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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Alain Bihr et Roland Pfefferkorn, Déchiffrer les inégalités. (1999)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre d'Alain Bihr et Roland Pfefferkorn, Déchiffrer les inégalités. Paris: Syros-La Découverte, 1999, 2e édition, 456 pp. - 1ère ed, Syros, 1995). Une édition numérique en voie de réalisation par Rency Inson MICHEL, bénévole, étudiant en sociologie à l'Université d'État d'Haïti. [Autorisation conjointe des auteurs accordée le 21 juillet 2015 de diffuser ce livre en accès libre dans Les Classiques des sciences sociales].

[11]

Déchiffrer les inégalités

Introduction

Voici désormais un quart de siècle que la crise économique sévit et accable la société française. Pourtant, pendant ces vingt-cinq ans, mis à part en 1974 et 1993, le produit intérieur brut (Pib) n'a cessé de s'accroître. Sans doute son taux de croissance a-t-il été plus faible que durant les trente glorieuses d'après guerre. Il n'empêche qu'entre 1973 et 1996, déduction faite de l'inflation, le Pib a augmenté de plus de 50%. La France est donc aujourd'hui, en termes réels, moitié plus riche qu'elle ne l'était avant l'ouverture de la crise.

Et pourtant, dans cette société de plus en plus riche, le nombre des personnes pauvres, munies de ressources insuffisantes ou même démunies de toute ressource, n'a cessé d'augmenter. De ce point de vue, l'information statistique a confirmé, au cours de ces dernières années, ce que l'observation quotidienne peut apprendre à chacun. Ainsi, entre 1970 et 1995, le nombre de prestataires de l'un des huit minima sociaux a augmenté de plus de 40%, et la population totale couverte par ces dispositifs a doublé, s'élevant à près de 6 millions de personnes, en gros le dixième de la population [1] ; tandis qu'entre 1984 et 1994 le pouvoir d'achat moyen des ménages d'ouvriers non qualifiés a baissé en termes réels, leur valant de connaître une paupérisation absolue [2].

Plus de richesse, et pourtant plus de pauvres. Cette contradiction est directement à l'origine de notre recherche. Elle s'explique en fait aisément par l'aggravation des inégalités de répartition de la richesse nationale. Les historiens futurs de la société française de cette fin de XXe siècle pourront retenir, parmi ses caractéristiques principales, le retournement de la tendance pluridécennale antérieure de réduction des inégalités qui l'a affectée. Ainsi, entre [12] 1984 et 1994, l'écart entre le niveau de vie moyen d'un ménage appartenant à une profession libérale et celui d'un ménage d'ouvrier non qualifié est-il passé de 2,9 à 4,2 [3]. Et ce n'est là qu'un exemple parmi tous ceux que nous aurons l'occasion de détailler au fil de cet ouvrage.

Ce retournement ne doit évidemment rien au hasard. Il a été l'œuvre de politiques néo-libérales de gestion de la crise économique qui se sont succédées et aggravées, de manière quasi continue, depuis près d'une vingtaine d'années, qu'elles aient été conduites par de soi-disant gouvernements de gauche ou par d'authentiques gouvernements de droite. Fondées sur l'idée que la crise est essentiellement due à une insuffisance de l'offre, handicapée par un coût salarial trop élevé, ces politiques récessives ont eu sinon pour objectifs du moins pour résultats : le développement du chômage, de la précarité et de la flexibilité de l'emploi, la baisse des salaires réels, un démantèlement rampant des systèmes publics de protection sociale destiné à en alléger le coût ; mais aussi une évolution du partage de la valeur ajoutée plus favorable au capital, un envol des taux d'intérêt réels, des bénéfices spéculatifs fabuleux, une déréglementation progressive ou brutale des différents marchés, tous facteurs propices à cet épanouissement de la liberté des plus « forts » qui a pour contrepartie un asservissement accru des plus « faibles ». Avec pour effet : un ralentissement de la hausse du pouvoir d'achat de la masse salariale globale, coïncidant avec une augmentation souvent importante des revenus non salariaux, notamment des revenus des placements financiers ; le développement de poches de misère dans des banlieues déshéritées, la multiplication des « nouveaux pauvres » vivant de la mendicité et de la charité dispensée par les associations caritatives, faisant pendant à la multiplication des golden boys, déployant leur génie spéculatif sur des marchés financiers rendus de ce fait de plus en plus incontrôlables ; un affaiblissement de la capacité régulatrice des États, en même temps qu'un renforcement du pouvoir de l'argent, ou plus exactement du capital.

La mise en œuvre de ces politiques a clairement signifié la rupture du compromis fordiste, qui avait fourni le cadre socio-institutionnel de la croissance économique que nous avons connue au cours des trente glorieuses, compromis dont les termes ont été à la fois imposés par un mouvement ouvrier sous hégémonie social-démocrate et acceptés par la frange éclairée du patronat. Par [13] divers mécanismes contractuels ou législatifs, ce compromis avait institué la répartition des gains de productivité entre le capital et le salariat, puis progressivement entre l'ensemble des catégories sociales, que ce soit sous la forme d'une hausse de leur pouvoir d'achat ou d'une généralisation de la protection sociale. En dépit d'inégalités persistantes, cette répartition n'en avait pas moins contribué à réduire les écarts sociaux. C'est à cette dynamique que la rupture de ce compromis a mis fin. Les politiques néo-libérales ont précisément eu pour but d'en démanteler l'armature institutionnelle, opération nécessaire à la liquidation de ses acquis sociaux [4].

L'aggravation récente des inégalités sociales est donc d'abord la conséquence de cette rupture. Mais une telle modification du paysage socio-politique ne pouvait que se répercuter sur le plan idéologique. Tandis que les inégalités sociales s'aggravaient, c'est aussi la perception de ces inégalités et de leur signification qui s'est altérée.

Au cours des années soixante et soixante-dix, dans un contexte culturel dominé par les valeurs de gauche, l'étude critique des inégalités sociales était considérée comme légitime. Depuis, non seulement cette critique a quasiment disparu [5], mais surtout elle a cédé la place à des litanies déclinant sur tous les tons les vertus supposées de l'inégalité.

Reprenant le discours traditionnel de l'extrême droite, qui tient l'inégalité pour une loi ontologique et axiologique fondamentale, c'est-à-dire pour une nécessité naturelle aussi bien que pour une vertu morale et politique [6], la « nouvelle droite » s'est contentée de le remettre au goût du jour, en récupérant le thème du « droit à la différence » : en réinterprétant les inégalités en termes de différences, de manière à pouvoir masquer et justifier l'aggravation des premières au nom du respect des secondes [7]. Au centre de l'offensive, [14] on a retrouvé le discours néo-libéral. Plus subtil que le précédent, il ne se veut pas ouvertement inégalitaire, puisqu'il se soucie au contraire de l'établissement de l'égalité formelle : de l'égalité des citoyens face à la loi, de l'égalité juridique des individus privés face au marché, seules égalités qui vaillent et qui comptent à ses yeux. Quant aux éventuelles inégalités sociales (inégalités de conditions, inégalités des chances, etc.), il les considère ou bien comme inessentielles et négligeables, ou bien comme le prix à payer pour la garantie de la liberté politique et de l'égalité juridique, aussi bien que pour l'efficacité économique [8]. Quant à ce qui restait de la gauche social-démocrate, elle a tenté de justifier son abandon de toute velléité réformiste et son ralliement honteux ou tapageur au paradigme néo-libéral par l'idée, inspirée d'une lecture opportune de John Rawls [9], que toute inégalité est en définitive justifiée du moment qu'elle est censée améliorer le sort des plus défavorisés.

Pour différents qu'ils soient par leur inspiration idéologique et leurs conséquences politiques, ces discours n'en ont pas moins diffusé une argumentation largement convergente. Trois arguments essentiels, qui sont en fait autant de sophismes, ont ainsi été ressassés, dans le but de discréditer définitivement toute revendication d'égalité des conditions sociales, taxée péjorativement d'« égalitarisme ».

Selon le premier de ces arguments, l'égalité serait synonyme d'uniformité : elle coulerait tous les individus dans le même moule, elle les stéréotyperait. L'inégalité est alors défendue au nom du droit à la différence ; mis essentiellement en avant par la « nouvelle droite », l'argument se retrouve à l'occasion sous la plume des libéraux voire des auteurs d'inspiration social-démocrate. Il repose en fait sur une double confusion, spontanée ou intéressée, entre égalité et identité d'une part, entre inégalité et différence de l'autre. Or, pas plus que l'égalité n'implique l'identité (l'uniformité), l'inégalité ne garantit la différence. Bien au contraire : les inégalités de revenus génèrent des strates ou couches sociales au sein desquelles les individus sont prisonniers d'un mode et style de vie, qu'ils sont plus ou moins tenus de suivre, pour « être (et rester) à leur place » ; quant aux inégalités de pouvoir, elles créent des hiérarchies bureaucratiques de places et de fonctions qui, du haut en [15] bas, exigent de chaque individu qu'il normalise ses comportements, ses attitudes, ses pensées s'il veut espérer gravir les échelons. Inversement, loin d'uniformiser les individus, l'égalité des conditions sociales peut ouvrir à chacun d'eux de multiples possibilités d'action et d'existence, qui seraient éminemment plus favorables au développement de leur personnalité, et en définitive à l'affirmation des singularités individuelles.

Le second argument est que l'égalité serait synonyme d'inefficacité. En garantissant à chacun une égale condition sociale - dans l'accès aux richesses matérielles, dans la participation au pouvoir politique, dans l'appropriation des biens culturels -, elle démotiverait les individus, ruinerait les bases de l'émulation et de la concurrence qui constituent le facteur premier de tout progrès. L'égalité serait ainsi nécessairement contre-productive, stérilisante, tant pour l'individu que pour la communauté. Certes, reconnaissent les libéraux qui défendent surtout cet argument, la concurrence et le marché sont inévitablement facteurs d'inégalités. Mais, dans la mesure où celles-ci sont la rançon à payer pour l'efficacité globale de l'économie, elles profitent en définitive à tout le monde, aussi bien aux « perdants » qu'aux « gagnants » ! Autant dire qu'elles sont éminemment souhaitables et justifiées...

Cet argument présuppose la « guerre de tous contre tous », caractéristique de l'économie capitaliste, en présentant cette dernière comme un modèle indépassable d'efficacité économique. Or, d'une part, cette efficacité n'a pas pour seule condition la concurrence sur le marché : la forte croissance économique d'après guerre a aussi reposé sur la réglementation de la concurrence et la prise en compte d'impératifs sociaux de réduction des inégalités, précisément. D'autre part et surtout, la prétendue efficacité capitaliste a son prix, de plus en plus lourd : le gaspillage non seulement des ressources naturelles mais aussi des richesses sociales. Les inégalités issues du marché entraînent en effet un incroyable gâchis : elles stérilisent l'initiative, la volonté, l'imagination et l'intelligence, le désir de se réaliser dans une tâche personnelle ou socialement utile, en un mot les talents de tous ceux dont elles aliènent l'autonomie, de tous ceux dont elles font des individus condamnés à obéir, à se soumettre, à subir, ou qu'elles excluent purement et simplement de la vie sociale normale. Mesure-t-on, par exemple, ce formidable gaspillage de richesse sociale (en même temps que la somme de désespoir individuel) que constituent le chômage et la précarité de masse ? L'efficacité économique de la société ne serait-elle pas supérieure si était utilisée la force de travail des sept millions de personnes affectées par ce processus d'exclusion de l'emploi en 1998 ?

[16]

Le discours inégalitariste campe, en dernier lieu, sur son argument majeur : l'égalité serait synonyme de contrainte, d'aliénation de la liberté. Liberticide, elle le serait en portant atteinte au « libre fonctionnement du marché » : en bridant la capacité et l'esprit d'entreprise, en déréglant les autorégulations spontanées du marché par la réglementation administrative, en se condamnant du même coup à étendre et complexifier sans cesse cette dernière, jusqu'à enserrer l'économie et la société entière dans les rets d'une bureaucratie tentaculaire. En définitive, entre liberté politique et égalité sociale, il y aurait incompatibilité voire antagonisme, et les atteintes éventuelles que doit supporter la seconde seraient la condition en même temps que la garantie de la pérennité de la première. Inversement, dénoncer les inégalités, remettre en cause leur légitimité, ce serait faire le lit d'un totalitarisme niveleur qui prend la forme fallacieuse de l'utopie révolutionnaire ou même seulement celle du réformisme généreux. Bref, l'enfer totalitaire serait pavé des meilleures intentions égalitaires.

Reprenant en partie les deux précédents, ce dernier argument ne vaut pas mieux qu'eux, tout en en redoublant le cynisme. Qui ne voit qu'en fait c'est l'inégalité qui opprime tous ceux qui la subissent ? Quelle est la liberté du chômeur de longue durée, de l'Os, du smicard, du pauvre, du « sans-logis » ou de l'illettré, de celui qui meurt à 30 ou 40 ans d'un accident du travail ou dont la vie est abrégée par l'usure au travail ? La seule liberté que garantisse l'inégalité, c'est celle d'exploiter et de dominer, c'est la faculté pour une minorité de s'arroger des privilèges matériels, institutionnels et symboliques au détriment de la majorité. C'est au contraire l'égalité de condition qui garantit la liberté, en mettant chacun à l'abri des tentatives d'abus possibles de la liberté d'autrui. Bref, pas de véritable liberté (pas plus d'ailleurs que de fraternité) sans véritable égalité. Le devenir de la démocratie, régime censé garantir la liberté de chacun et de tous, nous le montre bien : pour s'être accommodée d'innombrables inégalités de fait, à quoi s'est-elle réduite en définitive si ce n'est au grimage grossier d'une oligarchie financière qui a trouvé en elle un des plus sûrs moyens de sa pérennité [10] ?

À la lecture de cette brève discussion, on aura compris que, par son objectif même - dresser un état des lieux des inégalités sociales et de leur devenir récent en France, en en embrassant le [17] champ entier sans nous limiter aux seules inégalités de revenus comme on le fait trop souvent encore -, notre propos est éminemment et directement politique. Car traiter d'un pareil sujet dans un pareil contexte revient, qu'on le veuille ou non, à prendre position dans la mêlée sociale, à prendre parti. Le nôtre procède de la volonté de lutter contre la persistance et a fortiori l'aggravation des processus générateurs d'inégalités et de hiérarchies sociales ; ainsi que de la conviction qu'un travail minutieux et informé de description et d'analyse de ces processus ne peut que contribuer au renforcement d'une pareille volonté.

Partisan, le présent travail n'entend pas abandonner pour autant les exigences de rigueur et d'objectivité en dehors desquelles toute élaboration intellectuelle déchoit et se condamne elle-même. C'est la raison de notre choix d'aborder l'étude des inégalités sous l'angle de leur connaissance statistique. Sans pour autant nous interdire d'exploiter les résultats d'études fondées sur d'autres méthodes d'analyse (observation directe, entretiens, récits de vie).

Notre idée première était d'élaborer une synthèse des données statistiques disponibles en la matière, en réunissant en un même ouvrage ce qui se présente le plus souvent comme dispersé entre de très nombreuses publications différentes, plus ou moins inconnues du grand public. Il nous a fallu rapidement déchanter et reconnaître à ce projet une certaine naïveté : malgré des qualités indéniables qui en font un matériau irremplaçable, les études statistiques présentent aussi d'évidentes lacunes.

En premier lieu, surabondantes sur certains sujets, les données statistiques sont au contraire extrêmement rares, voire complètement inexistantes, sur d'autres. La connaissance statistique de la réalité socio-économique en général et celle des inégalités sociales en particulier comprend elle aussi ses zones d'ombre et ses trous noirs, quelquefois surprenants. Par exemple, les études sur les pauvres et la pauvreté pourraient remplir une bibliothèque entière, tandis que celles sur les riches et la richesse se comptent sur les doigts d'une seule main.

En second lieu, quand elles existent, les données statistiques sont souvent hétérogènes : produites par des organismes différents, elles résultent d'enquêtes disparates, quant à leurs champs d'étude et quant à leurs méthodologies, et ce en dépit des efforts d'homogénéisation des instruments au sein de l'appareil statistique français. Il en résulte évidemment des difficultés particulières pour un travail qui se propose précisément d'effectuer la synthèse de telles données.

Dispersées dans l'espace institutionnel, les données ne le sont pas moins, quelquefois, dans le temps, parce que produites par [18] des études isolées qui n'ont pas connu de postérité. Ainsi, un certain nombre de celles que nous avons dû retenir datent-elles quelquefois de quinze ou même vingt ans, faute que d'autres plus récentes aient été produites entre-temps.

En troisième lieu, les données disponibles se sont souvent révélées inappropriées ou du moins mal appropriées à notre sujet. Ainsi celles concernant les taux d'accidents du travail par secteurs et branches, établies par la Caisse nationale d'assurance-maladie, ne fournissent-elles des indications approximatives sur l'exposition inégale à ce risque des différentes catégories sociales qu'à la condition de les rapprocher de celles concernant la composition socio-professionnelle des salariés de ces différents secteurs et branches. Ce type de rapprochement ne va évidemment pas sans s'exposer aux difficultés liées à l'hétérogénéité des données qu'évoquait le paragraphe précédent.

Enfin les données disponibles sont quelquefois proprement insignifiantes : elles n'apprennent rien de plus que ce que l'expérience la plus courante de la réalité sociale porte à la connaissance intuitive mais confuse de tout un chacun. Le commentaire qui les accompagne mériterait alors, bien souvent, de figurer dans une anthologie de lapalissades ou de cuistreries.

Ces différentes lacunes (rareté, hétérogénéité, inadaptation, insignifiance) ne sont évidemment pas le fruit du hasard. Elles tiennent tout d'abord au mode de fonctionnement même de l'appareil statistique qui, pour des raisons de coût tant économiques que théoriques, tend à privilégier ce qui est immédiatement dénombrante, autrement dit à s'intéresser d'abord aux éléments de la réalité sociale qui font l'objet d'une objectivation juridique (les données de l'état civil, les titres de propriété), marchande (les revenus et les coûts), administrative (les diplômes).

Mais il faut aussi, par ailleurs, incriminer le manque de curiosité des chercheurs, qui s'explique par la timidité (et c'est un euphémisme) avec laquelle ces derniers abordent le thème, il est vrai explosif, des inégalités sociales. La plupart du temps, quand c'est possible, celles-ci seront oubliées, masquées ou minimisées. Comment comprendre, sinon, que, dans les données qu'il publie, I'Insee ne distingue qu'exceptionnellement la catégorie des « chefs d'entreprise de dix salariés et plus », qui se situe pourtant la plupart du temps en haut de l'échelle, en la noyant habituellement dans le groupe des « artisans, commerçants et chefs d'entreprise » ?

La prise de conscience de ces multiples lacunes nous a amenés en définitive à infléchir, en le dédoublant, notre projet initial : à la critique de la réalité sociale à partir de l'information statistique disponible s'est ainsi ajoutée la critique de cette information statistique [19] elle-même, de la manière dont elle masque et travestit la réalité sociale, et notamment sa structure inégalitaire, autant et quelquefois plus qu'elle ne la révèle.

Aux lacunes des données statistiques disponibles s'ajoutent les limites liées à la nature même d'une approche statistique des inégalités sociales.

Une telle approche se condamne, en premier lieu, à sous-estimer les inégalités sociales, pour deux raisons essentielles. La première tient à la grille d'analyse la plus couramment utilisée par les études statistiques et dont nous nous sommes servis nous-mêmes pour approcher les inégalités sociales : la nomenclature des professions et catégories socio-professionnelles de I'Insee [11]. En effet, par le découpage-montage de la réalité sociale (et notamment des classes sociales) qu'elle réalise, cette nomenclature tend notamment à occulter les groupes situés aux deux extrémités de la hiérarchie sociale, soit en les dispersant entre différentes catégories (c'est le cas de la bourgeoisie, éparpillée entre les « agriculteurs exploitants », les « artisans, commerçants, chefs d'entreprise », les « cadres et professions intellectuelles supérieures » mais aussi les « inactifs », parmi lesquels sont classés les rentiers) soit en les fondant dans des catégories plus vastes (c'est le cas des milieux populaires les plus défavorisés, par exemple les invalides inaptes au travail ou les diverses populations du « quart monde », noyées dans la masse hétéroclite des « inactifs ») ; avec évidemment pour effet, dans les deux cas, de réduire les disparités entre les extrêmes. Nous avons dû, la plupart du temps, nous contenter de signaler ce fait, en montrant que cette occultation de l'écart entre les extrêmes était quelquefois délibérée.

La seconde raison tient plus étroitement encore à la nature de l'approche statistique qui calcule et compare des moyennes. Car une moyenne masque par définition la dispersion inhérente à la catégorie dont elle définit la position relativement aux autres catégories [12]. Dispersion qui est d'autant plus importante que l'on s'élève dans la hiérarchie sociale. Or les études existantes ne fournissent que rarement des indications sur la dispersion inhérente aux différentes catégories.

Cette double limite, inhérente à l'approche statistique que nous avons choisie, nous permet du moins d'affirmer, sans aucun doute possible, que les inégalités sociales sont encore plus fortes en réalité que ce que nous en avons établi ici. Du moins ne pourra-t-on [20] pas ainsi nous accuser d'avoir sollicité les chiffres, puisque de toute façon ceux-ci, par leur construction même, minimisent l'ampleur des inégalités. Tant par ses limites que par sa rigueur, la connaissance statistique nous aura ainsi tenus à l'écart des excès supposés de notre esprit partisan...

L'approche statistique des inégalités sociales tend, en deuxième lieu, à négliger voire tout simplement à occulter un aspect pourtant essentiel de ces dernières : leur systématicité. Car les inégalités forment système : elles s'engendrent réciproquement, en se renforçant plus souvent qu'elles ne s'atténuent, aboutissant en définitive à accumuler les handicaps à l'une des extrémités de la hiérarchie sociale, tandis que les privilèges se concentrent à l'autre extrémité. De ces processus cumulatifs, des études statistiques le plus souvent étroitement spécialisées ne peuvent par définition pas rendre compte. Pour notre part, bien que chacun des douze chapitres consacrés à l'étude analytique d'un certain type d'inégalités puisse être lu indépendamment des autres, nous nous sommes au contraire efforcés de mettre en évidence les relations existant entre ces différentes inégalités, chaque fois que cela a été possible. De plus, nous avons complété cette série d'études analytiques par un dernier chapitre de synthèse qui met en évidence le caractère systémique des inégalités.

Aborder les inégalités sociales par le biais de leur connaissance statistique revient, en dernier lieu, à les soumettre à un filtre réducteur. C'est escamoter le drame social, avec ce qu'il implique de passion : de souffrance, de désespoir ou de révolte chez les uns, d'indifférence satisfaite et de cynisme chez les autres, de violence ouverte ou contenue entre les deux, derrière la froideur et l'impersonnalité du chiffre. -Que sait-on de l'amertume du chômeur lorsqu'il lit les offres d'emploi, lorsqu'il pointe pour toucher son indemnité ? Que pense un chômeur qui voit à la télévision la retransmission des réceptions fastueuses accordées aux chefs d'État et qui apprend que tel "homme d'affaires" dispose d'un million de centimes chaque jour pour vivre ? (...) Qui dira le sentiment de cette mère de famille contrainte d'acheter pour sa fille le modeste cadeau de Noël à crédit, de celle qui au supermarché hésite devant le prix des pommes ? Qui dira la vie des migrants dans les bidonvilles, le travail harassant dans un pays souvent hostile et parfois raciste, loin de la famille et des amis ? Qui dira les pensées de cet enfant mal habillé, qui n'a pas d'"affaires de gym" et pas de "peinture" pour le dessin, lorsqu'il voit les autres enfiler un survêtement et déballer une boîte de peinture [13] ?" Cette mise entre parenthèses du [21] vécu des inégalités, nous l'avons délibérément assumée, en pariant sur le fait que la description et l'analyse distantes, froides, des inégalités sociales, leur connaissance objective et critique, plus encore que leur dénonciation sur le mode pathétique, est de nature à renforcer la volonté de lutter contre elles.

Avant de passer au déchiffrement des inégalités, répondons à une ultime critique qui ne manquera pas de nous être adressée quant aux limites non plus de notre méthode mais de notre champ d'étude. En fait d'inégalités sociales, nous n'avons ici retenu que les inégalités entre catégories sociales, et à travers elles entre classes sociales. Or il en existe bien d'autres qui mériteraient tout autant d'être étudiées : celles entre sexes, entre classes d'âge, entre nationaux et étrangers, entre espaces sociaux (Paris/province, villes/campagnes, centres/périphéries). Notre projet initial était d'ailleurs de traiter de l'ensemble de ces inégalités, en une étude divisée en cinq parties. L'ampleur véritablement encyclopédique de la tâche nous a conduits à la fractionner en différents volets [14].

C'est également pour ne pas gonfler encore davantage une étude déjà fort volumineuse que nous avons exclu de notre champ toute comparaison internationale. De telles comparaisons, confrontant les inégalités sociales en France à ce qu'elles sont dans d'autres pays de structure sociale et de niveau de développement comparables, auraient sans doute été elles aussi fort instructives. Notre espoir est que notre travail incite d'autres chercheurs à se lancer dans cette voie.

[22]


[1] Cf. CERC-Association, Les minima sociaux : 25 ans de transformations, Les Dossiers de CERC-Association, n° 2, 1997, p. 80.

[2] Cf. Insee, Revenus et patrimoines des ménages. Édition 1996 -, Synthèses, n° 5, p. 47.

[3] Ibid.

[4] Cf. Alain Bihr, Du grand soir à l'alternative, Paris, Éditions ouvrières-Éditions de l'Atelier, 1991.

[5] En vingt ans, mise à part la précédente version de notre propre ouvrage, on peut compter sur les doigts de la main les études consacrées à ce thème : François Mariet, La Réduction des inégalités, Hatier, 1978 ; Denis Clerc et Bernard Chaouat, Les Inégalités, Paris, Syros, 1987 ; Pierre Bourdieu (dir.), La Misère du monde, Paris, Seuil, 1993 ; Jean-Paul Fitoussi et Pierre Rosanvallon, Le Nouvel Âge des inégalités, Paris, Seuil, 1996 ; Thomas Piketty, L'Économie des inégalités, Paris, La Découverte, 1997. Il convient d'y ajouter la série d'articles parus sous le titre générique « Ces inégalités qui sapent la démocratie » dans Le Monde diplomatique entre juillet 1988 et février 1989, et repris dans -Le triomphe des inégalités », Manières de voir, n° 5, septembre 1989 ; ainsi que les rapports de feu le Centre d'études des revenus et des coûts (Cerc), ne portant cependant que sur les inégalités de revenus.

[6] Cf. Alain Bihr, Identité, inégalité, pugnacité. Brève synthèse sur la pensée d'extrême droite » in L'Actualité d'un archaïsme, Lausanne, Éditions Page Deux, 1998.

[7] Cf. Club de l'Horloge, Le Grand Tabou : l'économie et le mirage égalitaire, Paris, 1981.

[8] La littérature dans ce domaine est immense. On peut consulter, dans le genre savant, Friedrich Hayek, Droit, législation et liberté, traduction française, Paris, Puf, 1983 ; et, dans le genre vulgaire, Guy Sorman, La Solution libérale, Fayard, 1984 et Jacques Julliard, La Faute à Rousseau, Paris, Seuil, 1985.

[9] Cf. John Rawls, Théorie de la justice, traduction française, Paris, Seuil, 1987 ; et Philippe van Parijs, Qu'est-ce qu'une société juste ?, Paris, Seuil, 1991.

[10] La plupart des arguments précédents ont été empruntés à Tony Andréani et Marc Feray, Discours sur l'égalité parmi les hommes, Paris, L'Harmattan, 1993 (chapitres 1 et 3 notamment).

[11] Pour une présentation critique de cette nomenclature, cf. l'annexe 1.

[12] Pour une présentation sommaire des principales notions statistiques utilisées, cf. l'annexe 2.

[13] François Mariet, La Réduction des inégalités, op. cit., p. 65.

[14] Sur les inégalités entre sexes, cf. notre ouvrage Hommes-femmes : l'introuvable égalité, Paris, Éditions de l'Atelier, 1996.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 24 février 2017 10:40
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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