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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article d'Alain Bihr, “Écologie et mouvement ouvrier.” In: L’HOMME ET LA SOCIÉTÉ, no 91-92, 1989. Numéro intitulé: “Le rapport à la nature”, pp. 55-71. Paris: L’Harmattan. [Autorisation accordée par l'auteur le 9 août 2015 de diffuser cet article en accès libre dans Les Classiques des sciences sociales.]

Alain BIHR

Écologie et mouvement ouvrier.”

Un article publié dans la revue L’HOMME ET LA SOCIÉTÉ, revue internationale de recherches et de synthèses sociologiques, no 91-92, 1989, pp. 51-71. Numéro intitulé : “Le rapport à la nature.”


Abstract / Résumé
Introduction [55]
Les enjeux de la crise écologique [55]
Capitalisme et crise écologique [58]
De la nécessité d'une « révolution culturelle » au sein du mouvement ouvrier [64]


Abstract

Alain Bihr, Ecology and the labor movement

Centered on the analysis of the relations between the labor movement and the ecology movement, this article first sums up the issues of the ecological crisis : the long term survival of humanity, the functioning of « industrial societies » and the short term implications for democracy. The second part of the article shows how the ecological crisis is rooted in the process of the reproduction of capitalist productive relations, in particular in the subordination of utility value to exchange value, and in its productivist « logic ». This analysis leads to the conclusion that the struggle for a healthy environment must be informed by an anticapitalist perspective and that the labor movement must be aware of it. However, and this is the third part of the article, such a struggle will not be possible until the labor movement overcomes the narrowness of its perspective. The labour movement must entertain more sophisticated models of a post-revolutionary society and must change its culture from one which conceives the technical domination of nature to one which aesthetically appropriates nature.

Résumé

Centré sur l'analyse des rapports entre le mouvement ouvrier et la problématique écologique, cet article rappelle, dans sa première partie, les enjeux de la crise écologique : la survie de l'espèce humaine à long terme, le fonctionnement des « sociétés industrielles » et celui de la démocratie dans l'immédiat. La seconde partie met en évidence l'enracinement de la crise écologique dans le processus de reproduction des rapports capitalistes de production, en particulier d'une part dans sa subordination de la valeur d'usage à la valeur d'échange, d'autre part dans sa « logique » productiviste foncière. Il en conclut à la nécessité d'inscrire la lutte écologique dans une perspective anticapitaliste. Ce qui assigne au mouvement ouvrier la tâche de reprendre cette lutte à son compte. Mais pareille opération ne sera possible (troisième partie de l'article) qu'à la condition notamment qu'il remette en cause son économisme et son scientisme traditionnels ; qu'il révise sa stratégie étatiste ; qu'il complexifie les modèles organisationnels de la société post-révolutionnaire qu'il a véhiculés jusqu'à présent ; enfin qu'il échange sa « culture » de domination technique de la nature contre une « culture » de son appropriation esthétique.

[55]

Introduction

Jusqu'à présent, le mouvement ouvrier occidental a pour l'essentiel ignoré les enjeux de la crise et des luttes écologiques, en se montrant indifférent voire hostile à leur égard. Et les mouvements écologistes ont généralement répondu à cette attitude négative par un ostracisme inverse : si, pour la plupart des organisations du mouvement ouvrier, l'écologie détourne l'attention de ce qu'elles estiment être les enjeux essentiels de la lutte des classes, les mouvements écologistes pensent, en général, pour leur part, que la « culture politique » du mouvement ouvrier appartient à la « société productiviste » qu'il s'agit aujourd'hui précisément de dépasser. On a assisté ainsi, surtout en France, à l'affrontement stérile entre mouvement ouvrier et mouvements écologistes, virant quelquefois à la caricature de l'opposition entre un corporatisme ouvriériste et un corporatisme écologiste, entre un passéisme « baba » et un progressisme réduit à un industrialisme aveugle.

Si l'on veut mettre fin à cette séparation préjudiciable tant au mouvement ouvrier qu'aux mouvements écologistes, il importe de revenir sur la crise écologique que traversent les sociétés industrielles contemporaines, pour en mesurer les enjeux et en déterminer les causes profondes [1].

Les enjeux de la crise écologique

Il est à peine besoin de rappeler les principaux éléments qui concourent à cette crise :

- épuisement des ressources naturelles (matières minérales ou fossiles, mais aussi sol et eau) sous l'effet de leur pillage et gaspillage, engendrant de nouvelles raretés et pénuries ;

- pollution des éléments naturels (air, eau, sol) par les rejets et déchets de la production industrielle non contrôlées ou non recyclés ; en particulier, multiplication des catastrophes écologiques (marées [56] noires, incidents plus ou moins graves dans les industries chimiques ou électronucléaires) aux retombées de plus en plus étendues dans l'espace et le temps ;

- sous l'effet conjugué des différentes pollutions, appauvrissement de la flore et de la faune par extermination de milliers d'espèces ; déstabilisation ou destruction d'écosystèmes, voire de certains milieux naturels, tels que la mer ou la forêt ;

- enfin, le plus grave, rupture de certains équilibres écologiques globaux, constitutifs de la biosphère, par destruction partielle de certains de leurs éléments composants (cf. par exemple la destruction de la couche d'ozone).

Certes, ce n'est pas d'aujourd'hui (entendons du capitalisme) que datent la pollution d'éléments naturels tels que l'eau ou l'air (que l'on pense par exemple aux nuisances provoquées par les tanneries anciennement installées en plein cœur des villes), l'extermination de certaines espèces naturelles (l'élimination par la chasse des grands animaux remonte à la préhistoire), ou même la destruction d'écosystèmes (cf. la quasi-désertification au cours de l'Antiquité de certaines régions de la Sicile, de la Grèce et du Moyen-Orient sous l'effet de la transhumance des troupeaux d'ovins et de caprins ; cf. de même les effets désastreux pour les sols de la culture sur brûlis pratiquée dans certaines régions d'Afrique).

La nouveauté réside dans le fait que le développement industriel de ces dernières décennies et les possibilités accumulées par la technique et la science contemporaines tendent à conférer aux atteintes actuelles au milieu naturel un caractère à la fois :

- global : car, aujourd'hui, plus personne ne peut prétendre être à l'abri de ces atteintes : les conséquences d'une catastrophes nucléaire se font ressentir sur des milliers de kilomètres et pendant des décennies ; les pluies acides dégradent la forêt européenne tout entière ; la destruction de la couche d'ozone menace la biosphère tout entière ;

- et surtout irréversible : les engrais chimiques actuellement utilisés en agriculture s'accumulent dans le sol et la nappe phréatique pour des décennies ; les déchets nucléaires s'entassent au fond des mers pour des millénaires. À tel point que certains estiment qu'il est déjà trop tard : que des phénomènes tels que la destruction de la forêt amazonienne, l'accumulation des déchets radioactifs, la déchirure de la couche d'ozone, etc., ont déjà scellé le sort de l'humanité.

Sans partager nécessairement un pareil catastrophisme, il faut cependant convenir que les enjeux de la crise écologique sont à la fois urgents : on ne peut plus remettre la solution de certains problèmes écologiques à demain ; et, au sens propre du terme, vitaux : il y va peut-être de la survie de l'espèce humaine tout entière, voire de la destruction pure et simple de toute vie sur la planète ; mais il y va sûrement de l'ensemble des conditions physiques d'existence sur notre planète dans les prochains siècles.

[57]

Ainsi, la crise écologique nous révèle-t-elle que les sociétés industrielles contemporaines sont désormais responsables de l'avenir même de la vie sur Terre. En ce sens déjà, cette crise concerne au premier chef le mouvement ouvrier, si tant est qu'il veuille continuer à assumer la portée universelle de la lutte émancipatrice du prolétariat.

Du même coup, la crise écologique conduit à remettre en cause le fonctionnement des sociétés contemporaines dans leur totalité : leurs manières de gérer ce patrimoine commun de l'humanité qu'est la nature, leurs modes de production et leurs modes de consommation, les produits qui résultent de leur activité économique comme leurs moyens de production eux-mêmes, leurs systèmes des besoins comme leur mode de vie, leurs sciences comme leurs techniques, etc., puisque tous ces facteurs interviennent plus ou moins directement dans la genèse de la crise écologique.

Relever le défi que constitue aujourd'hui la crise écologique suppose donc non pas une action spécifique, sectorielle, limitée (du type de celles que pratiquent « les ministères de l'environnement et du cadre de vie » créés dans les différents Etats occidentaux au cours de ces dernières années), mais une politique au sens fort du terme : une pensée et une action visant à réorienter et réorganiser les sociétés contemporaines tout entières. En ce sens, les mouvements écologistes n'ont pas tort de proclamer qu'ils sont porteurs d'une exigence radicale de renouvellement de la politique. Et, à ce titre aussi, la crise écologique concerne tout particulièrement la lutte de classe du prolétariat, également animée d'un projet de refondation globale de la société.

Enfin, la crise écologique actuelle met en évidence le caractère fondamentalement antidémocratique des sociétés contemporaines, y compris de celles dans lesquelles existent des Etats démocratiques. Cette carence de la démocratie est manifeste dès lors que s'accumulent, dans ces sociétés, les conditions de leur autodestruction, sans qu'il soit généralement possible aux membres de ces sociétés de s'opposer à cette menace, voire quelquefois tout simplement d'en avoir conscience. Si la démocratie se définit par le pouvoir collectivement partagé d'instituer la société dans ses finalités et ses règles de fonctionnement, alors la crise écologique nous révèle que, du moins sous le rapport de leur relation à la nature et de leur gestion du patrimoine naturel, toutes les sociétés contemporaines en sont réduites au degré zéro de la démocratie.

Ainsi, la décision de développer certaines technologies (par exemple le nucléaire) plutôt que certaines autres a été souvent prise par des technocrates (qui méritent ici bien leur nom) à l'insu des populations, en tout cas sans les consulter ni les informer, en plaçant du même coup ces populations dans une dépendance accrue à l'égard des pouvoirs politiques et des autorités scientifiques (qui bien souvent se confondent). L'on s'en est particulièrement rendu compte lors des catastrophes écologiques de ces dernières années (marées noires, Sévéso, Bhopal, Tchernobyl, Bâle) où les populations ont été réduites à [58] la plus extrême impuissance, dépendant des autorités non seulement pour l'organisation des secours (généralement très défectueux) mais aussi pour leur simple information (en général largement manipulée sous prétexte de ne pas provoquer de panique collective).

À quoi s'ajoute le caractère spécialisé, complexe, centralisateur de certaines des technologies développées (que l'on pense notamment aux industries chimique et nucléaire) qui exigent, ne serait-ce que pour de simples raisons de sécurité, un contrôle étatique (administratif et policier) accru.

C'est dire, inversement, que la crise écologique a aussi pour enjeu un renouvellement de la démocratie. Elle montre clairement que, sauf à se vider de son contenu, la démocratie ne saurait se limiter à l'exercice des libertés publiques et au choix des gouvernants ; elle exige bien plus radicalement la maîtrise collective de l'ensemble des conditions sociales d'existence, dans le travail aussi bien qu'hors du travail. Ce n'est pas un hasard si les mouvements écologistes ont été étroitement associés à la renaissance au cours de ces deux dernières décennies de l'idée d’autogestion. Et, si sous cet angle aussi, le mouvement ouvrier qui, dans certaines de ses composantes au moins, n'a cessé de défendre le projet d'une démocratie à la fois directe et étendue à l'ensemble des aspects de la vie en société, est mis en demeure de relever le défi de la crise écologique.

Capitalisme et crise écologique

La crise écologique nous place donc face à une exigence incontournable : celle de « mettre de l'écologie dans la politique », c'est-à-dire d'introduire une dimension écologique dans la pensée et l'action politiques. Cette exigence requiert cependant une appréciation claire et distincte des origines de cette crise, pour éviter de se tromper de cible.

En effet, pour des raisons qu'il ne nous est pas possible d'analyser en détail dans cet article, les mouvements écologistes n'ont pas su mettre en évidence combien le mode de production capitaliste est responsable de la crise écologique, combien cette dernière est la conséquence directe de la subordination de la nature (comme de la société d'ailleurs) aux impératifs de la reproduction du capital.

Toute économie marchande repose par définition sur la prévalence de l'échange sur l'usage et, par conséquent, sur la prévalence de la valeur d'échange sur la valeur d'usage. L'économie capitaliste étant le parachèvement de l'économie marchande, elle ne peut qu'aggraver cette double prévalence par la réduction systématique de la valeur d'usage à la simple fonction de support de la valeur d'échange. Et, en tant qu'elle constitue avec le travail l'une des deux sources de la valeur d'usage, la nature n'a pu que subir les effets néfastes de cette réduction. [59] Comment celle-ci s'opère-t-elle et en quoi affecte-t-elle la nature ?

En premier lieu, cette réduction signifie que le capitalisme ne s'intéresse à une valeur d'usage que pour autant qu'elle est susceptible de remplir une fonction de support d'un rapport d'échange ; donc dans la seule mesure où s'y trouve matérialisée de la valeur, où elle est par conséquent le produit d'un travail humain. Aussi, tout ce que la nature met généreusement, gratuitement, sans nécessité d'une appropriation préalable par le travail, à la disposition de l'homme est indifférent au capitalisme, car sans valeur pour lui (dans tous les sens du terme). Et il n'en tient aucun compte (dans tous les sens du terme également) : il ne lui accorde aucune attention ni aucun égard, il ne l'intègre pas dans ses calculs et ses prévisions, puisque cela ne lui coûte rien. Tant du moins qu'il ne l'a pas dégradé au point de devoir le reproduire. Ainsi en va-t-il avec la lumière solaire (pourtant principale source d'énergie), l'air ou même l'eau des fleuves et des rivières.

En second lieu, cette réduction signifie que, pour autant qu'elle entre dans l'échange et devient support d'une valeur d'échange, toute valeur d'usage doit se plier à leur « logique ». Ce qui implique notamment que la nature soit fragmentée, puisque seuls des fragments de nature peuvent s'échanger (s'acheter et se vendre), et simultanément homogénéisée, puisque l'entrée dans l'échange suppose la transformation de la particularité qualitative en uniformité quantitative. Que l'on pense par exemple aux effets de l'appropriation marchande de certains sites et paysages naturels, tels que les littoraux ou les montagnes. La vénalité généralisée de la nature, sa soumission à l'abstraction marchande (faite de division et de réduction à l'identique) exerce nécessairement un effet ravageur sur elle, s'il est vrai (comme le souligne précisément l'approche écologique) qu'au niveau mésocosmique où se situe l'expérience humaine, la nature se présente comme un ensemble de particularités juxtaposées mais aussi imbriquées dans l'espace et dans le temps.

Mais, ce qui définit proprement la production capitaliste, ce n'est pas son caractère de production marchande : en elle, le rapport marchand et ses médiations (la marchandise et la monnaie) sont subordonnés et intégrés à un rapport social plus fondamental, le capital précisément. De ce fait, la production capitaliste ne se définit pas d'abord comme production de valeur, ni même comme production de plus-value, mais essentiellement comme production (et reproduction) de capital. Car la plus-value qu'elle extrait est avant tout destinée à alimenter l'accumulation du capital social : à le reproduire à une échelle sans cesse plus large en se convertissant en capital additionnel, donc en facteurs additionnels de production.

Ainsi, la production capitaliste est-elle avant tout une production en vue de la production. Alors que dans tous les modes de production antérieurs, l'acte social de travail n'avait pas d'autre finalité que la consommation, c'est-à-dire la satisfaction des besoins sociaux (y compris bien évidemment ceux liés à la nécessaire reproduction des [60] moyens de production), le capitalisme pervertit fondamentalement le sens de cet acte en faisant de la production sociale sa propre fin : en n'assignant à l'acte social de travail tout entier d'autre finalité que l'accumulation élargie des moyens sociaux de production. Cette perversion du procès social de travail définit précisément ce qu'il est convenu d'appeler le productivisme, dont la critique aura constitué l'un des points forts des mouvements écologistes.

Mais précisément, celui-ci ne se réduit pas, comme l'ont trop souvent proclamé ces mêmes mouvements, à une idéologie faisant de la croissance indéfinie des forces productives de la société, apparemment irrationnelle et injustifiée, sans considération pour les coûts écologiques et sociaux, la finalité de l'activité sociale tout entière et la condition du progrès social. Ici comme ailleurs, l'idéologie a une base matérielle : le productivisme est consubstantiel à l'économie capitaliste. Car c'est dans les rapports capitalistes de production eux-mêmes qu'il faut chercher la raison fondamentale du productivisme.

En effet, la caractéristique essentielle de ces rapports, leur profonde originalité, tiennent à la séparation qu'ils instituent entre travail mort et travail vivant, entre les producteurs et les moyens sociaux de production. Ce qui a pour conséquence, d'une part, de priver les producteurs de toute capacité de contrôle sur la finalité de l'acte de production et de toute possibilité de le soumettre à sa finalité « naturelle », la satisfaction des besoins sociaux ; d'autre part, de faire de la croissance quantitative et du développement qualitatif des moyens de production la condition immédiate de la puissance et de la pérennité de la domination de la classe capitaliste.

À quoi s'ajoutent les nécessités inhérentes à la valorisation du capital. Car, tant la résistance prolétarienne au processus d'exploitation que la concurrence entre les multiples capitaux singuliers poussent l'ensemble du capital social dans la voie d'une croissance indéfinie des forces productives de la société. Sur le plan économique, la réplique capitaliste à la lutte du prolétariat contre son exploitation aura toujours été d'augmenter l'intensité et plus encore la productivité du travail en développant les moyens de production (quantitativement et qualitativement), donc en définitive l'échelle de la production sociale, dans le but d'accroître la plus-value relative en diminuant le temps de travail nécessaire à la reproduction de la force de travail. Et, c'est dans la même voie que pousse la concurrence entre les capitaux singuliers, la seule possibilité pour un capital donné de réaliser un taux de profit supérieur au taux moyen étant en définitive d'accroître là encore la productivité du travail, et par contrecoup de développer indéfiniment les forces productives sociales.

Ainsi, ce sont bien les rapports capitalistes de production qui imposent aux « sociétés industrielles » contemporaines de se soumettre à la « logique » absurde du productivisme. Ce sont donc bien eux qui transforment l'acte social de production de médiateur qu'il est normalement en fin en soi. Or, tout procès de production médiatise en [61] principe une matière (donc un fragment de nature) à transformer, des forces de travail et des moyens de travail, enfin un système de besoins qu'il s'agit de satisfaire. Dès lors, en érigeant cet acte médiateur en sa propre fin, le productivisme capitaliste soumet chacun des trois éléments précédents à sa « logique » mortifère : le productivisme tend ainsi à détruire les conditions mêmes de toute production, en se révélant ainsi en définitive foncièrement contre-productif.

C'est d'une part, l'exploitation effrénée de la force de travail, qui met en péril la vie, la santé ou l'équilibre psychique des travailleurs. Nous n'en sommes plus, dans les formations capitalistes développées, au stade où le rapport salarial ne garantissait même pas la possibilité pour la force sociale de travail de se reproduire. Cependant, même dans ces formations, les conditions d'hygiène et de sécurité, pour ne rien dire des biorythmes, sont loin d'être toujours respectées, avec les conséquences désastreuses que l'on devine. La chose est trop connue pour qu'on insiste davantage. Mais, au-delà de la seule force de travail, c'est tout le complexe des forces productives (et notamment les moyens de travail) qui se trouve marqué du sceau du productivisme ; c'est le gigantisme productiviste, et non pas de pseudo-contraintes techniques qui ne servent ici que d'alibi, qui impose par exemple de construire des centrales nucléaires plutôt que des centrales solaires ou des éoliennes.

C'est, d'autre part, la perversion du système des besoins sociaux par sa subordination aux exigences de la reproduction élargie du capital. Celle-ci impose aussi bien des productions inutiles (des gadgets) en suscitant, notamment par la publicité, les besoins correspondants, que des productions nuisibles (que l'on pense, par exemple, à la place centrale qu'occupe le complexe militaro-industriel dans toutes les économies capitalistes développées), alors que certains besoins sociaux fondamentaux restent médiocrement satisfaits même au sein du capitalisme (ainsi le logement), pour ne pas évoquer la situation du Tiers Monde. Mais le productivisme est aussi responsable de la priorité accordée aux besoins individuels sur les besoins collectifs, les premiers étant réputés plus solvables et correspondant mieux aux méthodes capitalistes de production, avec les effets écologiques et sociaux désastreux qui s'ensuivent dans le domaine du transport automobile par exemple.

C'est enfin la destruction de la nature soumise à un processus extensif et intensif de pillage et de gaspillage. Convertis en simples facteurs de production et ainsi en composants du capital, les éléments naturels sont eux aussi astreints aux exigences de l'accumulation indéfinie de ce dernier, sans égard ni à leur finitude (en ce qui concerne par exemple les matières premières), ni à leur rythme de renouvellement (en ce qui concerne par exemple l'eau ou le sol), ni à leur intégration dans des équilibres écologiques et sociaux fragiles (cf. par exemple les effets écologiques et sociaux non moins désastreux de l'introduction de certaines cultures occidentales dans les agricultures du Tiers Monde).  Et c'est ainsi que l'abondance engendrée par [62] l'économie capitaliste se paie, contradictoirement, du prix de la raréfaction de biens naturels autrefois abondants : l'eau, l'air, la lumière, les matières premières, l'énergie, etc.

D'autant plus que ce pillage des ressources naturelles est encore aggravé par le gaspillage systématique de matières premières, d'énergie et de travail social qu'implique l'obsolescence aujourd'hui programmée de la plupart des produits de l'industrie capitaliste. Car, le capitalisme n'incite pas seulement à remplacer prématurément les équipements servant de moyens de production ou de moyens de consommation ; il pousse sa « logique » destructrice jusqu'à produire ces équipements de manière à ce qu'ils s'usent prématurément {cf. le cas bien connu des automobiles). Obsolescence qui ne fait qu'exprimer la nécessité pour le capital de soumettre la vie physique des valeurs d'usage qui servent de support à son mouvement de « valeur en procès » au rythme de ce dernier, et par conséquent de les détruire périodiquement pour lui permettre de se reproduire indéfiniment. On atteint ici l'ultime degré de la folle réduction de la valeur d'usage à cette « logique » d'accumulation de la valeur que déploie l'économie capitaliste.

À ces deux premiers facteurs majeurs de crise écologique, les rapports de production capitalistes en ajoutent deux autres.

En premier lieu, ces rapports de production sont fondés sur l'expropriation des travailleurs directs à l'égard des moyens sociaux de production. Mais cette expropriation ne doit pas seulement s'entendre au sens juridique du terme. Elle signifie plus fondamentalement une dépossession des travailleurs à l'égard de la maîtrise pratique et théorique des moyens de travail. Car l'appropriation capitaliste du travail passe par l'objectivation de leur savoir et leur savoir-faire en des dispositifs matériels dont le fonctionnement leur échappe et matérialise la division hiérarchique entre travail intellectuel et travail manuel. Ainsi, les rapports capitalistes de production ne déterminent pas seulement l'orientation productiviste des forces productives mais jusqu'à leur structure technique qui incorpore la subordination du travail vivant au travail mort caractéristique du capitalisme.

Conséquence : la complexité croissante des moyens de production va de pair avec une absence de maîtrise croissante de ceux, travailleurs ou usagers, qui ont à s'en servir. D'où tout à la fois des risques croissants d'accident technologique ; l'incapacité des populations à prendre part aux décisions sur les choix technologiques, leur incapacité à en comprendre les enjeux écologiques, économiques, sociaux et politiques ; mais aussi le développement des réactions irrationnelles oscillant à l'égard des techniques contemporaines, entre leur admiration béate et leur crainte.

En second lieu, le gigantesque processus de concentration de la vie économique et sociale dans et autour des grands centres urbains, qui constitue lui aussi un des facteurs importants de la crise écologique contemporaine (notamment par les pollutions qu'il engendre), est lui aussi commandé par les rapports capitalistes de production. L'exode [63] rural massif et l'urbanisation accélérée qui ont accompagné la « révolution industrielle » n'ont fait qu'inscrire sur un plan spatial la séparation entre force de travail et moyen de production (essentiellement la terre) et leur réunification sous le commandement du capital. De plus, l'accumulation du capital va nécessairement de pair avec sa concentration et sa centralisation, ce qui entraîne inévitablement la concentration des éléments physiques et sociaux dans lesquels le capital se matérialise : hommes, moyens de production, marchandises et marchés, centres de gestion financière et de décision politique, etc. Sans compter les bénéfices secondaires que le capital peut ici encore retirer des « économies d'échelle » ou des effets de synergie que rend possibles la proximité spatiale. Ni bien sûr des juteuses spéculations immobilières que permet la raréfaction des terrains dans les centres urbains. [2]

C'est donc bien le mode de production capitaliste dans son ensemble qui, en soumettant la nature aux impératifs abstraits de la reproduction du capital, engendre la crise écologique. Dans le cadre du capitalisme, le développement des forces productives devient développement des forces destructives de la nature et des hommes ; de source d'enrichissement, il devient source d'appauvrissement dès lors que la seule richesse a être reconnue n'est pas la valeur d'usage mais cette abstraction qu'est la valeur ; et, dans ce même cadre, la puissance conquise par la société sur la nature se retourne en impuissance grandissante de cette même société face au développement autonomisé de la technique (et des pouvoirs qui la contrôlent ou prétendent la contrôler : monopoles industriels et financiers et appareils d'Etat). En un mot, la crise écologique n'est que l'un des aspects de ce « monde à l'envers » qu'institue l'aliénation marchande et capitaliste de l'acte social de travail.

De même peut-on la comprendre comme la manifestation du caractère désormais mondial de la contradiction entre, d'une part, le niveau de développement de forces productives et les modes de socialisation qu'il requiert (contrôle démocratique, autogestion et auto-organisation, appropriation sociale des sciences et des techniques, etc.) ; et d'autre part le maintien des rapports de production capitaliste (et des rapports juridico-politiques qu'ils impliquent : propriété privée des moyens de production, fragmentation nationale de l'espace mondial, etc.).

En définitive, ce que la crise écologique nous révèle, c'est que le capitalisme ne se limite pas à dégrader les conditions de vie, il menace  [64] plus fondamentalement la possibilité même de la vie sur Terre. Et, eu égard à cette menace, il se pourrait que l'enjeu de la lutte contre le capitalisme soit plus radical encore que Rosa Luxemburg ne l'avait dit, et se situe non plus seulement entre « socialisme et barbarie » mais entre le communisme et la mort [3].

De la nécessité d'une « révolution culturelle »
au sein du mouvement ouvrier


De l'analyse précédente, il résulte que toute lutte écologiste conséquente doit se situer dans une perspective résolument anticapitaliste : se proposer comme but ultime l'abolition pure et simple des rapports capitalistes de production et de classes. Ce qui n'a pas été, jusqu'à présent du moins, reconnaissons-le, l'orientation dominante aux sein des mouvements écologistes.

Il semblerait donc qu'il revienne au seul mouvement ouvrier de conduire une politique écologiste conséquente, en l'inscrivant dans le cadre général de son combat anticapitaliste. Or, de ce côté-ci aussi, on est loin du compte : dans l'ensemble, le mouvement ouvrier occidental de ces dernières décennies s'est montré solidaire de la « logique » productiviste à laquelle le développement capitaliste des forces productives soumettait nature et société. Les raisons d'une pareille perversion sont profondes [4].

En premier lieu, cette subordination pratique et idéologique du mouvement ouvrier à la « logique » capitaliste d'exploitation intensive de la nature s'explique par le processus même de constitution du prolétariat. Contrairement aux classes productives antérieures, le prolétariat se forme et se définit par sa séparation des moyens sociaux de production, à commencer par le plus fondamental d'entre eux, la [65] terre et, à travers elle, la nature. Là encore, cette séparation ne se réduit pas à sa composante juridique. Elle signifie tout aussi bien la perte par le prolétariat de la maîtrise des techniques agricoles et de la compréhension spontanée des processus naturels, et plus fondamentalement encore la perte de cette familiarité avec la nature qui en inspire le respect, et de ce sens cosmique (pour ne pas dire ontologique) qui constitue le fonds de la culture de toutes les populations agraires.

Certes, ce processus n'a été ni général ni brutal : il a subsisté longtemps un prolétariat agricole et plus largement un prolétariat rural qui avaient maintenu un rapport à la terre à travers la petite propriété foncière. Mais leur importance numérique et politique n'a pas cessé de se réduire au sein du mouvement ouvrier par rapport à celui du prolétariat industriel et urbain.

Au rebours, toute l'existence du prolétariat et partant toute sa conscience du monde, notamment des rapports entre société et nature, ont été d'emblée et de plus en plus marquées par son expérience du travail industriel : c'est l'usine qui fait le prolétaire, et l'usine est le lieu même de la domination technico-scientifique de la nature. Plus largement encore, l'expérience sociale du prolétariat a été celle des relations marchandes et contractuelles, de la vie urbaine et des relations politiques, c'est-à-dire dominée par « l'abstraction généralisée » à laquelle le capitalisme soumet le monde social, en le situant ainsi dans un univers artificiel totalement coupé de la nature.

Ainsi s'explique que la nature n'ait occupé qu'une place seconde, reléguée au rang d'accessoire et d'exutoire dans l'univers des loisirs au sein de la conscience prolétarienne. Et que celle-ci pour l'essentiel, ait adhéré à l'idéologie dominante, voyant elle aussi dans la domination industrielle effrénée de la nature et le développement indéfini et aveugle des forces productives les conditions de son progrès matériel et moral, dès lors assimilé à la quantité de produits disponible, fût-ce au prix d'une dégradation de la « qualité de la vie » : d'un appauvrissement des rapports sociaux (y compris du rapport homme/nature).

Ce productivisme prolétarien spontané n'a pu que se renforcer durant la période fordiste. Les termes mêmes du compromis fordiste rendaient le prolétariat occidental profondément solidaire de l'entreprise de pillage et de gaspillage systématiques des ressources naturelles qui a particulièrement caractérisé le développement du capitalisme industriel durant cette période (comme d'ailleurs l'exploitation impérialiste du Tiers Monde, les deux se recoupant souvent). En effet, d'une part, ce compromis prévoyait de renoncer à toute contestation de la direction capitaliste de la production, donc de laisser la classe dominante orienter et gérer comme elle l'entendait (c'est-à-dire conformément à ses besoins les plus étroits) la croissance des forces productives de la société, en contrepartie de l'assurance de bénéficier des « fruits » de cette croissance. Mais d'autre part, un pareil « partage » impliquait de pousser à bout la « logique » productiviste, puisque seuls d'incessants gains de productivité et, par conséquent, une [66] accumulation du capital à une échelle sans cesse plus gigantesque pouvaient financer à la fois la croissance des salaires et celle des profits. Modèle de « rationalité » sur le plan économique, le fordisme était ainsi pure folie sur le plan écologique, ce dont nous n'avons pas fini, malheureusement, de payer le prix. Et la cécité du prolétariat et des organisations représentatives sur ce processus ne l'a cédé en rien, pendant toute la période, à celle de la classe dominante.

D'autant que le productivisme spontané de la conscience prolétarienne n'a cessé d'être conforté par les différentes variantes de la vulgate marxiste qui, depuis un siècle, a tenu lieu de théorie à la plupart des organisations du mouvement ouvrier.

Procédant d'un économisme foncier, cette vulgate a réduit le devenir du capitalisme à la dialectique des forces productives et des rapports de production ; faisant des seconds les obstacles essentiels au développement des premières, cette vulgate partageait avec l'idéologie bourgeoise l'idée que la croissance économique ne pouvait se heurter qu'à des obstacles sociaux et non pas naturels. Du même coup, elle assignait comme principal objectif au socialisme, et par conséquent à la lutte du prolétariat, de lever cet obstacle et d'ouvrir ainsi, via l'exercice du pouvoir d'Etat, la voie à un développement sans entrave des forces productives, censé assurer le bonheur dans l'abondance. [5]

Ce qui explique que, dans le mouvement ouvrier, le socialisme ait pu se confondre tantôt avec les régimes issus des grandes révolutions populaires de la périphérie du capitalisme occidental et tentant une accumulation primitive autocentrée du capital ; tantôt avec la gestion social-démocrate de la croissance des forces productives dans le cadre du capitalisme occidental lui-même. Sur ce point comme sur beaucoup d'autres, l'idéologie socialiste n'aura été que la « version de gauche » de l'idéologie capitaliste, dont elle aura partagé les valeurs fondamentales et les limites essentielles : elle aura transformé le mouvement ouvrier en l'un des principaux vecteurs de l'universalisation du modèle de développement industriel consubstantiel au capitalisme.

Et aux tares de l'économisme, la vulgate socialiste a ajouté celles du [67] scientisme. S'inspirant d'un socialisme prétendument scientifique, elle plaçait une confiance absolue dans la science, en la jugeant capable de résoudre tous les problèmes de l'humanité, présents et futurs. Pareil fétichisme de la science ne pouvait que rendre le mouvement ouvrier aveugle à l'égard des dangers que le développement incontrôlé des sciences et des techniques, impulsé par la production capitaliste, fait peser sur l'avenir de l'humanité, et sourd aux mises en garde lancées par les mouvements écologistes.

Par conséquent, si l'on veut introduire une dimension écologique dans la lutte anticapitaliste et si, inversement, on veut engager les luttes écologiques dans une perspective anti-capitaliste, il est nécessaire de procéder à une véritable « révolution culturelle » au sein du mouvement ouvrier.

En premier lieu, il n'est plus permis à ce dernier d'abandonner à la seule classe dominante le pouvoir d'orienter et de gérer le développement des forces productives de la société, en se contentant d'en recueillir les fruits (aujourd'hui de plus en plus amers au demeurant). L'enjeu de la lutte de classe ne peut plus se réduire, comme pendant la période fordiste, au seul partage du produit social global ; ni même seulement au contrôle des nouveaux moyens de production (robotiques, bureautiques) dans leurs incidences sur l'organisation du procès du travail. Le mouvement ouvrier doit aujourd'hui se mettre en situation de peser sur les orientations du procès social de production, autrement dit sur les fins qui sont assignées à l'acte social de travail dans sa globalité, sur l'usage qui est fait des forces productives de la société dans leur ensemble, et même sur la structure de celles-ci.

Son objectif doit être ici de libérer les forces productives non pas des barrières que dressent les rapports capitalistes de production sur la voie de leur croissance quantitative indéfinie et aveugle, comme le proposaient et le mouvement ouvrier antérieur et l'idéologie socialiste qui l'a dominé jusqu'à présent ; mais, tout au contraire, de les arracher à la « logique » productiviste et plus largement à la « dictature de l'économie » (du profit, de la rentabilité financière mais aussi de la satisfaction des besoins) que leur imposent précisément ces mêmes rapports de production. Ce qui suppose que le mouvement ouvrier soit capable d'élaborer, de faire valoir et d'imposer par ses luttes une « logique » alternative de développement des forces productives, qualitativement différente de la « logique » productiviste du capitalisme. Soit, par exemple, d'autres critères de choix en matière de production agricole et industrielle et donc de création d'emploi, d'autres priorités dans la satisfaction des besoins sociaux, d'autres modes de produire et de consommer, d'autres techniques et produits que ceux qui ont communément cours au sein du capitalisme, globalement plus respectueux des équilibres écologiques en même temps que des aspirations de sa base que ne le sont ces derniers. Ce n'est qu'à cette condition que le mouvement ouvrier peut espérer non seulement faire avancer la société sur la voie d'une solution à la crise [68] écologique, mais encore lui permettre de reconquérir la maîtrise du développement de ses propres forces productives, aujourd'hui aliéné par le capital ; autrement dit, renouer avec une de ses finalités premières et fondamentales.

Engager la lutte de classe du prolétariat dans ce sens implique, en second lieu, de reconsidérer l'ordre des priorités stratégiques du mouvement ouvrier. Car, peser ainsi sur l'orientation des forces productives de la société ne dépend pas d'abord ni essentiellement de la conquête et de l'exercice du pouvoir d'Etat, qui constituait l'ambition première du mouvement ouvrier de tradition social-démocrate. Dans cette perspective, sans attendre une hypothétique conquête du pouvoir d'État, la priorité doit être donnée, au contraire, aux luttes pour imposer aux capitalistes et à l'Etat tout à la fois :

- des contre-pouvoirs en matière de contrôle du développement industriel mais aussi scientifique et technique : par exemple la mise en place d'un réseau d'offices locaux, nationaux et même internationaux indépendants d'évaluation des risques écologiques, la nécessité d'associer les travailleurs et les populations environnantes à toute décision de développement industriel, le droit des contre-expertise et de référendum en la matière, etc.

- des projets et plans alternatifs de production : par exemple, l'abandon ou la reconversion des industries polluantes (certaines industries chimiques), dangereuses (les centrales nucléaires) ou simplement socialement inutiles (les industries d'armement) vers des activités socialement utiles et écologiquement non nuisibles ;

- plus largement, en renouant avec l'une de ses sources historiques (le mouvement coopératif et mutualiste), le mouvement ouvrier doit favoriser le développement d'une économie alternative, d'un réseau d'unités de production fonctionnant en marge de l'économie marchande et capitaliste selon des critères à la fois écologiques, autogestionnaires et d'utilité sociale.

En soulevant le problème des finalités de la production sociale dans son ensemble, cette triple démarche rejoindrait certains des problèmes les plus immédiats et les plus classiques du mouvement ouvrier (par exemple ceux nés du chômage qu'engendre la liquidation de secteurs entiers de l'industrie par les restructurations du capital), tout en lui permettant de dépasser son ancienne « culture » fordiste dans laquelle pareille question n'avait pas de place. De plus, les démarches précédentes permettraient au mouvement ouvrier d'œuvrer à un élargissement et à un approfondissement de la démocratie, en associant non seulement les travailleurs mais des couches sans cesse plus larges de la population à la détermination des orientations générales de la production sociale, et notamment au choix des technologies. Enfin, pareilles démarches permettraient au mouvement ouvrier de se confronter dès aujourd'hui à l'incontournable problème des choix technologiques à effectuer dans la perspective d'un dépassement révolutionnaire du capitalisme.

[69]

En troisième lieu, la prise en compte par le mouvement ouvrier de la problématique écologique implique de remettre en cause les différents modèles de société post-révolutionnaire qu'il a élaborés et véhiculés jusqu'à présent.

D'une part, l'expérience historique nous a déjà appris qu'il n'y a de planification efficace possible de l'ensemble de la production sociale que sur la base d'une « démocratie des producteurs », possédant et gérant directement les moyens sociaux de production au sein d'unités de production fédérées. Et cela est encore plus vrai dès lors que la gestion du développement des forces productives de la société doit comprendre une dimension écologique ; car, qui mieux que les premiers intéressés, à savoir les travailleurs eux-mêmes, peuvent apprécier l'impact d'un projet industriel sur l'environnement ? De même, seule l'autogestion des unités productives peut permettre l'invention et l'exploitation de technologies restant sous le contrôle et la maîtrise directs des travailleurs.

L'écologie ne peut ainsi qu'alimenter la critique de toute gestion centralisée et bureaucratique de la société post-révolutionnaire. Et elle renforce en ce sens les courants anarchistes et conseillistes du mouvement ouvrier dans leur lutte séculaire contre le courant étatiste imposé par le modèle social-démocrate.

Mais, d'autre part, elle n'oblige pas moins à complexifier le schéma organisationnel de la société future défendue jusqu'à présent par ces mêmes courants. C'est que, dans la perspective dans laquelle on se situe, la socialisation des moyens de production ne saurait se réduire à donner aux seuls travailleurs le pouvoir de décider de la nature et de l'usage de ces moyens ; ce pouvoir doit être partagé avec les populations situées dans l'environnement immédiat des unités de production et, au-delà même, avec l'ensemble des « consommateurs » ou « usagers » des produits de ces unités de production, qui sont bien souvent dans leur majorité d'autres travailleurs. C'est à trouver les formes de cette collaboration tripartite que le mouvement ouvrier doit d'ores et déjà s'employer, s'il veut être en mesure un jour d'assurer l'éco-autogestion d'une société communiste.

Car une société communiste ne saurait gérer les problèmes écologiques résultant de l'indispensable action transformatrice de la nature comme le fait la société capitaliste. Du fait du caractère aveugle et incontrôlé qu'y prend l'acte social de travail dans son ensemble, celle-ci se révèle en effet profondément incapable d'anticiper sur l'émergence de pareils problèmes et n'a d'autre choix en définitive que de s'installer dans une crise écologique chronique de plus en plus grave, au mieux de tenter de réparer ce qu'elle a préalablement détruit. Au contraire, dans la mesure même où elle veut se rendre maître de sa propre activité vitale, une société communiste devra prendre en compte en pleine conscience les relations entre l'homme et la nature, et intégrer cette conscience dans l'élaboration de tous ces projets.

En dernier lieu, le mariage entre le mouvement ouvrier et l'écologie [70] ne pourra se célébrer qu'à la condition que, sur ce point comme sur tant d'autres, le premier mette fin à son concubinage avec l'idéologie dominante, en commençant par rompre avec la conception réductrice des rapports entre société et nature héritée de l'univers capitaliste. Sans vouloir revenir à une quelconque sacralisation de la nature, caractéristique de la soumission dans laquelle se sont trouvées les sociétés précapitalistes à l'égard de leurs conditions naturelles de reproduction, il s'agit cependant de prendre conscience de ce que comporte de réducteur et en définitive de dangereux le projet et la pratique de domination technico-scientifique de la nature développés par le capitalisme et d'inventer un nouveau type ou plutôt style de rapport à la nature.

Dans la perspective d'une société communiste, le projet de l'humanité ne doit pas tant résider dans la domination de la nature que dans son appropriation, aussi bien en l'homme qu'hors de l'homme : dans sa transformation en source de sens et de jouissance pour l'homme. Sans doute, l'appropriation de la nature ne peut-elle se développer que sur la base de sa domination ; mais la première ne saurait se réduire à la seconde qui n'en fournit tout au plus que les moyens, comme tente de l'accréditer l'industrialisme capitaliste : de l'une à l'autre, il y a toute la distance qui sépare l'art de la technique. Car en tant que source de plaisir et de joie, l'art a eu précisément pour sens l'appropriation de la nature (à la fois interne et externe) ; il a toujours englobé et donné sens aux divers travaux parcellaires ainsi qu'à l'usage trivial du corps et de ses facultés. En ce sens, son histoire entière préfigure ce que pourrait être le rapport qui s'établirait entre une société communiste et la nature.

Ainsi, loin de partager la représentation de la nature comme réservoir (de matières premières et d'énergie) et dépotoir (de déchets industriels) qui justifie sa soumission au productivisme industriel développé par le capitalisme, l'utopie communiste animant le mouvement ouvrier doit donner forme au projet de transformer la nature en une immense œuvre d'art sans cesse renouvelée, qui ne resterait pas extérieure à l'activité quotidienne, comme l'art l'a trop souvent été, mais qui en constituerait le cadre familier en même temps que l'objet permanent [6].

[71]

Et, plus fondamentalement encore, l'utopie communiste se doit de rompre avec la conception anthropocentrique de l'existence humaine, en fondant son sens non pas sur la séparation de l'homme d'avec la nature mais sur l'appartenance de l'homme à la nature, dont il est le gardien et le témoin. Ce n'est qu'à cette condition que le communisme pourra signifier la réconciliation de l'homme avec la nature, la naturalisation de l'homme en même temps que l'humanisation de la nature, pour reprendre les formules de Marx.



[1] Cet article est la version abrégée d'un chapitre d'un ouvrage en préparation sur la crise du mouvement ouvrier. Dans sa version intégrale, ce texte comprend en outre une analyse critique des théories et pratiques développées par les différents mouvements écologistes, que nous avons dû écarter de cette publication faute de place.

[2] De très nombreux travaux ont mis en évidence le lien étroit entre le développement du mode de production capitaliste et le processus d'urbanisation dans les sociétés contemporaines. En particulier :

Henri Lefebvre, la Révolution urbaine, Paris, 1970, Gallimard, « Idées » ; La Production de l'espace, Paris, 1974, Anthropos ; Manuel Castells, La Question urbaine, Paris, 1974, Maspéro ; Lipietz A., Le Tribut foncier urbain, Paris, 1974, Maspéro ; Le Capital et son Espace, Paris, 1977, Maspéro.

[3] Bon nombre d'écologistes croient pouvoir tirer argument de l'existence dans les pays dits socialistes d'une crise écologique aussi grave (sinon plus) que dans les pays capitalistes occidentaux pour contester que cette crise est fondamentalement le produit des rapports capitalistes de production, et pour en faire l'effet d'un productivisme dont capitalisme et « socialisme réel » ne seraient que deux variantes. Alors que, si la même « logique » productiviste exerce son œuvre destructrice à l'Est comme à l'Ouest, c'est que précisément les mêmes rapports capitalistes de production y prédominent, quoique sous des formes juridiques, politiques et idéologiques différentes. Avec les mêmes conséquences dans les deux cas, la séparation entre force de travail et moyens de production privant les producteurs immédiats de tout pouvoir de contrôle sur le procès social de production et ne leur laissant d'autre choix individuel que de jouer le jeu du productivisme ; le développement effréné des forces productives comme base du renforcement du pouvoir de la classe dominante sur les classes dominées (prolétariat et paysannerie) et la société en général ; les visées impérialistes sur le plan mondial conduisant ces pays soi-disant socialistes dans la voie d'une compétition avec les pays occidentaux en les incitant à en imiter les modes de produire ; la lutte entre les différentes fractions de la « nomenklatura » conduisant chacune à gonfler le secteur économique qui lui sert d'assise ; etc.

[4] Les réflexions qui suivent m'ont été inspirées par la contribution de Daniel Hemery au colloque « Ecologie et mouvement ouvrier » qui s'est tenu à Paris à l'automne 1986 et dont les actes sont disponibles au siège de la FGA, 99, rue des Couronnes, 75020 Paris.

[5] Il ne saurait être question de nier toute responsabilité de Marx lui-même dans l'économisme et le productivisme qui ont entaché la vulgate à laquelle l'idéologie socialiste a attaché son nom. Cependant, sur ce point comme sur bien d'autres, cette vulgate s'est montrée particulièrement réductrice de l'œuvre de Marx. Celle-ci est, en effet, riche de multiples intuitions sur le rapport entre société et nature. Même dans son analyse de l'acte social de travail, qui tend pourtant à objectiver la nature, à la réduire à l'état de pure matière, Marx maintient une conception « romantique » de la nature comme source de vie, de création et de jouissance, qui n'est pas dénuée de préoccupations écologiques avant la lettre.

Ainsi s'élève-t-il avec indignation contre l'oubli par l'idéologie socialiste naissante de la poésie naturelle : « Le travail n'est pas la source de toute richesse. La nature est tout autant la source des valeurs d'usage (qui sont bien, tout de même, la richesse réelle) que le travail, qui n'est lui-même que l'expression d'une force naturelle, la force de travail de l'homme », affirme-t-il dans la Critique du programme de Gotha. De même qu'il pressent la « logique » mortifère qui préside à l'exploitation capitaliste de la nature : « La production capitaliste ne développe la technique et la combinaison du procès de production qu'en épuisant en même temps les deux sources d'où jaillit toute richesse : la terre et le travailleur » écrit-il dans Le Capital (livre I, quatrième section, chapitre XV).

[6] Dans de nombreux passages de son œuvre, Henri Lefebvre a eu l'occasion de souligner l'importance de l'opposition entre la domination et l'appropriation de la nature. De même il a mis en évidence l'existence dans l'œuvre du jeune Marx de deux versions de l'homme total, figure utopique de l'humanité dans la société communiste : une version éthique définie par la transparence et la reconnaissance réciproque des consciences dans une société libérée de toute oppression et de tout fétichisme ; une version esthétique, à laquelle se rattachent les considérations précédentes, précisément définie par l'appropriation de la nature, par « l'humanisation de la nature » qui serait en même temps « naturalisation de l'homme » (pour reprendre une formule développée dans les Manuscrits de 1844). C'est cette version que Lefebvre privilégie, en y rattachant la problématique surréaliste du dépassement et de la réalisation de l'art dans la vie quotidienne.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 19 août 2015 11:29
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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