RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Gilles Bibeau, “Vers une éthique créole.” (2000). Un article publié dans la revue Anthropologie et Sociétés, vol. 24, no 2, 2000, pp. 129-148. Québec : département d'anthropologie de l'Université Laval. [Autorisation formelle accordée par l’auteur 21 août 2007 de diffuser ce texte dans Les Classiques des sciences sociales.]

Gilles Bibeau 

Vers une éthique créole”. 

Un article publié dans la revue Anthropologie et Sociétés, vol. 24, no 2, 2000, pp. 129-148. Québec : département d'anthropologie de l'Université Laval.
 

Résumé / Abstract
 
Introduction
 
Le droit à la différence
Étude de cas : quelles limites à la liberté d'expression ?
« East is East and West is West » : de la pluralité des univers éthiques
Entre le multijuridisme et le pluralisme juridique
Vers une éthique créole
 
Références bibliographiques

 

Résumé / Abstract 

Vers une éthique créole

 

Dans le cadre d'une réflexion sur l'universalité de la doctrine des droits de l'homme, l'auteur donne successivement la parole à des penseurs post-coloniaux d'Asie et à des intellectuels occidentaux engagés dans la promotion du pluralisme juridique. Il montre comment les uns et les autres mettent paradoxalement en évidence la non-commensurabilité des systèmes culturels d'éthique et de droit, et leur incontournable créolisation dans le contexte de la mondialisation. L'auteur s'interroge également, en référence à la condamnation d'écrivains, sur le droit des pays à limiter la liberté d'expression pour des raisons, par exemple, de foi religieuse. Le cadre d'analyse critique utilisée par l'auteur intègre au sein de l'anthropologie les perspectives des post-colonial studies et des cultural studies. 

Mots-clés : Bibeau, anthropologie juridique, éthique comparée, droits de l'homme, mondialisation, intellectuels postcoloniaux
 

Toward a Creolized Ethics 

In the context of his analysis of the ways through which the doctrine of the human rights tends to be imposed to all countries, the author invites Asian post-colonial scholars and Western promotors of juridical pluralism to speak out their critical views. He argues that these two groups of intellectuals are trapped within a paradox : on the one hand they show that cultural systems of ethics and laws are non-commensurable ; on the other they acknowledge that creolisation is unavoidable in the context of globalization. The author is also examining, in reference to the condamnation of well-known writers, the rights of collectivities to limit the right to the freedom of expression for reasons such as religious faith. The analytical frame provided by the author combines, within classical comparative ethnography, the perspectives of post-colonial studies and cultural studies. 

Key words : Bibeau, juridical anthropology, comparative ethics, human rights, globalization, post-colonial scholars

 

Introduction [1]

Par une bizarrerie qui vient plutôt de la nature que de l'esprit des hommes, il est quelquefois nécessaire de changer certaines lois. Mais le cas est rare ; et, lorsqu'il arrive, il n'y faut toucher que d'une main tremblante.
 
Montesquieu, Lettres persanes, 1758 [1721] : 287

 

Dans la Doctrine des droits de l'Homme que les Occidentaux veulent voir triompher partout au nom de l'universalisme de la raison, les post-colonial scholars [2] débusquent l'ultime effort de l'Europe et de l'Amérique du Nord pour maintenir leur position de civilisation hégémonique, pour imposer leur modèle politique de démocratie libérale et pour transférer leur système de valeurs à l'ensemble des sociétés du monde. Je fais écho, dans le présent essai, aux travaux critiques de quelques intellectuels asiatiques et africains dont la pensée est trop souvent ignorée, me semble-t-il, par les intellectuels occidentaux, et même par les promoteurs du pluralisme juridique, lorsqu'ils débattent des droits de l'Homme [3]. Loin de se limiter à dénoncer les relents colonialistes qui s'infiltrent dans la doctrine des droits de l'Homme, les intellectuels issus des ex-colonies insistent sur l'urgence d'inscrire la différence et la pluralité au sein de la charte commune des droits en faisant véritablement écho à l'hétérogénéité culturelle, religieuse, juridique et éthique du monde. 

J'ai organisé ma réflexion autour d'une étude de cas qui fait ressortir, en relation à la condamnation d'écrivains célèbres (Wei Jingsheng, Ken Saro-Wiwa, Taslima Nasreen, Salman Rushdie), les difficultés qu'il y a à concilier l'universalité du « droit à la liberté d'opinion et d'expression » (Art. 19 de la Déclaration universelle des droits de l'Homme - DUDH) et l'extraordinaire variabilité, entre les pays, des univers de valeurs éthiques, des régimes politiques et des religions. Cette étude de cas sert d'assise à la réflexion théorique proposée dans la suite de l'essai. Dans la section intitulée : « East is East and West is West », je montre en quoi la pensée d'Ashis Nandy en Inde, de Chandra Muzaffar et d'Anwar Ibrahim en Malaisie, ouvre des voies encore peu explorées par les intellectuels occidentaux pour penser le pluralisme dans les domaines du droit et de l'éthique. Je discute dans la section qui suit les positions théoriques et méthodologiques défendues par trois groupes de penseurs occidentaux qui ont développé, à la jonction du droit, de l'anthropologie et de la philosophie, une pensée juridique et éthique d'orientation véritablement pluraliste. Dans la partie conclusive qui donne son titre à cet essai je parle du tissage des différences et du travail du multiple ; je le fais, d'une part, à partir de la notion linguistique de créolisation et, d'autre part, en référence aux images de la toile d'araignée, du nœud et de la liane, que j'ai empruntées au philosophe Lomomba Emongo. 

 

Le droit à la différence

 

Il est de plus en plus courant de distinguer trois générations dans la généalogie des droits de l'Homme : les droits civils et politiques au XVIlle siècle, les droits sociaux et économiques au XIXe siècle, et les droits de solidarité dans la seconde moitié du XXe siècle. Je reprends à mon compte cette tripartition tout en rebaptisant cependant les droits de troisième génération du nom de « droits culturels » : les droits de solidarité sont en effet subsumés, me semble-t-il, sous le droit plus fondamental des sociétés, des peuples et des nations à être reconnus dans leurs différences culturelles. La première génération des droits de l'Homme s'est organisée, dès le XVIIIe siècle, autour de la reconnaissance, pour tous les citoyens, des mêmes droits civils (droit de propriété, d'égalité de tous, de liberté religieuse et d'expression) et des mêmes droits politiques (droit de vote, droit d'accéder aux fonctions publiques) en tant que conditions d'émergence de la démocratie. 

Les chartes juridiques du XVIIIe siècle (par exemple la Déclaration d'indépendance américaine de 1776 et la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789) ont d'emblée été structurées autour de trois principes. Tout d'abord dans le sens d'une idéologie individualiste et libérale qui s'est profondément inscrite au cœur des systèmes occidentaux de droit en tant qu'héritage de la pensée des Lumières qui triomphait alors en Europe. De plus, pour fonder l'existence de ces droits, les juristes se sont appuyés tantôt sur la raison humaine tantôt sur la notion de contrat, de sorte que les déclarations juridiques ont intégré à la fois la quête d'universalité et le souci d'enracinement dans un espace territorial national. Enfin, cette première génération des droits du citoyen a favorisé l'émergence de l'État de droit en introduisant la légitimité, à certaines conditions, de l'opposition des citoyens vis-à-vis de toutes les formes de pouvoir, politique, religieux ou autre. Le philosophe Claude Lefort (1980) a souligné que les droits de s'opposer, de contester et de désobéir ont pu d'autant plus facilement être mis en pratique que la Loi de l'État était désormais, en France notamment, sans figure (« la mort du Roi ») ; on a assisté de manière concomitante, signale la juriste Danièle Loschak, à une « juridicisation de l'ordre social »(1984 : 64-65), à l'amplification de la reconnaissance de l'individualité juridique et à l'émergence d'une société civile agissante au sein de l'espace étatique. 

Les droits sociaux et économiques sont apparus, en tant que droits de deuxième génération, sur l'arrière-fond de la restructuration de la société européenne du XIXe siècle : agitations politiques autour de la création des États, révolution industrielle et réorganisation du monde du travail, premiers mouvements de lutte ouvrière et croissance de l'État. Aux droits civils et politiques reconnus de manière abstraite à tous les citoyens, Marx et les penseurs socialistes (Fourier, Blanc et d'autres) ont opposé les droits d'un homme concret, situé dans une classe sociale et déterminé historiquement dans un espace national singulier ; ils ont aussi fait du droit au travail un droit en quelque sorte archétypal sur lequel se sont progressivement modelés les autres droits sociaux et économiques. Le concret et le collectif ont donc été pour cette deuxième génération de droits ce que l'abstrait et l'individuel avaient été pour la première [4]. Enfin les idéologues socialistes promoteurs de ce nouveau régime de droits ont contribué à renforcer le statut de l'État, d'autant plus aisément d'ailleurs que l'idéologie du nationalisme, fort populaire au XIXe siècle, s'était entre-temps substituée à l'ancien discours organise autour des bases naturelles des droits. Les revendications à l'égard du pouvoir étatique pour qu'il respecte, par exemple, la liberté d'opinion, ont été remplacées, complétées, par l'obligation faite à l'État de créer les conditions rendant possible l'exercice des droits sociaux. 

La charte aujourd'hui semi-séculaire (1948) des droits de l'Homme a intégré ces deux générations de droits de même que les tensions entre l'abstrait et le concret, l'individuel et le collectif, l'universel et le local dont elles sont porteuses. Cette même charte a servi de fondement à la mise en place d'un véritable système normatif international qui agit moins, il faut le noter, à la manière d'un instrument de régulation coercitif que comme une matrice qui propose une éthique universelle minimale, disent les analystes d'aujourd'hui, un « idéal commun à atteindre », disaient les promoteurs de la DUDH. L'adhésion d'un nombre croissant de pays à la doctrine des droits de l'Homme a permis d'instaurer un ordre juridique mondial dans lequel les mêmes droits civils, politiques, sociaux et économiques sont partout garantis. Cela n'a pu se faire que par le biais d'une double stratégie : d'une part, en enracinant la légitimité des droits dans l'appartenance de tous, par delà leurs différences culturelles, à la même nature humaine ; de l'autre, en « politisant » l'exercice des droits humains au sein des différents espaces nationaux. La notion d'intérêt national mise traditionnellement de l'avant par les États pour défendre leur autonomie est progressivement devenue ambiguë, suspecte, la distinction classique entre espace domestique et espace étranger a perdu une partie de sa pertinence, et le droit d'ingérence dans les affaires intérieures des autres pays a été peu à peu reconnu comme légitime. 

L'idéologie qui est à la base de la doctrine des droits de l'Homme s'appuie largement, les historiens l'ont répété ad nauseam, sur les valeurs de l'Occident en tant que culture hégémonique. Le régime instauré par la Déclaration de 1948 repose néanmoins, au-delà de son ethnocentrisme occidental, sur l'idée que l'universel passe avant les particularismes culturels et que le bien commun a préséance sur le respect des intérêts des groupes. La doctrine des droits de l'Homme apparaît plus que jamais confrontée, dans le contexte de la mondialisation, à la difficile tâche de réconcilier la formidable diversité des systèmes de droits, de normes et de valeurs. C'est là une tâche d'autant plus ardue que la mondialisation exige intégration, uniformisation et homogénéisation, érodant partout les souverainetés démocratiques, métabolisant les valeurs des sociétés non occidentales et s'opposant aux fondamentalismes et aux intégrismes qui font la promotion de valeurs alternatives. À la Conférence sur les droits de l'Homme que l'ONU a tenue à Vienne en 1993, les représentants des pays de l'Asie ont exigé que la déclaration finale soit formulée de manière à relier « l'universalité des droits de l'Homme aux particularismes nationaux et régionaux, et aux divers contextes historiques, culturels et religieux » (Mattarollo 1993 : 8). Le grand défi qui se pose aujourd'hui aux spécialistes du droit et de l'éthique est donc de savoir s'il est possible, et à quelles conditions, de promouvoir un même régime juridique à travers le monde sans uniformiser indûment les normes, d'universaliser les principes du droit sans les homogénéiser et de promouvoir des valeurs éthiques communes dans le respect des différences culturelles.

 

Étude de cas :
quelles limites à la liberté d'expression ?

 

Pour faire progresser la discussion relative à la tension entre universalité et relativité des normes éthiques, je crois utile de partir de l'analyse du contexte politique, idéologique et religieux dans lequel ont été récemment condamnés quatre écrivains non occidentaux de renommée internationale : le Chinois Wei Jingsheng, le Nigérian Ken Saro-Wiwa, la Bangladeshi Taslima Nasreen et l'Indo-britannique Salman Rushdie. Au début de l'année 1996, des écrivains membres du PEN Club international ont fait parvenir une lettre aux leaders politiques des pays du Club des Dix, dans laquelle ils leur demandaient d'intervenir auprès du gouvernement chinois afin que la condamnation à 14 ans de prison du dissident Wei Jingsheng soit réexaminée. La lettre s'ouvre sur une citation qui est empruntée à Wei Jingsheng lui-même : « Dissent may not always be pleasant to listen to, avait écrit l'auteur chinois, and it is inevitable that it will sometimes be misguided. But it is everyone's sovereign right. Indeed, when government is seen as defective or unreasonnable, criticizing it is an unshirkable duty » (PEN 1996 : 41). 

Les romanciers canadiens signataires de cette lettre (Margaret Atwood, Alice Munro et Michael Ondaatje) sont sans doute intervenus avec leurs collègues des autres pays occidentaux parce qu'il va de soi pour eux que la « liberté d'expression » doit être garantie dans tous les pays du monde. ce droit individuel ne peut jamais être aliéné, selon eux, au profit de considérations collectives, que l'on soit en Chine, au Bangladesh, au Nigéria ou ailleurs dans le monde. L'écrivain Wei Jingsheng a été condamné en décembre 1995, après seize ans passés en prison, à quatorze autres années d'emprisonnement sous prétexte qu'il « avait conduit des activités visant à renverser le gouvernement ». Wei Jingsheng est un écrivain activiste qui a constamment été à l'avant-garde de la défense des droits de l'homme en Chine, réclamant à répétition depuis plus de 25 ans que son pays adopte un authentique système de représentation démocratique des citoyens à travers le multipartisme et le recours aux élections. 

Les écrivains occidentaux qui ont signé cet appel à la clémence en faveur de Wei Jingsheng se réfèrent à ce qui s'est passé à Port Harcourt, au Nigéria, le 10 novembre 1995, jour de la pendaison du poète Ken Saro-Wiwa et de huit autres militants écologistes, tous de l'ethnie Ogoni. L'écrivain Saro-Wiwa avait fondé un mouvement écologico-politique qui réclamait une plus grande autonomie pour le peuple Ogoni au sein du Nigéria. Il avait aussi exigé que les compagnies pétrolières, notamment Shell, versent des compensations financières aux Ogoni parce que leurs activités séculaires de pêche dans le delta du fleuve Niger étaient profondément perturbées par l'exploitation du pétrole et les importants dommages causés par les déversements non contrôlés de déchets pétroliers. 

La condamnation à mort de l'écrivain Ken Saro-Wiwa et de ses compagnons doit être reportée, pour être comprise, sur l'horizon des revendications politiques des Ogoni. Le Nigéria moderne s'est politiquement et administrativement organise, je le rappelle, en suivant les lignes de clivage linguistique qui séparent les trois principaux groupes ethniques du pays, les Haoussa, les Yoruba et les Igbo, sans avoir véritablement accordé la place qui leur revient aux peuples de faible importance démographique comme les Ogoni. De plus, le mouvement politico-écologiste de Saro-Wiwa réclamait un meilleur partage des richesses provenant de la vente du pétrole en tenant compte, entre autres, des besoins spécifiques des régions fournisseuses de matières premières parce que les habitants de ces régions doivent payer, soutenait-il, plus chèrement que les autres les coûts attachés au développement national. Le régime militaire du général Abacha a rejeté les deux demandes des militants Ogoni. Les observateurs locaux et étrangers qui connaissent bien les dessous de la scène politique nigériane ont été unanimes à reconnaître que le recours à l'accusation de meurtre n'a été qu'une manœuvre du gouvernement qui a pu, en transformant des militants en criminels, ignorer les vraies demandes de la principale organisation nationaliste et écologiste représentant la nation Ogoni. 

C'est dans un contexte différent mais tout aussi complexe qu'il faut situer la condamnation de Taslima Nasreen, romancière et essayiste du Bangladesh, contre qui le Conseil des soldats de l'islam et des mullahs fondamentalistes ont prononcé la fatwa à la suite de la parution de son roman Lajja ou Shame (1994). Les héros du roman de Nasreen sont les membres de la famille Dutta, hindous installés au Bangladesh, qui découvrent, à travers les persécutions qu'ils subissent des musulmans, qu'ils ne font pas vraiment partie du pays où ils sont pourtant installés depuis plusieurs générations. La thèse de Nasreen est claire : le Bangladesh, tout comme l'Inde, le Pakistan ou l'Iran, ne pourra échapper à l'extrémisme religieux et aux guerres fratricides qu'il engendre que s'il adopte une vision laïque et séculière du monde. À l'automne 95, la Ligue des droits et des libertés de Montréal a invité l'écrivain bangladeshi à présenter son point de vue sur les droits de l'Homme dans des pays dominés par le fondamentalisme religieux ou dans lesquels existe une religion d'État. Taslima Nasreen n'a pas hésité à affirmer qu'elle a toujours lutté, à travers ses activités journalistiques et littéraires, pour l'avènement d'un Bangladesh séculier et laïque et pour une révision radicale du Coran, ajoutant même qu'elle ne croit en aucune religion parce qu'elles ont toutes, et de tout temps, constitué des sources d'obscurantisme et d'aliénation, particulièrement à l'égard des femmes. 

Selon elle, les sociétés contemporaines sont de plus en plus profondément divisées entre deux représentations adverses du monde, avec d'un côté le fondamentalisme et de l'autre le sécularisme. Lors de son passage à Montréal, Taslima Nasreen a confronté ces deux philosophies de la manière suivante : l'autorité de la foi contre celle de la raison ; le contrôle des opinions au lieu des débats libres ; la théocratie plutôt que la démocratie, et pour le dire dans ses mots à elle, la tradition contre la modernité, la société fermée contre la société ouverte. Les premiers mots de la préface de son livre expriment d'ailleurs sans ambiguïté la thèse qu'elle défend : « I detest fundamentalism and communalism » (1994 : ix) ; Nasreen se situe totalement du côté de la laïcité, du rationalisme et de la liberté d'expression. Elle reconnaît que la langue et la culture bengali ont historiquement contribué à former le Bangladesh et que la religion islamique a apporté une contribution non négligeable à la construction de l'identité nationale. Mais l'islam qui est la religion officielle du pays doit être radicalement changée, affirme-t-elle, de même que le Coran sur lequel il se fonde : la société bangladeshi puise, écrit-elle, dans le Livre Saint lui-même les justifications qui assurent le maintien du caractère patriarcal de la famille et qui autorisent, par le biais de la polygamie et de la répudiation, les injustices les plus graves commises à l'égard des femmes. 

Les défenseurs de l'islam orthodoxe, notamment les mullahs fondamentalistes, ne pouvaient que condamner cette position. Ce n'est pas non plus une surprise si les organisations progressistes du Bangladesh sont restées silencieuses à la suite de la condamnation de Nasreen par les mullahs et si certains partis politiques ont publiquement entériné la condamnation de « l'impie ». Quant au gouvernement, il n'a engagé des poursuites légales officielles contre Taslima Nasreen qu'après le proclamation de la fatwa par les mullahs. Le pouvoir religieux ultraconservateur du Bangladesh a ainsi trouvé des complices dans les politiciens du pays qui cherchent au Bangladesh, comme c'est le cas un peu partout, à garantir d'abord et avant tout la « tranquillité »publique-, les membres du gouvernement ont en effet craint que les appels de Nasreen à la révision du Coran et au sécularisme radical ne provoquent des soulèvements populaires et n'entraînent tout le pays dans un chaos incontrôlable. Après la fatwa des mullahs, le gouvernement du Bangladesh a donc décidé de poursuivre l'écrivain devant les tribunaux parce qu'elle a insulté, dit l'acte d'accusation, le Saint Coran et qu'elle a heurté les sentiments religieux des croyants musulmans. 

Wei Jingsheng, Ken Saro-Wiwa et Taslima Nasreen sont trois écrivains qui ont réclamé, dans des contextes nationaux très différents, le droit de dire et d'écrire ce qu'ils pensent des principaux enjeux collectifs auxquels sont confrontés leurs pays. C'est en tant que citoyen chinois que Wei Jinsheng a réclamé la démocratisation de la Chine, que Saro-Wiwa a lutté jusqu'à la mort pour les droits politiques de la nation Ogoni et que Taslima Nasreen s'est engagée dans un impitoyable procès contre l'islam. En prenant la parole en tant qu'acteurs politiques et en tant que citoyens engagés dans la société civile, ces écrivains ont poussé en quelque sorte à sa limite le droit à la liberté d'expression. La stratégie mise en place par les groupes de défense des écrivains condamnés s'organise, me semble-t-il, trop exclusivement autour de la seule idée que la liberté d'expression doit être respectée dans tous les pays, qu'il s'agisse d'un pays qui s'est donné une religion d'État comme le Bangladesh, d'une société dominée par un régime militaire comme c'était le cas sous le Général Abacha ou d'un pays socialiste qui fait passer les droits collectifs, en Chine par exemple, avant ceux des individus. Les écrivains signataires de la pétition en faveur de Wei Jingsheng ont conclu leur lettre d'une façon typique en établissant un lien direct entre civilisation et liberté d'expression : « The day will surely arrive when a generation of leadership comes to understand the necessity for tolerance as an emblem of participation in a civilized world community » (1996 : 41). 

La condamnation de Salman Rushdie met en lumière, encore plus clairement que dans les trois cas précédents, la nécessité de prendre en compte le contexte politique et religieux lorsqu'on discute du droit à la liberté d'expression. En recourant à la fiction pour exprimer sa critique du Coran et de la religion islamique, Rushdie a en quelque sorte opposé au Livre saint une autre modalité textuelle, celle du roman, qui représente par excellence la textualité désacralisée de l'Occident. Le roman est en effet une création occidentale d'apparition récente qui est fondée sur le droit d'un auteur à inventer des récits que ses lecteurs considèrent, dans les conditions normales, comme des fictions. En tant que roman, Les versets sataniques (1988) contraste radicalement avec les montages anciens du texte tels qu'ils existent encore dans les sociétés dans lesquelles des textes fondateurs, le plus souvent des livres saints, continuent àêtre significatifs pour toute une communauté de croyants. C'est faire erreur de croire que tous les peuples vivent de nos jours dans un environnement séculier, laïque et postreligieux, et que les textes sacrés fondateurs des religions peuvent impunément servir de point de départ à la création de fictions littéraires. 

La confrontation entre ces deux modalités textuelles se retrouve, de manière exemplaire, chez les écrivains de l'exil qui se tiennent sur la bordure d'au moins deux mondes et qui n'arrivent pas toujours à réconcilier les exigences contradictoires de leur double appartenance. En tant qu'écrivain de l'exil, Rushdie relève de cette double textualité qu'il maîtrise sans doute avec une égale perfection, tout en prenant cependant ses distances face à l'une et à l'autre, et les jouant même l'une contre l'autre. Son roman subvertit radicalement le texte sacré en tant qu'il substitue la textualité moderne de l'Occident à l'écriture sacrée : c'est là un blasphème, ont dit les ayatollahs. Dans cet espace ambigu et mal balisé de l'exil et de la migration, Rushdie a intentionnellement pris le risque de combiner au sein d'un même récit deux modalités textuelles, celle inventée par la laïcité des sociétés modernes et celle qui perdure encore dans une société dominée par la foi des croyants, comme l'était l'Iran de l'après-Révolution de l'imam Khomeiny. 

La fiction de type occidental est, plus que tout autre genre littéraire, capable de mettre en péril toute version sacrée de l'origine et d'ébranler la certitude que les croyants associent à la révélation divine. Rushdie savait qu'on ne « repasse pas sur les traces d'une écriture plus ancienne » sans impunité, surtout lorsqu'il s'agit d'écrire à partir de textes sacrés encore significatifs dans des pays ou existent des religions d'État. Benslama, un psychanalyste algérien installé en France, disait récemment de l'émigrant Rushdie qu'il « a créé des personnages qui tombent de l'avion dans un livre qui raconte comment ces personnages sont en fait tombés hors le Livre », et Benslama ajoutait que « les gens du Livre n'ont pas accepté cette chute et ont brûlé le livre qui leur raconte les tribulations d'une sortie hors le livre » (1994 : 19). Et avec une extraordinaire justesse de ton, Benslama concluait : « Que la littérature commence avec la sortie du Livre et que sa condition soit la condition d'un exil du texte, voici peut-être l'évidence que rappelle l'affaire Rushdie » (1994 : 14). Le psychanalyste franco-algérien ne pouvait que s'en prendre à tous ces grands romanciers occidentaux, de Milan Kundera à Günter Grass, qui n'ont vu dans l'« affaire Rushdie » que le fanatisme de « fondamentalistes rétrogrades » ne connaissant rien au roman et refusant de reconnaître les « droits de la fiction ». Rushdie méritait une meilleure défense, plus subtile dans son argumentation, plus critique face aux prétentions universalistes occidentales, plus sensible à la dimension politique des textes littéraires et plus respectueuse des systèmes éthiques non occidentaux. 

Son passé personnel d'Indien musulman dans un pays à très forte majorité hindoue, sa première émigration au Pakistan, dans un pays où l'islam est la religion d'État, et sa vie d'immigrant dans une Angleterre où survivent aujourd'hui, à travers les émigrants venus du Pakistan, de l'Inde, de Jamaïque et d'ailleurs, les restes du plus grand empire colonial des temps modernes, tout cela autorisait Rushdie, plus sans doute que tout autre écrivain de l'exil, à prendre le risque qu'il a pris. La vie sur les frontières entre plusieurs mondes ne peut être que dangereuse mais c'est néanmoins là, à la jonction de cultures, de religions et de littératures différentes, et dans un contexte de créolisation croissante que Rushdie a cherché, sans doute plus sérieusement que tout autre écrivain de l'exil, à inventer des formes nouvelles d'humanité qui combinent l'Orient et l'Occident, le sacré et le séculier, le discours sur l'origine et l'ancrage dans l'aujourd'hui de l'histoire. Salman Rushdie s'est par-dessus tout engagé à travers Les versets sataniques à mettre en évidence la différence majeure qui sépare aujourd'hui encore les mondes, une différence qui se donne, le roman de Rushdie le démontre, principalement dans la religion et qui se révèle dans l'usage différentiel que les sociétés font de leurs textes sacrés. La mise en liaison de ces différences nous rejoint aujourd'hui partout comme l'indique le fait qu'un écrivain condamné à mort par des fondamentalistes iraniens soit devenu le prisonnier d'une Angleterre laïque. 

Les quatre écrivains dont il vient d'être question ont tous été défendus par les Occidentaux au nom du « droit à la liberté d'expression » et de la tolérance de la part des États, tolérance qui a été présentée comme la vertu civique par excellence des pays démocratiques et comme l'emblème même de la civilisation. Le respect des opinions individuelles serait autant chinois, bangladeshi, nigérian ou iranien qu'il est occidental, a-t-on répété sur la plupart des tribunes où la condamnation de ces écrivains a été mise en appel, contestée, condamnée. On a souvent oublié, et c'est là une erreur grave, que les conditions d'exercice d'un droit tel que la liberté d'opinion sont indissociables des enjeux politiques, idéologiques et religieux qui se posent, chaque fois de manière originale, dans chacun des pays. C'est à l'examen de cette question que je consacre les sections suivantes de cet essai.

 

« East is East and West is West » :
de la pluralité des univers éthiques

 

« Oh, East is East and West is West », avait déclaré Rudyard Kipling en 1889, ajoutant même « and never the twain shall meet ». Les lecteurs anglais et indiens de Kipling savaient fort bien au temps du Raj britannique ce que l'écrivain colonial voulait dire lorsqu'il affirmait que « l'Est est l'Est », que « l'Ouest est l'Ouest » et que « les deux ne se rencontreront jamais ». Les post-colonial scholars signalent plutôt de nos jours que les marqueurs évoquant les différences entre les sociétés orientales et occidentales sont un peu partout en voie de se déplacer, quittant le domaine des marques extérieures de l'identité (habillement, cuisine, architecture) pour se reporter du côté de la religion, de la langue et du système éthique, comme si on touchait là au noyau dur de l'identité d'une culture. S'il est relativement facile d'agrandir sa garde-robe en y intégrant des vêtements d'ailleurs, de mêler des cuisines ou de parler plusieurs langues, il en va en effet tout autrement lorsqu'il s'agit de religion, d'éthique, d'épistémologie ou de récit mythologique qui ne se combinent pas aisément de manière à former des ensembles significatifs. Le débat autour des « valeurs asiatiques » a ainsi conduit, sur fond de revalorisation des identités culturelles, les penseurs postcoloniaux d'Asie à critiquer, de manière plus sévère que leurs collègues occidentaux, l'idéologie des droits individuels prévalant en Occident et à mettre en doute, par exemple, l'utilité d'une référence exclusive à la « démocratie libérale ». Ils se sont aussi attaqués à la modernité euro-américaine, dont bon nombre d'entre eux ont d'ailleurs souvent fait l'expérience à travers l'exil, la migration et l'installation dans un pays occidental. 

Les intellectuels issus des pays autrefois colonisés - pensons à Bhabha (1994), Appadurai (1996), Saïd (1996), Spivak (1999) - définissent généralement la situation postcoloniale à partir de l'image de la vie sur les frontières, situation particulièrement propice, notent-ils, à engendrer des syncrétismes dans tous les domaines, du vêtement à la cuisine, des formes d'art à la littérature et des visions du monde aux systèmes éthiques. 

Plus radical que ses collègues indiens (Bhabha, Appadurai, Spivak et beaucoup d'autres) qui ont émigré dans les pays occidentaux et beaucoup plus politisé qu'ils ne le sont, Ashis Nandy, père indien des cultural studies, a rappelé dès 1983 dans The Intimate Enemy les subtiles stratégies de résistance, de subversion et de retrait développées par les populations indiennes à l'époque du Raj britannique. Face à l'imposition hégémonique de la culture impériale britannique, les Indiens n'avaient pas seulement le choix, écrit Nandy, entre s'opposer à travers la violence ou accepter, en s'en accommodant, la présence de l'étranger : ils pouvaient aussi opter, et ils l'ont fait, pour une troisième voie, celle du retrait, de l'abstention et de la non-collaboration. La voie du non-player (mot que Nandy utilise sans doute en écho à la non-violence de Gandhi) invite à jouer une autre partie en référence à d'autres règles que celles imposées par le colonisateur. Comme dans les autres sociétés colonisées, les Indiens ont de fait appris à vivre dans une sorte d'ambiguïté psychologique et métaphysique que l'option en faveur de la voie de non-player n'arrive évidemment pas àannuler. Dans un livre récent où il analyse le cinéma indien en tant que lieu d'expression de l'identité nationale, Ashis Nandy (1997) énonce sa position en termes clairs : les cultures non occidentales doivent définir leur avenir collectif sur la base de leurs catégories et concepts propres, en articulant leur vision d'elles-mêmes dans une langue localement significative même si celle-ci est incompréhensible « on the other side of the global fence », écrit Nandy. 

Pour Nandy, il ne suffit donc pas de reconnaître que les ex-colonies sont situées, comme le font Bhabha ou Appadurai, à la jonction de plusieurs mondes, ou de faire réentendre avec les héritiers de F. Fanon les cris des victimes de l'impérialisme occidental ou de simplement s'adonner, comme le font souvent avec brio certains déconstructionnistes, au démontage des textes occidentaux qui sont à la base de l'orientalisme, de l'africanisme ou de l'amérindianisme. Nandy ne se demande pas non plus, à l'exemple de ses collègues historiens des Subaltern Studies de Delhi (Ranajit Guha 2000), si les ex-colonisés peuvent dénoncer les biais eurocentriques de l'histoire des colonies écrite par les Occidentaux : Nandy dit son identité d'intellectuel indien sans se demander si les autres l'autorisent à le faire. L'ambiguïté culturelle, la perméabilité des frontières et le mélange des catégories font intégralement partie, Nandy le sait autant que Bhabha, Appadurai ou Spivak, de l'identité postcoloniale en Inde tout comme chez les autres peuples ex-colonisés. Le défi, note Nandy, se situe cependant ailleurs que dans la simple reconnaissance, comme on le fait dans le milieu des cultural studies, de la position de l'ex-colonisé à la frontière de plusieurs mondes. 

C'est dans une réinvention de sa mythologie, de sa religion, de ses manières d'être, de ses catégories de connaissance, en un mot de sa civilisation, soutient Nandy, qu'un pays comme l'Inde doit affirmer son identité dans le monde d'aujourd'hui. Le but n'est certes pas d'universaliser, dans un contre-impérialisme, l'expérience indienne mais de lui donner la place qui lui revient à côté des autres manières-d'être-un-humain, dans une position de dialogue avec les autres formes d'humanité qu'ont inventées la Chine, l'Amérique amérindienne, l'Afrique, l'Europe et les autres régions du monde. Pour Nandy, il ne s'agit pas de faire revivre le passé de l'Inde mais de prendre appui sur les « vecteurs centraux » de la culture indienne afin de construire le présent et l'avenir. Chez Nandy la réinvention de la culture indienne est en réalité transformée en une véritable politique de l'identité. 

Chandra Muzaffar (1996), important penseur de Malaisie, s'est attaqué plus directement que Nandy à la doctrine même des « droits humains », véritable cheval de Troie dans les flancs duquel se cache, selon Muzaffar, l'impérialisme occidental. « The Western liberal humanist notion of human rights, écrit-il, is in fact Human Wrongs », cette dernière expression servant de titre au livre fort critique qu'il a fait paraître pour dénoncer l'imposition des human rights à l'ensemble des pays. Muzaffar oppose à ce nouveau programme éthique, centré en priorité sur les libertés individuelles, un discours basé sur la dignité humaine dans lequel prévalent, d'une part, les droits des collectivités à préserver leur identité, leur langue, leur contexte juridique et leur éthique et, d'autre part, les droits primordiaux de chaque personne à la nourriture, au logement et aux soins de santé de base. Cet intellectuel malais dénonce, sur trois plans, la doctrine des droits de l'Homme à l'occidentale : 1) les valeurs incorporées dans la DUDH correspondent davantage à la situation de modernité des pays occidentaux qu'à celle de la majorité des pays de l'Est et du Sud ; 2) les conditions permettant l'exercice des droits fondamentaux (travail, logement décent) sont souvent absentes dans les pays pauvres ; 3) l'individualisme, le libéralisme et la laïcité incorporés dans le projet éthique empêchent des sociétés entières construites sur le collectivisme et la religion de se reconnaître dans la charte des droits de l'Homme. 

Anwar Ibrahim, autre intellectuel malais a dirigé dans son pays un mouvement populaire de réforme (Reformasi) et a servi pendant quelque temps comme vice-premier ministre de son pays. Il y a deux ans (1998) il a été accusé d'homosexualité et condamné à une peine de six ans d'emprisonnement qu'il est en train de purger dans une prison de Kuala Lumpur. Il affirme dans The Asian Renaissance que la renaissance asiatique conduira éventuellement « à une symbiose entre l'Est et l'Ouest, de manière à remplacer la globalisation par une "convivencia" globale » (1996 : 38, ma traduction). Anwar Ibrahim situe d'emblée sa réflexion éthique sur le plan de la rencontre des cultures : mieux que l'Occident, l'Asie a réussi à faire vivre ensemble, signale-t-il, des peuples qui sont porteurs de religions, de cultures et de langues fort différentes les unes des autres. Il oppose l'expérience asiatique du pluralisme aux tendances unificatrices et homogénéisantes de l'Occident. L'Asie apporte aussi avec elle, écrit-il, le souci du collectif dans la définition de la personne, le sens de l'enracinement dans la longue durée et d'autres valeurs encore que les civilisations millénaires de l'Asie ont fait durer jusqu'à aujourd'hui. Ibrahim nous met aussi en garde contre la tentation, dans une sorte d'ethnocentrisme à rebours, de « romantiser » la différence orientale : « Asia is engaged in an epic struggle, écrit-il, between reactionaries and reformists - a contrast between "Old Asia" autocrats and "New Asia" democrats. [...] In the new generation of Asians, nationalism is giving way to patriotism, in which loyalty to country and principles, not the government of the day, is what counts. Social justice and ethical values are becoming the new measures of success » (2000 : 103). 

Anwar Ibrahim, Chandra Muzaffar et Ashis Nandy ne défendent pas, on le voit, exactement les mêmes positions au sein des débats entourant les Asian values. Dans la pensée réformiste d'Anwar Ibrahim, il y a place pour le respect des principes de tolérance et de liberté qui sont absents chez les Old Asia autocrats, pour la promotion des droits civils et politiques dans des espaces politiques encore peu démocratisés, et même pour l'entrée dans la mondialisation. « Those who portray globalization as colonialism in a new grab are only seeking, vient-il d'écrire, to perpetuate opaque governing systems that are threatened by growing demands for accountability » (2000 : 103). La critique de l'Occident moderne est, il est vrai, plus radicale chez Muzaffar et chez Nandy ; l'un et l'autre n'en évoquent pas moins la possibilité, à travers la rencontre égalitaire, de l'enrichissement réciproque de l'Est et de l'Ouest, du Sud et du Nord. La pensée de ces trois intellectuels n'est jamais réfractaire au métissage culturel même s'ils savent que les « bons mélanges » sont difficiles à réussir, notamment lorsqu'il s'agit d'éthique, de droit et de religion. 

Les sociétés asiatiques possèdent, disent les trois intellectuels cités, leur répertoire propre de biens symboliques, de représentations, d'idées, d'objets et d'institutions, qui sont aujourd'hui en pleine recomposition, après les emprunts, échanges et interactions avec d'autres cultures parmi lesquelles se trouve la culture occidentale. Pour Nandy, Muzaffar et Ibrahim, le repli exclusif sur la culture d'origine représente une forme mal contrôlée, inefficace, de l'affirmation identitaire, souvent plus orientée vers le passé que vers l'avenir et plus symptomatique, disent-ils, de la difficulté à se situer face aux valeurs des autres sociétés que manifestation d'un authentique ancrage libérateur dans ses valeurs propres. Comment peut-on, se demandent-ils, croiser de manière significative le cosmocentrisme de certaines cultures d'Asie et l'anthropocentrisme de l'Occident ? Comment faire du sens en combinant le polythéisme et le monothéisme ? Peut-on en même temps privilégier la marchandise et le sens ? Nandy, Muzaffar et Ibrahim ont essayé de répondre à ces questions en reconnaissant que « les catégories de mixité, de mélange et d'assemblage sont, comme l'écrivent Laplantine et Nouss, non seulement insuffisantes, mais inadéquates pour en rendre compte, car elles supposent encore l'existence d'éléments ontologiquement et historiquement premiers qui se seraient accessoirement rencontrés pour produire du dérivé » (1997 : 9). Droit, éthique et religion forment des espaces complexes de représentations et de pratiques qui s'arc-boutent à l'univers des valeurs les plus importantes pour une société, au voisinage de ce qui constitue le cœur même de l'identité d'un peuple, d'une nation et d'une culture : c'est à ce niveau fondamental, disent Nandy, Muzaffar et Ibrahim, qu'il faut penser la rencontre de l'Est et de l'Ouest. 

 

Entre le multijuridisme
et le pluralisme juridique

 

Je comprends le pluralisme juridique dans le sens que lui donne ma collègue Andrée Lajoie, du Centre de recherche en droit public de l'Université de Montréal, pour qui cette notion évoque, de manière minimale, l'existence de plusieurs ordres normatifs parallèles au sein d'une même société. 

Je crois que l'on peut utiliser le concept de pluralisme juridique pour reconnaître l'existence d'une multiplicité d'ordres juridiques sur un même territoire à un moment déterminé. [...] Condition nécessaire au pluralisme juridique, la présence concomitante, dans une même société, de plus d'un système de valeurs n'en constitue en effet pas la condition suffisante : pour son apparition, d'autres facteurs doivent être réunis - encore mal cernés, mais certainement reliés à une égalité suffisante entre des forces dont aucune ne peut dominer complètement l'autre.
 
Lajoie 1996 : 6 

Sa définition du pluralisme permet d'orienter les recherches relatives au droit et à l'éthique dans trois directions principales : 1) du côté de l'étude de la dynamique d'interaction entre les différents régimes juridiques et des conflits potentiels entre les valeurs sous-jacentes ; 2) du côté de l'analyse des rapports de forces et des processus de hiérarchisation entre les espaces juridiques et éthiques ; 3) du côté enfin du démontage des stratégies (internes et externes) de légitimation des différents régimes juridiques et éthiques. Ce sont là autant de balises qui peuvent nous guider dans notre cheminement vers la mise en place d'une théorie pluraliste du droit et d'une méthodologie adaptée au développement d'une troisième génération des droits de l'Homme. 

La juriste Andrée Lajoie distingue entre les pluralismes politique, juridique, légal et social, et assigne au pluralisme social une fonction déterminante dans la genèse du pluralisme : « Le pluralisme social peut d'abord signifier, écrit-elle, cet accueil tolérant d'une société à l'égard de la multiplicité des valeurs impliquée de tout temps par la variété des points de vue et des intérêts portés par les différents groupes qui la composent » (1996 : 7). Elle ne fait cependant qu'indiquer en creux la place du pluralisme éthique à travers notamment sa référence à la « multiplicité des valeurs ». Pour elle, le pluralisme éthique peut donc être vu comme le socle fondateur sur lequel se construisent tous les autres pluralismes, légal, juridique, politique et même le pluralisme social. 

Les interrogations de la juriste montréalaise rejoignent d'assez près celles de ses collègues Michel Alliot et Étienne Le Roy, du Laboratoire d'anthropologie juridique de Paris, qui ont inscrit leurs réflexions, plus que ne l'ont fait Lajoie et ses collègues de Montréal, dans une perspective interculturelle soucieuse de dégager les fondements anthropologiques des différents systèmes juridiques et éthiques inventés par les sociétés à travers le monde. Le Roy, juriste et anthropologue, s'est plus particulièrement spécialisé dans l'étude des traditions juridiques africaines qu'il n'a cessé de comparer aux systèmes de droit occidentaux, asiatiques, amérindiens et autres dans le but de mettre en évidence leurs caractéristiques communes et leurs spécificités propres. Au sujet des systèmes africains de droit, Le Roy a écrit : « C'est dans les traditions qui relèvent de cette vision de l'univers que la pluralité juridique peut être légitimement pensée et organisée » (1999 : 59). Dans son récent ouvrage, Le Roy se demande s'il ne faut pas « se convertir à l'animisme et sacrifier à l'éloge du paganisme selon Marc Augé pour satisfaire la revendication du pluralisme » (1999 : 59). Une authentique perspective pluraliste ne pourra être vraiment intégrée, soutient Le Roy, aux débats contemporains sur le droit que si les intellectuels occidentaux, les juristes notamment, instaurent une rupture épistémologique dans leur approche des traditions juridiques non occidentales. Cette rupture exigera d'eux qu'ils pensent l'universalité, à rebours de l'idéologie de la mondialisation, dans un cadre pluripolaire sensible à l'extraordinaire hétérogénéité des cultures et qu'ils passent de l'unitarisme à une logique plurale, celle-là même que Le Roy dit avoir découverte dans les traditions juridiques africaines. 

Le Roy hésite en réalité à parler de pluralisme juridique. « J'ai préféré, écrit-il, ne pas utiliser la notion de pluralisme et restituer l'idée que chaque "cité", donc chaque "monde", peut posséder ses propres régulations et s'il y a pluralité des mondes, il y a ipso facto pluralité des régulations, ce que je dénomme "multijuridisme" » (1999 : 59). Dans ses études concrètes du multijuridisme Le Roy a recours à des méthodes proches de celles que le philosophe indo-catalan Raimundo Panikkar et Robert Vachon de l'Institut interculturel de Montréal ont élaborées autour des notions de « diatopie » et de « dialogie ». Ces deux notions sont en effet au cœur même de la méthode interculturelle qui exige, selon Panikkar et Vachon, la communion avec le monde de l'autre, le partage et l'expérience même du mythe qui donne sens à son rapport au monde. 

Il faut sortir l'étude du pluralisme juridique du seul cadre dialectique dans lequel elle se trouve emprisonnée et la libérer du totalitarisme du logos. Cela ne peut se faire, comme pour l'interprétation diatopique d'ailleurs, que par une approche dialogale, c'est-à-dire par une discipline au sens intégral du mot, qui va rejoindre de l'intérieur et dans une communion mythique personnelle les mythes profonds qui sous-tendent et nourrissent les systèmes juridiques des différentes cultures, en se laissant personnellement interpeller par eux et par ce qui transcende, imprègne, distingue et relie ces cultures juridiques respectives.
 
Vachon 1990 : 168 

C'est là un condensé de la méthode interculturelle, ici exprimé par Vachon de manière beaucoup plus radicale que ne le fait Le Roy. 

Le juriste Étienne Le Roy a de fait réaménagé, d'un point de vue anthropologique, l'approche diatopique et dialogale : le dialogisme « implique un renoncement, écrit-il, à un discours de vérité, une sensibilité aux formes induites ou implicites de domination, une connaissance de l'autre dans son altérité plurielle » (1999 : 102) ; le diatopisme renvoie, chez Le Roy, à la mise en relation (dia) de différents sites culturels (topoi) qu'il s'agit de restituer en tant que constructions mythologiques, épistémologiques et éthiques originales. Malgré les difficultés inhérentes à la méthode interculturelle (« elle condense, écrit Le Roy, des contraintes que peut-être seuls les sages peuvent maîtriser » [1999 : 103]), il s'est efforcé de l'appliquer sur au moins un point central : il a cherché à identifier, à travers la comparaison des différentes traditions juridiques, les grands « concepts homéomorphes » qui présentent des formes suffisamment proches pour remplir une fonction analogue dans chacun des systèmes juridiques tout en conservant leur spécificité [5]. La quête d'universalité en droit et en éthique passe donc chez ce promoteur du multijuridisme par le détour d'un travail interculturel rigoureux visant à mettre en évidence les « équivalents sémantiques fonctionnels » entre les systèmes de droit et à identifier des catégories juridiques qui paraissent avoir une certaine validité interculturelle (Le Roy 1995). 

La troisième génération des droits de l'Homme ne pourra émerger, selon Le Roy (1998), que si les trois conditions suivantes sont réalisées : 1) ces droits ne devront plus apparaître comme le produit d'une seule tradition juridique (celle de l'Occident) mais devront surgir du dialogue égalitaire entre les différentes traditions juridiques et éthiques du monde ; 2) la prétention de toute culture à représenter, de manière naturelle ou « innée », l'universalité juridique et éthique devra être remplacée par une véritable pensée pluraliste ; 3) les catégories homéomorphiques interculturelles devront servir a se prémunir contre le danger de survalorisation des particularismes juridiques et éthiques. Les promoteurs de l'interculturalisme ont cependant raison de se demander s'il est vraiment possible de découvrir des « catégories homéomorphiques », des « équivalents fonctionnels », entre, disons, l'épistémologie « animiste » des traditions de pensée africaines et le rationalisme occidental, entre la logique unitariste et séculière de la modernité et la sacralité islamique de la sharia, entre l'ordre dharmique de l'Inde et le ritualisme confucéen de la Chine. Des mythologies différentes, des modes d'intelligibilité variées et des systèmes contrastés de signification sont en effet incorporés dans chacune de ces cultures ; les représentations qui les sous-tendent ne sont pas toujours aisément traduisibles d'une langue à une autre puisque les équivalences sémantiques peuvent manquer à l'une pour dire le monde de l'autre. 

Je crois aussi utile d'évoquer ici la figure de Norbert Rouland, juriste et anthropologue à l'Université d'Aix-Marseille, qui a contribué à réorienter, dans le sens d'une anthropologie juridique, les vieilles études de droit comparé. Dans un ouvrage programmatique (1988), Rouland a proposé de réorganiser le champ du droit autour des notions d'altérité, de diversité et de modernité en s'appuyant à la fois sur la théorie néo-culturaliste de Michel Alliot (1986), sur la reformulation du pluralisme juridique faite par J. Griffiths (1986) et sur les travaux pionniers de Sally Falk Moore (1973) en anthropologie du droit. Avec Griffiths, Rouland distingue nettement entre la diversité juridique et le pluralisme juridique ; avec Falk Moore (et Lajoie), il fait du pluralisme juridique une « résultante des interactions entre des champs sociaux » (1988 : 88), et avec Alliot, il insiste sur la pluralité des principes autour desquels se structurent les différents systèmes juridiques. 

Rouland parle de « diversité juridique » dont il rend compte, dans une perspective anthropologique, à partir de concepts classiques tels que ceux de traditionmodernité, d'individualisme-communautarisme, et d'acculturation-mutation. Il souligne, il est vrai, l'importance des « équivalents homéomorphes » lorsqu'il discute de la méthode suivie par l'anthropologie juridique, mais cet outil heuristique n'occupe qu'une position marginale dans sa pensée qui m'apparaît encore tout imprégnée de la perspective du droit comparé, lequel est cependant délesté chez lui de tout ethnocentrisme. L'approche comparative de Rouland est avant tout structuraliste et historique ; elle est aussi philosophique dans la mesure où il relie les expériences juridiques des sociétés aux représentations qu'elles se font de la vie, de la mort, de l'identité, des autres, de l'univers et des dieux. En conclusion de son étude sur « la doctrine juridique chinoise et les droits de l'homme » Rouland écrit : « Bien des concepts utilisés par la doctrine chinoise sont familiers au juriste occidental, même si l'arrière-plan diffère »(1998 : 25). Il en donne, comme exemples, le principe confucéen de la « bienveillance » qui correspond, selon lui, au « principe moderne de la dignité de la personne humaine »(1998 : 23) et celui de la « tolérance » qui connote, toujours selon Rouland, le pluralisme. Il se peut que Rouland erre par manque de connaissances ethnographiques et philosophiques au sujet de la culture chinoise, mais cela ne disqualifie pas pour autant son projet de mise en évidence d'une parenté entre les catégories et concepts clés autour desquelles s'organise « la diversité juridique ». 

La phrase qui conclut le texte de Rouland sur « la doctrine juridique chinoise » m'amène à dire quelques mots au sujet de la transformation, dans le contexte notamment de la mondialisation, des différents systèmes juridiques et éthiques. « A travers une pluralité de voies, nous évoluons peut-être, écrit Rouland, vers un syncrétisme des cultures des droits de l'homme. Accompagne d'autres processus, le cheminement de la doctrine chinoise peut y conduire » (1998 : 26). Le syncrétisme ici évoqué par Rouland a certainement quelque chose à voir avec ce que je place sous l'expression d'éthique créole.

 

Vers une éthique créole

 

Dans ce temps de la mondialisation, les intellectuels ont de plus en plus souvent recours aux termes de fluidité, de diaspora, de syncrétisme, de métissage et d'hybridation pour penser les phénomènes de contact entre les sociétés et les cultures. Partout on invente de nouvelles formes à partir de l'ailleurs et du local, on recombine l'ancien et le nouveau, et on reconfigure les identités individuelles et collectives, La notion de créolisation m'apparaît particulièrement adaptée pour décrire les phénomènes de recomposition qui affectent aujourd'hui l'ensemble des domaines (la cuisine, le vêtement, la musique, l'architecture, mais aussi le droit et l'éthique) dans la plupart des sociétés à travers le monde [6]. La créolisation est, sur le plan sémantique, fort proche du sens que Laplantine et Nouss donnent au terme de métissage dans le magnifique ouvrage qu'ils viennent de consacrer à l'étude de ce phénomène. Ils écrivent que le métissage : 

s'ouvre comme une troisième voie entre la fusion totalisante de l'homogène et la fragmentation différencialiste de l'hétérogène. [...] Le métissage suppose non pas du plein et du trop plein, mais aussi du vide, non pas seulement des attractions, mais des répulsions, non pas exclusivement des conjonctions, mais des disjonctions et des alternances.
 
Laplantine et Nouss 1997 : 8 

Créolisation et métissage renvoient de fait à autre chose qu'au syncrétisme, qu'au « patchwork » ou qu'au collage : ces deux termes servent plutôt à nommer ces authentiques recompositions qui possèdent un système forme] de règles, qui fabriquent du sens et qui expriment une nouvelle identité composite. L'analogie avec les langues créoles transforme la grammaire créole en une espèce de métamodèle à partir duquel peuvent s'interpréter les réarrangements qui s'élaborent lorsque se rencontrent des cultures différentes. 

Mais comment des éléments d'origine diverse arrivent-ils à se combiner de manière a faire sens ? Selon quelles règles s'organisent les nouvelles syntaxes ? Les catégories homéomorphes s'intertraduisent-elles ? Laplantine et Nouss ont répondu à ces questions de la manière suivante : « La grande et seule règle du métissage consiste en l'absence de règles. Aucune anticipation, aucune prévisibilité ne sont possibles. Chaque métissage est unique, particulier et trace son propre devenir. Ce qui sortira de la rencontre demeure inconnu »(1997 : 10). Seules des études ethnographiques et comparatives peuvent donc permettre de décrire, sur le terrain même, les configurations nouvelles et les réarrangements qui surgissent de la rencontre d'éléments différents. On peut certes identifier des « équivalents juridiques homéomorphes » entre des systèmes de droit différents, mais il est impossible de dire à l'avance comment un système se remodèlera, après sa rencontre avec d'autres systèmes juridiques et éthiques. La perspective ouverte par la créolisation et le métissage invite simplement à situer notre travail comparatif en ce lieu précis où se rencontrent les différences, à leur intersection et à leur interface. Lomomba Emongo, philosophe et romancier d'origine congolaise, recourt à d'extraordinaires images pour évoquer ce qui advient à ce carrefour : il parle de la toile d'araignée aux fils tendus dans une totalité ouverte, de la liane qui relie le bas et le haut, de l'horizon qui transcende tous les lieux, et du nœud qui fait tenir les choses ensemble. Comme le grain de maïs qui est à la fois moisson et semence, l'élément venu d'ailleurs que l'on transplante peut être à l'origine de nouvelles espèces. 

Lomomba Emongo emprunte toutes ces images aux manières de penser et de dire, en Afrique, l'enracinement et la suite des générations, les espaces pluriels des échanges, les liens à l'autre par-delà les frontières du lignage et du groupe, et l'ouverture en direction d'un ailleurs peuplé d'ancêtres et d'esprits. 

Il y a, dans l'Afrique ntu envahie par la modernité occidentale, écrit Emongo, de véritables foyers articulatoires des pratiques et des savoirs anciens et nouveaux, hérités et importés. Mais ce sont des foyers réduits à la clandestinité, combattus du dehors par l'Occident hégémonique et du dedans par les Bantu snobs ou travaillés par l'idéologie moderniste dominante.
 
Emongo 1997 : 66 

Les voix clandestines dont parle ici Lomomba Emongo sont précisément celles de ces « post-colonial scholars » à qui je me suis efforcé de donner la parole dans le présent essai. « Réintégrer la toile d'araignée, dit Emongo, tel est le défi, l'ultime épreuve du nœud à laquelle sont conviées toutes les civilisations » (ibid. : 67). Je ne suis pas sûr cependant que les penseurs occidentaux aient encore véritablement mesuré l'ampleur de ce défi comme l'ont fait Lomomba Emongo et ses collègues des post-colonial studies.

 

Références

 

ALLIOT M., 1986, « Droits de l'Homme et anthropologie du droit », Bulletin de liaison du Laboratoire d'anthropologie juridique de Paris, II : 27-34. 

AHMAD A., 1992, In Theory. Classes, Nations, Literatures. Londres, Verso. 

APPADURAI A., 1996, Modernity at Large. Cultural Dimensions of Globalization. Minneapolis, University of Minnesota Press. 

ASHCROFT B., G. GRIFFITHS et H. TIFFIN (dir.), 1995, The Post-Colonial Reader. Londres, Routledge. 

BENSLAMA F., 1994, Une fiction troublante. Les Versets Sataniques. Paris, Éditions de l'aube. 

BETTATI M., O. DUHAMEL et L. GREILSAMER, 1998, La Déclaration universelle des droits de l'homme. Paris, Gallimard. 

BIBEAU G., 1997, « Cultural Psychiatry in a Creolizing World », Transcultural Psychiatry, 31, 1 : 9-41. 

_____, 1996, « Promenades ethnographiques autour du concept de contact » : 63-76, in Norman Clermont (dir.), Histoire et anthropologie. Montréal, Université de Montréal, Département d'anthropologie. 

BHABHA H., 1994, « Dissemination : Time, Narrative and the Margins of the Modern Nation », in H. Bhabha, The Location of Culture. Londres, Routledge. 

EMONGO L., 1997, « L'entre-traditions comme épreuve du nœud », INTERculture, XXX, 2 : 3-67. 

FALK MOORE S., 1973, « Law and Social Change : The Semi-autonomous Social Field as an Appropriate Subject of Study », Law and Society Review, 7 : 719-746. 

IBRAHIM A., 2000, « A Letter from Prison », Newsweek (Édition spéciale : The New Asia), Juillet-Septembre 2000 : 103. 

_____, 1996, The Asian Renaissance. Kuala Lumpur, Times Books. 

LAJOIE A., H. QUILLINAN, R. MACDONALD et G. ROCHER, 1998, « Pluralisme juridique à Kahnawake ? », Les Cahiers de Droit, 39, 4 : 681-716. 

LAJOIE A., 1996, « Synthèse introductive », in A. Lajoie, J.M. Brisson, S. Normand et A. Bissonnette (dir.), Le statut des peuples autochtones au Québec et le pluralisme. Cowansville, Éditions Yvon Mais. 

LAPLANTINE F. et A. Nouss, 1997, Le métissage. Paris, Flammarion. 

LEFORT C., 1980, « Droits de l'homme et politique », Libre, 7 : 3-42. 

LE Roy É., 1999, Le jeu des lois. Une anthropologie « dynamique » du droit. Paris, Librairie générale de droit et de jurisprudence. 

_____, 1998, « L'hypothèse du multijuridisme dans un contexte de sortie de la modernité », in A. Lajoie (dir.), Théorie et émergence du droit. Pluralisme juridique. Bruxelles, Brulyant/Thémis. 

_____, 1995, « L'accès à l'universalisme par le dialogue interculturel », Revue générale de droit, 26 : 5-26. 

LOSCHAK D., 1984, « Mutation des droits de l'homme et mutation du droit », Revue interdisciplinaire d'études juridiques, 13 : 49-88. 

MATTAROLLO R., 1993, « Pour en finir avec la barbarie. La conférence de Vienne sur les droits de l'homme », Le Monde Diplomatique, p. 5. 

MONGIA P. (dir.), 1997, Contemporary Postcolonial Theory. A Reader. Delhi, Oxford University Press. 

MUZAFFAR C., 1996, Human Wrongs. Kuala Lumpur, Times Books. 

NANDY A., 1997, A Secret History of Our Desires. Londres, Zed. 

_____, 1983, The Intimate Enemy. Loss and Recovery of Self under Colonianism. New Delhi, Oxford University Press. 

NASREEN T., 1994, Shame. New Delhi, Penguin. 

PANIKKAR R., 1979, Myth, Faith and Hermeneutics. New York, Paulist Press. 

PEN, 1996, « The Case of Wei Jingshen. An Open Letter », The New York Review of Books, 15 February : 41. 

RANAJIT G. (dir.), 2000, A Subaltern Studies Reader 1986-1995. New Delhi, Oxford University Press. 

ROULAND N., 1998, « La doctrine juridique chinoise et les droits de l'homme », Revue universelle des droits de l'homme, 10, 1-2 : 1-26. 

_____, 1988, Anthropologie juridique. Paris, Presses Universitaires de France. 

ROUSSEAU J., 1991, La mondialisation des droits de l'homme : à l'aube d'un nouveau pouvoir politique. Sainte-Foy, Université Laval, Faculté des sciences sociales (Mémoire ronéotypé). 

RUSHDIE S., 1988, Les versets sataniques. Londres, Viking. 

SAID E.W., 1993, Culture and Imperialism. Londres, Chatto & Windus Ltd. 

SARDAR Z. et B. VAN LOON, 1998, Introducing Cultural Studies. New York, Totem Books. 

SPIVAK G.C., 1999, A Critique of Post-Colonial Reason. Toward a History of the Vanishing Present. Cambridge, Harvard University Press. 

_____, 1990, The Post-Colonial Critic. Interviews, Strategies, Dialogues (édité par Sarah Harasym). New York et Londres, Routledge. 

VACHON R., 1990, « L'étude du pluralisme juridique : une approche diatopique et dialogale », Journal of Legal Pluralism and Unofficial Law, 29 : 163-173. 

 

Gilles Bibeau

Département d'anthropologie

Université de Montréal

C.P. 6128, succursale Centre-ville

Montréal (Québec) H3C 3J7

Canada

gilles.bibeau2@sympatico.ca


[1] Je remercie ma collègue Andrée Lajoie de la Faculté de droit de l'Université de Montréal, Robert Vachon et Lomomba Emongo de l'Institut interculturel de Montréal, et mon ami Claude Brodeur, pour leurs remarques critiques et leur suggestions. Je reste néanmoins le seul responsable des opinions émises dans cet article.

[2] Le terme anglais « post-colonial scholar » me semble plus suggestif que son équivalent français « intellectuel postcolonial ». L'expression anglaise connote en effet un champ d'étude spécifique qui a été clairement cartographié par Ashcroft et al. (1995) et renvoie aux théories dites postcoloniales que des intellectuels souvent originaires d'Asie et d'Afrique et installés dans les pays occidentaux ont développé à la périphérie des cultural studies (Sardar et Van Loon 1998 ; Mongia 1997).

[3] Tout au long de cet essai je parle des « droits de l'Homme »plutôt que des droits humains. Je le fais pour les trois raisons suivantes : 1. toutes les déclarations historiques (1776 ; 1789 ; 1948) dont j'évoque ici le contenu font explicitement référence aux « droits de l'homme » ; 2. l'expression « human rights » a été forgée dans le contexte de l'idéologie de la « political correctness », laquelle m'apparaît plus soucieuse de lever l'ambiguïté linguistique vis-à-vis de la masculinité implicite du terme générique Homme que d'interroger les bases culturelles occidentales du contenu des « human rights » ; 3. l'expression « droits humains » m'apparaît convenir davantage lorsqu'il s'agit de comparer les droits des humains avec les droits des animaux (la Déclaration des droits des primates non humains, p.e.) ou avec ceux de l'ensemble des formes vivantes (les normes relatives à la biodiversité, p.e.). Pour bien indiquer que je me réfère ici aux êtres humains en tant que « genre » j'écris le mot Homme avec une majuscule. Il serait certes aussi légitime de parler, comme on le fait de plus en plus, des « droits de la personne » ; je n'ai cependant pas voulu employer cette expression parce qu'elle introduit explicitement, souvent dans une perspective phénoménologique, la question du sujet et les notions d'intentionnalité et de responsabilité au cœur du questionnement éthique. Or, je ne m'aventure nullement sur ce terrain dans le présent essai.

[4] Dans son excellent mémoire de maîtrise, Jean Rousseau insiste sur le fait que les droits sociaux, économiques et culturels « ne sont plus les droits de l'homme, d'un individu abstrait, mais bien des droits appartenant à des hommes concrets, pris dans leur singularité (ouvriers, femmes, ...) et dans des groupes particuliers (associations, syndicats). Ils ne visent plus l'homme dans son essence et sa totalité mais des catégories socio-économiques non-contingentes » (1991 : 28).

[5] La notion heuristique de « concept homéomorphe » a été principalement développée par Panikkar dans un livre d'importance capitale qu'il a fait paraître en 1979 sous le titre de : Myth, Faith and Hermeneutics.

[6] J'ai étudié dans une série d'articles récents (Bibeau 1997, 1996) les processus de créolisation qui caractérisent aujourd'hui la grande majorité des sociétés à travers le monde.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 1 mars 2008 20:20
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref