qui résulte de cette automatisation d'intégration assure au capital, outre de nouveaux gains d'intensité et de productivité, des économies de capital constant (aussi bien fixe que circulant) par unité produite.

[11]

Cependant, la seule mise en œuvre de cette nouvelle technologie ne suffirait pas pour assurer la fluidité du procès de travail. Plus exactement, pour tirer parti en termes de fluidité du procès de travail des potentialités recelées par l'automatisation d'intégration, il faut aussi bouleverser les formes d'organisation du travail et par conséquent de division sociale du travail héritée de l'époque fordiste.

Au niveau de l'atelier ou de la ligne de production, à la relation ouvrier spécialisé/machine spécialisée, cellule de l'organisation fordiste, doit alors se substituer une relation équipe polyvalente/système de machines automatisées (et donc elles aussi polyvalentes, comme nous le verrons plus loin). La mise en œuvre de l'automatisation d'intégration au bénéfice du capital suppose donc la constitution d'équipes de travail réunissant toutes les compétences nécessaires au pilotage, à la surveillance mais aussi à la maintenance des systèmes automatisés, et dans lesquelles chaque travailleur devra être capable d'intervenir sur plusieurs machines différentes à la fois. La fluidité du procès de travail requiert ainsi celle de l'organisation du travail elle-même, et par conséquent l'abandon de l'organisation du travail en postes fixes et spécialisés.

Certes, rien ne s'oppose en principe à ce que se reproduise, à l'intérieur de ces équipes polyvalentes, la division taylorienne entre le travail de conception (réservé aux techniciens et ingénieurs) et le travail d'exécution (dans lequel seraient cantonnées de nouvelles générations d'OS). Cependant, le travail d'exécution requis dans un « atelier flexible » change singulièrement de contenu par rapport à celui mobilisé par l'atelier fordien. Tandis que ce dernier réduisait le travail des OS à des tâches parcellisées et répétitives, n'exigeant aucune compétence ni expérience particulières, la production automatisée en continu engendre en fait un autre type de tâches banalisées, réduites à la capacité de lecture et d'interprétation de données formalisées, permettant de faire face aux aléas et incidents de la production, donc de réagir à l'imprévu en intervenant en conséquence.

Ce qui suppose de la part de l'opérateur de base une certaine liberté de mouvement et une capacité d'initiative ; doublée d'une certaine polyvalence (car il faut savoir intervenir sur divers types de matériels) et une certaine polyactivité (mêlant tâches de fabrication, tâches d'entretien, tâches de maintenance banalisées, voire tâches de gestion productive). Capacités qui exigent à leur tour une certaine compréhension des mécanismes mis en œuvre par les systèmes intégrés ; ainsi qu'une conscience professionnelle sans laquelle ne sont garanties ni la célérité et la pertinence des interventions, ni la qualité du produit et la préservation du matériel.

Ainsi, la mise en œuvre de l'automatisation d'intégration pour assurer la fluidité du procès de travail exige-t-elle plutôt une remontée vers le haut des qualifications et du niveau de formation générale et professionnelle des opérateurs de base. Mais aussi, en liaison avec leur autonomie et leur initiative accrues, une transformation des fonctions [12] de l'encadrement dans les équipes polyvalentes, le contrôle et la surveillance des hommes cédant le pas à l'assistance technique et à « l'animation » des équipes productives. À un contrôle de type militaire peuvent ainsi se substituer des formes de self-control (d'auto-contrôle et de contrôle réciproque dans des équipes rendues responsables d'objectifs de productivité et de qualité — ce qui suppose une forte implication des travailleurs dans leur travail et leur intégration à l'entreprise et à « l'esprit maison ») et de soft control informatique (un contrôle en douceur, à distance, en temps réel, par des systèmes de surveillance directement intégrés au matériel productif).

En un mot, l'atelier flexible semble devoir déboucher sur un certain dépassement du taylorisme, à travers une relative recomposition des fonctions d'exécution et des fonctions de conception, dans le fil des expériences d'élargissement et d'enrichissement des tâches lancées par le patronat moderniste dans les années 70, en réponse à la « crise du travail ». Et de fait, dans les branches où elle est introduite (par exemple dans l'automobile), l'automatisation d'intégration bouleverse d'ores et déjà le système des qualifications instaurées dans le prolétariat par des décennies de fordisme ; et, par conséquent, elle remodèle la composition socio-professionnelle (« technique ») de la classe.

C'est ainsi que certaines catégories du prolétariat sont évincées (réduites au chômage et à la précarité) par cette nouvelle technologie et les bouleversements du travail qui l'accompagnent ; c'est le cas des OS, à la fois parce que leur activité disparaît (bien que la robotique en laisse subsister) et parce que leur savoir-faire professionnel, réduit à l'expérience de la mécanisation taylorienne, n'est pas convertible dans le nouveau contexte technologique et organisationnel (on peut y ajouter le cas des jeunes prolétaires sortant de l'enseignement technique sans aucun diplôme ou avec un diplôme qui ne leur permet plus d'accéder à un emploi industriel dans ce nouveau contexte).

D'autres catégories du prolétariat se trouvent simultanément déstabilisées par ces transformations. C'est le cas notamment des anciens OP (ouvriers professionnels) que l'automatisation place en porte à faux ; car, si leur savoir-faire et leur degré d'organisation syndicale les tiennent en principe à l'abri des risques précédents d'exclusion, c'est en même temps leur savoir-faire qu'il s'agit pour le capital de s'approprier et d'objectiver dans les nouveaux systèmes automatiques, en menaçant ainsi de les déqualifier.

D'autres catégories enfin se trouvent promues ; c'est le cas des opérateurs sur systèmes automatisés, appelés à constituer une nouvelle catégorie d'ouvriers hautement qualifiés, capables de monnayer leur qualification professionnelle, leur implication dans le travail, leur conscience professionnelle en termes de stabilité d'emploi et d'avantages en matière de salaires, de contrôle sur leurs conditions de travail, de formation continue et de perspectives de carrière, constituant en définitive une nouvelle espèce d'« ouvrier de métier » de l'an 2000.

L'idéal de fluidité du procès de travail contribue ainsi directement, [13] à travers l'automatisation d'intégration qui en est la condition technologique et ses implications organisationnelles, à l'éclatement du prolétariat en des figures fortement contrastées.

L'usine flexible.

De toutes les exigences aujourd'hui véhiculées par le capital, celle de flexibilité du procès de production est sans doute la plus connue, tant elle a été relayée médiatiquement. La raison essentielle de cette exigence nouvelle est la saturation progressive, au cours des années 60 et 70, de la norme de consommation fordiste qui a engendré une demande en biens de consommation durables à la fois plus fluctuante et plus diversifiée, donc des marchés plus incertains et plus hétérogènes.

Or, pareille évolution entrait directement en contradiction avec le caractère rigide du procès de production dans sa forme fordiste. Rigidité du procès de travail d'une part, tant dans ses aspects techniques (la chaîne fordiste n'est guère adaptée qu'à la production continue en grande série d'un seul produit, sur lequel elle ne tolère que de faibles variantes) que dans ses aspects organisationnels (la chaîne implique une organisation en postes de travail spécialisés et fixes).

Rigidité du procès de valorisation d'autre part, tant sous le rapport du capital fixe (coûteuse en capital fixe — et nous avons vu que ce facteur n'a cessé de s'aggraver tout au long de la période fordiste —, l'usine fordienne exige une production de masse continue pour assurer l'amortissement rapide des équipements) que sous celui du capital variable (du fait des effets propres au compromis servant de base au fordisme : généralisation du salaire minimum, mise en place des grilles de qualification, instauration de conventions collectives, mensualisation du salaire ouvrier, défense syndicale du salaire et des conditions de travail, etc.).

La flexibilité du procès de travail suppose ainsi, en premier lieu, l'introduction de moyens de travail flexibles, c'est-à-dire aptes à ajuster la capacité productive à une demande variable en volume et en composition, donc l'introduction d'équipements polyvalents, capables d'effectuer différentes opérations sur un même produit et/ou la même opération sur des produits différents. Et c'est là encore tout l'intérêt des équipements produits par l'électronique programmable : ces équipements sont en effet flexibles, grâce à leur capacité à mémoriser et exécuter un ensemble d'opérations différentes ou d'être rapidement reprogrammés pour une série de tâches différentes. C'est là la seconde grande raison de leur introduction actuelle dans l'industrie (mais aussi dans les services). Grâce à eux, le procès de production peut s'adapter aux aléas du procès de circulation. Il en résulte une accélération de la rotation du capital (aussi bien fixe que circulant), facteur bénéfique pour le redressement du taux de profit. En outre, là encore, le capital peut s'assurer des gains de temps (d'intensité et de productivité du travail) en comprimant les temps morts entre les différentes séries productives. Sans compter là aussi des économies de capital constant [14] (notamment fixe), la flexibilité des appareils productifs leur évitant d'être déclassés à chaque changement de gamme de produits, facteur nécessaire lui aussi au redressement du taux de profit.

Mais, comme dans le cas de la recherche de la fluidité du procès de travail, l'introduction de ces nouveaux équipements productifs est par elle-même insuffisante pour assurer la flexibilité du procès de travail. Celle-ci requiert simultanément, en liaison avec la mise en œuvre de ces équipements, une organisation du travail flexible, c'est-à-dire dans laquelle le travailleur soit capable d'occuper différents postes de travail, d'intervenir sur différents types de matériels, de s'insérer dans différents segments du procès de travail, etc. L'exigence de flexibilité se conjugue ainsi avec celle de fluidité pour requérir une main-d'œuvre polyvalence, qualifiée, bien formée, opérant en équipes, associant étroitement ouvriers, techniciens, cadres, intégrant les objectifs de productivité et de qualité, etc., avec les effets que l'on sait sur la composition socio-professionnelle du prolétariat et l'éclatement qui en résulte entre les différentes figures prolétariennes.

Ce processus d'éclatement s'accentue encore sous l'effet de la flexibilité de la force de travail qui peut s'ajouter et/ou se substituer aux précédents facteurs pour assurer la flexibilité du procès de travail. La flexibilité de la force de travail signifie en effet d'abord celle du statut du travail, donc l'assouplissement des conditions juridiques (légales ou conventionnelles) régissant le contrat de travail (essentiellement les conditions d'embauché et de licenciement), impliquant notamment la possibilité de recourir facilement au travail à temps partiel et au travail temporaire : ici flexibilité rime directement avec précarité. Mais la flexibilité de la force de travail signifie aussi celle du temps de travail, c'est-à-dire l'aménagement du temps de travail en fonction des aléas de la production par l'adoption de multiples formules d'« horaires variables » (sur la journée, la semaine, l'année, voire la totalité de la vie active) et des recours plus fréquents au travail à temps partiel.

À cette flexibilité du procès de production comme procès de travail doit s'ajouter sa flexibilité comme procès de valorisation du capital. Il s'agit-là, autant que possible, de transformer les coûts fixes en coûts variables (toujours en fonction des aléas de la production). Sans doute, l'ensemble des facteurs précédents contribuent-ils à cette flexibilité du procès de valorisation. Cependant, cette dernière peut encore faire appel à d'autres mécanismes, au premier rang desquels le recours à la sous-traitance et au travail en régie. Celui-ci permet en effet de faire varier l'engagement de capital (constant et variable) en fonction des fluctuations du marché et de la conjoncture économique générale, en faisant jouer aux sous-traitants le rôle d'« édredons » amortissant les à-coups de la production qui peuvent en résulter. C'est là, avec le souci de déconcentrer et décentraliser la production précédemment soulignée, la principale raison du développement de la sous-traitance.

C'est à la même exigence que répond la flexibilisation du salaire direct, c'est-à-dire du capital variable, sa variabilité en fonction de la [15] situation micro ou macro-économique. Cela passe par l'abolition des seuils minima de salaire, qu'ils soient légaux ou conventionnels, au moins pour certaines catégories de travailleurs (c'est le cas pour les jeunes en Grande-Bretagne, et c'est aussi un des effets indirects des « emplois » du type TUC ou SIVP en France). Mais aussi par l'abolition des mécanismes d'indexation des salaires sur les prix et la productivité, datant de l'époque fordiste, et l'adoption à leur place de nouveaux mécanismes de formation du salaire direct, de nature plus concurrentielle, tenant compte à la fois de la situation économique générale, des résultats propres à l'entreprise, enfin de la « performance » individuelle de chaque salarié. Car la flexibilisation du salaire implique enfin son individualisation maximale, et par conséquent le dépérissement de la négociation collective en la matière, ou du moins son confinement au niveau de l'entreprise. Ainsi, il se confirme que, plus encore que l'exigence de fluidité, celle de flexibilité est un facteur d'hétérogénéisation et d'éclatement du prolétariat.

Le mouvement ouvrier sapé

Ainsi, depuis le début de la crise, dans tous les pays capitalistes développés, on assiste à une remise en cause du rapport salarial fordiste dans la totalité de ses composantes. Sur le plan technologique, c'est l'abandon progressif (dans les industries de série) de la ligne de production fordiste composée de machines spécialisées au profit de systèmes d'équipements automatisés assurant la fluidité et la flexibilité du procès de travail. Sur le plan de l'organisation du travail, c'est la rupture avec les principes tayloriens et la recomposition du collectif de travail dans le sens d'une plus grande polyvalence et autonomie des équipes et d'une plus grande polyactivité et implication des individus. Sur le plan du contrat de travail, ce sont la remise en cause du « principe » de l'emploi à plein temps et à durée indéterminée et le développement de multiples formes de travail précaire. Sur le plan de la formation des salaires directs, c'est le retour vers une certaine forme de régulation concurrentielle (régulation par le marché) par la désindexation, la flexibilité et l'individualisation des salaires.

Comme la rupture du compromis social d'après-guerre qu'elle accompagne et matérialise, cette remise en cause du rapport salarial fordiste est partielle, graduelle, inégalement développée selon les composantes du rapport salarial mais aussi selon les entreprises, les branches, les pays. D'où le caractère hétéroclite, complexe, contradictoire même des relations salariales actuelles, où le neuf (les innovations technologiques, organisationnelles, institutionnelles préfigurant un rapport salarial post-fordiste) se mêle à l'ancien (aux éléments persistant du rapport salarial fordiste) et quelquefois même à la résurgence d'éléments préfordistes (en particulier un certain retour au marché comme principe régulateur du rapport salarial). Mais c'est là précisément le propre de toute situation de crise structurelle.

[16]

Dans ces conditions, l'ensemble de ces transformations doit se comprendre comme la recherche tâtonnante, faite d'essais et d'erreurs corrigés, de ce que pourraient être les contours d'un nouveau rapport salarial, élément d'une issue capitaliste à la crise dans les formations capitalistes développées. Cependant, ces contours ne peuvent pas davantage se préciser pour l'instant. En effet, ces transformations esquissent toute une gamme de possibilités concurrentes et contradictoires, résultant de la combinaison des transformations précédentes.

De plus, il est encore trop tôt pour se prononcer sur les probabilités de réalisation de ces différentes possibilités dans la mesure tout à la fois où ces transformations sont loin d'être achevées ; où une forme dominante du rapport salarial peut s'accompagner de formes subalternes, annexes, périphériques différentes d'elle ; et où toute issue capitaliste à la crise suppose, de toute façon, la mise en cohérence du rapport salarial avec d'autres éléments (formes de la concurrence, formes de la contrainte monétaire, type d'intervention de l'Etat, nature du régime international d'accumulation et de la division internationale du travail) [4].

Cependant, à défaut de déterminer les contours nets d'un nouveau rapport salarial, l'ensemble des transformations précédentes des procès de production et de consommation convergent, comme nous l'avons vu, vers un même effet global : la fragmentation du prolétariat.

Sans doute, celle-ci n'est-elle pas vraiment une nouveauté. De tout temps, depuis qu'existent les rapports capitalistes de production, on a pu observer à la fois une tendance à l'homogénéisation des statuts au sein du prolétariat et une tendance contraire à l'hétérogénéisation de ces mêmes statuts, en particulier sous l'effet d'une distribution inégale (selon l'âge, le sexe, la catégorie professionnelle, la formation, la nationalité) de la précarité et de l'instabilité qui sont des données structurelles et donc permanentes du rapport salarial. En ce sens, certaines formes actuelles du travail précaire ne sont que la résurgence d'anciennes formes d'exploitation du travail salarié (cf. le travail à domicile, mais aussi l'ancêtre de l'intérim : le marchandage).

Néanmoins, l'apparente nouveauté de ces anciennes formes s'explique elle-même par le fait que, pendant toute la période fordiste, la tendance à l'homogénéisation des statuts au sein du prolétariat l'a emporté sur les hétérogénéités persistantes (inégalités persistantes entre qualifiés et non qualifiés, hommes et femmes, nationaux et étrangers, etc.), notamment sous l'effet de la réduction tendancielle du travail prolétaire à du travail simple, du développement des garanties d'emploi dans un contexte de croissance continue et soutenue, du développement des conventions collectives homogénéisant les situations individuelles et locales, de la mensualisation du salaire ouvrier, de l'extension de la protection sociale, etc., en un mot, de la dynamique du fordisme [17] telle qu'elle résultait du compromis social d'après-guerre. Et le résultat de l'ensemble de ce processus fut, comme nous l'avons vu, l'émergence de l'ouvrier-masse, forme spécifiquement fordiste d'homogénéisation du prolétariat.

L'ensemble des transformations qui affectent actuellement le rapport salarial révèlent ainsi leur logique profonde : à travers elles, le capital cherche à défaire la massification du prolétariat opérée par le fordisme et à laquelle il avait fini par succomber.

L'ouvrier-masse, c'était le prolétariat concentré dans l'espace productif et plus largement dans l'espace social ; aujourd'hui au contraire, il s'agit de le diluer dans l'espace social en éclatant l’usine-forteresse de l'âge fordiste dans un tissu productif diffus. L'ouvrier-masse, c'était le prolétariat homogénéisé dans ses formes d'exploitation et dans ses statuts ; aujourd'hui au contraire, le développement du chômage et de la précarité, le démantèlement partiel de l'État-providence, l'institution de la protection sociale à « deux vitesses » tendent à hétérogénéiser les statuts au sein du prolétariat. L'ouvrier-masse, c'était le prolétariat rendu inerte, c'est-à-dire dépouillé de toute autonomie dans le procès de travail, réduit au rang de simple rouage du « corps mort » du capital ; aujourd'hui au contraire, le capital cherche à réimpliquer, remobiliser les travailleurs dans le procès de travail, en faisant appel à leur initiative et à leur savoir-faire, en leur assurant autonomie et qualification. L'ouvrier-masse, c'était enfin le prolétariat rendu rigide par son intégration à l'univers de la production et de la consommation de masse ; aujourd'hui au contraire, le capital cherche à lui imposer une flexibilité multidimensionnelle : de l'organisation du travail, du temps de travail, du statut du travail, du salaire.

Et, bien évidemment, l'ensemble des transformations actuelles du rapport salarial, avec ses effets globaux de fragmentation et de « démassification » du prolétariat, ne sont pas sans incidence sur le mouvement ouvrier de modèle social-démocrate. Globalement, elles opèrent à son égard un véritable travail de sape.

Pour commencer, elles impliquent de profondes transformations dans la composition (« technique » et « politique ») de sa base prolétarienne. Plus précisément, elles tendent à dissoudre les deux figures prolétaires qui lui ont fourni ses gros bataillons durant la période fordiste : d'une part, celle de l'ouvrier professionnel, que les transformations actuelles remanient profondément, les anciennes catégories d'OP liées au fordisme tendant à disparaître tandis que de nouvelles catégories de « professionnels » apparaissent en liaison avec les nouveaux procès de travail automatisés ; d'autre part, celle de l'ouvrier spécialisé, fer de lance de l'offensive prolétarienne des années 60 et 70, les OS se trouvant progressivement éliminés et remplacés par des travailleurs précaires à l'intérieur de ces mêmes procès de travail automatisés.

Dans ces conditions, peut-on, comme le proposent les opéraïstes, [18] considérer que cette nouvelle figure prolétarienne, celle du « travailleur précaire », dénommée par eux « ouvrier social », est destinée à supplanter « l’ouvrier-masse » de la période fordiste dans son rôle de figure hégémonique au sein du mouvement ouvrier (de figure autour de laquelle se réalisera l'unité politique du prolétariat) ? C'est aller vite en besogne, en omettant ou en sous-estimant une différence essentielle entre « l'ouvrier-masse » et « l'ouvrier social » : tandis que le premier résultait d'un processus de relative homogénéisation du prolétariat et pouvait donc entraîner dans sa lutte l'ensemble de la classe, le second résulte au contraire d'un processus de fragmentation du prolétariat, qu'il faut résolument surmonter pour permettre au prolétariat de se réaffirmer comme une force sociale unifiée. Les transformations du rapport salarial lancent ainsi un double défi au mouvement ouvrier : elles le contraignent simultanément à s'adapter à une nouvelle base sociale (à une nouvelle composition « technique » et « politique » de la classe) et à faire la synthèse entre des catégories aussi hétérogènes a priori que celles des « nouveaux professionnels » et des « précaires », beaucoup plus difficile à réaliser que celle entre OS et OP pendant la période fordiste.

Témoigne de ces difficultés le peu de résultat des différentes tentatives menées par le mouvement ouvrier actuel (et notamment le mouvement syndical) pour organiser précaires et chômeurs. Il y a des causes sérieuses à ces échecs répétés. À commencer par les réactions d'indifférence et même d'hostilité des travailleurs « garantis » et « statutaires » qui lient, non sans raison, la présence des précaires à un processus de déqualification et d'intensification du travail.

Mais l'essentiel n'est pas même là. C'est que l'instabilité constitutionnelle des précaires et des chômeurs rend quasi impossible leur intégration dans des structures syndicales telles qu'une section d'entreprise ou même une fédération de branche. Le syndicalisme « vertical », privilégiant la dimension catégorielle et professionnelle, hérité de la période fordiste, se trouve ici totalement inadapté. Seul un syndicalisme à structures « horizontales », privilégiant la dimension interprofessionnelle, est apte à organiser à la fois travailleurs permanents, précaires et chômeurs.

De plus, précarité et chômage confrontent d'emblée les travailleurs à des conditions de domination plus larges que les seules conditions de travail ; par exemple, aux questions de logement, d'accès aux moyens sociaux de consommation, etc. Autrement dit, les préoccupations et les revendications qui peuvent les mobiliser et permettre de les organiser sont d'emblée plus larges que celles concernant les seules conditions d'échange et d'usage de la force de travail sur lesquelles les organisations syndicales se sont repliées pendant la période fordiste. Là encore, seules des organisations prenant en charge la défense de l'ensemble des conditions d'existence du prolétariat, aussi bien hors du travail que dans le travail, peuvent espérer rassembler tous les éléments d'un prolétariat aujourd'hui éclaté.

[19]

En bref, l'organisation syndicale ne peut plus jouer son rôle traditionnel d'unification du prolétariat (de dépassement de sa division concurrentielle et de sa segmentation) qu'à la condition de rompre radicalement avec son organisation corporative et professionnelle actuelle et de renouer avec l'inspiration du syndicalisme révolutionnaire\ en privilégiant les structures interprofessionnelles (à l'exemple des anciennes Bourses du Travail) et en fondant l'identité culturelle du prolétariat sur une base d'emblée plus large que la lutte contre l'exploitation et la domination capitalistes menées dans le seul procès de travail. Ce qui implique une liaison étroite entre syndicalisme et projet politique et culturel au sens large.

En un sens, telle qu'elle se développe aujourd'hui à travers les transformations du rapport salarial, l'offensive capitaliste actuelle affronte moins le mouvement ouvrier qu'elle ne le prend à revers, en plaçant une masse croissante de prolétaires hors des conditions qui en permettent l'organisation (notamment syndicale), du moins dans les formes prises par celle-ci pendant la période fordiste et qui continuent à dominer le mouvement ouvrier. D'où l'isolement grandissant de ces organisations de plus en plus cantonnées au noyau des travailleurs statutaires, ceux qui précisément auraient le moins besoin d'être défendus. D'où aussi l'apparence que prend de plus en plus le mouvement syndical : celui d'une défense des « privilégiés », des « nantis ». D'où des risques réels de le voir verser dans le corporatisme.

Mais ce n'est pas seulement la représentativité et la légitimité de ces organisations qui se trouvent ainsi ébranlées, c'est encore l'efficacité de leurs modes d'action traditionnels qui se trouvent mis en cause. À commencer par la pratique de la négociation collective. Car, qu'elle se déroule au niveau de l'entreprise ou à celui de la branche, cette pratique montre de plus en plus ses limites en ce qu'elle tend à ne plus concerner ni les travailleurs temporaires (en particulier les intérimaires) ni les sous-traitants, le plus souvent exclus de l'application des conventions collectives. Ainsi s'inscrit dans les résultats de la pratique syndicale l'éclatement juridique du collectif de travail sous l'effet du développement du travail précaire : « l'usine juridique » ne coïncide plus avec « l'usine réelle » et encore moins avec « l'usine diffuse ».

Et la fragmentation du prolétariat exerce des effets tout aussi négatifs sur la pratique de la grève, en en réduisant singulièrement l'efficacité. Le recours à la sous-traitance (notamment les sociétés de services) permet souvent à l'entreprise utilisatrice de cette main-d'œuvre d'écarter tout risque de conflit de ce genre ou d'en reporter le risque sur l'entreprise preneuse d'ordre. De même, l'éclatement juridique du collectif de travail qui résulte du développement du travail intérimaire rend plus difficile tout recours éventuel à la grève pour faire valoir des revendications communes. Sans compter que des travailleurs temporaires (intérimaires ou sous CDD) peuvent quelquefois jouer les briseurs de grève. On voit ici comment le développement du chômage et de la précarité, outre le chantage et la menace permanents qu'il [20] permet, affaiblit plus sûrement la capacité conflictuelle des travailleurs que les atteintes répétées portées ces dernières années au droit de grève lui-même dans un certain nombre de pays capitalistes développés (par exemple en Grande-Bretagne).

Sapant le mouvement ouvrier à la base, prenant à revers ses organisations (notamment syndicales), affaiblissant ses pratiques revendicatives et conflictuelles, les transformations actuelles du rapport salarial, avec leurs effets globaux de fragmentation et de « démassification » du prolétariat, sont enfin grosses de menaces quant à l'intégrité de la conscience de classe : elles favorisent le glissement de certaines couches ou catégories du prolétariat vers l'extrême droite. C'est que le développement du chômage et de la précarité fait naître dans le prolétariat un sentiment général d'insécurité que peut facilement exploiter l'idéologie sécuritaire des formations d'extrême droite. De plus, en aggravant la concurrence et les inégalités de statut, chômage et précarité réactivent les attitudes d'exclusion et de ségrégation (racisme, sexisme, paternalisme). Sans compter que l'affaiblissement ou même la quasi disparition dans certaines localités voire dans certaines régions, celles précisément où sévissent le plus gravement, chômage et précarité, des réseaux de socialisation et de solidarité liés au mouvement ouvrier organisé, laissent des populations prolétaires en plein désarroi et permettent ainsi aux organisations d'extrême droite d'occuper le terrain [5]. Enfin, l'affaiblissement pratique du prolétariat sous l'effet de sa fragmentation provoque un affaiblissement du sentiment d'appartenance de classe chez l'ensemble des prolétaires et peut ainsi ouvrir la voie à la recomposition d'une identité collective imaginaire sur d'autres bases (par exemple le sentiment national).



[1] Cet article est la version abrégée d'un chapitre d'un ouvrage à paraître début 1991, aux Éditions Ouvrières, sous le titre Du « Grand Soir » à « l'alternative » : la crise du mouvement ouvrier occidental. Dans sa version intégrale, ce chapitre intègre une analyse des transformations du procès de consommation. Dans les développements suivants, nous nous limiterons à l'analyse des transformations affectant le seul procès de production. Signalons encore que d'autres chapitres de ce même ouvrage examinent des aspects de la crise du fordisme (mais aussi du mouvement ouvrier) qui sont ici passés sous silence, dont notamment, la transnationalisation du capital.

[2] L'expression a été proposée par les opéraïstes italiens à partir d'une analyse de la restructuration des grands centres industriels d'Italie du Nord et du Centre. Cf. les contributions italiennes dans J.-P. de Gaudemar éd., Usines et ouvriers, Paris, 1980, Maspéro.

[3] Par le biais du développement de la filialisation et de la sous-traitance, ce mouvement de « diffusion » est un des principaux facteurs de l'essor des PME depuis le début de la crise.

[4] Sur les problèmes que pose la mise en cohérence de l'ensemble de ces éléments dans la perspective d'une issue capitaliste de la crise, cf. R. Boyer éd., Capitalismes fin de siècle, Paris, 1986, PUF.

[5] Cf. à ce sujet le témoignage de Anne Tristan dans Au Front, Paris, 1987, Gallimard.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 19 août 2015 12:36
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref